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Prêt-à-penser et post-vérité: Le suicide numérique de la démocratie
Prêt-à-penser et post-vérité: Le suicide numérique de la démocratie
Prêt-à-penser et post-vérité: Le suicide numérique de la démocratie
Livre électronique406 pages6 heures

Prêt-à-penser et post-vérité: Le suicide numérique de la démocratie

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À propos de ce livre électronique

La révolution numérique présente un danger inédit pour la démocratie. Dans "Prêt-à-penser et post-vérité", Christophe Lachnitt analyse ses effets sur le dévoiement du débat politique, la crise des médias d'information et les engagements émotionnels des citoyens. Il propose des pistes de réflexion pour l'avenir, y compris dix mesures de régulation des plates-formes numériques. Au fil de son propos, il établit également une radiographie de l'Amérique de Donald Trump.
LangueFrançais
Date de sortie2 déc. 2019
ISBN9782322243648
Prêt-à-penser et post-vérité: Le suicide numérique de la démocratie
Auteur

Christophe Lachnitt

Parallèlement à son activité professionnelle dans la communication, Christophe Lachnitt est l'auteur du site Superception.fr (blog, newsletter et podcast) dédié aux enjeux de perception. "Prêt-à-penser et post-vérité" est son quatrième livre : il a déjà consacré un ouvrage à la gestion de la peur par les alpinistes professionnels et deux à la révolution numérique.

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    Aperçu du livre

    Prêt-à-penser et post-vérité - Christophe Lachnitt

    Du même auteur

    Entre la vie et le vide

    Les alpinistes professionnels et la peur

    (2011)

    Donnez du sens, il vous le rendra

    La pertinence du management et de la communication à l’ère de Twitter, de Snapchat et de la génération Z

    (2015)

    Le génie gênant

    Fragments sur la révolution numérique

    (2016)

    La réalité existe

    dans l’esprit humain

    et nulle part ailleurs.

    George Orwell, 1984.

    TABLE DES MATIERES

    Introduction

    Le pacte faustien

    Partie I. Le numérique, plus grande menace géopolitique depuis la crise de Berlin

    Chapitre 1 – L’impossible modération

    Chapitre 2 – Le poison de la manipulation

    Chapitre 3 – Des mesures contre la démesure

    Chapitre 4 – La liberté d’expression, expression de la liberté

    Partie II. Le journalisme, ligne Maginot de la démocratie ?

    Chapitre 5 – La crise économique des médias d’information

    Chapitre 6 – La crise de foi journalistique

    Chapitre 7 – La crise de jalousie des populistes à l’égard des médias

    Partie III. Les citoyens, trop sensibles pour être sensés

    Chapitre 8 – Les limites de la raison

    Chapitre 9 – La politique passionnelle

    Conclusion

    La défaite des faits

    - Introduction -

    Le pacte faustien

    Il y avait la vérité et il y avait le mensonge,

    et si l’on s’accrochait à la vérité,

    même contre le monde entier,

    on n’était pas fou.

    George Orwell, 1984.

    La révolution numérique confère une acuité sans précédent à la dialectique entre savoir et croire posée il y a plus de deux siècles par Emmanuel Kant : dans Critique de la raison pure¹, le philosophe énonce qu’un savoir est une croyance justifiée par une preuve ou une démonstration, alors qu’une opinion est une croyance improuvable mais généralement consciente de son insuffisance objective. A ses yeux, la plus dangereuse des croyances est la persuasion, que l’on qualifierait aujourd’hui de parti pris. Il en fait le comble de l’ignorance et recommande qu’elle soit confinée au for intérieur de la personne affligée car, persuadée d’avoir raison, celle-ci ne recherche pas la vérité².

