Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse: Un défi
Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse: Un défi
Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse: Un défi
Livre électronique335 pages4 heures

Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse: Un défi

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Les sectes fermées peuvent constituer un environnement où des enfants subissent des mauvais traitements qui sont justifiés par une idéologie religieuse. Les jeunes vivant dans ces communautés isolées doivent alors être protégés, mais intervenir en milieu sectaire est ardu et beaucoup plus complexe qu’on peut l’imaginer.

Quels sont les défis auxquels sont confrontés les professionnels des services sociaux quand ils ont à intervenir auprès d’une secte religieuse lorsque des enfants sont en danger ? Quels sont les obstacles à franchir ? Quelles sont les difficultés qui se posent à eux ? Quelles stratégies utilisent-ils pour contrer la complexité de ces situations ? Comment préparent-ils leurs interventions ?

L’auteure tente ici de répondre à ces questions à la lumière de ses rencontres avec des enquêteurs, des agents de la protection de l’enfance, des juges, des avocats et des psychologues qui sont tous intervenus directement auprès de groupes sectaires. Les récits de parents et d’enfants maintenant adultes qui ont fait l’objet de ces interventions apportent un éclairage additionnel sur les stratégies mises en œuvre par leur communauté en réponse aux actions étatiques.

Mettant en évidence les difficultés propres à la protection des enfants des groupes sectaires, mais surtout les facteurs d’une intervention réussie, l’auteure propose un modèle d’intervention dont pourront s’inspirer les professionnels lorsqu’ils auront à intervenir auprès de ce type de communautés.
LangueFrançais
Date de sortie29 avr. 2015
ISBN9782760542730
Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse: Un défi

En savoir plus sur Lorraine Derocher

Auteurs associés

Lié à Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse

Livres électroniques liés

Religion et spiritualité pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Intervenir auprès de sectes religieuses en protection de la jeunesse - Lorraine Derocher

    « intervenant ».

    CHAPITRE 1

    UNE ENQUÊTE QUALITATIVE

    L es scientifiques ne se sont penchés que récemment sur le sujet des personnes mineures vivant dans les sectes, générant ainsi des analyses descriptives des conditions de vie particulières de ces jeunes. Notre étude se distingue par le fait qu’elle ne se limite pas à l’observation de la situation de ces enfants  ; e lle veut utiliser ce qui est déjà connu pour aller plus loin. En l’occurrence, nous avons choisi de nous arrêter sur le type de maltraitance ou de négligence ¹ que certains d’entre eux subissent ainsi que sur les défis liés à leur protection. Précisons d’entrée de jeu que cette enquête n’a pas pour but d’évaluer les pratiques des travailleurs sociaux (Tourigny et Dagenais, 2005), mais bien de relever les difficultés et les facteurs de succès des interventions menées auprès de groupes sectaires. En fait, nous visons à créer un modèle conceptuel dont pourront s’inspirer les professionnels pour établir leurs stratégies.

    Ce premier chapitre traite tout d’abord de l’angle que nous avons choisi pour aborder la question de la protection des jeunes en danger qui vivent dans des sectes : l’application de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) (Québec, 2014a) en milieu sectaire. Ensuite, nous décrivons notre enquête de terrain en présentant la méthode de recherche utilisée, notre hypothèse ainsi que les thèmes que nous avons retenus pour l’analyse de nos données.

    1.1. L’application de la LPJ en milieu sectaire : un angle novateur

    Le problème de la protection d’enfants en danger vivant dans des environnements sectaires peut être abordé de différentes manières. Certains prônent de définir juridiquement la secte afin de légiférer sur la question, tandis que d’autres soutiennent qu’il faut limiter le droit à la liberté de religion afin de réduire les dérapages. Nous avons plutôt choisi de nous pencher sur les difficultés d’application de la LPJ (Québec, 2014a) dans la situation particulière des enfants vivant dans des sectes, sans toutefois vouloir proposer d’apporter des amendements à la loi actuelle. Nous pensons qu’en se focalisant sur les difficultés et les facteurs de réussite des interventions, il est possible d’éclairer cette réalité complexe.

