La Pénologie: Réflexions juridiques et criminologiques autour de la peine
Par Estibaliz Jimenez et Marion Vacheret
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À propos de ce livre électronique
Un livre remarquable qui pose clairement la question de l’inflation pénale et carcérale, de la situation économique et sociale des condamnés et des coûts associés à l’exercice de la justice en regard des résultats attendus et obtenus.
Estibaliz Jimenez
Professeure à l'UQTR.
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Aperçu du livre
La Pénologie - Estibaliz Jimenez
Introduction
L’année 2012 a été marquée au Canada par l’adoption de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés. Établie avec la volonté affirmée d’aggraver les sanctions pénales à l’égard de certains groupes de contrevenants, cette loi s’inscrit dans la continuité des discours politiques centrés sur la protection des familles, la défense des victimes et la responsabilisation des criminels, et ce, en dépit de la diminution du taux de criminalité au cours des 20 dernières années.
L’entrée en vigueur de cette loi a suscité une attention médiatique considérable, ainsi que d’importants débats de société quant aux fondements du droit de punir et à sa mise en œuvre. Elle renforce les préoccupations autour du rôle attendu du système judiciaire et des fonctions attribuées à la peine. Pour certains, nous punissons trop – trop souvent, trop sévèrement, de façon inadéquate, voire inutile ; pour d’autres, notre système est trop laxiste ou trop doux – on parle alors de sentences bonbons. Et qui ne se souvient pas des « club fed » qui ont fait la une des journaux canadiens à la fin des années 1990 ? La détermination de la peine, le fonctionnement du système judiciaire, les profils de la population prise en charge et les fonctions de l’emprisonnement sont aujourd’hui discutés, dans un contexte où les coûts associés à la justice sont de plus en plus remis en question, en regard des « résultats » attendus et obtenus. Intrinsèquement constitutives de la pénologie, ou de l’étude de la sanction pénale, ce sont ces dimensions que nous aborderons dans cet ouvrage.
Que l’on parle de condamnation, de sanction ou de châtiment, la pénologie s’inscrit dans une réflexion sur le droit de punir et de faire souffrir que s’accorde une société. Au Canada, la peine est dite plurifonctionnelle. Elle vise, selon le Code criminel, à la fois la dénonciation de l’acte, la réparation des torts causés, la dissuasion et la neutralisation des contrevenants potentiels, ainsi que la responsabilisation ou la réinsertion sociale des délinquants condamnés.
Pendant longtemps les discours politiques, législatifs, administratifs et universitaires se sont concentrés sur la modération pénale, la reconnaissance de l’importance des mesures alternatives à l’incarcération et la limitation de l’usage de l’emprisonnement à tel point que la philosophie de réinsertion sociale semblait faire partie du sens commun. En fermant au Québec en 1996 cinq établissements de détention, réduisant ainsi la capacité carcérale de plus de 400 places, le très bref (il n’a duré que cinq ans) virage milieu qu’a connu la province au milieu des années 1990 en a été l’un des signes les plus profonds. En énonçant l’objectif d’une intervention pénale centrée sur la prévention, la résolution des conflits et une utilisation modérée et ciblée de l’emprisonnement, cette réforme se démarquait alors de la tendance que connaissait l’Amérique du Nord en général, en particulier les États-Unis.
Toutefois, nous assistons aujourd’hui à des changements majeurs dans cette perspective. La responsabilisation des condamnés, la rationalisation des interventions et l’idée d’une peine vraiment méritée sont au cœur de la philosophie pénale actuelle. Changement de paradigme, les interventions pénales se concentrent maintenant sur le risque et sa gestion. Afin de réduire la probabilité de survenance des actes criminels, les connaissances scientifiques et le développement technologique sont mis à profit pour mieux gérer les populations prises en charge, dans un État non plus social mais sécuritaire. Les interventions pénales s’y appuient sur des discours de gestion rationnelle tant économique que sociale ou politique. Il est question de réduction des coûts de la criminalité et de la justice, d’investissements économiquement rentables en matière de lutte contre la criminalité ou encore de gains de capital social ou politique. Visant la sécurité publique par un recours accru à la sanction pénale, à la responsabilisation du condamné et à la neutralisation de certains groupes de contrevenants, le rétablissement de l’ordre social est devenu la formule clé de l’ensemble et une façon pour l’État de faire valoir sa force et ses compétences.
