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Le phénomène des gangs de rue: Théories, évaluations, interventions
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Livre électronique799 pages9 heures

Le phénomène des gangs de rue: Théories, évaluations, interventions

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À propos de ce livre électronique

À Montréal, au début des années 2000, une série d’événements violents mènent à d’importantes opérations policières qui, jumelées à un grand battage médiatique, propulsent à l’avant-scène les gangs de rue. Jusque-là considérés comme de la petite délinquance et essentiellement associés aux difficultés d’intégration des nouveaux immigrants, ces groupes apparaissent comme une nouvelle menace à la sécurité publique. Qu’en est-il vraiment ? Curieusement, il n’existe aucun consensus quant à la définition du phénomène, même si certaines caractéristiques – la jeunesse des membres, le caractère illégal des activités ou l’identité commune – se retrouvent dans tous les cas de figure. Comment prévenir et traiter ce phénomène ? Dans cet ouvrage, des criminologues et d’autres spécialistes chevronnés font un tour d’horizon des aspects liés à cette forme de criminalité déjà bien installée dans plusieurs pays, mais dont l’existence au Québec commence à peine à être admise et comprise.
LangueFrançais
Date de sortie30 janv. 2014
ISBN9782760632523
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    Aperçu du livre

    Le phénomène des gangs de rue - Jean-Pierre Guay

    Introduction

    Un état francophone des connaissances

    sur le phénomène des gangs de rue

    Jean-Pierre Guay et Chantal Fredette

    Depuis de nombreuses années, les gangs de rue constituent une importante préoccupation dans les milieux communautaires, scolaires, sociaux, judiciaires et académiques. Depuis les premiers travaux de Frederic M. Thrasher au début du 20e siècle, les recherches sur ce sujet n’ont cessé de croître pour littéralement exploser depuis vingt ans. Des thèmes aussi variés que la formation, la composition et la structure des gangs de rue, les caractéristiques personnelles et sociales des personnes qui les composent, leurs activités délinquantes et les stratégies d’action pour faire face au phénomène sont traités, année après année, par des scientifiques de tous horizons: sociologues, criminologues, psychologues, ethnographes et anthropologues. Alors que la recherche américaine remonte à plus d’un siècle, celle menée au Québec et au Canada est beaucoup plus récente et moins documentée, et les écrits sont encore relativement rares. Ils sont toutefois de plus en plus nombreux et la nécessité de faire le point, en français, sur la production et l’évolution du savoir sur le phénomène s’impose.

    Ce traité se veut le premier ouvrage francophone sur la question et réunit une trentaine de spécialistes – professeurs, chercheurs, praticiens et étudiants – québécois, canadiens, américains et européens qui présentent le résultat de leurs travaux et le fruit de leurs réflexions, en jetant un regard renouvelé sur ce phénomène. Vitrine des meilleurs travaux québécois, il témoigne de la diversité de la production scientifique, tant au point de vue de sa forme que de son contenu et offre un accès aux écrits anglo-saxons des auteurs les plus prolifiques et influents du domaine. De plus, ce livre d’introduction intègre au sein d’un seul et même ouvrage les savoirs utiles pour la formation des étudiants et des différents acteurs de tous les milieux concernés par la question et soucieux d’en connaître davantage.

    Les questions relatives aux définitions et aux mesures du phénomène, à ses manifestations sur le plan national et international, ainsi que les activités délinquantes et la violence qui lui sont associées sont abordées, puis est exposée la manière dont les médias de l’ère internet traitent le phénomène. La culture des groupes, les profils personnels et sociaux des personnes qui les fréquentent, leurs familles, ainsi que l’expérience singulière des filles sont présentés. Une grande place est accordée aux troubles de santé mentale chez les délinquants associés aux gangs, aux risques qu’ils prennent tous les jours et aux facteurs de protection et d’intégration sociale – des thèmes qui ne bénéficient pas encore de tout l’intérêt qu’ils méritent.

    Un regard est aussi jeté sur les politiques publiques, de la répression à la prise en charge pénale des contrevenants, et, plus précisément, sur les questions fondamentales de la cueillette de renseignements sur les gangs et de leur utilité. Le livre aborde également la «preuve de gang» présentée devant les tribunaux, l’évaluation des risques de récidive criminelle, les gangs en établissement de détention et l’efficacité des stratégies pour contrer le phénomène. Enfin, un état des connaissances sur les stratégies de prévention, de réadaptation et de réinsertion sociale est dressé et c’est dans cette section qu’on pourra lire une analyse de l’approche globale et intégrée «Comprehensive Community-Wide Program Approach», qui inspire de multiples initiatives d’intervention aux États-Unis, au Canada et au Québec. Son auteur, feu Irving A. Spergel, au nombre des plus grands experts de la question des gangs en Amérique du Nord, expose avec beaucoup d’humilité les résultats d’expérimentation de son modèle et les leçons qu’il faut en tirer.

    Ce traité n’a toutefois pas la prétention d’être un ouvrage exhaustif, mais, même incomplet, il est le reflet des efforts dynamiques et constants, et surtout pluralistes, de la communauté scientifique et de celle des praticiens qui veulent comprendre le phénomène et contribuer aux débats d’idées déjà engagés par d’autres ouvrages. Il fait fièrement état de travaux variés, parfois contradictoires, mais tous originaux et contemporains sur un phénomène extrêmement complexe.

    Le lecteur attentif notera probablement une certaine constante dans cet ouvrage: l’incertitude, parfois très explicite, sur ce que sont, véritablement, les gangs de rue. Doit-on parler de groupes fondamentalement différents d’autres associations de délinquants? De groupes composés de délinquants fondamentalement différents d’autres délinquants? De groupes qui justifient des interventions, quelle que soit leur nature, fondamentalement différentes de celles dédiées à la lutte contre la délinquance de manière plus générale? Et s’il existe des différences, est-ce qu’elles relèvent des groupes eux-mêmes (structure, leadership) ou des individus qui les composent (personnalité, attitudes, historique de vie)?