    Par cet angle d’approche, nous cherchons à sortir du débat usuel portant sur les sectes, à savoir : 1) l’absence de législation contre les sectes et d’une définition juridique du terme secte ; 2) la liberté de conscience et de religion des parents ; 3) la querelle qui perdure entre « anticultistes » et « apologétiques ».

    Le premier point de ce débat est que la secte, d’un point de vue juridique, est généralement considérée comme une organisation religieuse au même titre qu’une religion traditionnellement bien établie ; c’est du moins le cas du Québec. En fait, le mot secte n’est défini dans aucune loi au Canada, qu’elle soit fédérale ou provinciale. Même la France, malgré la loi About-Picard² (République française, 2001), refuse de définir juridiquement le vocable secte. Le fardeau de la définition revient donc aux juges, ce qui engendre, d’après l’analyse de nombreuses décisions judiciaires de Landheer-Cieslak (2007), une distinction entre secte et religion chez les juges français de droit civil. Cela entraîne comme conséquence, selon la juriste Fortier, qu’un régime différencié des cultes s’installe imperceptiblement au sein de l’ordre juridique français (Fortier, 2000). Nous le comprenons bien, cela n’est pas souhaitable.

    Au Québec, ce sujet n’est pas abordé depuis le rapport Hill (1980) qui établissait que les nouveaux mouvements religieux (NMR) ne présentent aucun danger pour les adeptes et que l’État n’a pas à modifier ses lois pour protéger ses citoyens des sectes. De plus, ce document précisait qu’une commission royale d’enquête sur les sectes ne serait pas dans l’intérêt des citoyens. Bien que le rapport eût été rédigé pour le compte du gouvernement de l’Ontario, le Québec s’est appuyé sur ses conclusions pour ne pas légiférer sur la question. Cette position concorde avec celle de certains sociologues et juristes, comme Introvigne et Milton (1996), Barker (1995), Bergeron (1997) et Richardson (2004), qui s’opposent fermement à toute législation visant l’encadrement des sectes. Comme eux, nous sommes d’avis qu’il est inutile d’envisager le problème de l’intervention auprès de mouvements sectaires sous cet angle. Cela risquerait, entre autres choses, de porter préjudice aux groupes religieux alternatifs, minoritaires et marginaux qui sont trop souvent confondus avec les sectes dangereuses.

    En ce qui concerne le deuxième point du débat, nous pensons qu’aborder la question de la protection des mineurs évoluant dans des milieux sectaires sous l’angle de la confrontation des droits des parents, notamment le droit à la liberté de religion, aux droits de l’enfant (Églin, 2009), ne constitue pas non plus une option. Les juges québécois n’hésitent pas à faire prévaloir l’intérêt supérieur de l’enfant sur le droit à la liberté religieuse des parents lorsqu’une pratique, même si elle est dite « religieuse », place l’enfant dans une condition de vie qui lui est préjudiciable. Si la preuve est faite que le développement ou la sécurité d’un enfant est compromis, le juge priorise la sécurité de l’enfant sur le droit fondamental à la liberté de religion du parent. Cette démonstration n’est pas à faire au Québec (Boulais, 2003, 1999 ; Laliberté, 2004). D’ailleurs, le juge Fauteux ne peut être plus clair sur cette question :

    La liberté de religion n’est pas absolue. Elle n’autorise personne à refuser à l’enfant le libre exercice de son droit à la protection, à la vie, au respect de sa personne, à son développement mental et affectif et à sa sécurité. La liberté de religion n’autorise non plus personne à enfreindre les règles de droit qui assurent à l’enfant le libre exercice de ses propres droits fondamentaux (PJ224³, p. 2712).

    En revanche, la plupart des pays occidentaux affirment que le droit actuel sanctionne généralement la totalité des délits repérés en milieu sectaire et, à juste titre, ne choisissent pas de limiter davantage la liberté de religion. Fortier explique bien, en paraphrasant Huyette (2007, 2002), la difficulté d’aborder le problème sous cet angle :

    S’il est relativement aisé pour un juge de constater une atteinte à l’intégrité physique en cas de violence sur un mineur, c’est une mission autrement plus redoutable que de dire à partir de quand la liberté des parents d’inculquer tel ou tel principe philosophique ou religieux dépasse les limites tolérées et met un enfant en situation de danger (2010, p. 5).