    Or les médias numériques ont imposé le règne de la persuasion kantienne. Sur Internet, tous les points de vue, qu’ils émanent d’un prix Nobel ou d’un béotien, ont la même autorité. L’avis de celui-ci peut même avoir plus d’influence que l’opinion de celui-là car il est généralement formulé plus émotionnellement, gage de viralité. Depuis le Siècle des Lumières, il est admis que la raison est source de liberté, progrès et tolérance. Aujourd’hui, ce principe est remis en cause : la crédibilité ne dépend plus du savoir mais de la proximité. C’est ce que montre une étude réalisée outre-Atlantique³ : lorsque les internautes découvrent un article sur un réseau social, ils jugent sa fiabilité en fonction de la personne ou l’organisation qui l’a partagé et non de celle qui l’a écrit. Ainsi accordent-ils davantage leur confiance à un article publié par une source insondable et partagé par une personne qu’ils connaissent qu’à un article écrit par une source réputée et partagé par quelqu’un auquel ils ne se fient pas. Pis, lorsqu’un article est relayé par une personne de confiance, les internautes sont prêts à recommander sa source à leurs amis, même s’il s’agit d’un faux site d’information. En d’autres termes, une personne est jugée crédible non pas lorsqu’elle connaît un sujet mais lorsqu’elle connaît celui ou celle qui en juge. La crédibilité rationnelle héritée des Lumières a fait place à une crédulité relationnelle⁴.

    Il faut dire que, sous l’effet de la révolution numérique, l’information est plus abondante, la médiatisation plus impatiente, la conversation plus pétulante et la perception plus fluctuante que jamais. Ces évolutions apparentent le fonctionnement de nos Sociétés à celui des régimes totalitaires décrits par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme⁵ : "Dans un monde incompréhensible en changement permanent, les masses avaient atteint un point où elles croyaient en même temps à tout et à rien, où elles pensaient que tout était possible et rien n’était vrai. […] Le résultat d’une substitution cohérente et totale de la vérité factuelle par des mensonges n’est pas l’acceptation du mensonge comme vérité et le rejet de la vérité comme mensonge mais la destruction des fondements sur lesquels nous établissons notre compréhension du monde". La différence majeure entre le modèle totalitaire décrypté par Hannah Arendt et notre civilisation numérique est que, dans cette dernière, les masses sont à la fois victimes et oppresseurs. Elles sont, de par leurs pratiques numériques, les principaux agents de leur confusion cognitive entre savoir et croyance, vérité et mensonge, réalité et perception. Elles facilitent ainsi la mise en oeuvre de nouveaux types d’endoctrinement.

    Il s’agit de la première barrière à l’entrée civique abaissée par la révolution numérique : il n’est plus nécessaire de contrôler des journaux et télévisions d’Etat pour faire passer ses messages et mensonges. On assiste ainsi à la démocratisation de la propagande. De manière plus transformative encore, alors que les appareils de manipulation totalitaires étaient essentiellement efficaces dans leur zone de contrôle⁶ et devaient se limiter à des campagnes d’influence chez leurs ennemis, les réseaux sociaux permettent désormais d’y projeter des opérations de désinformation. Comme le montra l’attaque russe sur la dernière élection présidentielle américaine, il suffit pour ce faire d’exploiter le salmigondis numérique. Facebook est la nouvelle Pravda et les internautes les nouveaux Goebbels, Jdanov et Boda⁷ : les idiots utiles chers à Lénine⁸ sont plus faciles à suggestionner que jamais car il n’est plus nécessaire de passer par des intermédiaires (médias, leaders d’opinion…) pour ce faire. La démocratisation de la communication⁹ se traduit par un recul démocratique.

    La révolution numérique : quatre révolutions en une

    Ce qu’il est convenu d’appeler la révolution numérique recouvre en fait quatre révolutions – informationnelle, sociale, mobile et artificielle :

    - née dans les années 1990, la révolution de l’information a éliminé tous les obstacles (complexité, durée, coût…) à la circulation de tous les types de contenus sur n’importe quelle distance et à l’accès des internautes à ces contenus. Son symbole est le moteur de recherche Google. Cette révolution est facteur d’ubiquité et se propage géographiquement des pays développés vers l’ensemble de la planète : aujourd’hui 51% de la population mondiale, soit 3,9 milliards d’individus, sont connectés à Internet¹⁰. Son effet pervers est qu’elle met en exergue les spécificités culturelles au-delà de leurs territoires d’expression naturelle et peut donc rendre la communication plus difficile ;

