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Les PRATIQUES TRANSFORMATRICES DES ESPACES SOCIONUMERIQUES
Les PRATIQUES TRANSFORMATRICES DES ESPACES SOCIONUMERIQUES
Les PRATIQUES TRANSFORMATRICES DES ESPACES SOCIONUMERIQUES
Livre électronique317 pages4 heures

Les PRATIQUES TRANSFORMATRICES DES ESPACES SOCIONUMERIQUES

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Penser le point de rencontre entre les pratiques sociales généralisées et les pratiques transformatrices, qui modifient les espaces socionumériques et leur permettent de devenir autre, implique de mettre en suspens deux préjugés persistants – soit le premier selon lequel les humains ne font que se déplacer dans les espaces en les laissant inchangés, et le deuxième selon lequel des catégories fixes prédéfinissent l’expérience réelle en réifiant ce que nous sommes et ce que nous pouvons être. Il s’agit plutôt de ramener à l’avant-plan l’idée selon laquelle les espaces, tout comme les catégories les définissant, sont des constructions actives du réel, continuellement en train de se faire et de se défaire. Or, quelle place prennent les pratiques humaines dans la transformation des espaces socionumériques ? Par quels processus ces espaces se transforment-ils ? Comment l’humain est-il lui-même transformé par l’avènement et la prégnance des espaces numériques ? Est-il possible de repenser les dynamiques spatiales du social autrement qu’en fonction de la dichotomie centre/marge ? Pourrions-nous, par exemple, reformuler ces dynamiques spatiales du social à partir des pratiques transformatrices basées sur l’appropriation et la résistance ?
LangueFrançais
Date de sortie26 avr. 2017
ISBN9782760547346
Les PRATIQUES TRANSFORMATRICES DES ESPACES SOCIONUMERIQUES

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    Aperçu du livre

    Les PRATIQUES TRANSFORMATRICES DES ESPACES SOCIONUMERIQUES - Maude Bonenfant

    Introduction

    Maude BONENFANT, Fabien DUMAIS et Gabrielle TRÉPANIER-JOBIN

    L’approche que nous adoptons pour cet ouvrage consiste à nous situer au point de rencontre entre les pratiques sociales généralisées et les pratiques transformatrices qui modifient les espaces socio-numériques de l’intérieur et leur permettent de devenir autre. Deux préjugés persistants doivent alors être mis en suspens: le premier veut que les humains ne font que se déplacer dans les espaces en les laissant inchangés et le second rabat sur l’expérience réelle des catégories spatiales fixes réifiant ce que nous sommes et ce que nous pouvons être.

    Nous désirons ramener à l’avant-plan l’idée selon laquelle les espaces, tout comme les catégories spatiales, sont des constructions actives du réel, continuellement en train de se faire et de se défaire. En supposant que la spatialité peut être pensée autrement que dans sa seule dimension physique, nous nous demandons quelle place prennent les pratiques humaines dans la transformation des espaces socio-numériques. Par quels processus ces espaces se transforment-ils? Par ailleurs, comment l’humain, notamment dans sa dimension socio-spatiale, est-il lui-même transformé par l’avènement et la prégnance du numérique?

    Il s’agit également de briser l’illusion selon laquelle le cyberespace serait un lieu libérateur, permettant aux internautes de circuler librement et d’outrepasser simplement les contraintes physiques du monde hors ligne. Cette croyance est depuis un certain temps ébranlée par l’analyse de la privatisation, de la surveillance et de la régulation des espaces socionumériques. Comment alors ces facteurs influencent-ils et restreignent-ils les possibilités de transformation de ces espaces? En outre, nombre de pratiques humaines sur Internet sont en phase avec un mode de consommation hédoniste, axé sur l’épanchement des besoins personnels dans des lieux de divertissement ou sur l’expression de son individualité propre. Or, s’il est possible de mettre l’accent sur des manières différentes d’utiliser les réseaux socionumériques en poursuivant des buts plus communautaires, ces «autres» pratiques demeurent en marge des pratiques générales tout en se définissant par rapport à elles. Est-il possible de repenser les dynamiques spatiales du social autrement qu’en fonction de la dichotomie centre/marge? Pourrions-nous, par exemple, reformuler ces dynamiques spatiales du social à partir des pratiques transformatrices basées sur l’appropriation ou la résistance?