    L’analyse des travaux sur le phénomène des gangs de rue présentée dans cet ouvrage permet d’identifier au moins cinq préoccupations importantes: 1) les enjeux relatifs à la définition et à la mesure et leurs retombées cruciales pour la pratique; 2) la faiblesse des démarches méthodologiques remettant en question la validité de certaines décisions prises pour contrer le phénomène; 3) l’étonnante rareté des efforts visant à s’attarder au processus même d’affiliation et à la fluctuation de l’engagement dans les gangs dans le temps; 4) la lecture du problème presque exclusivement orientée vers la notion de risque dans l’explication de l’engagement dans les gangs de rue ou l’impact de ces groupes sur la délinquance de leurs membres, avec peu d’égard pour d’autres variables importantes de l’expérience des gangs telles que les facteurs de protection, la santé mentale, la prise de risques et l’adhésion à la culture des gangs de rue; 5) les effets encore modestes des stratégies d’intervention qui tiennent, pour plusieurs, à la difficulté à métaboliser les acquis théoriques en une stratégie d’intervention conforme et adaptée.

    Ces constats nous ramènent aux préoccupations soulevées par Guay, Fredette et Dubois au chapitre 1 et qui sont évoquées par plusieurs autres collaborateurs: est-ce que les gangs de rue existent véritablement comme des entités fondamentalement différentes d’autres groupes criminels? À l’évidence, les multiples efforts pour en arriver à une définition acceptée de tous et pour ses dérivés (membre de gang et crime de gang) n’ont toujours pas donné de réponse satisfaisante à cette question pourtant essentielle. Cela explique sans doute les variations, parfois très marquées, entre les résultats des divers travaux sur le sujet.

    On ne peut, par ailleurs, passer sous silence le fait que d’importantes ressources humaines et financières ont été investies au cours des deux dernières décennies, en Amérique du Nord particulièrement, pour faire face à ce phénomène, sur la foi de différences parfois mal documentées. Certes, la diversité des travaux menés à ce jour pour mieux comprendre le phénomène, et pour mieux intervenir, est d’une richesse incontestable. Issus d’un corpus de recherche sur les adolescents, pour la plupart, ces travaux ont permis de mieux comprendre les caractéristiques personnelles et sociales des jeunes vulnérables et les raisons qui les font adopter des comportements délinquants et adhérer aux gangs, ainsi que de mieux appréhender l’expérience des jeunes dans les gangs, garçons et filles, et les multiples enjeux liés à leur délinquance et à leur violence. Ils mettent aussi en lumière la nécessité d’agir globalement pour contrer efficacement la délinquance et la violence des jeunes et des moins jeunes. Bien que les résultats de plusieurs évaluations soient mitigés, ce type d’interventions a au moins eu le mérite de réunir différents acteurs qui, autrement, agiraient encore séparément.

    Bien que les efforts de recherche aient permis d’accumuler de nombreuses connaissances, il est peut-être désormais souhaitable de remettre en question les conceptualisations de la notion même de gang de rue. La simple mesure dichotomique des gangs de rue et de l’appartenance aux gangs de rue semble largement insuffisante pour capter la complexité du phénomène. Il apparaît en effet que ce qui peut distinguer les gangs de rue des autres groupes criminels et leurs membres respectifs des autres délinquants est davantage une question d’intensité plutôt que de nature. Par ailleurs, la notion même de gang de rue cache une hétérogénéité telle que l’exercice d’identification des groupes et de leurs membres est d’une utilité relativement limitée. Les phénomènes des gangs de rue et de l’appartenance à ces groupes gagnent à être abordés de manière multidimensionnelle, c’est-à-dire en tenant compte à la fois de facteurs génériques mis en cause dans l’adoption des comportements délinquants en général et largement documentés (par exemple, les antécédents criminels et les tendances psychopathiques), et de facteurs qui seraient plus spécifiques de l’expérience des gangs que l’on gagne à documenter et à soumettre à des examens empiriques rigoureux (par exemple, l’adhésion à la culture de gang et la place occupée dans le réseau). Les spécialistes de l’étude des gangs de rue sont de plus en plus nombreux à penser que l’intervention auprès des membres de gangs passe invariablement par l’évaluation des composantes criminogènes de ces groupes. La lecture proposée par Guay, Fredette et leurs collaborateurs trouve donc un écho particulier dans le présent ouvrage.

    Par ailleurs, l’analyse du phénomène doit porter davantage sur le fonctionnement psychologique général et plus particulièrement les troubles de santé mentale chez les délinquants associés aux gangs, que les risques pris par ces derniers, ainsi que les facteurs de protection et d’intégration sociale. Jusqu’à maintenant, la recherche sur les gangs de rue s’est essentiellement concentrée sur les problèmes d’externalisation et sur les facteurs de risque, avec très peu d’égards pour les troubles internalisés dont souffrent les membres. Or, ces dimensions s’avèrent essentielles pour comprendre globalement les enjeux liés à l’intensité de l’expérience des gangs. Cette compréhension est à son tour nécessaire pour développer et mettre en place des pratiques de prévention et d’intervention efficaces.

    La visibilité et la nature des crimes attribués à ces gangs par les médias contribuent non seulement à accroître l’insécurité des citoyens, mais également à populariser et à propager la culture des gangs. Une notion qui, bien qu’elle soit au nombre des explications de l’influence des groupes sur les conduites des personnes, a jusqu’à maintenant davantage nourri la panique sociale entourant le phénomène qu’expliqué concrètement l’influence des gangs sur la nature, le rythme et la gravité des comportements. Marcus Felson fait d’ailleurs, de façon très originale, un rapprochement avec les mécanismes de sélection naturelle de Darwin et les signaux d’avertissement de certains animaux et l’utilisation des signes et des symboles de reconnaissance des gangs. À la manière des guêpes, en effet, les gangs de rue tentent, par leurs couleurs, de gagner le respect de leurs alliés et d’effrayer leurs rivaux. L’auteur lance toutefois un appel à la prudence en rappelant que les avertissements et les symboles sont souvent utilisés par bon nombre d’imitateurs qui veulent profiter de la notoriété des espèces et des groupes. Ce faisant, il encourage implicitement la nécessité de définir et d’opérationnaliser ce qu’est la culture de gang afin d’être en mesure de l’éprouver empiriquement.