    - née dans les années 2000, la révolution sociale fournit à chaque individu une faculté d’expression publique auparavant réservée aux élites. Son symbole est Facebook. Cette révolution est facteur d’interactivité et se propage démographiquement des plus jeunes générations vers les plus anciennes : 69% des adultes américains utilisent aujourd’hui les réseaux sociaux¹¹. Son effet pervers est qu’elle met toutes les opinions sur un pied d’égalité et rend donc de plus en plus difficile l’accord sur les faits ;

    - également née dans les années 2000, la révolution mobile permet aux internautes d’être connectés en permanence à leurs sources d’information et de conversation numériques. Son symbole est WeChat¹². Cette révolution est facteur d’instantanéité et se propage empiriquement des pratiques les plus utiles aux usages les plus futiles : les Chinois passent aujourd’hui en moyenne 2 heures 39 minutes par jour sur leurs smartphones¹³. Son effet pervers est qu’elle rend les perceptions de plus en plus éphémères et suscite donc un risque de déloyauté permanent ;

    - née dans les années 2010¹⁴, la révolution artificielle donne aujourd’hui la possibilité à des robots de communiquer comme des êtres humains et leur permettra demain d’incarner de manière indétectable des personnalités existantes. Son application symbolique est encore à déterminer. Cette révolution est facteur d’insécurité cognitive et l’une de ses spécificités par rapport à ses devancières est qu’elle menace de se propager de manière autonome. Son effet pervers est qu’elle va créer une défiance à l’égard de toutes les sources d’information et va donc semer un sentiment d’incrédulité permanent chez les citoyens.

    De fait, le monde numérique fournit à la fois le véhicule (des médias sans médiation¹⁵) et le carburant (la gratuité de production et diffusion des contenus) pour conférer toute sa puissance au moteur des bouleversements sociétaux actuels : les émotions des citoyens-internautes qui ont toujours davantage la possibilité de faire fi des faits. Ainsi une étude menée par des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a-t-elle révélé que les fausses informations sont partagées sur Twitter 70% plus souvent que les nouvelles exactes et qu’elles s’y répandent six fois plus rapidement. Surtout, l’équipe du MIT a montré que les robots relaient de manière équilibrée désinformations et faits avérés, ce qui induit que ce sont les êtres humains qui donnent le plus grand écho aux fake news¹⁶. Dans ce contexte, il est moins étonnant que jamais que l’anagramme de la vérité soit relative¹⁷. Cette réalité fut d’ailleurs entérinée symboliquement en 2016 par les éditeurs du dictionnaire Oxford qui désignèrent post-vérité¹⁸ comme mot de l’année.

    J’avais anticipé ce phénomène cinq ans plus tôt lors de la création du site Superception.fr consacré aux enjeux de perception¹⁹. Sa signature, "Toute vérité n’est que perception, qui n’infère pas que la vérité est une opinion comme une autre, synthétise son manifeste : Les faits sont têtus. Mais être têtu, c’est ténu. Un fait n’a jamais motivé un acte d’achat, convaincu un individu de s’engager, fédéré une entreprise ou rallié un peuple à un projet. La réalité des faits n’est qu’une vérité en noir et blanc que notre subjectivité colore. Seul le sens que nous donnons à la réalité peut nous inciter à agir. Loin d’être une réaction futile, la perception a donc des super-pouvoirs. Elle est superception". Puis, en 2014, je m’étais interrogé, toujours sur Superception, au sujet des conséquences des réseaux sociaux sur la démocratie dans un article titré : Facebook influencera-t-il un jour les résultats des élections ?²⁰. Mais, si j’avais entrevu la logique à l’oeuvre dans nos Sociétés numériques, je n'en avais pas suffisamment saisi la dangerosité. Elle est depuis lors devenue toujours plus apparente.