    D’un point de vue processuel, l’appropriation regrouperait un ensemble de pratiques permettant à l’individu d’être affecté et de faire siennes des potentialités jusqu’alors insoupçonnées. Quant à la résistance, elle opposerait dialectiquement une réponse au modèle dominant afin de le transformer. Au regard de ces recadrages, appartenant à des univers théoriques différents, il nous semble fécond d’analyser les pratiques transformatrices en fonction de leurs effets spatiaux, c’est-à-dire de leurs impacts dans la construction des catégories de la spatialité et de la production concrète des espaces de vie humains et des sociétés.

    Voulant attirer l’attention sur la transformation plutôt que sur la fixation des espaces socionumériques, cet ouvrage tient à renouveler les manières de les penser, entre autres en mettant l’accent sur l’engagement citoyen ou encore en analysant des situations qui dévoilent de nouveaux modes de résistance et d’appropriation. Il met en scène la thématique générale des pratiques numériques transformatrices de la sociospatialité par différentes analyses de cas qui mobilisent des cadres théoriques multiples, mais toujours en cherchant à comprendre les dynamiques et les processus qui sont concrètement à l’œuvre dans les usages, généralisés ou singuliers, des outils numériques à notre disposition.

    Dans la première partie «Vers une transformation des catégories d’espace privé et d’espace public», Sami Coll et Francesca Poglia Mileti nous proposent, au premier chapitre, une fine analyse des systèmes de fidélisation (les cartes à points) dans le secteur commercial de la grande distribution, qu’ils interprètent comme des dispositifs de mise en place et de reproduction d’une logique de la transparence numérique (dévoilement des données personnelles), cohérente avec l’actuelle société de l’information et en phase avec l’émergence d’un capitalisme numérique. Les auteurs voient, dans l’actualisation de cette logique, un travail sur le corps des acteurs, des techniques du corps qui optimisent l’efficacité des systèmes de fidélisation. Leur analyse rend compte aussi de certaines techniques de microrésistance à la transparence numérique. L’ensemble de leur réflexion mène à une reconsidération du couple classique des notions d’espace privé et d’espace public, en soutenant que la transparence numérique privatise l’espace public, mais aussi que les résistances induites par les acteurs du système critiquent cette privatisation de l’espace socionumérique.

    Dans le deuxième chapitre, Fabien Richert questionne l’idée commune d’une appropriation des données comme manière de s’opposer à la surveillance et comme moyen de renforcer la vie privée. Selon l’auteur, la possibilité de disposer légalement de ses données s’inscrit dans une logique néolibérale, au sens où la responsabilisation des individus à l’égard de leurs informations personnelles conforte plus qu’elle ne critique l’image de l’entrepreneur de soi. En réactualisant les analyses d’Arendt portant sur la vie privée, Richert soutient que la production massive des données personnelles contribue plutôt à changer la nature de l’espace public qu’à détruire la vie privée. Convoquant alors les thèses critiques de Fischbach, l’auteur décrit les dynamiques de socialisation à l’œuvre dans l’appropriation des données personnelles, lorsqu’elle implique un groupe d’individus amenés à partager, entre eux, leurs informations privées. Cela l’amène à réfléchir aux pratiques réellement coopératives, partagées et réciproques.

    En se tournant cette fois vers les espaces intimes, Nina Duque aborde, dans le troisième chapitre, la possibilité de penser la chambre numérique. Elle note en effet que les jeunes sont plongés dès leur jeune âge dans une mare de dispositifs technologiques. Or, ceux-ci sont utilisés principalement à des fins de divertissement, de maintien et de développement de liens sociaux, mais ils peuvent, tout comme la chambre à coucher, faire office de lieux où s’exerce une régulation complexe de l’intimité, ainsi que de portails d’interaction et de communication avec le monde extérieur où les occupants contrôlent ceux qui y entrent. Ce faisant, les pratiques numériques peuvent complexifier le processus de construction identitaire, par des déplacements continuels entre les mondes privés et publics et le développement de stratégies de contrôle et de gestion de l’espace identitaire.