    L’intérêt porté aux gangs de rue comme menace à la sécurité publique a conduit à une importante mobilisation des divers acteurs du système de justice pénale, ce qui a amené un flot important de demandes de prise en charge sociale et pénale de contrevenants réputés membres de ces gangs. Cela pose d’importants défis en matière d’évaluation du risque, de gestion sécuritaire et de mise en place de programmes d’intervention adaptés et efficaces. L’importance de distinguer les contrevenants membres de gangs de ceux qui ne le sont pas et d’implanter des programmes qui leur sont adaptés est donc au cœur des préoccupations des administrateurs et des professionnels voués à la protection du public. Or, les questions relatives aux législations étatiques et aux pratiques en matière de gangs de rue sont sujettes à de multiples débats, sans compter les défis auxquels est confronté le système pénal pour contrer le phénomène et son incidence sur les poursuites judiciaires au Québec et ailleurs au Canada. Du même coup, les problèmes se répercutent sur l’évaluation et la gestion des risques que présentent les contrevenants identifiés comme membres de gangs de rue, et soulèvent la nécessité d’aborder la délicate question de la prédiction de la récidive criminelle. À risques documentés équivalents, les délinquants membres de gangs présentent-ils des risques plus élevés que les non-membres? Les résultats de travaux québécois portent à croire que ce serait le cas. Alors, doit-on soumettre les contrevenants, mineurs et adultes, à des interventions particulières, mieux adaptées? Nous abordons ces questions dans cet ouvrage.

    Plusieurs initiatives américaines, canadiennes et québécoises ont été, et sont toujours, financées par l’État. Or, la recension systématique des recherches évaluatives des initiatives de contrôle des gangs de rue menée par Gravel et ses collaborateurs apporte un constat assez troublant, bien que cohérent avec ceux faits par d’autres collaborateurs du présent ouvrage. L’état des recherches évaluatives est effectivement préoccupant lorsque l’on considère l’histoire de l’intervention et de la recherche sur les gangs. La recension systématique des évaluations de programmes publiées au cours des trois dernières années n’offre pas une qualité méthodologique suffisante pour procéder à une méta-analyse. Cet appui empirique serait pourtant essentiel quant aux choix des stratégies d’intervention que nous devons faire, et ce, autant pour l’avancement des connaissances que pour l’allocation judicieuse des fonds publics, de plus en plus rares.

    Bien que tous reconnaissent la pertinence des approches dites globales et intégrées, comme le propose la «Comprehensive Community-Wide Program Approach» de Spergel, les différentes évaluations qui en ont été faites suggèrent des résultats parfois positifs, souvent modestes, voire négatifs. Au banc des accusés: la mauvaise conceptualisation des programmes et les lacunes dans leur implantation. L’exercice de mobilisation des différents partenaires des milieux communautaires et institutionnels, bien que louable et souhaitable, fait face à de nombreux défis, que Hamel résume en quatre points: 1) développer une perception commune de la clientèle ciblée et de ses besoins; 2) préciser des objectifs et des moyens clairs et partagés par tous les partenaires; 3) former un véritable réseau sociocommunautaire, et, surtout, 4) être en mesure de mettre de côté les intérêts personnels au profit des intérêts collectifs du réseau mobilisé.

    De la même manière, une revue des stratégies d’intervention auprès des membres révèle que, comparativement aux initiatives déployées pour prévenir l’association aux gangs ou réprimer la délinquance, celles visant la réadaptation et la réinsertion sociale des contrevenants associés aux gangs de rue sont nettement moins nombreuses. De plus, celles qui ont été mises en œuvre ont fait l’objet de peu d’évaluation et, le cas échéant, ont présenté des lacunes méthodologiques tellement importantes qu’il est pratiquement impossible d’en tirer des conclusions scientifiquement valides. Cela dit, cette revue a tout même permis de mettre en lumière que les pratiques déjà utilisées auprès des contrevenants jugés à haut risque de récidive seraient sans doute les plus prometteuses auprès des délinquants associés aux gangs. Ces approches reposent sur les principes des pratiques correctionnelles suivants: 1) cibler les délinquants présentant d’importants risques et besoins criminogènes; 2) préconiser les stratégies cognitivo-comportementales; 3) favoriser la collaboration de l’entourage (famille, pairs) et celle de la communauté; 4) s’insérer dans une structure cohérente; 5) s’appuyer sur des intervenants qualifiés; 6) poursuivre les efforts d’intervention dans la communauté.

    Ces constats nous amènent à la conclusion de Spergel et Wa qui stipulent que, malgré les difficultés, nous aurions tort de repousser les efforts visant à mettre en place les programmes d’intervention qui reposent sur les principes de l’approche globale et intégrée, dans la mesure où les difficultés ne se situent pas tant sur le plan théorique que sur celui de leur application. Autrement dit, le véritable problème réside dans l’écart entre le cadre théorique et l’intégrité de son implantation. Comme Spergel et Wa, nous souhaitons qu’une plus grande attention soit portée à cette question et que les études d’implantation et d’évaluation soient véritablement prises au sérieux et financées à juste titre.

    Il est également à espérer que la diversité des travaux présentés dans ce premier traité saura influencer la nouvelle génération de professeurs, de chercheurs et de praticiens et contribuer aux multiples efforts déployés pour faire face à ce phénomène encore mal compris.

    PREMIÈRE PARTIE

    définitions, mesures

    et manifestations du phénomène

    Chapitre 1

    Définir, classifier et mesurer

    Jean-Pierre Guay, Chantal Fredette

    et Sébastien Dubois

    L’image actuelle des gangs de rue au Québec tire son origine d’une série d’événements violents qui leur sont attribués à la fin des années 1990 et qui ont mené à plusieurs opérations policières. Jumelés à un traitement médiatique important, ces incidents ont propulsé à l’avant-scène ce phénomène, jusque-là considéré comme de la petite délinquance, ne touchant que certains quartiers de Montréal et associé aux difficultés d’intégration des immigrants.

