Penser les liens entre santé mentale et société: Les voies de la recherche en sciences sociales
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À propos de ce livre électronique
Les auteurs de cet ouvrage analysent cette socialisation de la santé mentale dans toute sa complexité. Que nous disent les troubles mentaux – leur forme et leur régulation – sur le social ? Comment comprendre les interventions dans ce domaine ? L’intérêt actuel pour le champ de la santé mentale et les récents développements psychiatriques se sont-ils accompagnés d’une transformation des liens entre santé mentale et société ? Et quels sont les enjeux (disciplinaires, culturels, temporels, etc.) qui découlent de ces liens ? L’ouvrage, qui se divise en quatre principaux thèmes – l’épreuve, les nouvelles représentations sociales de la folie, l’identité et les théories et savoirs cliniques –, montre toute la fécondité de la santé mentale comme phénomène social et culturel.
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Aperçu du livre
Penser les liens entre santé mentale et société - Marie-Chantal Doucet
Collection
Problèmes sociaux
et interventions sociales
Fondée par Henri Dorvil (UQAM)
et Robert Mayer (Université de Montréal)
L’analyse des problèmes sociaux est encore aujourd’hui au cœur de la formation de plusieurs disciplines en sciences humaines, notamment en sociologie et en travail social. Les milieux francophones ont manifesté depuis quelques années un intérêt croissant pour l’analyse des problèmes sociaux, qui présentent maintenant des visages variables compte tenu des mutations des valeurs, des transformations du rôle de l’État, de la précarité de l’emploi et du phénomène de mondialisation. Partant, il devenait impératif de rendre compte, dans une perspective résolument multidisciplinaire, des nouvelles approches théoriques et méthodologiques dans l’analyse des problèmes sociaux ainsi que des diverses modalités d’intervention de l’action sociale, de l’action législative et de l’action institutionnelle à l’égard de ces problèmes.
La collection Problèmes sociaux et interventions sociales veut précisément témoigner de ce renouveau en permettant la diffusion de travaux sur divers problèmes sociaux. Pour ce faire, elle vise un large public comprenant tant les étudiants, les formateurs et les intervenants que les responsables administratifs et politiques.
Cette collection était à l’origine codirigée par Robert Mayer, professeur émérite de l’Université de Montréal, qui a signé et cosigné de nombreux ouvrages témoignant de son intérêt pour la recherche et la pratique en intervention sociale.
Directeur
Henri Dorvil, Ph. D.
École de Travail social, Université du Québec à Montréal
Codirectrice
Guylaine Racine, Ph. D.
École de Service social, Université de Montréal
Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450, Québec (Québec) G1V 2M2 Téléphone : 418 657-4399 Télécopieur : 418 657-2096 Courriel : puq@puq.ca Internet : www.puq.ca
Diffusion / Distribution :
Canada
Prologue inc.,
1650, boulevard Lionel-Bertrand, Boisbriand (Québec) J7H 1N7 Tél. : 450 434-0306 / 1 800 363-2864
France
AFPU-D – Association française des Presses d’universitéSodis
,
128, avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, 77403 Lagny, France – Tél. : 01 60 07 82 99
Belgique
Patrimoine SPRL, avenue Milcamps 119, 1030 Bruxelles, Belgique – Tél. : 02 7366847
Suisse
Servidis SA, Chemin des Chalets 7, 1279 Chavannes-de-Bogis, Suisse – Tél. : 022 960.95.32
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Vedette principale au titre :
Penser les liens entre santé mentale et société : les voies de la recherche en sciences sociales
(Collection Problèmes sociaux et interventions sociales ; 70)
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-7605-4095-8
1. Santé mentale – Aspect social. I. Doucet, Marie-Chantal, 1961- . II. Moreau, Nicolas, 1977- . I. Collection : Collection Problèmes sociaux & interventions sociales ; 70.
RA790.5.P462 2014 362.2’042 C2014-941046-8
Les Presses de l’Université du Québec reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada et du Conseil des Arts du Canada pour leurs activités d’édition.
Elles remercient également la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour son soutien financier.
Conception graphique Richard Hodgson
Image de couverture Shutterstock
Mise en pages Interscript
Conversion au format ePub Samiha Hazgui
Dépôt légal : 3e trimestre 2014
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
©2014 – Presses de l’Université du Québec Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
Liste des figures et tableaux
Introduction
Marie-Chantal Doucet et Nicolas Moreau
Partie 1 | L’épreuve
Chapitre 1
« Mis à l’épreuve »
Repenser les liens entre troubles dépressifs et société
Geneviève Nault et Nicolas Moreau
1. L’épreuve : un cadre conceptuel
2. Méthodologie
3. Les dimensions de l’épreuve
3.1. Les particularités de la logique narrative
3.2. Un acteur capable et responsable de son classement final
3.3. L’enjeu de la fonctionnalité : intervention et socialisation à la norme
4. La dépression est-elle une épreuve ?
4.1. La dépression comme résultat d’un échec à une épreuve ?
4.2. La santé mentale comme épreuve ?
5. Limites
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 2
Cyberdépendances et pathologisation du social
Aspects psychosociaux
Amnon Jacob Suissa
1. La cyberdépendance : vers un essai de définition
2. Être accro à Facebook
3. L’individualisme et le vide des liens sociaux comme déterminants potentiels des cyberdépendances
4. Qu’est-ce qu’une dépendance ? Survol de la perspective psychosociale
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 3
Renouer avec sa santé et son image
La double peine des travailleurs qui s’absentent en raison d’un trouble mental
Laurie Kirouac et Henri Dorvil
1. Stigmatisation et troubles mentaux : un fléau toujours d’actualité
2. Stigmatisation dans le domaine du travail : le cas des troubles mentaux courants
3. Méthodologie
4. Discrédit moral et capacitaire
4.1. Discrédit moral : « Simulateur intéressé »
4.2. Discrédit capacitaire
Conclusion
Bibliographie
Partie 2 | Nouvelles représentations sociales de la folie
Chapitre 4
Comment étudier la folie dans la cité ?