    Or, même si l’intérêt supérieur de l’enfant prime les droits constitutionnels des parents, le problème de la protection des mineurs en milieu sectaire se pose toujours (Courtin, 2001 ; Églin, 2009 ; Fortier, 2010 ; Huyette, 2007, 2002, 1996 ; Touiller, 2008), surtout en milieu clos. L’État fait face à de nouvelles réalités associées à la protection des mineurs et certaines pratiques religieuses en font dorénavant partie. Fait malheureux : certains parents négligent et maltraitent leur enfant au nom de leurs convictions si bien que, même sous une loi répressive, ils sont prêts à risquer la condamnation afin de satisfaire aux exigences de leurs croyances religieuses (Fortier, 2010). Cela constitue une raison additionnelle pour nous garder d’orienter notre recherche dans cette direction.

    Enfin, nous cherchons également à sortir du troisième point du débat, soit le conflit subsistant entre anticultistes et apologétiques, où l’on a tendance à instrumentaliser la question des mauvais traitements des enfants pour renforcer les positions. Les membres du courant apologétique accusent en somme les anticultistes de surexposer les abus des mineurs au sein de nouvelles religions et d’atteindre ainsi certains NMR qui ne font aucun tort à leurs enfants (Richardson, 1999). Ces derniers mettent en garde la population contre des allégations non fondées et souvent véhiculées par les médias (Barker, 1995). Les anticultistes, quant à eux, imputent aux apologétiques l’occultation de certains drames qu’ont eu à vivre des jeunes dans ces milieux (Kent, 2010).

    Conséquemment, nous pensons qu’aborder le problème de l’intervention en protection de l’enfance dans un contexte sectaire sous l’un de ces trois angles du débat conduit nécessairement à l’impasse. Notre démarche suggère plutôt de demeurer dans le cadre de la LPJ en nous détachant du droit des religions, des politiques constitutionnelles et du débat antisecte. Nous croyons que ces approches ne sont pas en mesure d’éclairer la question qui nous préoccupe.

    Par ailleurs, des lois existent pour punir le parent fautif, qu’il vive ou non au sein d’un groupe sectaire, et certains individus vivant en milieu sectaire ont effectivement fait l’objet d’enquêtes criminelles, mais cela n’est pas l’intérêt principal de notre étude. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, nous nous centrons sur les cas relatifs à l’application de la LPJ où le développement ou la sécurité d’un enfant est ou peut être compromis (Québec, 2014a, art. 38). Dans notre étude, nous cherchons à comprendre les méthodes utilisées par les professionnels de la protection de l’enfance pour protéger les enfants-victimes ainsi que les stratégies mises en œuvre par les sectes pour résister à ces interventions. En somme, les cas associés au droit de la famille, au droit constitutionnel et au droit pénal dépassent largement le cadre de notre recherche : notre analyse des décisions judiciaires concernant les enfants-victimes de maltraitance au sein de groupes sectaires se limitera donc aux cas de protection.

    Dès lors, sur quels critères nous sommes-nous basée pour choisir les groupes à l’étude ? Commençons d’abord par ceux que nous n’avons pas retenus. Plusieurs typologies des NMR ont été élaborées, entre autres, par Berger (1954), Bergeron (1982), Hervieu-Léger (2001), Willaime (2004) et Wilson (1959). Par exemple, sur le plan de la doctrine, il est possible de repérer parmi ces mouvements des théologies d’inspiration chrétienne ou orientale, des spiritualités magico-ésotériques ainsi que des idéologies fondées sur le syncrétisme (Champion et Hourmant, 1999). En outre, d’un point de vue sociologique, plusieurs formes de communalisation religieuse existent : sociétés secrètes, communes, colonies rurales, Églises ou mouvements transnationaux. Sur le plan quantitatif, nous savons que les mouvements religieux alternatifs peuvent aussi bien constituer des congrégations populeuses que des groupuscules. Or, étant donné qu’aucun de ces critères ne joue un rôle prépondérant dans la victimisation des enfants en milieu sectaire et, par ricochet, dans l’intervention étatique relative aux enfants, d’autres paramètres ont été privilégiés pour constituer notre objet d’étude.