    Récemment, dans son livre On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century²¹, l’historien américain Timothy Snyder la traduisait en termes politiques : "Abandonner les faits revient à abandonner la vérité. Si rien n’est vrai, personne ne peut critiquer le pouvoir car les éléments pour ce faire font défaut. La post-vérité est le préfascisme". En effet, la révolution numérique contribue à atteindre l’objectif du totalitarisme défini par George Orwell : détruire notre "base d’accord commune"²². Désormais, l’accès et le maintien au pouvoir de régimes antidémocratiques peuvent être réalisés pacifiquement dans le cadre d’un prétendu respect des institutions en place²³ et non plus violemment comme ce fut le cas au cours du siècle dernier : c’est une autre démocratisation, celle de l’autoritarisme, engendrée par cette révolution.

    Plus que jamais, il faut donc méditer la sentence du philosophe et linguiste américain Noam Chomsky : "La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures". Cette évolution nous rappelle que la démocratie libérale ne repose pas uniquement sur la souveraineté populaire. Elle est à la fois un régime institutionnel et un art de vivre civique. Celui-ci dépend de principes ayant trait à l’identité, aux valeurs et au dessein du peuple concerné. Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville nous ont d’ailleurs enseigné que la démocratie peut conduire à la tyrannie de la majorité si elle se limite à la souveraineté du peuple. Ce fut par exemple le cas de la pratique de l’esclavage aux Etats-Unis.

    * *

    *

    Parmi les valeurs inhérentes à toute démocratie, l’indépendance de l’information occupe une place prédominante. Sa manipulation est en effet toujours le premier vecteur des attaques contre la liberté. La manipulation de la vérité au service d’objectifs politiques ne constitue pas une nouveauté. Ce qui est inédit, de nos jours, est que les opérations de propagande puissent être réalisées sans contrainte et cibler plusieurs dizaines de millions d’électeurs tout en adaptant le message diffusé à chacun d’eux.

    Facebook révéla ainsi en octobre 2017 que 126 millions de ses membres et 20 millions d’utilisateurs d’Instagram, soit plus d’internautes que l’élection présidentielle de 2016 ne compta d’électeurs (137 millions), avaient été exposés aux campagnes de propagande russe²⁴. Cela n’empêcha pas Mark Zuckerberg d’asséner dans la foulée de l’élection de Donald Trump que ce serait "une idée assez folle de considérer que les fake news" diffusées sur Facebook avaient pu influencer le résultat de l’élection de quelque manière que ce fût. Incidemment, il convient de souligner que les offensives russes ne furent pas conduites en piratant Facebook mais en utilisant les possibilités que le service offre à tous ses utilisateurs et annonceurs.

    Leur impact fut d’autant plus grand qu’elles furent ciblées très précisément pour toucher deux types de population : les citoyens en passe de voter pour Donald Trump afin de les motiver et ceux qui hésitaient à voter pour Hillary Clinton afin de les décourager. Or 4 millions d’électeurs de Barack Obama en 2012 ne votèrent pas en 2016, soit 52 fois l’écart de 79 316 voix entre Trump et Clinton dans les trois Etats que la démocrate aurait dû gagner pour accéder à la Maison-Blanche : 46 435 en Pennsylvanie, 22 177 au Wisconsin et 10 704 au Michigan²⁵.

    La campagne de Donald Trump en pointe sur Facebook

    Les dirigeants de la campagne du républicain expliquèrent benoîtement aux médias²⁶ qu’ils menaient des opérations pour éviter que trois franges de la population ne votent en faveur de Hillary Clinton : les jeunes femmes, les Afro-Américains et les idéalistes libéraux²⁷ blancs. Brad Parscale, le directeur de la campagne numérique du candidat, était à la manoeuvre dans cette optique sur Facebook. Il utilisa également le réseau social pour recueillir des fonds, y investissant 70 millions de dollars²⁸ et récoltant la majorité des 250 millions de dollars que Donald Trump engrangea auprès des ménages américains²⁹.