La première grande réforme du Code criminel date de 1996. Depuis, et surtout à partir de 2006, nous assistons à une explosion de l’activité législative en matière pénale. Remettant en cause l’esprit de modération énoncé jusque-là, ce mouvement est caractérisé par l’entrée en vigueur de multiples projets de lois, concernant soit un allongement des peines, soit de nouvelles incriminations, ou une restriction du pouvoir discrétionnaire des juges. Ces actions ont enclenché une inflation pénale et carcérale, dont nous commençons à voir les répercussions.
L’ensemble des politiques mises en place s’inscrit dans une dualité pénale. Certaines mesures, issues des grandes années durant lesquelles la réhabilitation prédominait, sont centrées sur la modération et l’insertion communautaire. D’autres mesures visent davantage la répression des actes criminels et la neutralisation, relativement longue, des contrevenants. La peine se conjugue alors sous de multiples formes. De l’absolution à une condamnation, à une peine d’emprisonnement à perpétuité, ou d’une amende à une ordonnance de probation, les pratiques pénales sont nombreuses et diversifiées. On retrouve parmi les sanctions non carcérales les travaux communautaires, instaurés au début des années 1980, qui imposent au condamné une peine comportant l’exécution de travaux pour un organisme sans but lucratif, ou la probation, une sanction pénale permettant de purger sa peine dans la communauté, tout en demeurant sous la surveillance des représentants du service correctionnel. D’un autre côté, l’emprisonnement reste encore et toujours le point de référence en matière de pénalité. On y retrouve les peines privatives de liberté, à proprement parler, et leurs diverses modalités, comme la libération conditionnelle et l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis, mesure hybride qui allie la réinsertion sociale et la punition du contrevenant.
Que l’on soit sociologue, criminologue, travailleur social ou juriste, l’étude du droit de punir d’une société à l’égard de ses concitoyens nous paraît être fondamentale. Elle doit permettre de comprendre à la fois le processus pénal mis en œuvre, le sens de la peine, ainsi que les enjeux associés à une prise en charge pénale. Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’agit de poser les jalons d’une réflexion de fond sur la législation canadienne actuelle, tout en amenant une réflexion plus large à propos des politiques pénales. Face à la diversité des mesures pénales existantes, notre choix dans cet ouvrage a été de nous concentrer sur les mesures affectant ou risquant d’affecter la liberté des condamnés, la prison étant encore aujourd’hui le point d’orgue tant du système pénal canadien que des discours politiques et sociaux actuels.
La première partie de cet ouvrage est consacrée à l’acte de juger au sein du processus pénal. Sébastien Lachambre analyse les principes fondamentaux en matière pénale, les objectifs pénaux et les critères de détermination, et Françoise Vanhamme présente une réflexion sur le rôle et la place du juge dans ce fonctionnement.
La deuxième partie jette un regard éclairant sur la notion de peine et sur ses formes particulières aujourd’hui. La prison étant au cœur de la pénalité contemporaine, Marion Vacheret fait l’analyse des peines prononcées. Les mesures non carcérales ou moins restrictives en matière de privation de liberté sous l’angle de l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis sont examinées par Sandra Lehalle, puis Fernanda Prates analyse à son tour le régime de libération conditionnelle. Finalement, Estibaliz Jimenez traite des répercussions d’un casier judiciaire pour un condamné et du régime de réhabilitation.
Finalement, dans la troisième partie, il sera question de la place faite à certains groupes sociaux dans le système pénal. À partir d’une réflexion sur les délinquants dangereux, les personnes atteintes de troubles mentaux et les condamnés âgés, Dominique Robert, Denis Lafortune et Véronique Strimelle mettent en lumière les enjeux associés à cette prise en charge.
Loin d’être une conclusion formelle et définitive sur un système, cet ouvrage se veut un outil d’ouverture vers la réflexion et la discussion à partir d’une présentation simple et claire de la législation actuelle. Différents auteurs, différents thèmes et différents niveaux d’analyse et de réflexion favoriseront la compréhension d’un ensemble complexe d’informations. Cet ouvrage vise surtout à permettre à des étudiants de première année d’amorcer une certaine découverte du système pénal canadien. Avec entre autres des réflexions théoriques, plusieurs chapitres restent délibérément descriptifs, la compréhension des enjeux entourant le système pénal passant nécessairement par la connaissance de ce dernier.
PREMIÈRE PARTIE
LE SYSTÈME PÉNAL ET LA DÉTERMINATION DE LA PEINE
1
L’évolution des objectifs de la peine en droit canadien
Sébastien Lachambre
La structure actuelle des objectifs de la peine s’inscrit dans une tradition bien établie malgré l’apparition de nouveautés. Les objectifs les plus anciens demeurent présents (dissuasion, dénonciation, rétribution, réhabilitation et neutralisation) et de nouveaux s’y ajoutent (réparation et conscientisation du contrevenant), tout comme des changements législatifs récents incitent les juges à donner la priorité à la dénonciation et la dissuasion, dans le cas des peines à imposer pour des infractions ciblées. Ce chapitre montrera l’utilisation des objectifs de la peine en droit canadien et présentera l’évolution de ces derniers par l’étude de différents types de discours (législatif, jurisprudentiel et juridico-politique).