    Aux États-Unis, les préoccupations relatives aux gangs de rue remon­tent au début du 20e siècle. L’intérêt porté au phénomène au Canada et au Québec est beaucoup plus récent. Jusqu’au début des années 2000, les chercheurs et les intervenants canadiens et québécois étaient davantage préoccupés par les groupes traditionnellement associés au crime organisé. Depuis, les gangs de rue attirent de manière croissante l’attention du public, ce qui perturbe le sentiment de sécurité. Les pressions exercées sur les décideurs et les organisations responsables de la répression sont nombreuses. Cet intérêt accru s’explique, entre autres, par le fait que les membres de gangs sont de grands producteurs de crimes, notamment de délits violents.

    La contribution de l’association aux gangs à la production de la délinquance est largement admise en criminologie. Néanmoins, les mécanismes qui sous-tendent cette relation font encore l’objet de nombreux débats. Une partie des difficultés est attribuable aux problèmes de définition. S’ils peuvent apparaître secondaires, ces problèmes ont un impact direct sur la mesure de l’ampleur du phénomène et de ses manifestations. À l’évidence, ils remettent en question la qualité des données recueillies, ce qui mène à différentes dérives en ce qui concerne les politiques et les interventions.

    Définir et mesurer les gangs de rue

    À l’heure actuelle, un des seuls consensus concernant la question des gangs de rue est qu’il n’existe pas d’unanimité quant à la façon de les définir. Il n’existe pas non plus de méthode commune pour identifier leurs membres. À première vue, l’utilité réelle d’une bonne définition peut sembler triviale. Pourtant, il est difficile de proposer une définition cautionnée par l’ensemble des intervenants préoccupés par la question, et ce, même après 80 ans d’efforts suivant la toute première proposée par Frederic Thrasher (1927). Les défis sont nombreux pour quiconque tente de proposer une définition consensuelle.

    La capacité d’une bonne définition à circonscrire adéquatement le phénomène figure parmi les principaux problèmes. Elle devrait permettre de couvrir l’ensemble des manifestations, sans toutefois en sous-évaluer ou surévaluer l’importance. De la même façon, la définition d’un membre devrait permettre de correctement identifier les personnes qui le sont, sans toutefois inclure les gens qui partagent des similitudes avec eux, mais qui ne correspondent pas aux critères d’identification. En d’autres termes, la définition doit correspondre au maximum de vrais positifs, c’est-à-dire les vrais membres. Une définition dont les critères seraient trop restrictifs mènerait à une sous-évaluation du phénomène (faux négatifs), alors qu’une autre aux critères trop vagues laisserait croire à un trop grand nombre de gangs ou de membres (faux positifs).

    Une partie des difficultés à proposer une définition utile est liée au fait que la notion de gang et de membre est chargée des représentations populaires. Pour certains, ce concept nord-américain devient même difficilement transposable à d’autres contextes socioculturels (Matsuda et coll., 2012). De plus, la diffusion médiatique de la culture de gang a permis à celle-ci de s’intégrer à une culture plus générale, notamment celle des adolescents qui sont de plus en plus nombreux à adopter le style vestimentaire ou certaines attitudes typiquement liés aux gangs. La définition du gang et le processus d’identification des membres doivent donc tenir compte de ce phénomène de mimétisme, en plus d’offrir les moyens de distinguer le membre de l’adolescent commun.

    L’exercice de proposer une définition consensuelle et des critères d’identification des membres est difficile. Les multiples propositions souffrent plus du fait de leur imprécision menant à la surévaluation de l’ampleur du phénomène que de critères trop restrictifs. Une telle surévaluation peut avoir de nombreux impacts, dont la surestimation de la présence des gangs de rue, qui joue sur le sentiment de sécurité de la population. Elle a aussi pour effet d’orienter les politiques concernant le contrôle et la répression. Un bon exemple de définition surinclusive est cité en exemple par Klein et ses collègues (2001). En 1995, un sondage mené par le National Youth Gang Center dénombrait 30 818 gangs aux États-Unis et près de 846 428 membres. La définition utilisée était: «A group of youths or young adults in your jurisdiction that you or other responsible persons in your agency or community are willing to identify or classify as a ‘gang’». Sur cette base, 24% des répondants ont inclus dans leur estimation les groupes sataniques et 58% les graffiteurs. Une telle définition ne permettait pas de diriger l’attention du répondant vers le phénomène initialement envisagé.

    Pour contrer les problèmes de sous et de surreprésentation, Klein et Maxson (2006) proposent de différencier les éléments définitionnels des éléments descriptifs. En d’autres termes, les chercheurs et les théoriciens devraient distinguer les critères nécessaires de ceux qui sont utiles. Les éléments définitionnels sont décrits comme minimaux et nécessaires, alors que les éléments descriptifs permettent de qualifier les groupes. Par exemple, le caractère illégal des activités d’un groupe constitue sans l’ombre d’un doute un élément définitionnel. Un gang de rue ne saurait en être un s’il n’était pas impliqué dans des activités illégales. En contrepartie, les éléments concernant le port de signes distinctifs peuvent être utiles sans toutefois être nécessaires. Contrairement au caractère illégal des activités, on verrait bien un gang de rue ne pas partager ou exhiber de symboles de reconnaissance. Les éléments descriptifs ne sont donc pas distinctifs, mais ils permettent d’apprécier les différences entre les différents groupes. Pour Klein et Maxson (2006), une bonne définition ne devrait donc contenir que des éléments définitionnels et éviter de recourir aux éléments descriptifs.

    L’inclusion d’éléments descriptifs peut poser un certain nombre de problèmes. Au Québec, on se réfère généralement à la définition du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), laquelle fut révisée en 2003 conjointement avec le ministère de la Sécurité publique du Québec. La définition proposée va comme suit: «Le gang de rue est un regroupement plus ou moins structuré d’adolescents et de jeunes adultes qui privilégient la force et l’intimidation du groupe pour accomplir des actes criminels, et ce, dans le but d’obtenir pouvoir et reconnaissance ou de contrôler des sphères d’activités lucratives».