    La deuxième partie, «La mise en acte sur le Web de projets de société», introduit le lecteur à différentes actions collectives qui engagent des reconfigurations sociales d’un point de vue spatial. Plusieurs recherches sur la résistance en ligne posent un regard analytique sur des événements politiques importants comme le Printemps arabe. Dans cette veine, le quatrième chapitre, écrit par Gabrielle Trépanier-Jobin, s’intéresse à l’usage des médias socio-numériques comme sources d’information de rechange, comme agrégateurs, comme conduits émotionnels ou comme outils organisationnels, dans le cadre de la révolution arabe, du mouvement Occupy et du conflit israélo-palestinien. En abordant ces phénomènes sous l’angle de l’espace, l’auteure cherche à comprendre comment la transformation des réseaux sociaux en lieux de réflexion ou de protestation peut métamorphoser l’espace du monde hors ligne et aider certains citoyens à surmonter des barrières physiques (violence policière, présence d’un mur empêchant la libre circulation, etc.). De plus, elle met en lumière les contraintes matérielles nuisant à la résistance numérique, de même que les luttes de pouvoir territoriales se déployant dans le cyberespace.

    Le cinquième chapitre, rédigé par Khaled Zouari, présente l’espace public comme un concept permettant de penser la mobilisation citoyenne durant le Printemps arabe, entre autres en Tunisie. D’une part, il s’agit d’articuler de manière cohérente l’espace public, l’expression citoyenne en ligne et l’activisme. D’autre part, l’auteur soutient que les technologies de l’information et de la communication sont insuffisantes pour réellement reconfigurer un espace public. Ainsi veut-il faire bon usage de ce concept, tout en justifiant son apport théorique et sa valeur heuristique pour mieux cerner les possibilités et les limites du Web dans la construction des espaces de parole et l’émergence de sociétés véritablement démocratiques.

    Dans la troisième partie «L’activisme numérique comme résistance à la domination», l’accent est mis sur les agents activistes capables de provoquer des transformations, sur les conditions sociales, économiques et éducationnelles qui en permettent l’émergence et encadrent leurs possibilités, de même que sur les médiations qui en configurent l’actualisation. Le sixième chapitre, rédigé par Normand Landry, Anne-Marie Pilote et Anne-Marie Brunelle, aborde la thématique de l’éducation aux médias en relation avec les pratiques activistes au sein des espaces médiatiques et des espaces de gouvernance. Le rôle de cette éducation critique dans les processus de résistance et d’appropriation est mis de l’avant de manière à en faire notamment le vecteur d’intégration de nouvelles compétences techniques associées au numérique. Qui plus est, l’éducation aux médias serait cruciale, selon ces auteurs, pour comprendre les enjeux de gouvernance et influer sur les règles qui forment et modulent aussi les espaces socionumériques.

    Dans le septième chapitre, Patrick Deslauriers remet en question l’opinion répandue selon laquelle les médias socionumériques – souvent qualifiés de nouvel espace public démocratique et participatif où les usagers peuvent débattre et discuter de n’importe quel sujet sans entrave ni censure – ignorent souvent les aspects économiques et politiques. Par exemple, le mode de propriété et la structure d’un média comme Reddit montrent comment certains médias subissent l’influence d’intérêts précis. En contrepartie, l’auteur se demande s’ils peuvent être détournés et réappropriés à des fins de contestation. De tels médias peuvent-ils devenir des espaces de négociation, où l’individu jouirait d’une marge de liberté, impliquant ainsi qu’un renversement du rapport de force demeure possible? Appliquée à Reddit, cette réflexion inspirée de Foucault et de Certeau permet de comprendre comment une lutte est toujours possible quand les internautes s’approprient à leur tour ces espaces socionumériques privés.