Spécificité et non-spécificité de la folie civile
Marcelo Otero
1. De la désinstitutionnalisation à aujourd’hui : les fous dans la cité
2. La folie civile : consistance « spécifique » et des problèmes « non spécifiques »
3. Le rapport déréglé à soi et aux autres : les cas de figure de la non-spécificité
4. Les « situations-problèmes » de la folie civile
5. Les dimensions ontologiques de la folie civile : « mental perturbé » et « social problématique »
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 5
La représentation sociale de la dépression et l’accès aux services de santé mentale des jeunes francophones canadiens en contexte minoritaire
Lilian Negura, Nicolas Moreau et Émilie Boutin
1. Les francophones en situation minoritaire et leur accès aux services de santé au Canada
2. L’état de santé des francophones en situation minoritaire au Canada
3. Les barrières linguistiques et la question de l’accès aux services de santé mentale en français
4. Le problème de la demande des services de santé mentale en français
5. Les représentations sociales, les dynamiques identitaires et la demande des services en santé mentale
6. La demande des services de santé mentale chez les jeunes francophones minoritaires : une question de représentations sociales
7. Méthodologie
8. La technique d’évocation
9. Les entrevues
9.1. Le jugement de la société
9.2. La honte
9.3. L’identité dépressive
9.4. Les dimensions descriptives et sociales de la dépression
10. Une représentation qui vient de l’expérience
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 6
Quand le droit et la justice contribuent à la marginalisation
Sur la rupture de solidarité sociale en santé mentale au Québec
Emmanuelle Bernheim
1. Une vision enchantée du droit et de la justice
2. Les droits et la justice comme nouveaux dogmes en psychiatrie
3. Responsabilité et socialisation
4. Égalité, justice et solidarité
5. Droits et rupture de solidarité sociale
Bibliographie
Chapitre 7
Vous avez dit intégration ?
Incertitudes et tensions dans les représentations de l’intégration sociale dans les publications gouvernementales et les programmes sociaux au Québec
Marie-Laurence Poirel et Benjamin Weiss, en collaboration avec le comité de suivi de la recherche Repenser l’intégration
1. Quelques précisions conceptuelles et méthodologiques
1.1. L’importance et l’efficacité des représentations dans le champ social
1.2. Quelques précisions méthodologiques
2. Représentations de l’intégration des groupes marginalisés et des personnes aux prises avec des problèmes graves de santé mentale dans les publications et les programmes gouvernementaux au Québec
2.1. Première période : 1989-1998. Les balbutiements de l’intégration
2.2. Deuxième période : 1998-2005. L’intégration comme responsabilité collective
2.3. Troisième période : 2005-2012. L’emploi, vecteur privilégié d’intégration ?
3. Regards d’acteurs du terrain sur les programmes gouvernementaux et les mesures de soutien à l’intégration
3.1. Représentations de l’intégration
3.2. Regards sur les programmes gouvernementaux
3.3. Les milieux de pratique en santé mentale devant la responsabilité de l’intégration
Conclusion
Bibliographie
Partie 3 L’identité
Chapitre 8
Santé mentale, société et sexualité
Entre acceptabilité sexuelle et figures de l’individualité
Dominic Dubois
1. L’incitation à la liberté, le devoir de dépathologiser
2. L’hypothèse pluraliste
3. Le phénomène trans : de l’identité trouble à l’individualité souffrante
4. Du « dispositif de la sexualité » aux « règles de l’individualité »
Bibliographie
Chapitre 9
Entre grandeur et vulnérabilité du soi
Le narcissisme ordinaire au temps du « singularisme »
Dahlia Namian et Laurie Kirouac
1. Le mouvement de dépathologisation du narcissisme : du « trouble » aux « traits »
1.1. L’approche dimensionnelle : une « singularisation » de la personnalité
1.2. Le « grand schisme » entre psychiatres et chercheurs
2. Du narcissisme à l’estime de soi : le grand renversement « mental »
2.1. Les hautes (et normales) estimes de soi
2.2. Les estimes de soi vulnérables (et pathologiques) : de la basse à la haute-instable
2.3. Entre excès et moindre soi : le narcissisme ordinaire
3. De l’égalité à la singularité : le grand renversement « social »
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 4
Théories et savoirs cliniques
Chapitre 10
Pratiques de soin, pratiques de soi
Dynamiques et tensions dans les sociétés de la modernité avancée
Lise Demailly
1. La psychanalyse en France aujourd’hui et le service public de santé mentale
1.1. Le déclin de la psychanalyse dans la psychiatrie française
1.2. La résistance
1.3. La lenteur de l’implantation des TCC dans l’espace français
2. La psychanalyse et la psychiatrie biomédicale : des représentations en controverse
2.1. Les points sensibles
2.2. Les rapports à la modernité
3. Les contradictions de l’individualisme contemporain
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 11
Grammaire du métier de praticien de première ligne en santé mentale jeunesse
Catégories cognitives et configuration d’une individualité « authentique »