    Au service de ces objectifs, Brad Parscale et son équipe déployèrent sur Facebook une stratégie notamment fondée sur des kyrielles de tests afin d’optimiser les messages, formats et types de médias de leurs campagnes : entre 40 000 et 50 000 variantes de publicités furent testées quotidiennement, le pic en la matière étant atteint le jour du troisième débat télévisé avec Hillary Clinton où 175 000 options furent essayées³⁰.

    Dans ce cadre, l’un des principaux outils qu’ils utilisèrent fut les dark posts, des messages sponsorisés adressés à une cible spécifique qui ne sont visibles ni sur la page Facebook de l’organisation qui en est à l’origine ni sur les murs des fans de cette organisation auxquels ces messages ne sont pas destinés. En clair, cette méthode permet de diffuser les messages les plus détestables qui soient sans que personne d’autres que leurs destinataires s’en aperçoive³¹.

    En outre, l’équipe numérique de Donald Trump bénéficia de la nature plus émotionnelle de ses publicités, notamment fondées sur la peur et la colère, que celle des messages de Hillary Clinton. En effet, le système d’enchères publicitaires de Facebook récompense les publicités qui génèrent le plus d’engagement en les présentant à un nombre plus grand d’internautes pour le même prix³² (voir page →).

    Pour leur part, les agents russes de l’Internet Research Agency créèrent notamment de faux comptes de prétendus membres de partis politiques et activistes afro-américains et musulmans afin de cibler ces communautés avec des émetteurs et messages paraissant authentiques. Tel Iago murmurant à l’oreille d’Othello pour le miner de l’intérieur, ces opérateurs russes influencèrent des centaines de milliers d’Américains sur les réseaux sociaux de manière à corroder leur démocratie. Pour ne considérer que l’exemple de Facebook, le groupe United Muslims of America comptait 300 000 abonnés, Don't Shoot Us 250 000 abonnés, Being Patriotic plus de 200 000 abonnés et Secured Borders plus de 130 000 abonnés lorsqu’ils furent fermés. Les campagnes en ligne de l’Internet Research Agency eurent d’ailleurs aussi des ramifications dans la vie réelle : ses agents organisèrent des meetings politiques dans de grandes villes des Etats-Unis³³.

    Selon Kathleen Hall Jamieson, directrice du Centre Annenberg de politique publique de l'Université de Pennsylvanie et auteur d’un livre consacré à ce sujet³⁴, Donald Trump ne serait pas Président sans les attaques électroniques russes. La chercheuse, qui a passé plusieurs dizaines d’années à étudier toutes les élections présidentielles américaines tenues depuis 1976, considère que les Russes ont réalisé un coup d’Etat technologique et politique. Roger McNamee, capital-risqueur et ancien mentor de Mark Zuckerberg, estime le coût de ce putsch à une centaine de millions de dollars, un montant comparable à celui de l’acquisition d’un avion de combat³⁵. Pourtant, cet investissement modique permit à Vladimir Poutine de remporter une victoire stratégique sur la première puissance militaire mondiale. C’est ce qui fait des réseaux sociaux la plus grande menace géopolitique depuis la crise de Berlin.

    Les ressources que les technologies numériques fournissent aux ennemis de la vérité remettent au goût du jour le classique de l’auteur américain Neil Postman, Amusing Ourselves to Death: Public Discourse in the Age of Show Business³⁶. Postman y traite notamment de la différence des vues respectives de George Orwell³⁷ et Aldous Huxley³⁸ sur le fascisme : "Orwell avait peur de ceux qui nous priveraient d’informations. Huxley craignait ceux qui nous en abreuveraient au point de nous réduire à la passivité et l’égoïsme. Orwell redoutait que la vérité nous soit cachée. Huxley appréhendait qu’elle soit noyée dans un océan d’insignifiance". Postman estime que la fin du vingtième siècle correspond davantage à la vision d’Huxley d’un public opprimé par sa propre addiction au divertissement que celle d’Orwell d’une oppression par l’Etat. Il va même jusqu’à comparer la télévision au Soma, la drogue distribuée par le pouvoir qui garantit, dans le roman d’Huxley, la cohésion de la Société en empêchant que les citoyens, plongés dans un bonheur artificiel, ne protestent ni ne récriminent. En 1985, Postman réfléchissait à l’ère du règne de plus en plus envahissant de la télévision. Mais son idée maîtresse – chaque média ne peut permettre qu’un certain type d’échange d’idées³⁹ – est encore plus topique de nos jours. De même que la conversation va de pair avec l’oralité, la logique avec la typographie, le divertissement avec la télévision, la cacophonie est-elle à mon sens le corollaire du numérique : le mélange confus et abrutissant d’informations et opinions qui nous est proposé inhibe tout jugement rationnel.