    En regard des travaux de Klein et Maxson (2006), une telle définition, si utile soit-elle pour les autorités policières et gouvernementales, pose un certain nombre de problèmes. En effet, l’inclusion de différents éléments descriptifs (structure, but allégué et moyens privilégiés) fait en sorte qu’elle peut s’avérer surinclusive ou sous-inclusive selon les circonstances. Un groupe répondant à l’ensemble des critères mais sans réelle structure ne pourrait dans ce contexte être qualifié de gang de rue, alors qu’un groupe formé spontanément ou éphémère le pourrait. Si les constituants de cette définition ne tiennent pas compte des propositions de Klein et Maxson, ils posent aussi un certain nombre de difficultés relatives à l’utilisation et à la fidélité des critères. En effet, certains critères sont libellés de manière floue (on n’a qu’à penser au «regroupement plus ou moins structuré » ou au fait qu’il est particulièrement complexe d’inférer la motivation sous-jacente aux activités d’un groupe).

    Le défi consisterait donc à documenter les éléments définitionnels, et à les distinguer des descriptifs. Après plusieurs tentatives d’élaboration d’une définition qui se voulait consensuelle, Klein et Maxson (2006, p. 4) proposèrent la définition suivante: «A street gang is any durable, street-oriented youth group whose involvement in illegal activity is part of its group identity». Les cinq composantes (pérennité, lien à la rue, jeune âge des membres, caractère illégal des activités et identité commune) constituent des éléments définitionnels nécessaires et suffisants. D’autres caractéristiques, comme le type de leadership, la cohésion, la composition du groupe en ce qui concerne le sexe ou l’appartenance ethnique, au même titre que l’argot, les vêtements, les tatouages ou les signes de mains, sont des éléments descriptifs, mais qui ne sont pas essentiels.

    L’utilité d’une définition

    Il existe plusieurs avantages liés à l’adoption d’une définition précise, opérationnelle et consensuelle. D’un point de vue méthodologique, elle permet de s’assurer que les chercheurs de différents milieux, horizons théoriques ou régions géographiques s’attardent à un seul et même objet de recherche. Plus concrètement, une définition commune permet de comparer les résultats de travaux émanant de différents groupes de recherche. D’un point de vue pratique, une bonne définition offre aux divers intervenants (policiers, avocats, juges, cliniciens, etc.) à la fois un langage commun et un ancrage valide pour orienter leurs décisions. Elle pourrait permettre d’éviter les dérives de la sur-identification et d’éviter du même coup que des jeunes non membres subissent les conséquences d’une identification à un gang alors qu’ils n’en font pas partie¹. Les conséquences d’une telle identification sont en effet nombreuses, allant d’une peine plus sévère à une prise en charge pénale plus contraignante, en passant par un traitement différent.

    Le gang comme entité complexe

    Les gangs de rue sont, pour ainsi dire, une catégorie diagnostique aux contours flous, aux manifestations variées qui fluctuent dans le temps et dans l’espace et sur laquelle peu de gens s’entendent. Même en présence d’une définition conceptuellement solide, le phénomène est marqué par sa grande hétérogénéité. Pour Platon, l’homme a depuis toujours tenté de comprendre son monde selon la nature même des choses, à l’organiser en fonction des catégories naturelles, voire à le découper à ses «articulations naturelles». Le recours au mécanisme par lequel on organise les personnes, les événements ou les endroits en catégories signifiantes vient tout naturellement. C’est une stratégie qui permet d’appréhender un phénomène complexe de manière généralement efficace. L’utilisation de la classification est en fait une stratégie d’économie cognitive (Sokal, 1974): connaître quelques éléments du tableau dépeignant un gang ou un membre permet d’extrapoler sur la dynamique de l’un ou de l’autre. Si la classification est omniprésente en sciences naturelles, elle l’est tout autant en sciences sociales. Il est difficile de ne pas se référer à un moment ou à un autre à un système classificatoire lorsqu’on étudie les comportements de déviance et de délinquance. La littérature est jalonnée de travaux sur la classification des gangs et de leurs membres.

    Le recours à la classification est une stratégie cognitive offrant bon nombre d’avantages. Dans le cas des gangs de rue, elle peut permettre de mieux étudier les facteurs contribuant au phénomène, de déterminer les sous-groupes les plus problématiques et les interventions à préconiser en fonction de leurs dynamiques, de faciliter la prise de décision et de favoriser la communication entre les intervenants. De plus, l’usage de tels outils permet une économie importante d’énergie et de temps. Un nouveau groupe, s’il est classé dans un système valide, pourra faire l’objet d’une intervention efficace et ciblée en fonction de ses propriétés. Un nouveau membre à évaluer le sera plus efficacement, et sera orienté vers les stratégies d’action les plus prometteuses dans lesquelles les principaux écueils en matière de réadaptation pourront être évités.

    En sciences sociales, les termes classification, typologie et taxinomie sont souvent utilisés de manière plus ou moins interchangeable. Le terme générique classification se réfère à la fois à une opération et à un système (Marradi, 1990). On peut organiser les opérations classificatoires en deux grandes familles: les systèmes monothétiques et les systèmes polythétiques (Brennan, 1987). Les systèmes monothétiques sont ceux dans lesquels la possession d’une seule caractéristique (classification) ou d’un ensemble restreint de caractéristiques (taxinomie) est nécessaire et suffisante pour faire partie de ce groupe. Par opposition, dans les systèmes polythétiques, aucun caractère ou ensemble restreint de caractéristiques n’est nécessaire et suffisant pour faire partie de ce groupe (typologie). En somme, on peut réduire le nombre de systèmes à trois: la classification, la taxinomie et la typologie.

    La classification est une stratégie monothétique qui vise à utiliser une opération de subdivision fondée sur un critère unique (ex.: taille des groupes). Elle permet de produire la plus simple des structures, laquelle consiste en une liste de classes (on pourrait proposer une classification fondée sur le nombre de membres: petits groupes de 3 à 14 personnes, groupes moyens de 15 à 30 personnes et grands groupes de 30 personnes et plus). La classification a différentes qualités structurales qui lui sont propres. Elle permet généralement de produire des classes hermétiques ou mutuellement exclusives, souvent en désignant l’appartenance à une classe par la présence ou non d’un critère. L’identification de toutes les possibilités d’un critère est cependant quasi impossible, ce qui entraîne habituellement la création d’une catégorie résiduelle. L’exhaustivité ne peut être atteinte sans une telle catégorie puisque certaines unités n’appartiennent à aucune classe. Par exemple, un modèle visant à classifier les types de leadership peut exiger la création d’une catégorie «autres», à moins que le concepteur opte pour des catégories générales afin que tous les types de leadership puissent être classés. Dans ce cas cependant, le système souffrirait fort probablement de problèmes d’accord interjuges, c’est-à-dire que différents observateurs ne classeront pas les mêmes types de leadership dans les mêmes catégories.