Marie-Chantal Doucet
1. Le paradigme du développement
2. Un métier relationnel
2.1. Qu’est-ce qu’un métier relationnel ?
2.2. L’ambiance humaniste : configuration d’une individualité « authentique »
3. Connaissance de la SMJ
3.1. Penser la SMJ : trois schèmes logico-cognitifs
3.2. Des catégories cognitives pour penser la SMJ
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 12
Accompagner la santé par le son
Des bienfaits de la musique aux avenues vibratoires
Louis Morin, Florence Vinit, Julie Migner Laurin et Annabelle Renzo
1. La musicothérapie et la musique comme médium thérapeutique
2. Les effets thérapeutiques de la musique
3. La musique en médecine
4. Comment la musique peut-elle atténuer la douleur ?
5. La variable relationnelle
6. La harpe : un instrument de soin mythique
7. Des thérapies vibro-acoustiques à la TVAH
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 13
Empowerment et intervention en santé mentale
Un regard critique sur les perceptions des usagères et des intervenantes
Marie-Pier Rivest
1. Qu’est-ce que l’empowerment ?
2. Pourquoi l’empowerment en santé mentale ?
3. Survol des critiques de l’empowerment
4. Méthodologie
5. Résultats
5.1. Perceptions du rôle de l’intervenante : entre soutien matériel et soutien moral
5.2. Rôle de l’usagère : une actrice de son cheminement ?
5.3. Relation d’aide : une relation doublement bénéfique
5.4. Perceptions de l’empowerment : inconnu par les usagères, indispensable pour les intervenantes
5.5. Tableau récapitulatif : perceptions des usagères et des intervenantes
6. Discussion des résultats
6.1. Absence de notions liées à l’empowerment dans le discours des usagères
6.2. Empowerment : une pratique d’accompagnement ?
6.3. Empowerment et autonomie : un duo inséparable ?
7. Limites de l’étude
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 14
Le « passage obligé »
La folie selon Michel Foucault et Erving Goffman
Katharine Larose-Hébert
1. Épistémologies
1.1. Épistémologie de Michel Foucault
1.2. Épistémologie d’Erving Goffman
2. Méthodologie
2.1. Méthodologie de Foucault
2.2. Méthodologie de Goffman
3. Notion de soi
3.1. Le sujet chez Foucault
3.2. Le self de Goffman
4. Folie
4.1. La folie selon Foucault
4.2. La folie selon Goffman
Conclusion
Bibliographie
Conclusion
Marie-Chantal Doucet et Nicolas Moreau
Notices biographiques
Figure 2.1. Construction du cycle de la dépendance
Figure 4.1. Distribution du poids des rapports déréglés à soi et aux autres comme élément dominant des situations problématiques
Figure 4.2. Distribution des « situations-problèmes » – Montréal, 2007
Figure 4.3. Continuum des « situations-problèmes » en fonction des dispositifs d’intervention déclenchés
Figure 4.4. Prédominance de la vulnérabilité ou de l’agressivité selon la catégorie de « situation-problème »
Figure 5.1. Diagramme causal
Tableau 4.1. Composition des « situations-problèmes » caractérisées par le « danger envers soi-même »
Tableau 4.2. Composition des « situations-problèmes » caractérisées par le « danger envers les autres »
Tableau 5.1. Caractéristiques sociodémographiques de l’échantillon (n = 10)
Tableau 5.2. Analyse des termes associés à l’inducteur « dépression » selon leur rang d’importance et leur fréquence
Tableau 6.1. Nombre de lits psychiatriques par 100 000 habitants
Tableau 6.2. Échantillon de la collecte des données
Tableau 13.1. Perceptions des usagères et des intervenantes
Marie-Chantal Doucet et Nicolas Moreau
La question de la relation entre santé mentale et société n’est pas récente. Les premiers écrits des sciences sociales diffusés en Amérique du Nord et en France traitant de cette relation remontent aux années 1950 et s’étaient alors donné le rôle de pourfendeurs d’une psychiatrie normative, stigmatisante et déshumanisante, ouvrant ainsi la voie aux recherches sur les inégalités de santé et les représentations sociales de la folie, ou encore à l’émergence de l’antipsychiatrie. Ces perspectives critiques, que l’on se souvienne des Foucault (1961), Bastide (1965), Goffman (1961), Cooper (1970) ou Illich (1975), ont laissé un héritage certain. De plus, des travaux majeurs s’insérant dans un schème structuro-fonctionnaliste, comme ceux de Parsons (1951), se sont attardés sur le rapport clinique, en particulier entre le médecin et son patient, en tant que rapport social qui distribue les rôles et fonctions de chacun dans le processus de traitement.
Tous ces chemins se sont aujourd’hui complexifiés, engageant les réflexions théoriques et les recherches empiriques sur des pistes prenant en compte les transformations sociales et épistémiques. La question n’est plus de se convaincre des liens devenus évidents entre santé mentale et société ; elle concerne plutôt la nature de ceux-ci. En effet, le champ de la santé mentale a pris des proportions telles qu’il est devenu nécessaire d’en saisir les diverses appréhensions dans la production de connaissances.
