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Un dieu parmi les hommes
Un dieu parmi les hommes
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Livre électronique355 pages5 heures

Un dieu parmi les hommes

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À propos de ce livre électronique

«Le policier à proximité trouva enfin le courage de faire feu à son tour. Il toucha sa cible au cou; la balle en plomb s’écrasa sur la peau de Carl avant de chuter au sol. Les deux policiers suivirent le projectile du regard, incapable d’assimiler son manque d’effet. Ils ne comprenaient tout simplement
pas ce qui se passait, le moment défiait toute logique. Cette seconde d’inattention de leur part fut suffisante pour que Carl fonde sur eux.»

Un objet non identifié s’écrase dans la campagne mauricienne. Un couple dysfonctionnel récupère un nouveau-né dans l’épave extraterrestre.

Un enfant doté de pouvoirs surhumains.

D’aussi grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités.

Sauver le monde? Faire le bien? Ou n’être que le produit de son environnement?

Certaines légendes naissent pour contrer la noirceur, d’autres pour la répandre…
LangueFrançais
Date de sortie9 avr. 2020
ISBN9782898190056
Un dieu parmi les hommes
Auteur

Sylvain Johnson

Sylvain Johnson est originaire de Montréal. Il passera toutefois une partie de son enfance dans le village de Sainte-Thècle, en Mauricie. Il se retrouvera ensuite à Shawinigan pour y étudier en Arts et Lettres avant de retourner vivre dans la région métropolitaine. Il occupera des postes dans quelques clubs vidéo et salles de courriers avant de s’exiler aux États-Unis. Ses passions sont l’écriture, la lecture, la randonnée pédestre et le voyage sous presque toutes ses formes.

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    Aperçu du livre

    Un dieu parmi les hommes - Sylvain Johnson

    moi.

    Prologue

    Le jeudi 18 juillet 2019

    Montréal, à l’aube

    Il est seul sur le belvédère du chalet du Mont-Royal, surplombant la ville à ses pieds. La brise tiède de ce mercredi d’été souffle sur lui et fait virevolter, parfois claquer, sa cape. Éole caresse aussi gentiment ses cheveux gominés et luisants. Le jeune homme observe en silence le paysage grandiose devant lui.

    De nombreuses colonnes de fumée emplissent le ciel de lourds nuages sombres, font flotter sur le sud de la province une forte odeur de brûlé. Le firmament s’est vidé de ses oiseaux, plus aucun avion de ligne ne survole la ville, l’espace aérien est devenu un désert empuanti.

    Son regard glisse vers le bas, quitte le ciel menaçant pour se poser sur Montréal. La métropole québécoise. Du moins, ce qu’il en reste, puisqu’il n’y a plus aucun édifice debout, les immeubles qui formaient autrefois le centre financier et culturel de la province ne sont plus que ruines. Des décombres fumants ne subsiste que le souvenir d’une société qui a refusé de le comprendre. De l’accepter. Il faut dire qu’il n’a jamais lui-même compris les humains.

    L’ombre de la montagne semble le recouvrir, vouloir le dominer, ou le plonger dans un océan de noirceur. Des reflets lumineux sur le fleuve Saint-Laurent attirent son attention. Les bateaux de plaisance et ceux destinés au transport des marchandises quittent le port en toute hâte. Ils s’éloignent pour chercher refuge au large, quitter cette ville dévastée.

    Les infrastructures nécessaires à l’exil précipité d’une aussi grande population se sont écroulées quelques heures plus tôt. L’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau a été évacué, délaissé, et son terminal est un décor de désolation post-apocalyptique. Les avions y semblent des jouets égarés, abandonnés, pour la majorité renversés, fracassés ou écrasés. Les routes sont impraticables, jonchées de détritus, les stations d’essence explosent à tour de rôle, telle une série de bouchons de champagne éclatant dans le tumulte d’un soir de jour de l’an. La gare centrale de Montréal gît sous des tonnes de débris et les tunnels du métro ne sont plus sûrs, l’écroulement des édifices ayant déstabilisé le réseau. Toute l’île est privée d’électricité, la nuit qui s’achève aura été un gouffre de ténèbres.