    La taxinomie, elle aussi monothétique, est fondée sur l’utilisation de plus d’un critère. L’utilisation de ces critères se fait de manière séquentielle, et l’ordre dans lequel les critères sont utilisés est crucial. Les modèles taxinomiques classiques en sciences naturelles sont ceux dans lesquels on trouve les genres, dans lesquels se retrouvent les espèces puis les variétés. Dans un système taxinomique, les variétés sont donc des variations des espèces, lesquelles sont des variations des genres. Une taxinomie hypothétique des gangs aurait pu être celle créée à l’aide de la taille du groupe et de l’appartenance ethnique des membres: un tel modèle permettrait de distinguer un certain nombre de sous-groupes fondés sur la taille au sein desquels on observerait différentes variantes fondées sur l’ethnicité. Bien que le système taxinomique laisse croire à l’identification d’entités fondamentalement distinctes en sciences naturelles (taxons), il n’en est pas de même dans les sciences sociales. En effet, la question de l’identification de catégories naturelles fait l’objet de plusieurs travaux, notamment en psychopathologie. À cet égard, les catégories naturelles, qui se réfèrent à des différences de nature et non pas d’intensité, sont peu nombreuses.

    La dernière famille de stratégie classificatoire dérivée d’une stratégie agglomérative est la typologie. Elle est sans nul doute celle préconisée pour décrire les gangs de rue et leurs membres. La typologie est un système classificatoire polythétique. Lorsque plusieurs critères sont considérés simultanément, une typologie est produite et des types sont identifiés au lieu de classes. À cet égard, elle offre donc des prototypes aux frontières plus ou moins perméables plutôt que des catégories aux classes mutuellement exclusives. Pour contrer les problèmes liés à l’assignation des unités, des règles claires d’assignation doivent être développées. L’objectif de la typologie est d’organiser les unités selon des similarités perçues et ainsi de maximiser l’homogénéité au sein des types et les différences entre les types. Bien que le traitement simultané d’un grand nombre de critères soit attrayant, il est généralement préférable de concevoir le modèle à l’aide de stratégies d’analyses taxinomiques multivariées (Marradi, 1990). Ces dernières ont permis de combler certaines lacunes des typologies strictement théoriques, lesquelles sont souvent le fruit de l’observation et comportent un caractère spéculatif. L’avènement de la taxinomie numérique a certes permis d’étendre le nombre de variables utilisées pour concevoir les typologies, mais a posé le problème de la parcimonie. Bien que séduisante, la typologie n’est cependant pas sans limites. Parmi les plus importantes, on retrouve le fait que le passage d’une typologie émanant de la recherche à une utilisation quotidienne de celle-ci ne peut être possible sans la mise à plat de règles claires d’assignation des unités aux types. Plus simplement, les critères d’assignation doivent être clairement définis et les règles doivent être explicites pour déterminer à quel type chaque unité appartient, sans quoi la typologie est difficilement utilisable.

    Plusieurs chercheurs en sont venus à proposer des systèmes classificatoires et des typologies théoriques des gangs et de leurs membres. Pour Klein et Maxson (2006), les typologies de gangs prennent généralement deux formes: celles fondées sur des éléments comportementaux et celles fondées sur des critères structuraux. Les premières organisent les types sur la base des profils de comportements et d’activités les plus communs. C’est dans ce cadre que certains chercheurs ont proposé différents types, comme le gang conflictuel, le gang violent ou le gang prédateur (Cloward et Ohlin, 1960; Huff, 1989; Yablonsky, 1970). Or, les typologies fondées sur les manifestations comportementales éludent une caractéristique propre à la majorité des gangs, soit le polymorphisme criminel (Klein et Maxson, 2006). Les typologies fondées sur des critères structurels proposent quant à elles d’organiser les types de groupes en fonction de leurs caractéristiques sociales. Dans cette perspective, Klein et Maxson ont déployé des énergies pour contourner les limites associées à l’utilisation des critères comportementaux en proposant une typologie fondée sur six critères structurels: taille, présence de sous-groupes, étendue de l’âge des membres, durée d’existence, défense d’un territoire et polymorphisme criminel. À l’aide de ces critères, les auteurs ont défini cinq groupes relativement communs: les gangs traditionnels, néo-traditionnels, compressés, collectifs et spécialisés.

    Les gangs traditionnels existent généralement depuis plusieurs générations (souvent plus de vingt ans). Ils sont composés de plus d’une centaine de membres âgés de neuf à 30 ans qui se scindent en plusieurs sous-groupes, formés principalement sur la base de l’âge. Des surnoms tels que vétéran, senior, junior ou midget sont attribués aux membres, illustrant bien la différence d’âge. Il arrive toutefois que les sous-groupes soient définis en fonction du quartier de résidence des membres plutôt qu’en fonction de leur âge. Enfin, ces groupes s’identifient presque toujours à un territoire géographique, en plus de présenter une criminalité très polymorphe.

    Pour leur part, les gangs néo-traditionnels ressemblent aux gangs traditionnels, à l’exception du fait qu’ils existent depuis environ une dizaine d’années. En comparaison avec les autres types, leur taille est plus modérée, variant entre 50 et 100 membres. Certains d’entre eux présentent des cliques formées selon le quartier de résidence ou l’âge des membres, dont l’étendue serait moindre que celle des gangs traditionnels. Enfin, ces groupes revendiquent un territoire, en plus de présenter une criminalité polymorphe.

    Quant à eux, les gangs compressés n’existent que depuis quelques années, soit moins de dix ans. Leur taille est plus petite que les gangs traditionnels et néo-traditionnels (ne dépassant pas les 50 membres) et ils ne présentent pas de sous-groupes clairement définis. L’étendue de l’âge des membres est généralement limitée (moins de dix années séparent le plus jeune du plus âgé), et seulement quelques groupes revendiqueraient un territoire. Enfin, leur criminalité est également polymorphe.