À ce titre, la dimension psychique, traditionnellement circonscrite aux seules disciplines de la psychologie et de la philosophie, devient peu à peu objet de réflexion des sciences sociales. Le récent ouvrage paru dans cette même collection, La souffrance à l’épreuve de la pensée (Moreau et Larose-Hébert, 2013), en est d’ailleurs un parfait exemple. Ainsi, dans le contexte contemporain d’individualisation des épreuves, la souffrance et le travail sur soi semblent en grande partie définir la figure du sujet (Doucet, 2013 ; Nault et Moreau, chapitre 1). Parallèlement, on assiste à une certaine hypertrophie des émotions qui se manifeste par l’émergence de troubles de l’humeur tels que la dépression (Negura, Moreau et Boutin, chapitre 5) ou encore d’un certain impératif engageant à se connaître soi-même, à s’accepter et même à s’estimer (Namian et Kirouac, chapitre 9). Apparaissent donc une ouverture sur des conceptions sociologique, historique, voire politique de l’intériorité et des sentiments ainsi que l’hypothèse d’une configuration historico-sociale de l’affectivité.
La santé mentale devient un sujet d’intérêt public dans la mesure où chacun peut se voir, pour un temps ou de manière définitive, revêtir les habits de celui que l’on appelait autrefois le « fou ». Le génie de ce personnage est qu’il peut être joué par tous et traverse d’une manière spectaculaire l’ensemble des échelons sociaux ainsi que les genres (Dubois, chapitre 8). On pourrait presque dire, ironiquement, qu’il est de bon ton aujourd’hui de se « donner du diagnostic », de montrer son soi abîmé ou encore fragilisé. De plus, comme la frontière entre vie intime et vie publique n’a jamais été aussi poreuse, il n’est pas étonnant de constater que les préoccupations pour la santé mentale font partie de la banalité du monde contemporain. Pensons aux personnages publics qui, inscrits sur la toile narrative des réseaux sociaux et médiatiques, racontent leur trouble anxieux, leur dépendance sexuelle ou encore leur passion du jeu. On assiste aussi à la mise en débat à la fois scientifique et sociale de la formation de nouveaux diagnostics, dont la cyberdépendance n’est pas le moindre (Suissa, chapitre 2).
Par ailleurs, ce renouvellement normatif concernant l’intime ne peut qu’induire d’autres transformations, dont celle de la notion d’exclusion. En effet, la démarcation entre ce que seraient les lieux de l’inclusion et ceux de l’exclusion se fait plus floue qu’auparavant. Le champ de la santé mentale, qui recouvrait essentiellement les groupes exclus et marginalisés (Otero, chapitre 4), intègre à présent un thème majeur, celui de la relation individu-société. Il est alors possible de s’intéresser maintenant à la souffrance des « inclus ».
Un autre phénomène ayant récemment émergé est le problème de la relation (parents-enfants, conjugale, entre collègues, etc.) qui met en scène des individus réflexifs aux transactions symétriques. Ce problème devient objet d’investigation dans le contexte du brouillage des frontières entre vie privée et vie publique mentionné précédemment. Les relations s’exprimeront aussi à travers l’interaction clinique non directive entre le praticien et le sujet selon les prescriptions diverses, mais aussi contradictoires des théories du comportement humain (Demailly, chapitre 10 ; Doucet, chapitre 11).
Depuis le Stigmates de Goffman (1963), les voies de la recherche en sciences sociales se sont diversifiées dans ce champ, ce qui permet un raffinement de ce concept. Tout en approfondissant la recherche à partir d’un questionnement sur le rôle du droit et de la justice dans la gestion sociale de la folie (Bernheim, chapitre 6), des questions sont simultanément posées sur ce que l’on peut bien entendre par les concepts d’intégration (Poirel et Weiss, chapitre 7), ou encore d’empowerment (Rivest, chapitre 13), tandis que d’autres interrogations se centrent sur le phénomène identitaire à travers l’épreuve du stigmatisé (Dubois, chapitre 8). Autant de questions qui débouchent sur le problème plus large de la reconnaissance.
Parallèlement aux représentations changeantes de la folie, on assiste à l’émergence de groupes de pression pour la reconnaissance d’un syndrome ou son maintien comme catégorie diagnostique. Cette demande de légitimation de certaines pathologies mentales vient d’ailleurs faire directement écho aux principales directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a fait de la lutte contre la stigmatisation des personnes aux prises avec des troubles mentaux dans l’espace public et les lieux de travail un important cheval de bataille. On se préoccupe alors de « travailleurs honteux » qui reviennent d’un congé de maladie pour cause de burn-out ou de troubles dépressifs (Kirouac et Dorvil, chapitre 3).
L’importance accordée au champ de la santé mentale par les sciences sociales a également pour conséquence l’étude des liens entre aspects identitaires ou culturels et troubles mentaux. Quels seraient alors les liens entre l’identité francophone hors Québec et la représentation sociale de la dépression ou encore la demande d’accès aux services de santé mentale (Negura, Moreau et Boutin, chapitre 5) ?
Enfin, les traitements et les services font l’objet d’investigations qui conduisent à l’analyse des discours en santé mentale. Le discours des pratiques renvoie dos à dos les principales théories du comportement humain en usage que sont la psychanalyse, le cognitivo-comportementalisme et le discours biomédical (Demailly, chapitre 10 ; Doucet, chapitre 11 ; Larose-Hébert, chapitre 14). Ainsi, une grammaire du métier de praticien en santé mentale s’établit dans un pluralisme pragmatique pourtant relativement unifié autour de la représentation d’une ontologie de l’individualité, celle d’un individu authentique et anhistorique.
Que nous disent les troubles mentaux – leur forme et leur régulation – sur le social ? Comment comprendre les interventions dans ce domaine ? Quelle en est donc la « sociologie implicite », pour paraphraser Sévigny (1993) ? L’intérêt actuel pour le champ de la santé mentale et les récents développements psychiatriques se sont-ils accompagnés d’une transformation des liens entre santé mentale et société ? Plus généralement, quels sont les liens possibles entre ces deux sphères ? Reflètent-ils des enjeux épistémologiques ? disciplinaires ? culturels ? temporels ? Le présent ouvrage vise à rendre compte de domaines de recherche du monde francophone concernant les liens entre santé mentale et société à travers la multiplicité des enjeux dont le domaine de la santé mentale est l’objet.