    Nous ne nous attardons pas non plus aux nouvelles religions où les chefs de famille refusent certains soins médicaux à leurs enfants, même si ces traitements sauveraient leur vie. Nous estimons que les médecins reçoivent des directives précises dans ces circonstances et que l’État canadien gère relativement bien ce type de problèmes. De même, nous ne nous arrêtons pas sur les cas de jeunes violentés par leurs parents fondamentalistes, pour des raisons disciplinaires ou pour faire un exorcisme, s’ils fréquentent l’école ou ont un contact avec leur parenté. Les enseignants et les gens qui les côtoient savent repérer les symptômes de maltraitance et les signalent généralement aux agents de protection de la jeunesse. Il ne s’agit pas non plus d’étudier la situation de garçons victimes de prêtres ou de pasteurs pédophiles ou encore des réalités comme les mariages forcés ou la violence basée sur l’honneur, car ce sont des manifestations de dérapage par rapport à certains rites religieux ou culturels. En fait, nous estimons que ces situations dépassent largement le champ couvert par la problématique que nous avons choisi d’étudier.

    Cela étant précisé, nous nous sommes plutôt concentrée sur des groupes sectaires qui concordent avec la typologie de Johnson (1963) qui définit les organisations appelées « sectes » comme des mouvements religieux relativement en tension avec les valeurs de la société moderne. Selon cette théorie, plus une organisation religieuse maintient un état de tension avec les normes et les valeurs dominantes de la société, dont la soumission aux différents codes de loi, plus elle correspond au type « secte ». Nous avons donc ciblé des groupes religieux dont l’état de friction avec l’appareil politique demeure suffisamment intense pour que leurs membres décident de priver leurs fils et leurs filles de la protection étatique. Or, il appert que c’est principalement ce type de groupements encapsulés (Stark et Bainbridge, 1985) qui oppose une forte résistance à l’intervention étatique lorsqu’elle est requise, et ce, même au regard des mineurs. Ces sectes extramondaines⁴ (Luca et Lenoir, 1998) sont suffisamment hostiles à l’État pour que ses agents éprouvent des difficultés à remplir leurs devoirs de protection. Conséquemment, notre recherche se limite aux sectes⁵ religieuses contestatrices qui s’adonnent souvent à des activités illégales, sans considération pour leur nombre, leur format ou leur doctrine. Il s’agit souvent de groupes qui habitent à la campagne, en retrait, et qui sont peu enclins au prosélytisme, comptant sur leurs familles nombreuses ou sur l’engagement de leurs adolescents pour la survie de leur communauté.

    En somme, ce qui importe dans notre enquête, c’est d’apporter un éclairage sur le problème de l’intervention auprès d’enfants vivant en milieu sectaire et ayant besoin de protection, sous l’angle spécifique de l’application de la LPJ, non pas sous l’angle d’une législation contre les sectes, de la limitation du droit à la liberté de religion des parents ou de la dénonciation de pratiques extrêmes de certains mouvements.

    1.2. L’accompagnement du professionnel par la sociologie compréhensive

    Notre recherche vise donc à connaître l’expérience des professionnels qui ont eu à appliquer la LPJ dans le contexte de sectes fermées. Pour ce faire, nous avons opté pour un schéma classique d’enquête qualitative (Aktouf, 1987) afin de repérer dans le discours des répondants (Bardin, 1977 ; Franzosi, 2004 ; Kaplan, 1943), selon l’expression de Kaplan (1973), les « régularités repérables ». Nous avons ainsi préliminairement travaillé à la saisie de récurrences et de constantes :

    Les analyses qualitatives relèvent d’abord d’une commune orientation d’esprit : la recherche de « formes » sous-jacentes aux conduites humaines et aux faits sociaux. Elles mettent en œuvre une aptitude spécifique de l’intelligence humaine : la saisie de récurrences et de constantes qui apparaissent par-dessous le foisonnement des contenus qui captivent toujours la conscience immédiate (Mucchielli, 1991, p. 49).

    Nous avons effectué des entretiens en profondeur (Aktouf, 1987) afin que les informateurs se prononcent, voire réfléchissent avec nous, sur les événements qui ont entouré les interventions. Nous avons ainsi discuté du contexte et des circonstances des interventions, des situations de compromission, de la liberté religieuse, des stratégies privilégiées par les intervenants ou par la secte, de la résistance à l’intervention et de l’isolement des communautés.