    Dans ce cadre, comme Aldous Huxley l’avait pressenti, la logique de censure s’inverse. Interdire un ou plusieurs médias ne suffit plus étant donné que chaque individu est un média en puissance. Ainsi, lorsque des émeutes éclatèrent au mois d’août 2014 à Ferguson, dans le Missouri, après qu’un policier blanc eut abattu un jeune homme afro-américain, un étudiant en sciences politiques, Mustafa Hussein, toucha-t-il ponctuellement des audiences comparables à celles de la télévision câblée avec son reportage vidéo diffusé en direct et en flux⁴⁰ sur Internet⁴¹. Lorsque les contenus publiés sur Internet sont illimités, la stratégie de censure passe de l’assèchement à l’inondation. En effet, dans un double contexte de démocratisation de la communication et de surinformation, la ressource la plus rare n’est ni le contenu ni le canal de diffusion mais l’attention des publics. La neutralisation d’un contenu gênant repose alors sur la propagation légale de milliers d’autres contenus en tirant parti des algorithmes des plates-formes numériques. Ainsi, comme l’a noté la techno-sociologue turque Zeynep Tufekci : "Au vingt-et-unième siècle, la capacité à propager des idées et toucher une audience n’est plus limitée par l’accès à une infrastructure de diffusion centralisée coûteuse. Elle est limitée par la faculté de capter l’attention. […] Les formes de censure les plus efficaces passent désormais par la manipulation de la confiance et l’attention et non plus par le musellement de la parole"⁴².

    Steve Bannon, idéologue de la campagne de Donald Trump, a d’ailleurs vendu la mèche à ce propos après avoir quitté son poste de stratège en chef de la Maison-Blanche : "Les démocrates ne comptent pas. Les médias sont la vraie opposition. Et le meilleur moyen de les contrecarrer est de submerger l’espace médiatique de merde"⁴³ (sic). C’est ainsi que, dans les trois derniers mois de la campagne présidentielle qui porta Donald Trump à la Maison-Blanche, les vingt informations⁴⁴ les plus reprises issues de faux sites d’information générèrent sur Facebook un engagement total supérieur⁴⁵ aux vingt informations les plus reprises émanant de sources médiatiques fiables. La charge émotionnelle des premières, infiniment supérieure à celle des secondes, explique largement ce phénomène.

    * *

    *

    La stratégie de Donald Trump exploite cette dérive : depuis son irruption sur la scène politique américaine, il cherche à créer une triple confusion entre le vrai et le faux, le bien et le mal, la politique et le divertissement. Pour ce faire, il ensevelit ses compatriotes sous un amoncellement de sensations (au double sens du terme). Leur nombre empêche toute mise en perspective⁴⁶ : chaque nouvelle sensation distrait de la précédente. Leur nature empêche toute mise en demeure : ses déclarations les plus abjectes participent de la normalisation insidieuse de ses actes les moins républicains. En outre, Donald Trump oppose toujours un message simple à une réalité complexe. Cela avait déjà été le cas durant la campagne quand il promouvait son idée directrice de restaurer la grandeur de l’Amérique qui n’était étayée par aucun programme⁴⁷, alors que Hillary Clinton présentait un programme empilant les mesures sans idée directrice : si la démocrate manquait de souffle, le républicain ne produisait que du vent. Or, à l’ère de l’économie de l’attention notamment caractérisée par une surabondance de contenus, la projection d’une marque facilement identifiable, telle que celle de Donald Trump et de son offre politique Make America Great Again⁴⁸, représente un avantage considérable. Et la subtilité du message n’est pas forcément un atout pour émerger du bruit médiatique assourdissant. Certains hommes politiques parviennent à embrasser une situation complexe dans un message mémorable. Le Président actuel ne se donne pas cette peine car son propos ne gagnerait rien à être nuancé.