Ainsi, nous avons choisi de diviser cet ouvrage – composé de 14 chapitres – en quatre principaux thèmes : 1) l’épreuve ; 2) les nouvelles représentations sociales de la folie ; 3) l’identité ; 4) les théories et savoirs cliniques.
La première partie porte sur l’épreuve de la santé mentale. Dans une société où la santé mentale devient un idéal à atteindre et à maintenir, les individus doivent s’y mesurer. Le concept d’épreuve renvoie à une conception de l’individu comme sujet et acteur, qui doit composer avec les situations. Elle permet aussi de lire ces situations en rattachant les grands ensembles à l’expérience individuelle et subjective.
Geneviève Nault et Nicolas Moreau s’intéressent à la notion d’épreuve du sociologue français Danilo Martuccelli afin de mieux saisir le sens de la dépression dans les sociétés contemporaines occidentales. Ces auteurs soutiennent que la pertinence de ce concept réside dans le fait qu’il permet de renouveler l’articulation des liens entre société et expérience subjective de la dépression.
Amnon Jacob Suissa se penche, quant à lui, sur la cyberdépendance. Loin de faire l’unanimité parmi les scientifiques et les divers acteurs sociaux, le concept de cyberdépendance est l’objet d’un débat entre plusieurs écoles de pensée. Alors que l’approche axée sur la pathologie exerce une influence importante sur la saisie du phénomène des dépendances et les traitements à privilégier, l’auteur privilégie une analyse psychosociale en questionnant certains déterminants et enjeux sociaux sous-jacents à ce problème contemporain qu’est la cyberdépendance.
Enfin, Laurie Kirouac et Henri Dorvil s’attaquent à la question des milieux de travail. S’absenter du travail pour un motif de trouble mental courant (dépression, burn-out, etc.) est encore vu comme une tare, pouvant suffire à sortir le travailleur du cercle des « normaux » et à lui faire rejoindre celui des « stigmatisés ». Il arrive en effet que l’expérience invalidante d’un trouble mental introduise une rupture dans les relations professionnelles du travailleur, marquée d’un double discrédit : moral et capacitaire. Et si diverses stratégies peuvent l’aider à mettre un terme à ce discrédit, tous ne disposent pas des mêmes moyens d’y parvenir.
La deuxième partie présente les nouvelles représentations sociales de la folie dans la cité comme dans les cours de justice, au sein des minorités et dans les discours gouvernementaux. Si les discours des uns et des autres se présentent sous un jour positif et intégratif, l’incertitude reste en ce qui a trait aux troubles mentaux sévères. En effet, l’étrangeté demeure alors que l’espace public s’est empli de ces « désaliénés ». En même temps, les recherches contemporaines sont de plus en plus portées à faire l’étude des représentations sociales des personnes aux prises avec un trouble mental, ce qui fait penser que la pensée sociale s’est peu à peu ouverte au récit de cet autre, du « fou ».
Marcelo Otero montre que la folie civile, c’est-à-dire celle qui « pose problème » concrètement dans la cité aux uns (les personnes directement concernées) et aux autres (familles, entourage, étrangers), ne peut être comprise ni prise efficacement en charge sans considérer les deux consistances ontologiques qui la composent : le « mental perturbé » et le « social problématique ». Se basant sur les résultats de plusieurs recherches empiriques qu’il a menées, Otero propose quelques outils méthodologiques permettant d’étudier la folie civile à partir d’une perspective sociologique large.
Le chapitre de Lilian Negura, Nicolas Moreau et Émilie Boutin présente des données issues d’une enquête réalisée auprès de jeunes francophones de la ville d’Ottawa qui ont déclaré avoir eu une expérience « dépressive ». Les résultats montrent que les jeunes associent la dépression essentiellement à l’isolement, à la tristesse et au désespoir tout en accordant une dimension sociale importante à ce trouble. Ainsi, l’intériorisation des préjugés et du jugement social façonne les processus identitaires de ces jeunes, ainsi que leurs comportements en ce qui a trait à la consultation des services de santé mentale.
De son côté, Emmanuelle Bernheim s’intéresse au droit et à la justice. S’ils apparaissent généralement comme des instruments d’émancipation et d’égalité, qu’en est-il vraiment ? Et, surtout, quel est le lien entre droit, justice et solidarité sociale ? Ces questions sont explorées à la lumière d’entretiens menés auprès de juges et de psychiatres, et de séances d’observation d’audience de garde en établissement et d’autorisation de soins.
Enfin, pour clore cette partie, le texte de Marie-Laurence Poirel et Benjamin Weiss se penche sur les incertitudes et tensions qui, dans le Québec contemporain, accompagnent la construction d’un discours gouvernemental et d’une action publique sur l’intégration sociale des personnes vivant avec des problèmes graves de santé mentale.
La troisième partie s’articule autour de deux chapitres – ceux, d’une part, de Dominic Dubois et, d’autre part, de Dahlia Namian et Laurie Kirouac – et traite de la problématique de l’identité. Les travaux portant sur une nouvelle lecture de l’individualité contemporaine se concentrent sur une affectivité sociale en tant qu’objet de connaissance sociologique¹. L’identité change de forme, car désormais l’individu doit « être lui-même », ce qui comporte son lot de paradoxes.