    Puis, les gangs collectifs existent depuis environ 10 ou 15 ans. Leur taille est importante, regroupant environ 50 à 100 membres dont l’âge varie de 10 à 15 ans, et leur criminalité est polymorphe. En dépit du nombre important de membres, ils ne se divisent pas en sous-groupes clairement définis et la revendication d’un territoire n’est présente que chez quelques-uns d’entre eux. Grosso modo, ces groupes ressemblent aux regroupements d’adolescents et de jeunes adultes sans structure organisationnelle définie.

    Finalement, les gangs spécialisés s’orientent vers la réalisation d’un nombre restreint de types de délit. Ils existent depuis moins de dix ans, comptent moins d’une cinquantaine de membres du même âge (moins de dix ans sépareraient le plus jeune du plus vieux) et se divisent rarement en sous-groupes. Ils revendiquent un territoire géographique précis qui peut être le lieu de résidence des membres ou le marché criminel associé à une forme particulière de crime.

    À l’heure actuelle, la typologie théorique proposée par Klein et Maxson demeure probablement le système classificatoire le mieux conçu et le mieux documenté. Il figure parmi les seuls systèmes qui ont formellement été appliqués dans d’autres contextes (voir les travaux de Scott [2000] sur 780 corps policiers et du National Youth Gang Center sur les données issues d’un échantillon représentatif de 256 corps policiers). Conjuguée à une définition conçue à l’aide d’éléments définitionnels, cette typologie permet de documenter l’hétérogénéité du phénomène.

    En ce qui concerne la classification des membres, les modèles sont aussi nombreux. La majorité propose une classification fondée sur le rôle, l’influence du membre et le degré d’implication dans les gangs. Certains systèmes ont toutefois insisté sur d’autres aspects, tels que l’âge des membres ou la consommation et le trafic de drogues (Hagedorn, 1998; Valdez et Sifaneck, 2004). Le modèle auquel on se réfère le plus, notamment au Québec, est sans doute celui de Spergel (1995), qui présente cinq principales variantes: membres centraux, associés ou membres périphériques, membres flottants, recrues, vétérans ou anciens gangsters.

    D’abord, les membres centraux font référence aux chefs et aux membres réguliers qui composent la petite clique à la tête du gang engagée activement dans son fonctionnement quotidien. Ils interagissent fréquemment les uns avec les autres, ils prennent des décisions, ils établissent des normes, ils sanctionnent les actions des chefs, ils recrutent et ils déterminent le niveau de violence. Ils sont davantage engagés dans les activités criminelles, comparativement aux membres périphériques ou associés. Ils ont généralement commis leur premier délit en bas âge et perpétuent leur mode de vie criminel bien souvent jusqu’à l’âge adulte.

    Ensuite, les associés ou les membres périphériques ont un rôle de collaborateurs ou d’adjoints. Ils ne sont pas reconnus comme des membres officiels, leur participation aux activités étant irrégulière. Bien qu’ils entretiennent des relations avec les membres centraux, leur statut est peu prestigieux. Quant à eux, les membres flottants sont en quelque sorte des associés spéciaux. Bien qu’ils ne soient pas clairement reconnus comme des membres à part entière, ils possèdent néanmoins un statut élevé en raison de leurs talents ou de leur accès à des ressources particulières (source d’informations importantes sur les activités des rivaux, intermédiaires ou négociateurs lors de périodes de tensions ou de conflits, accès aux armes à feu et aux drogues, etc.). En d’autres mots, ils sont des entrepreneurs respectés en raison des nombreux contacts légitimes et illégitimes qu’ils entretiennent dans la communauté.

    Puis, les recrues (ou wannabes) sont habituellement de jeunes adolescents qui aspirent à devenir membres ou sont considérés comme des membres potentiels. N’étant pas encore reconnus comme des membres à part entière, ils sont néanmoins ciblés par les membres centraux et les associés pour maintenir ou augmenter la taille ou le statut du gang. Enfin, les vétérans ou les anciens gangsters sont les membres habituellement les plus âgés et engagés depuis plusieurs années. Ils ne participent plus activement aux activités du groupe, jouant essentiellement un rôle de conseillers. Ils peuvent être connus et respectés par les plus jeunes. Cependant, les vétérans peuvent avoir de l’influence sur les activités visant le gain économique ou lors de conflits. Certains font même figure de héros ou de symboles.

    Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de système classificatoire largement utilisé par les différents acteurs de la prévention, de la répression ou de l’intervention. Les raisons sont liées aux principales limites de ces systèmes, soit la fidélité des critères, ainsi que l’utilité, les méthodes de construction et la pertinence même de l’exercice de classification. À notre connaissance, tous les modèles classificatoires sont issus d’une démarche de typologie théorique (aussi parfois appelée typologie clinique/théorique), c’est-à-dire qu’ils sont pour une bonne part le fruit du travail de réflexion et d’observation de leurs auteurs. À l’aide de quelques critères généraux, on présume que les utilisateurs potentiels seront en mesure de classifier les gangs et les membres dans l’un ou l’autre des types proposés. Voilà la première limite.

    Brennan (1987) s’est précisément penché sur l’utilisation de la classification en sciences sociales, en criminologie et sur les phases du processus de développement des systèmes classificatoires. Une première phase, appelée la phase de la classification littéraire-impressionniste, est souvent décrite comme un exercice intellectuel sans réelle base empirique. La seconde phase est celle de la classification clinique/théorique dans laquelle les spécialistes organisent leurs univers sur la base d’une longue expérience de façon à rendre compte de la grande diversité des manifestations. Les classifications cliniques/théoriques ont été graduellement abandonnées dans différents domaines des sciences sociales en raison de nombreux problèmes principalement liés au faible accord interjuges. Plusieurs observateurs confrontés à un même groupe ou à un même délinquant arrivent difficilement au même résultat, faute de critères opérationnels et de précision dans la définition des concepts. Peu utiles, ces classifications exigent de la part des praticiens beaucoup de temps et d’efforts, sans apporter pour autant de bénéfices tangibles. Ces systèmes retrouvent cependant une certaine popularité lorsqu’ils sont produits par un traitement statistique classificatoire multivarié de dimensions ou de variables théoriquement pertinentes, mesurées de manière fidèle. Si ils ont graduellement disparu de la plupart des champs des sciences sociales, ils sont encore aujourd’hui largement utilisés dans le domaine des gangs, et ce, malgré les sorties incendiaires de plusieurs qui suggéraient que les typologies finiraient par disparaître en raison de leur faible utilité (Gibbons, 1985).