    En réalité, l’objectif de Donald Trump est de susciter une relativisation générale chez le peuple américain : la condition de son maintien au sommet est l’abaissement de la conscience politique du pays. Lorsque le vrai est indistinguable du faux, le bien indiscernable du mal et la politique semblable au divertissement, les citoyens finissent par être insensibilisés aux dérives morales de leur Président. Ses actes les plus contraires aux idéaux américains sont alors tolérés par des citoyens complices, désorientés ou las de leur propre indignation : une fois élu dans des conditions suspectes (voir page →), Donald Trump peut impunément défier les principes fondateurs de l’Amérique⁴⁹ en déclarant un état d’urgence factice afin d’allouer à son projet de mur frontalier des crédits que le Congrès a refusé de lui voter, prendre le parti de dictateurs étrangers contre ses propres services, appeler des puissances étrangères à enquêter sur ses rivaux politiques⁵⁰, encager des milliers d’enfants migrants dans des conditions épouvantables⁵¹ après les avoir séparés de leurs parents, mettre sur un pied d’égalité suprémacistes blancs et militants antiracistes, évoquer la double loyauté des juifs américains, un grand classique de l’antisémitisme⁵², affirmer que d’anciens dirigeants de l’administration Obama sont coupables de trahison et méritent de longues peines de prison et demander à ses services de renseignement d’aider le ministère de la Justice à le démontrer⁵³, taxer un juge de partialité en raison de son origine ethnique, utiliser une rhétorique stalinienne pour décrédibiliser la presse et plaisanter avec un autocrate sur l’élimination des journalistes⁵⁴, demander aux citoyens de boycotter les services de la maison-mère d’un média afin qu’elle force celui-ci à couvrir sa présidence plus favorablement⁵⁵, accuser un ancien Président américain d’avoir commandité un assassinat⁵⁶, gracier, contre l’avis de son ministre de la Défense,⁵⁷ des militaires condamnés pour crimes de guerre⁵⁸, suggérer que ses supporters recourront à la violence s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent⁵⁹, prendre le parti d’un dictateur sanguinaire lorsqu’il attaque un ancien Vice-Président américain et potentiel opposant à la prochaine élection présidentielle⁶⁰, risquer de perturber les secours organisés à l’occasion d’un ouragan dévastateur pour épargner son ego⁶¹, profiter de sa présidence pour enrichir son entreprise familiale⁶² et proférer chaque jour 13,5 mensonges⁶³ en moyenne⁶⁴.

    Une démocratie repose sur la confiance qui anime horizontalement et verticalement la Société : les individus et organisations sont assurés que le pouvoir leur laissera non seulement exercer leurs libertés entre eux et vis-à-vis de lui mais, plus important encore, qu’il défendra leur droit de ce faire. A l’inverse, un régime autoritaire crée une méfiance entre toutes ses parties prenantes : il privatise le pouvoir au service d’une ambition individuelle (personnelle, clanique, ethnique…) et corrompt, au double sens du terme, l’ensemble des relations au sein de la Société. Un pouvoir totalitaire va plus loin encore en développant, au service d’une idéologie, une défiance consubstantielle à son emprise sur la Société : si chacun soupçonne son prochain d’être un ennemi ou un agent de l’Etat, ce dernier a toute latitude pour faire régner la peur. Aujourd’hui, sous l’emprise de la relativisation générale organisée par Donald Trump, les Etats-Unis encourent de glisser de la confiance démocratique à la méfiance autoritaire sans pour autant risquer de sombrer dans la défiance totalitaire.