Dominic Dubois nous offre un chapitre sur le mouvement de dépathologisation des sexualités qui a cours depuis quarante ans. Contrairement aux interprétations qui privilégient une analyse en termes de fluctuations des seuils de la normativité sexuelle, son approche vise à mettre en relief ses liens avec une transformation d’ensemble de la santé mentale et l’émergence d’une nouvelle figure de l’individualité.
Dahlia Namian et Laurie Kirouac s’interrogent également sur le mouvement de dépathologisation, cette fois sur celui qui traverse le trouble de la personnalité narcissique et le continuum qui relie désormais le narcissisme normal au narcissisme pathologique. Ainsi, le narcissisme est aujourd’hui compris comme faisant partie du destin « ordinaire » de tout individu. Or le rôle de l’estime de soi dans cette transformation est central. Cette nouveauté modifie la considération de l’identité dans une société singulariste.
La quatrième et dernière partie réunit les chapitres qui concernent les théories et savoirs cliniques en usage dans le champ de la santé mentale. L’intérêt de l’étude des théories sera de les saisir comme des construits sociaux qui, à leur tour, sont des éléments de construction de l’individu et de la société. Les différents modes d’appréhension de l’individu sont ici conçus comme étant des logiques de production de l’individu. Cette construction s’effectue d’après des perspectives qui relèvent soit de données probantes, soit de l’univers symbolique ou encore d’un projet de transformation sociale. L’étude des théories et des savoirs cliniques du comportement humain passe nécessairement par l’étude du rapport sujet-objet. Dans ce contexte, il est peut-être utile ici de déconstruire l’idée d’une objectivité sans failles. Il se trouve que le praticien et son objet, contrairement à d’autres domaines, sont de même nature, ce qui, il faut bien le dire, complique les choses dans l’explication des comportements et donne lieu à des conflits d’interprétation².
Lise Demailly oppose deux conceptions de l’autonomie : l’autonomie comme adaptation au monde et l’autonomie comme émancipation, dont la coexistence est caractéristique de la modernité avancée. Dans l’espace culturel et sanitaire français, en ce qu’il a de particulier, cette tension s’exprime dans les luttes d’influence et de légitimité entre la psychanalyse (au moins dans ses interprétations les plus libertaires) et les techniques comportementales et cognitives.
Pour sa part, le texte de Marie-Chantal Doucet met en relief l’existence d’une grammaire implicite du métier de praticien de première ligne en santé mentale dans le domaine de l’enfance. À travers les principales catégories à partir desquelles les praticiens parlent de la santé mentale se profile une conception particulière de l’individualité, c’est-à-dire une individualité considérée comme authentique, pour laquelle il serait essentiel de permettre un espace de développement et d’expressivité.
Selon Louis Morin, Florence Vinit, Julie Migner Laurin et Annabelle Renzo, parmi les approches complémentaires accompagnant les soins, l’utilisation de la musique est reconnue depuis la nuit des temps. Ainsi, ce chapitre porte sur les bénéfices de la musique dans ses effets physiologiques, dans la relation à l’autre dont elle est le vecteur (individu et culture), ainsi que dans les différentes représentations du corps qu’elle peut véhiculer. On a pris ici l’exemple de la harpe, en soulignant sa portée mythique ainsi que ses dimensions vibroacoustiques.
Le chapitre de Marie-Pier Rivest s’articule autour d’une recherche qui visait à comparer les perceptions des interventions et du concept de l’empowerment auprès d’usagères et d’intervenantes d’un organisme offrant des services de santé mentale. Les résultats permettent à l’auteure de réfléchir aux implications de cet accent placé sur l’empowerment, notamment sur le plan de la normativité sociale contemporaine ainsi que sur celui des pratiques d’accompagnement.
Enfin, Katharine Larose-Hébert propose un tour d’horizon comparatif des épistémologies et méthodologies utilisées par Michel Foucault et Erving Goffman dans leurs œuvres respectives : Histoire de la folie et Asiles. À travers leurs recherches, ces auteurs ont remis en question l’internement et le traitement des aliénés au sein de l’institution asilaire ainsi que l’« évidence » biomédicale de la folie, explicitant par le fait même le rapport, à la fois disciplinaire et normalisateur, liant santé mentale et société.
Bibliographie
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Bourdieu, P., J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon (1968). Le métier de sociologue, Paris, France : Mouton.
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Dubois, D. (2012). « Le phénomène trans. Les mises en problème de l’identité », dans M. Otero et S. Roy (dir.), Qu’est-ce qu’un problème social aujourd’hui ? Repenser la non-conformité, Québec, Canada : Presses de l’Université du Québec, p. 125-167.
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Kirouac, L. (2012). De l’épuisement du corps à l’affaissement du soi. Effets des transformations des freins et contrepoids du travail sur la vie des individus, thèse de doctorat en sociologie, Montréal, Canada : Université du Québec à Montréal.
Moreau, N. (2009). État dépressif et temporalité, Montréal, Canada : Liber.
Moreau, N. et Larose-Hébert, K. (dir.) (2013). La souffrance à l’épreuve de la pensée, Québec, Canada : Presses de l’Université du Québec.
Namian, D. (2012). Entre itinérance et fin de vie. Sociologie de la vie moindre, Québec, Canada : Presses de l’Université du Québec.
Otero, M. (2012). L’ombre portée. L’individualité à l’épreuve de la dépression, Montréal, Canada : Boréal.
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Sévigny, R. (1993). L’analyse clinique dans les sciences humaines, Montréal, Canada : Saint-Martin.