    Le huitième chapitre, de Sophie Toupin, s’interroge sur les pratiques féministes de hacking qui ont évolué ces dernières années. Ce fut d’abord à travers le «hacking du corps» que les pratiques féministes se sont développées, mais l’engouement pour ces pratiques plutôt individuelles a graduellement laissé place aux actions de résistance à la violence en ligne, puisque ces dernières sont omniprésentes. Pour contrer cette violence, les hackeuses féministes créent des infrastructures autonomes telles que des «hackerspaces» à vocation féministe: des serveurs, des listes de discussions et des bots. Ainsi sont révélées certaines des spécificités du hacking féministe, et ce, en mettant en lumière des principes phares de leurs pratiques, dont la politique de la visibilité, la coproduction du savoir, la solidarité et la prise de conscience de la matérialité de la technologie.

    Enfin, au neuvième chapitre, les auteurs Geane Alzamora, Tacyana Arce, Pedro Nogueira et Tiago Salgado s’attardent à l’une des manifestations qui a eu lieu au Brésil lors de la Coupe du monde de la FIFA en 2014. À Belo Horizonte, des étudiants et des membres de mouvements sociaux ont occupé le rectorat de l’Université fédérale du Minas Gerais (UFMG) pour exiger le retrait du campus Pampulha de la zone d’exclusion de la FIFA. Mobilisant la théorie de l’acteur-réseau, les auteurs cherchent à décrire comment de multiples médiations ont configuré la controverse «UFMG territoire FIFA». En analysant des articles de journaux, des publications de l’UFMG, des notes, des déclarations officielles, en plus des publications sur les pages Facebook «UFMG contre la Coupe du Monde» et «Occupez l’UFMG pour de bon», ils parviennent à comprendre l’entrelacement des médiations (médiatiques, symboliques et physiques) qui agissent en réseau dans la configuration de ce territoire façonné par les connexions en ligne et hors ligne qui, au final, embrouillent la controverse telle qu’elle est définie par les acteurs concernés.

    Cet aperçu des chapitres à venir montre que la thématique de cet ouvrage renvoie à de nombreux enjeux complexes, soulevés ici par diverses analyses de terrain. Sans doute faut-il aujourd’hui prendre en compte que les espaces sociaux et leurs catégories sont à repenser au regard de l’enchevêtrement de l’en-ligne et du hors-ligne. De la même façon, les pratiques transformatrices de la sociospatialité, qu’elles relèvent de l’appropriation ou de la résistance, engagent les acteurs sociaux à agir autant physiquement que numériquement.

    La, surveillance et la résistance

    La fabrique de la transparence numérique

    Sami COLL et Francesca POGLIA MILETI

    Les individus sont aujourd’hui amenés à composer quotidiennement avec une quantité croissante de dispositifs de captation des données personnelles (Gilliom et Monahan, 2012). Transparence est un terme utilisé dans la littérature scientifique pour parler de la propension des individus à livrer des données privées à nombre d’acteurs économiques et étatiques. Elle est au fondement des systèmes qui stockent et recueillent des données à des fins de productivité ou de gouvernance (Brin, 1998; Lace, 2005; Proulx et Kwok Choon, 2011). La transparence numérique des individus est devenue un impératif pour le monde économique, elle répond aux nouveaux principes managériaux et aux logiques du marketing moderne. Aussi les individus ont-ils adapté leurs «techniques du corps» (Mauss, 1950), intégrant désormais dans leurs habitudes quotidiennes des gestes permettant une transparence numérique de leur vie intime. Ces adaptations, qui rendent leur corps, leurs actions et leur intimité observables pour les dispositifs de captation de données, peuvent être relevées dans plusieurs espaces publics. Dans certaines situations, la différence de posture induite, telle qu’illustrée ci-dessous (figure 1), entre une personne immortalisée en 1982¹ par une statue située à un rond-point de la ville de Genève et une jeune personne en 2016, peut être frappante (yeux rivés sur le dispositif, corps sur le qui-vive et prêt à réagir).

    Le secteur des supermarchés et des grands magasins est exemplaire pour illustrer cette métamorphose. Il s’y est développé un immense système de gestion de données s’inscrivant dans un important dispositif organisationnel, informatique et relationnel. Les 2,7 millions de cartes de fidélité en activité de la chaîne de magasins Coop, par exemple, pour une population suisse de 7 millions d’habitants, n’en constituent que la face matérielle visible.