    Les divers ponts qui entourent l’île, comme autant de tentacules déployés, sont tombés les uns après les autres. Honoré-Mercier, Champlain, Jacques-Cartier, Victoria, pour ne nommer qu’eux, ne sont plus que des structures à demi hérissées dans le vide. Des obstacles infranchissables, ressemblant à des amoncellements éparpillés de cure-dents. Personne ne quitte ou n’entre dans la métropole, tous les liens avec l’extérieur sont coupés.

    À travers le voile de fumée noire, il distingue le moignon de l’édifice au 1000 de la Gauchetière, et reconnaît la silhouette décapitée. En d’autres circonstances, penser à la patinoire du rez-de-chaussée le ferait sourire ; il y a jadis passé un après-midi presque joyeux. Une sortie scolaire. Mais les choses ont changé, l’immeuble, comme tous les autres, s’est affaissé sur les tunnels qui parcourent les entrailles de la terre montréalaise, les corridors bondés de vie aujourd’hui remplis de gravats. Une cité souterraine condamnée à l’oubli.

    Sans trop d’effort, le jeune homme peut entendre les cris et les gémissements des gens bloqués, de ceux qui agonisent, prisonniers des décombres. Il perçoit les pleurs de ceux blottis contre les corps d’êtres chers démembrés. Il entend les nombreux hurlements des hommes, des femmes, des vieillards et des enfants égarés, qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils sont si nombreux.

    Une mélodie bien macabre, dont l’écho résonne entre les explosions éparses de l’aube. Sur toute l’étendue de l’île, des sirènes éphémères de véhicules d’urgence résonnent. Les efforts des survivants sont louables, quoique inutiles. Ils ne sont que des fourmis sur un trottoir piétiné.

    Un son sourd déchire le ciel et quelques avions de chasse passent au-dessus de lui en grondant, sans le voir, ou alors sans avoir reçu l’ordre d’attaquer. C’était peut-être un survol de reconnaissance.

    Il soupire, nullement attristé par la dévastation de cette ville multiculturelle : il l’a lui-même détruite comme un ouragan déchaîné. Le jeune homme ne regrette pas non plus les milliers, voire les millions de vies humaines qu’il a prises, sans autre raison qu’assouvir sa folie et sa colère. Ses yeux ne sont pas embués, aucune larme n’est versée pour ses victimes innocentes, pour les veuves et les orphelins sans futur.

    En réalité, il se sent incapable d’un tel afflux d’émotions pour les autres.

    Ce qui lui est douloureux et pétrit son cœur d’une froide amertume, c’est de savoir qu’il est ainsi immunisé, indifférent au sort de tous ces humains qui ne lui ont pourtant rien fait. Il se détourne alors, refuse de contempler plus longuement le désolant étalage de cet amas de ruines qu’est devenue Montréal.

    Maintenant face au chalet, les bras le long du corps, il se concentre. Une légère vibration anime le sol sous lui, une onde de choc qui s’étend rapidement. Il suffit de quelques secondes pour qu’il commence à s’élever.

    Il défie ainsi la gravité et flotte autant qu’il vole, s’éloigne du promontoire, gagne en altitude et survole la montagne aux innombrables arbres qui bruissent avec la brise. Il survole le lac des Castors, croise le chemin de la Côte-des-Neiges que des voitures abandonnées obstruent. Depuis les hauteurs, la désolation citadine offre une vision à couper le souffle. À son passage, quelques silhouettes déguerpissent pour se réfugier au sein d’habitations instables. Des survivants désespérés.

    L’Oratoire Saint-Joseph se dresse bientôt devant le jeune homme, immeuble sacré au cœur de l’île et qui domine la métropole comme un gardien silencieux. La croix du Mont-Royal pointe non loin, illumine la nuit qui s’achève. Un symbole du passé religieux d’une province qui s’est libérée, qui a prospéré hors de l’emprise protectrice, étouffante ou perverse d’une foi aveugle, imposée, malsaine. Le diable a relégué sa soutane au placard pour revêtir un complet de luxe, confectionné par des enfants esclaves d’Amérique du Sud ou de Chine.