1 . On se reportera, pour plus de détails, aux travaux québécois de Doucet sur la solitude contemporaine (2007), d’Otero (2012), de Moreau sur la dépression (2009), de Namian sur une sociologie de la vie moindre (2012), de Kirouac sur les souffrances au travail (2012), puis de Dubois (2012) sur la problématique du genre.
2 . On se souviendra, à ce titre, de la boutade de Pierre Bourdieu et de ses compères : « c’est peut-être la malédiction des sciences de l’homme que d’avoir affaire à un objet qui parle » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968, p. 64).
Partie
L’épreuve
Chapitre
« Mis à l’épreuve »
Repenser les liens entre troubles dépressifs et société
Geneviève Nault et Nicolas Moreau
Ce que nous appelons aujourd’hui « dépression » n’est pas un phénomène nouveau, bien que ce dernier apparaisse aujourd’hui comme le mal du siècle. Devant l’explosion des troubles dépressifs, Otero (2012) explique que la « compréhension de cette démocratisation dépressive
revient […] inéluctablement à la sociologie » (p. 18). C’est à la lumière d’une telle analyse sociologique de la maladie mentale que plusieurs auteurs ont pu postuler un lien entre société et santé mentale, et plus particulièrement entre société et troubles dépressifs. Le présent chapitre s’inscrit dans une telle perspective sociologique et cherche à repenser le lien entre société et dépression à la lumière du concept d’« épreuve » de Martuccelli.
1. L’épreuve : un cadre conceptuel
Dans Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Martuccelli (2006) propose une sociologie de l’individuation en adoptant comme opérateur analytique le concept d’« épreuve ». Ainsi, il définit les épreuves comme « des défis historiques, socialement produits, inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter. Et comme c’est le cas lors de toute épreuve, les acteurs peuvent, en s’y mesurant, réussir ou échouer. Elles ne sont donc pas indépendantes des places sociales, mais elles sont hétérogènes à place identique » (Martuccelli, 2006, p. 20).
Les épreuves demeurent donc le résultat d’une série de déterminants structurels et institutionnels, se déclinant différemment selon les trajectoires et les places sociales. Martuccelli (2010) explique que les épreuves possèdent quatre caractéristiques : 1) une logique narrative ; 2) une conception de l’acteur ; 3) un mécanisme d’évaluation ; 4) un ensemble d’enjeux.
Tout d’abord, l’épreuve possède une logique narrative en ce qu’elle nous oblige à la mettre en récit. En documentant les épreuves à l’échelle des individus, cette logique narrative permet l’élaboration d’une sorte d’histoire collective. Martuccelli (2010) explique que l’épreuve est inséparable d’une mise en récit particulière de l’histoire collective, mais aussi individuelle, celle de la « mise à l’épreuve ». « Le concept d’épreuve possède ainsi la grande vertu d’imposer, sur un registre proprement narratif, la nécessité, sinon vraiment de comprendre, au moins de cerner les phénomènes sociaux à l’échelle des individus » (p. 93).
Deuxièmement, l’épreuve met de l’avant une conception particulière de l’acteur, celui qui est contraint d’agir pour se mesurer à l’épreuve, mais aussi contraint de ressentir la « mise à l’épreuve ». Ainsi, l’épreuve teste les capacités et la résistance de l’acteur : « Se mesurer à une épreuve suppose donc toujours un pâtir d’un type particulier. Il n’y a pas de mise à l’épreuve sans l’expérience de son caractère plus ou moins éprouvant […] La reconnaissance de ce point invite à accorder une attention particulière à ce que l’individu ressent » (ibid., p. 114). Martuccelli (2010) explique donc que ce qui est au fondement même de l’épreuve est le fait que l’acteur est contraint, lors d’une épreuve, de s’y mesurer. Dans ce contexte, ce dernier lui répond d’une façon singulière. Ainsi, l’acteur est toujours capable d’agir autrement, toujours capable d’initiative (ibid., p. 101). Cet acteur se définit donc, d’une part, par ses capacités à surmonter les épreuves, mais aussi, d’autre part, par son « pâtir » et son ressenti face aux chocs subis lors du franchissement de ces obstacles. L’épreuve permet ainsi « de rendre compte sociologiquement d’expériences qui, tout en s’éprouvant comme intimes, subjectives ou existentielles, sont non seulement partie prenante de la vie sociale, mais aussi, et de façon bien plus importante, des éléments incontournables de la compréhension des phénomènes sociaux » (ibid., p. 115).
Troisièmement, l’épreuve, par un mécanisme d’évaluation, opère des sélections sociales à travers lesquelles vont s’exprimer les différentiels de positionnement et de ressources des individus dans la société. Ainsi, c’est en s’acquittant des épreuves que l’individu détermine sa place dans la société. Martuccelli (2010, p. 122-123) explique que les épreuves apparaissent « comme un examen », un test (souvent non formalisé) soumis à chacun d’entre nous et au travers duquel s’effectue une sélection sociale. Bien que le différentiel de ressources demeure un facteur structurel important, c’est en s’acquittant ou non des épreuves caractéristiques de sa société que chaque individu détermine sa position sociale. Martuccelli (2010) explique que cela « renforce un nouveau mécanisme d’inscription subjective de la domination – la responsabilisation – faisant de l’acteur lui-même le principal responsable de son classement final » (p. 123).