    Figure 1. Place de Plainpalais, Genève (Suisse), juillet 2016

    Cette captation systématique des comportements de consommation par des dispositifs marketing (Cochoy, 2004; Coll, 2012) permet aux entreprises de connaître les profils des clients avec une précision jamais atteinte auparavant, tout en s’assurant de leur fidélité. Elle ne serait toutefois pas possible sans la collaboration des clients et des employés. La transparence numérique est-elle pour autant «naturelle» à la société de l’information? Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de résistance manifeste face à ces aspirateurs à données que sont devenus les outils numériques? Ce sont ces questions que ce chapitre souhaite aborder en exploitant les résultats d’une enquête menée en Suisse sur les systèmes de fidélisation des trois plus importantes chaînes de grande distribution de ce pays (Migros, Coop et Manor) et d’une chaîne spécialisée dans les produits électroniques et culturels (Fnac).

    Menée entre 2007 et 2009, cette enquête se fonde sur une approche pluriméthodologique qui combine 138 entretiens semi-directifs approfondis et plus de 167 heures d’observations de terrain. Ont été interviewés 14 cadres, 9 employés et 108 clients, qu’ils soient détenteurs ou non de cartes, ainsi que 7 acteurs divers tels que le commissaire suisse à la protection des données et une spécialiste du droit à la protection de la personnalité. Les observations ont été menées dans deux centres d’appels (Coop et Manor) et dans les quatre magasins suisses, notamment auprès des services à la clientèle et auprès des employés des caisses enregistreuses. Cette présence au sein même des espaces commerciaux a permis la conduite de 57 entretiens supplémentaires de courte durée avec des employés.

    Les résultats exposés et discutés dans ce chapitre montrent comment la transparence se réalise par les actions des acteurs dans leurs rapports aux objets informatiques, mais aussi dans les relations quotidiennes entre les acteurs eux-mêmes. La première partie retrace brièvement l’évolution des systèmes de fidélité dans leur contexte économico-technologique. Ensuite, l’article décrit les modalités anthropologiques de l’imposition et de l’acquisition d’un habitus de transparence de la part des clients et des employés. En d’autres termes, il illustre comment les techniques du corps des usagers intègrent des gestes qui autorisent cette transparence. Troisièmement, des extraits d’observations et d’entretiens montrent comment les acteurs mettent en place des formes individuelles de résistance, sans toutefois en arriver à une opposition organisée. La conclusion s’interroge sur la pertinence des notions d’espace public et d’espace privé dans le contexte d’un monde numérique globalisé et souligne encore une fois l’importance de prendre en compte l’inscription du corps dans les processus de cession des données privées aux dispositifs de captation du capitalisme numérique.

    1. Les nouvelles technologies, les exigences économiques et la transparence

    Introduite dans les années 1950 grâce aux applications professionnelles des calculateurs militaires (Breton, 1987), l’informatique dans les entreprises a précédé les débats concernant la société de l’information. D’un point de vue organisationnel, l’introduction des technologies de l’information a permis aux entreprises de suivre en temps réel le travail des salariés à une unité centrale et d’opérer une lecture instantanée de l’organisation (Sennett, 2000). Désormais, grâce aux technologies de l’information et de la communication, les temps de travail et la productivité peuvent être calculés quotidiennement. Les données sont gérées par les décideurs qui, bien qu’absents des lieux où les activités de service ou de production se déroulent (Plomb et Poglia Mileti, 2007), ont accès aux informations qui leur permettent de gouverner les employés. Dans ce contexte, les conditions de travail des employés se détériorent et affectent négativement le sens donné à leur statut de travailleurs (Plomb et Poglia Mileti, 2015).