L’étude de l’article 718 du Code criminel est fondamentale si l’on veut comprendre la structure des objectifs de la peine au Canada, mais elle est loin d’être suffisante. En effet, c’est seulement dans les années 1990 que les objectifs de la peine ont été codifiés, ce qui limite la capacité de ce changement à nous éclairer sur leur évolution. De plus, durant les décennies 1960, 1970 et 1980, certains des discours les plus détaillés sur les objectifs de la peine au Canada ont été produits par des commissions de réforme du droit. Ces discours juridico-politiques n’ont pas force de loi, mais ils influencent les décisions à la fois politiques (création de la loi) et juridiques (décisions des tribunaux dans des cas précis). Jusqu’aux années 1990, les cours d’appel des provinces jouaient un rôle important dans l’orientation de la détermination de la peine au Canada. La Cour suprême du Canada a également pris position à plusieurs reprises sur les principes et les objectifs de la peine. L’ensemble des décisions illustre comment les juges canadiens comprennent et utilisent les objectifs de la peine.
Ce chapitre est divisé en quatre parties. Tout d’abord, l’ensemble des objectifs de la peine du système pénal canadien est présenté. Suivra une discussion sur les discours juridico-politiques suscités par les différents rapports de commissions de réforme du droit. Seront ensuite abordées certaines décisions de la Cour suprême du Canada, ce qui permettra de saisir la position de la plus haute cour du pays sur les objectifs de la peine. Enfin, trois articles du Code criminel seront exposés, de manière à montrer une nouvelle tendance en matière d’objectifs de la peine au Canada.
Les objectifs de la peine dans le système pénal canadien
Un objectif de la peine consiste en l’identification d’une cible pour les peines. C’est une promesse, un souhait formulé à l’égard des peines. Les objectifs de la peine sont des réponses familières et rassurantes à des questions éthiques difficiles, par exemple : comment peut-on justifier les mesures les plus contraignantes que l’État peut imposer à ses citoyens (amende, prison et mort) ? Les objectifs de la peine contribuent à donner un sens socialement acceptable aux pratiques punitives déployées en réaction aux infractions criminelles.
Rétribuer, dissuader, réhabiliter, neutraliser, dénoncer. Voilà des objectifs bien connus attribués aux peines imposées en droit criminel en vertu de l’article 718. Ces objectifs ont tous tenu un rôle dans les réflexions sur le droit criminel au Canada qui, à l’instar d’autres pays occidentaux, a connu une intense période de réflexion sur le droit pénal à partir des années 1950. Malgré tout, leur articulation et leur sens demeurent souvent mal compris.
Historiquement, il y a eu une opposition forte entre deux courants philosophiques : le rétributivisme et l’utilitarisme. Pour le rétributivisme, punir tous les contrevenants est un devoir de l’autorité, peu importe les conséquences concrètes de l’imposition de la peine. La rétribution donne corps à cette fonction de la peine et elle est souvent illustrée par l’adage « œil pour œil, dent pour dent ». L’utilitarisme présuppose au contraire que l’imposition des peines doit entraîner des bénéfices pour la société ; de manière générale, la peine doit servir à protéger la société du crime. La dissuasion, la réhabilitation et la neutralisation ont été les objectifs les plus couramment associés à cette fonction du droit criminel et de la peine. Enfin, une troisième fonction importante du droit et des peines a été progressivement discutée à partir de la fin du
XIX
e siècle, mais son statut par rapport aux deux autres demeure incertain. Il s’agit de la réaffirmation des valeurs fondamentales de la société ou de la « fonction socio-pédagogique » (Van de Kerchove, 2005). L’idée de dénoncer le crime par la peine a accompagné la réflexion sur cette fonction de la peine.
Depuis la fin du
XVIII
e siècle, par rétribution, on entend « punir pour punir » ou « punir pour faire justice » sans égard aux conséquences de la peine. Au cœur de cet objectif se trouve l’idée de punir de manière égale ou proportionnelle à la gravité du crime parce que la peine est méritée. Les années 1970 ont vu apparaître une variante de la position de Kant sous les traits du juste dû[1].