Finalement, chaque société est caractérisée par un ensemble prépondérant de grandes épreuves qui se présente comme un système standardisé qui dicte le mode d’individuation propre à cette société. Ces épreuves permettent, à leur tour, de rendre compte, à l’échelle des acteurs, des grands enjeux d’une société. Martuccelli (2010) explique que la notion d’épreuve « ne définit pas n’importe quel événement éprouvant de l’existence, mais désigne des défis structurels et historiques » (p. 142). Il explique que « ce qui est recherché par la notion d’épreuve est donc une autre articulation entre l’individu et la société – dans laquelle l’important est de mettre en relation, avec toutes leurs sinuosités effectives, les enjeux sociétaux et les défis affrontés par les acteurs » (ibid., p. 142).
Nous croyons que le concept d’épreuve de Martuccelli est un opérateur analytique pertinent pour l’étude du phénomène de la dépression, particulièrement dans une perspective sociologique qui tente de faire le pont entre société et troubles dépressifs. À cet effet, il est important d’évoquer les travaux d’Otero. En effet, dans son livre L’ombre portée. L’individualité à l’épreuve de la dépression (2012), ce dernier emprunte librement le concept d’épreuve de Martuccelli pour étudier ce qu’il nomme l’« épreuve dépressive », et ce, afin de « mieux connaître les contours de l’individualité contemporaine par le décodage de son image négative » (Otero, 2012, p. 15). Ainsi, selon Otero (2012), la dépression est
un défi pour l’individualité ordinaire de son temps. Elle la met à l’épreuve tout en révélant ses principales caractéristiques et exigences, auxquelles tous les individus sont confrontés. Elle est socialement produite et conceptualisée par des disciplines spécifiques, et captée par des institutions collectives qui [tentent] de la définir et de la gérer. Elle est étroitement associée aux tensions de son époque, en l’occurrence à celles du monde du travail et à celle du rapport à ses propres capacités sociales et à soi-même. Elle est inégalement distribuée, notamment, en ce qui concerne le sexe, l’âge et la situation socio-économique. Enfin, on est contraint de l’affronter en recourant à certains moyens thérapeutiques spécifiquement institutionnalisés pour la traiter, la gérer, l’accueillir (p. 60-61).
À la suite de l’étude de témoignages d’individus souffrant de dépression, Otero (2012) explique que l’« on peut résumer schématiquement l’essentiel du drame de l’individu déprimé en deux expressions très générales : ne pas pouvoir (défaillance du fonctionnement, de l’action, de l’énergie vitale) et ne pas pouvoir vouloir (défaillance de la motivation, de l’envie, de l’intérêt) » (p. 158). Ainsi, le corps déréglé de l’individu déprimé « ne peut pas » et l’esprit déréglé de l’individu déprimé « ne peut pas vouloir » ou, tout simplement, « ne veut pas » (Otero, 2012, p. 161). Finalement, pour Otero (2012), l’épreuve dépressive serait une épreuve latente qui nous guetterait tous. Lorsqu’elle s’actualise, elle testerait ainsi les limites de l’individualité contemporaine.
Dans ce chapitre, il sera ainsi question d’analyser comment les quatre dimensions de l’épreuve telles que mises de l’avant par Martuccelli – soit la logique narrative, la conception de l’acteur, le mécanisme d’évaluation et l’ensemble d’enjeux – se reflètent dans l’expérience subjective de la dépression. Nous tenterons de répondre à la question suivante : la dépression est-elle réellement une épreuve au sens où l’entend Martuccelli ?
2. Méthodologie
Il convient de noter que le présent chapitre s’inscrit dans le cadre d’une recherche pancanadienne sur les représentations sociales de la dépression et le recours aux services de santé mentale. La méthodologie privilégiée pour ce chapitre est donc tributaire de celle adoptée dans le cadre de cette recherche. Pour écrire ce texte, nous nous sommes limités aux données portant sur l’expérience de la dépression. Plus précisément, nous nous sommes intéressés aux thèmes suivants chez les participants : 1) ce que représente socialement la dépression ; 2) ce que signifient être déprimé et ne pas être déprimé ; 3) les manifestations de la dépression (signes et symptômes) ; 4) la façon par laquelle la dépression est vécue ; 5) les répercussions de la dépression dans la vie ; 6) les actions entreprises pour « surmonter » la dépression.
Dix-huit entretiens semi-dirigés ont été effectués dans la région d’Ottawa entre septembre 2012 et avril 2013 auprès de participants ayant vécu un épisode dépressif au cours des douze mois précédents et représentant quatre groupes : 1) des jeunes femmes et hommes francophones vivant en situation minoritaire âgés de 18 à 30 ans ; 2) des jeunes femmes et hommes anglophones vivant en situation majoritaire âgés de 18 à 30 ans ; 3) des adultes francophones vivant en situation minoritaire âgés de 40 à 65 ans ; 4) des adultes anglophones vivant en situation majoritaire âgés de 40 à 65 ans.
Pour l’analyse proprement dite, nous avons adopté un modèle mixte, c’est-à-dire à la fois déductif et inductif. Ainsi, nous avons procédé de manière déductive en codant notre corpus d’analyse selon une liste de thèmes issus de notre opérationnalisation du concept d’épreuve. Ces thèmes correspondaient aux quatre dimensions de l’épreuve selon Martuccelli (2010) : la logique narrative, la conception de l’acteur, le mécanisme d’évaluation et la capacité de rendre compte des grands enjeux d’une société. Nous avons également adopté un modèle plus inductif afin de tenter de faire émerger du corpus d’analyse une série de sous-thèmes issue du discours des participants¹.
3. Les dimensions de l’épreuve
3.1. Les particularités de la logique narrative
La logique narrative nous permet d’articuler