    L’analyse des transcriptions (Alami, Desjeux et Garabuau-Moussaoui, 2009) a été réalisée par l’établissement de catégories (Miles et Huberman, 2003). C’est en procédant ainsi que nous avons pu faire ressortir les significations, les intentions et les associations d’idées (Mucchielli, 1991 ; Aktouf, 1987 ; Alami, Desjeux et Garabuau-Moussaoui, 2009) non perceptibles à la première lecture des quelque 500 pages de transcriptions d’entrevues.

    Visiblement, notre projet est ancré dans une sociologie d’accompagnement (Dubéchot, 2005) du professionnel afin de l’éclairer sur un contexte atypique par rapport à sa pratique habituelle. Le sociologue Ion (1990) considère que les travailleurs sociaux doivent se repositionner par rapport aux nouveaux enjeux et actualiser leurs compétences quant aux clientèles récentes. Le monde change et des modèles d’intervention novateurs s’installent, ce « qui met en cause les pratiques usuelles des professionnels du travail social et qui devrait les amener à redéfinir leurs rapports avec les acteurs politiques et les habitants » (Dubéchot, 2005, p. 153).

    Nous avons opté pour la méthode de Max Weber où le point de vue subjectif de l’acteur sert de donnée au scientifique. En fait, la sociologie wébérienne établit deux formes de compréhension : « La compréhension peut signifier d’une part la compréhension actuelle [aktuelles Verstehen] du sens visé dans un acte » (Weber, 1995a, p. 34) et « elle peut également signifier d’autre part une compréhension explicative [erklaärendes Verstehen]. Nous comprenons parce que nous saisissons la motivation [motivationsmaässig] » (p. 34) d’un acteur social, la signification qu’il donne à un geste ou à une action ainsi que la valeur qu’il lui accorde. « Dans tous les cas, comprendre signifie saisir par interprétation le sens ou l’ensemble significatif visé » (p. 35).

    Le premier objectif du sociologue est donc de saisir le « pourquoi » de l’action sociale par l’interprétation, cette action qui est toujours orientée en fonction d’autrui. Bien comprise, et loin d’être régie par un certain déterminisme, cette activité sociale révèle le sens donné à l’action et les motivations qui poussent l’acteur à agir. L’activité sociale se définit donc pour Weber, ici selon Dubéchot, par « le produit de décisions prises par des individus qui donnent eux-mêmes un sens à leur action » (2005, p. 103). Toujours suivant la méthode wébérienne, nous nous appliquons à exercer une « neutralité axiologique » en cherchant à ne porter aucun jugement de valeur, que ce soit à l’endroit des sectateurs ou des intervenants (Freund, 1983).

    Weber fournit également aux sociologues un outil important : l’« idéaltype » (Weber, 1995a, 1965). Cet instrument conceptuel permet d’illustrer un concept à partir de certaines de ses composantes et qualités essentielles (Kaesler, 1996 ; Weber, 1965). Par l’accentuation de ses traits les plus significatifs et les plus distinctifs, l’idéaltype devient une construction théorique basée sur l’interprétation sociologique de la réalité empirique. Weber affirme que l’idéaltype demeure utopique en comparaison de la réalité, tout en ajoutant que c’est précisément par cet aspect qu’il devient un instrument d’intelligibilité (1995a, 1965). En fait, l’idéaltype devient en quelque sorte un outil de mesure de la réalité.

    Rappelons une fois de plus que l’analyse de nos données vise à dresser un modèle relatif à l’intervention en milieu sectaire en matière de protection de l’enfance. Ainsi, par l’analyse du discours subjectif des répondants qui nous ont fait part de leur réalité, nous souhaitons exercer une sociologie compréhensive de l’intervention, cette dernière étant appréhendée ici en tant qu’action sociale. En analysant le point de vue des acteurs à partir du sens qu’ils ont eux-mêmes donné à leur activité, tant celui des familles que celui des intervenants, des relations sociales entre ces derniers ainsi que des motivations qui ont justifié leurs actions, nous voulons faire une sociologie d’accompagnement (Dubéchot, 2005) du professionnel en proposant un modèle d’intervention. Les professionnels pourront, s’ils le désirent, par la compréhension du problème que nous approfondissons ici, s’en inspirer pour établir une méthodologie de travail ou encore une stratégie d’intervention propre à l’intervention sociale, judiciaire ou policière selon les codes de conduite et les lois qui encadrent ces professions.