    La composition des journalistes et politiques avec Trump

    L’effarante complicité d’une écrasante majorité de la galaxie conservatrice assure la quiétude de Donald Trump.

    L’éloignement du Parti républicain des valeurs américaines ne date d’ailleurs pas de l’accession de Donald Trump au Bureau ovale. L’exemple le plus scandaleux à cet égard réside dans le refus des sénateurs républicains, dirigés par Mitch McConnell, d’organiser un vote relatif à la confirmation du candidat choisi par le Président Obama pour succéder à la Cour suprême au très conservateur Antonin Scalia, décédé en février 2016.

    Peu après la mort de ce dernier, Mitch McConnell annonça que son successeur devrait être désigné par le prochain Président qui devait être élu à la fin de cette année-là et prendre ses fonctions au début de l’année suivante. Cette décision revenait donc, contre tous les usages républicains, à amputer de presque un an la capacité de Barack Obama à exercer l’une de ses prérogatives présidentielles. En mai 2019, confirmant que sa malhonnêteté intellectuelle n’a d’égale que son absence de vergogne, Mitch McConnell déclara que, si un membre de la Cour suprême mourait en 2020, il mènerait à bien la confirmation par le Sénat de son successeur.

    L’un des autres exemples les plus abjects de la capitulation morale des républicains put être observé au mois de juillet 2019 à l’occasion de l’une des déjections discursives mises en ligne sur Twitter par le Président Trump. Celui dont les tweets s’apparentent aux deux minutes de la haine quotidiennes de 1984⁶⁵ publia le message suivant⁶⁶ : "Si intéressant de voir des femmes démocrates progressistes membres du Congrès, qui viennent à l’origine de pays dont les gouvernements sont une catastrophe complète et totale, les pires, plus corrompus et ineptes n’importe où dans le monde (en admettant même qu’ils aient un gouvernement qui fonctionne), désormais dire bruyamment et méchamment au peuple des Etats-Unis, la plus grande et puissante nation sur Terre, comment notre gouvernement devrait être dirigé. Pourquoi ne retournent-elles pas chez elles et aident à réparer les endroits totalement détruits et infestés par le crime d’où elles viennent ? Ensuite, elles pourront revenir aux Etats-Unis pour nous montrer comment faire".

    Ce message visait quatre membres de la Chambre des Représentants : Alexandria Ocasio-Cortez (élue de l’Etat de New York), Ilhan Omar (Minnesota), Rashida Tlaib (Michigan) et Ayanna S. Pressley (Massachusetts). Elles sont connues pour leur progressisme, qui les positionne à la gauche du Parti démocrate, et ont en commun de ne pas être blanches. Mais, contrairement à ce qu’affirme Donald Trump, énivré par son suprémacisme blanc, trois d’entre elles sont nées aux Etats-Unis (Ilhan Omar vit le jour en Somalie)⁶⁷. Le retour chez elles qu’évoque le Président, utilisant une dialectique raciste bien connue, verrait donc les trois autres élues rentrer respectivement à New York, Détroit et Cincinnati. Incidemment, tous les Américains, à l’exception des Amérindiens, sont des descendants d’émigrés. Donald Trump doit ainsi sa nationalité américaine à son grand-père, émigré de Bavière, et a épousé deux immigrées (la tchécoslovaque Ivana Zelníčková et la slovène Melania Knavs). La seule différence avec les Américains d’origine étrangère auxquels il s’en prend constamment est qu’elles sont blanches. La vision apocalyptique qu’a Trump des pays non-blancs n’est d’ailleurs pas nouvelle⁶⁸.

    Au cours du meeting de campagne de Donald Trump qui se déroula à Greenville (Caroline du Nord) quelques jours après la publication de ce message sur Twitter, des chants s’élevèrent de la foule – "Renvoyons-la chez elle !" – lorsque le Président attaqua Ilhan Omar. Le successeur d’Abraham Lincoln à la tête du pays et du Parti républicain se tut alors pour que ces chants se poursuivent et prennent toute leur puissance⁶⁹.

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