    Dans la grande distribution, les changements techniques intervenus ces dix à quinze dernières années ont permis une accélération de la chaîne de travail, notamment avec le lecteur laser qui permet de lire les codes à barres en étant relié à un ordinateur central (Soares, 1996). L’arrivée des lecteurs optiques, outre la facturation automatique des produits, permet également d’établir une surveillance électronique, en temps réel, des performances des caissières (Alonzo, 1998; Soares, 1996), les rendant elles aussi soumises à la logique de ce que nous appelons ici la transparence. La rangée des caisses à la sortie des supermarchés est d’ailleurs comparée par nombre d’auteurs au travail à la chaîne des usines de la révolution industrielle, en raison de sa répétitivité et de l’interchangeabilité des employés (Benquet, 2013; Bouffartigue et Pendariès, 1994; Waelli, 2009). En d’autres termes, les technologies permettent un contrôle panoptique de leurs activités. La direction peut ainsi s’assurer que les employés vont «s’adapter au rythme du client, être performantes, assurer un bon article par minute et VHP (vente par heure et par personne), assurer un passage fluide des clients» (Bernard, 2005, p. 174) tout en intégrant les nouveaux outils technologiques, tels que les lecteurs portatifs qui permettent aux clients de lire les codes-barres des articles eux-mêmes dans tout le magasin.

    De leur côté, les clients subissent aussi ce contrôle managérial: leur transparence est devenue le point essentiel du «marketing relationnel» (Hetzel, 2004). Ce nouveau paradigme marketing, qui consiste à établir une relation personnelle avec des clients plongés dans l’anonymat de la consommation de masse (Coll, 2012), est progressivement intégré dans la grande distribution. Dès lors, les interactions sociales ayant lieu dans les espaces de vente, illustrant le «lien marchand» étudié par la sociologie de l’économie (Callon, Licoppe et Muniesa, 2003; Cochoy, 2012), sont captées par les terminaux qui enrichissent les bases de données des entreprises commerciales. Grâce aux lecteurs de codes-barres, les entreprises disposaient certes déjà des informations détaillées sur les produits vendus, mais sans pouvoir identifier précisément les clients. Avec les cartes de fidélité, il leur est désormais possible de connaître avec précision les dépenses et les achats de chaque client (individuel ou ménage) utilisant la carte de leurs magasins. Ainsi, au sein des relations commerciales, l’évolution de l’informatique et de l’organisation a été mise au service de la productivité des entreprises et des stratégies centrées sur le produit (sa qualité, sa différenciation, son renouvellement) répondant aux supposées attentes du client (Gollac, Greenan et Hamon-Cholet, 2000).

    2. Une anthropologie de la transparence: un jeu de contraintes croisées

    Concrètement, pour que leurs clients deviennent transparents, les entreprises de la grande distribution doivent faire en sorte que ces derniers adoptent leur carte de fidélité, qu’ils s’habituent à la porter sur eux et qu’ils la présentent à chaque achat. Pour remplir cet objectif, les stratégies communicationnelles des firmes sont bien ajustées: publicités dans des magazines hebdomadaires, événements spéciaux dans les magasins, offres réservées aux détenteurs de cartes, promotions affichées dans les rayons, etc. Mais c’est bien sûr le système de récompense par accumulation de points qui est au centre du système incitatif, des points qui se convertissent en bons d’achats utilisables pour tout type d’article, ou alors exclusivement en «cadeaux».

    Le marketing publicitaire et l’appel à la rationalité d’une clientèle à la recherche d’avantages ne suffisent cependant pas pour assurer la pérennité de l’adhésion des clients aux systèmes de fidélité. En Suisse, bien que plus de 70% des actes d’achats quotidiens soient numérisés dans l’une des bases de données des deux enseignes, Migros et Coop, qui forment le duopole du marché de la grande distribution (Coll, 2015), les clients que nous avons interviewés montrent que les détenteurs et détentrices de carte peinent à expliciter les avantages que le système est censé leur offrir.

    Je crois [que c’est] pour cumuler des points et après ils te donnent des choses, je ne sais pas…

    Q: Vous ne savez pas trop ce qu’ils offrent?

    Non, aucune idée. (Un client d’une cinquantaine d’années)

    Je ne connais pas tellement le système, je dois me renseigner […] Je ne sais pas, je suis mal informée. (Une cliente d’une vingtaine d’années)

    Je ne fais pas une fixation dessus. C’est plutôt quand je vais faire mes grosses courses, à la limite, je me dis ouais ça vaut le coup, ça fait des points, mais je ne sais même pas en fait comment ça marche [rires]! Je sais que j’ai des points, mais je ne me suis pas encore intéressée de savoir comment ça marchait.

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