    Une seconde limite concerne l’utilité même de ces systèmes classificatoires. En effet, la classification vise plusieurs objectifs, notamment la description, l’économie intellectuelle, la création de nouvelles idées et le recours à un langage commun et synthétique. Pour Sokal (1974), la classification vise aussi et surtout à décrire les liens entre les unités d’une même classe, leur lien avec les autres unités, et à permettre une représentation simplifiée de ces objets de telle sorte que des affirmations générales peuvent être faites à propos de ces classes. En d’autres termes, un système doit permettre de générer des hypothèses nouvelles de travail qui peuvent être mises à l’épreuve empiriquement. Une bonne classification doit être en mesure de soulever des questions quant aux mécanismes qui ont mené à une telle organisation et, dans les systèmes dynamiques, sont maintenues en place de telles organisations. Si plusieurs ont utilisé les modèles classificatoires à des fins descriptives, peu nombreux sont ceux qui les ont utilisés comme fondation de leurs travaux, soit comme outil visant la prédiction ou comme base de la mise en œuvre d’interventions efficaces, par exemple.

    Une troisième limite, liée à la question de l’utilité, concerne l’appui empirique dont bénéficient de tels systèmes. En effet, le lecteur attentif ne peut que se surprendre du peu de recherches empiriques qui les utilisent et qui en tirent profit. Ils sont proposés, discutés et rarement utilisés dans d’autres contextes que ceux dans lesquels ils ont été conçus. La notion même de validation des systèmes classificatoires est aussi utilisée, au mieux, de manière libérale. Par exemple, le modèle de Klein et Maxson (2006) repose sur ce que les auteurs qualifient de travail validant leur classification. Or, le critère utilisé pour cautionner le modèle est qu’une proportion importante de gangs a pu y être classifiée. Cela est certes pertinent, mais ça ne suffit pas à conclure à la validité de cette typologie. En effet, pour qu’une classification soit valide, il faut qu’elle soit en mesure d’apporter quelque chose, un éclairage nouveau sur le phénomène, une économie cognitive, un gain en information. Plus simplement, une classification est valide si elle peut, par exemple, orienter les interventions, simplifier l’étude du phénomène et permettre d’inférer quantité d’autres aspects non couverts par celle-ci.

    Une dernière limite, plus fondamentale, concerne la structure latente de la notion même de gang de rue et de membre. Les gangs sont perçus comme des entités naturelles et discrètes, fondamentalement différentes des autres groupes criminels. De la même manière, les types de membres sont perçus comme différents les uns des autres, et différents d’autres délinquants. L’appartenance à un gang, à la manière d’un diagnostic médical, est étudiée comme un état différent en raison de sa nature. Or, il n’existe probablement pas de distinction fondamentale entre les gangs de rue et d’autres groupes exerçant le même genre d’activités. Il n’en existerait pas plus entre les délinquants associés aux gangs de rue et les membres d’autres groupes. Tous, à divers niveaux, sont impulsifs et centrés sur leurs besoins, flânent, boivent, partagent des valeurs criminelles et s’insèrent dans une structure plus ou moins cohérente. Pour plusieurs, il existe néanmoins une frontière invisible (et perçue comme utile) entre le gang de rue, le crime organisé et le groupe de pairs délinquants, entre le membre et le non-membre ou entre chacun des types de membres. Pourtant, peu de travaux supportent clairement l’idée d’une différence de nature.

    Un modèle multidimensionnel

    Les limites liées à l’utilisation de la typologie, jointes aux problèmes d’iden­­tification des membres, nous ont amenés à nous pencher sur la viabilité d’un modèle multidimensionnel de l’appartenance aux gangs de rue pour rendre compte de l’hétérogénéité du phénomène. Deux principaux motifs nous ont poussés à nous tourner vers une structure multidimensionnelle plutôt que catégorielle. Premièrement, il n’existe pas d’appui empirique solide à l’idée qu’il existe une frontière naturelle entre le délinquant membre et celui qui ne l’est pas: l’appartenance aux gangs n’est fort probablement pas taxonomique, mais bien dimensionnelle. Deuxième­ment, l’appartenance aux gangs de rue n’est pas unidimensionnelle: plusieurs composantes indépendantes (mais liées) sont nécessaires pour bien saisir le phénomène.

    Dans leur ouvrage sur les modèles de mesure, Bertrand et Blais (2004) définissent le modèle comme une représentation simplifiée d’un phénomène. Pour être utile, le modèle doit avoir certaines caractéristiques particulières, dont celles d’être précis et parcimonieux. Dans le cadre de nos travaux, nous avons donc organisé les principales caractéristiques des délinquants membres en nous fondant sur quatre dimensions: 1) la participation aux activités criminelles; 2) la présence de traits psychopathiques et d’impulsivité; 3) l’adhésion à la culture de gang; 4) la place occupée dans le réseau et la structure du gang. Les deux premiers paramètres concernent donc des caractéristiques génériques de la délinquance, tandis que les deux derniers sont spécifiques des gangs. L’ensemble de ces paramètres a été jugé crucial pour comprendre les membres. Ces quatre dimensions découlent de la convergence de trois sources de données: l’analyse des typologies, les principaux travaux issus de la littérature scientifique et finalement l’analyse du contenu de groupes de discussion avec des experts du phénomène. La figure 1 présente le modèle à quatre grands paramètres qui peuvent être mesurés à l’aide de différents indicateurs. Plutôt que de s’efforcer de déterminer qui est membre ou non, il est possible alors de définir la place qu’occupe un délinquant dans cet espace multidimensionnel.

    D’abord, pour bien saisir les caractéristiques du délinquant membre, il est nécessaire de considérer la nature de ses activités criminelles. Depuis plus de vingt ans, l’étude des comportements délinquants passés ou de la carrière criminelle a fait d’importants progrès. Elle consiste généralement dans la description de la séquence longitudinale des

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