Lorsque la peine a pour objectif de dissuader, on punit soit pour faire peur aux contrevenants potentiels (dissuasion générale), soit pour éviter la récidive du contrevenant puni par la crainte de l’application d’une nouvelle peine (dissuasion spécifique). La peine doit être suffisamment sévère pour dépasser les avantages que la commission du crime pourrait procurer aux contrevenants[2].
Quant à elle, la réhabilitation peut être définie ainsi : punir de manière que les contrevenants deviennent respectueux de la loi ou, du moins, qu’ils ne transgressent plus les lois. La réhabilitation réclame l’administration de programmes de traitement qui doivent être appliqués en prison ou dans la communauté. Cet objectif a fait l’objet de nombreuses critiques à partir des années 1960, mais il demeure bien présent encore aujourd’hui[3].
Lorsque la peine vise la neutralisation, punir sert à réduire la capacité de commettre des crimes des contrevenants dangereux en les mettant à l’écart de la société. Cet objectif de la peine ne présuppose pas que les individus peuvent changer, seulement que la société peut bénéficier de la mise à l’écart temporaire (parfois prolongée) ou permanente de certains contrevenants ou groupes de contrevenants[4].
Finalement, la dénonciation, à titre d’objectif de la peine, laisse entendre que punir est nécessaire pour que s’exprime la désapprobation de la société à l’égard du crime. Une telle expression peut être une fin en soi ou un moyen de consolider la désapprobation des citoyens honnêtes pour le crime. Cet objectif a été promu avec vigueur par le juriste anglais James Fitzjames Stephen. La dénonciation a été progressivement institutionnalisée en droit criminel, au moins à partir des années 1950[5].
R. c. Willaert[6], de la Cour d’appel de l’Ontario, est une décision représentative des préoccupations en matière de détermination de la peine des années 1950 (et abondamment citée dans des décisions ultérieures). Dans cette décision rendue sur une affaire d’agression sexuelle, le juge MacKay indique que « la véritable fonction du droit criminel, en ce qui a trait à la peine, est dans l’amalgame judicieux (wise blending) de la dissuasion et de la réhabilitation, où la rétribution n’est pas complètement mise de côté[7] ». Fait à noter, la réhabilitation est pour lui « ce qui permet d’avoir le plus d’espoir dans la plupart des cas, en matière de peine[8] ». Cette décision est intéressante, puisqu’elle met en évidence l’importance d’amalgamer différents objectifs de la peine. Elle souligne également l’importance grandissante de la réhabilitation en droit criminel.
Quelque quarante ans plus tard, en 1996, le législateur a enchâssé dans le Code criminel[9] du Canada ce que bon nombre d’observateurs considèrent comme l’approche canadienne en matière d’objectifs de la peine, c’est-à-dire justement un amalgame de plusieurs objectifs (principalement la rétribution, la dissuasion, la neutralisation et la réhabilitation). De ce point de vue, aucun objectif n’a préséance sur les autres. Pour répondre aux exigences de différentes situations, des objectifs de la peine différents peuvent être privilégiés tout comme ils peuvent être combinés. Cette position est défendue par Manson (2001), Meyer et O’Malley (2005), Ruby et al. (2008), Jodouin et Sylvestre (2009) et Renaud (2009), pour n’en nommer que quelques-uns.
Le législateur a également ajouté des « nouveautés » dans la mesure où la réparation du tort causé et la conscientisation des délinquants quant à leurs responsabilités, comme objectifs de la peine, ne sont apparues que marginalement au cours des décennies précédentes.
Dadour (2007) écrit que la réparation est le désir du législateur de favoriser une « remise en état
de la victime par le contrevenant ». Le Code criminel prévoit notamment des modalités de dédommagement de la part du contrevenant (C. cr. 742.3[2][e]), mais il peut aussi être question de travaux communautaires où c’est l’intérêt de réparation envers la société qui est promu. Renaud (2009) ajoute que cet objectif doit promouvoir la justice réparatrice en « encourageant » ou en « incitant » le contrevenant à cette fin.
Quant à l’objectif prévu au paragraphe 718(f), Renaud invite à distinguer, dans la formulation même de l’objectif par le législateur, deux objectifs différents : responsabiliser le contrevenant quant à ses actions et l’amener à reconnaître les torts qu’il a causés aux victimes et à la collectivité. Selon lui, cet objectif peut notamment être utile lorsque l’accusé nie sa culpabilité.
On peut remarquer que la rétribution n’apparaît pas comme objectif de la peine dans le Code criminel. On trouve cependant l’idée de « sanctions justes » dans l’introduction aux objectifs de la peine tout comme le « principe fondamental » est la proportionnalité, où la peine doit correspondre à la gravité du crime et à la responsabilité de l’infracteur. Ces idées sont avantageusement