    1.3. L’enquête de terrain

    Nous ne pouvons commencer cette section sans mettre en relief la complexité de notre terrain. Même s’il a été relativement facile d’obtenir la collaboration des informateurs, cela a été beaucoup plus laborieux de les repérer. Nous avons dû recourir à la méthode « boule de neige » où les premières personnes rencontrées nous ont recommandée à des collègues qui avaient travaillé sur les mêmes cas qu’elles ou à des gens qui avaient grandi en milieu sectaire. Nous avons privilégié les entretiens non directifs comme méthode de collecte de données, que nous avons complétés par des propos tirés d’entrevues médiatiques ou de procès.

    D’abord, nous avons recueilli l’opinion de professionnels qui sont intervenus eux-mêmes en contexte sectaire. Ensuite, nous avons écouté les histoires des parents qui ont fait l’objet des mêmes interventions et de gens qui étaient mineurs au moment où les événements ont eu lieu. Nous avons ainsi eu accès aux récits des interventions selon différents points de vue. De cette manière, nous pensons avoir minimisé les biais de certains individus, si bien que nous estimons avoir un regard relativement global et complet des situations analysées.

    Trois types d’informateurs ont été rencontrés : 1) des professionnels qui sont intervenus directement dans des situations de protection de l’enfance au sein de une ou plusieurs des communautés sélectionnées, soit des DPJ et leurs délégués, des juges et des avocats, des pédopsychologues, psychiatres et autres professionnels qui ont agi comme témoins experts, des employés du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) et de commissions scolaires (CS), et des enquêteurs membres de corps policiers ; 2) des parents, anciens sectateurs, qui ont tous fait l’objet d’interventions de la DPJ lorsqu’ils étaient dans la secte ; 3) des adultes qui ont vécu leur enfance au sein de groupes sectaires fermés et qui ont tous fait l’objet d’interventions de la DPJ. Mentionnons ici que, pour faciliter notre rédaction tout au long du présent ouvrage, nous utiliserons le terme enfants/adultes pour désigner ces derniers informateurs.

    Nous avons cru bon également de faire appel à des spécialistes, soit des intellectuels du milieu universitaire qui ont effectué des recherches sur l’un des groupes sélectionnés. De plus, nous avons rencontré des gens affiliés à des centres d’information sur les sectes ; leur discours vient ajouter à nos données des éléments importants. Pour ce qui est de la codification des données, nous avons utilisé les sigles suivants tout au long du texte : I (intervenant), EA (enfant/adulte), P (parent), S (spécialiste). Au total, nous avons eu des entretiens avec une trentaine d’informateurs.

    Quant aux groupes sectaires, ils ont été sélectionnés selon trois principaux critères : 1) ils forment un mouvement religieux fermé, dit « sectaire⁶ » ; 2) ils maintiennent les mineurs dans l’isolement, soit physiquement ou psychologiquement (discours antisocial, manichéen ou délégitimant la loi civile) ; 3) ils ont fait l’objet d’une intervention en matière de protection de l’enfance au Québec.

    Hormis les sites Web officiels de certaines communautés étudiées⁷, quelques-unes de ces organisations ont publié des ouvrages sur lesquels nous avons pu mettre la main. Nous avons également eu accès à des documents internes de certains groupes révélant les pratiques à l’endroit des enfants. De plus, il arrive que des enfants/adultes publient leur autobiographie qui fait l’historique de la communauté dans laquelle ils ont grandi. Ce type de publication nous a été très utile.

    En outre, nous avons obtenu copie de rapports et de documents officiels ainsi que de décisions judiciaires ayant trait à des enfants/adultes. Nous avons de plus consulté des articles écrits par des intervenants qui donnent des précisions quant aux opérations effectuées au sein de certains des groupes sectaires que nous avons ciblés pour notre étude ainsi que des articles de journaux. Notons toutefois que lorsque nous nous référons à ces documents, afin de protéger la confidentialité de nos données, nous avons codifié ces sources secondaires comme suit : SS. De plus, précisons que cette

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1