    Tel un oiseau en chute libre, le jeune homme atterrit tout en douceur sur les marches de l’immeuble. La façade est plongée dans l’ombre du dôme à la verdure entamée par les intempéries. En d’autres temps, cette montée aurait accueilli les genoux des fidèles, les souliers de marche des simples visiteurs. Aujourd’hui, lui-même est seul à gravir la courte distance le séparant de l’entrée latérale, à passer devant l’échoppe de souvenirs et l’orgue extérieur silencieux.

    À mi-chemin, une camionnette de livraison stationnée de travers l’oblige à s’arrêter. Non pas qu’elle lui bloque l’accès, mais plutôt parce qu’elle lui renvoie le reflet d’une intrigante silhouette efflanquée. D’un rouge propre et luisant, la paroi latérale du véhicule sert de miroir improvisé et inattendu. Devant lui, un jeune homme au regard vide le toise, les joues sillonnées de larmes coupables qu’il n’avait pas senties ruisseler. En arrière-plan, la fumée obstrue le ciel, et les avions de chasse reviennent au bercail.

    L’individu qui le fixe est habillé de manière non conventionnelle, avec un uniforme bleu et vert en très mauvais état. Dans la cape qui flotte à son dos, des trous laissent voir le ciel où perce lentement le soleil. L’écusson brodé sur sa poitrine, son emblème légendaire, est déchiré et pend à demi sur son ventre, dévoilant une peau blême et velue. Ce pauvre type a l’air épuisé et fait sincèrement pitié.

    Ce visage de gamin dans la vingtaine est sale, mal rasé, et le dévisage avec une certaine arrogance. Le jeune homme réalise, au moment où il s’humecte les lèvres, qu’il lui manque quelques dents. Il ne s’en formalise pas.

    Un soupir et il reprend sa route, résiste à l’envie de balancer la camionnette dans le vide derrière lui. Il franchit les portes verrouillées après les avoir arrachées. Il connaît l’édifice pour l’avoir visité dans sa jeunesse.

    Nul besoin d’un guide pour se rendre à sa destination.

    Dans un passé pas si lointain, les corridors de ce temple religieux auraient été bondés de passants, souvent occupés à égrener des chapelets, à prier pour le bien-être des membres de leur famille, ou encore, pour la victoire d’une équipe professionnelle de sport. Même si les Québécois avaient délaissé la religion, de nombreux immigrants continuaient à croire aux balivernes catholiques, leur foi préservée de l’héritage tyrannique des prêtres enrobés et assoiffés de perversité, de domination.

    Mais aujourd’hui, tout est désert. Les portes sont closes, les passages abandonnés, et une courte marche le conduit à sa destination. Il ignore les étalages de cierges pour la plupart éteints, les illustrations religieuses et les centaines de béquilles qui ornent le mur, pour rejoindre le petit passage circulaire qui le conduit dans cet endroit particulier où repose une relique légendaire.

    Dans la semi-obscurité, le couloir des miracles n’a eu aucun effet sur lui, aucun attrait, parce qu’il est l’ultime miracle. Un imposteur venu d’un autre monde, une anomalie détestée, humiliée, convoitée aussi. Il est une ignominie au même titre que la créature de Frankenstein.

    Le jeune homme s’immobilise dans l’espace restreint, devant l’alcôve qui contient le cœur du frère André. Il observe la vitre et la grille en fer forgé protégeant l’objet jadis volé, puis récupéré quelques années plus tard. Il ignore les inscriptions ornant la grille, se concentre sur la relique à l’intérieur. Elle baigne dans une étrange luminosité rougeâtre.

    Le frère André Bessette fut sans contredit un être unique, capable de miracles et dévoué à la cause humanitaire. Son œuvre lui aura valu d’être canonisé et son cœur conservé dans un reliquaire, témoignage de sa popularité auprès des gens. À l’image de nombreux lieux de pèlerinage à travers le monde, l’Oratoire offre la chance de se recueillir près de l’organe emboîté.

    Le jeune homme, d’une main sale, brise le verre et tord l’acier de la grille. Il ignore l’alarme silencieuse qu’il a déclenchée et qu’il est seul à entendre. Quelque part, dans une salle de contrôle, des clignotants s’allument et les gardiens de sécurité maintenant évacués ne peuvent plus intervenir.

    Il retire le boîtier pour le tenir contre sa poitrine. Il tombe ensuite à genoux et éclate en sanglots, des larmes ruissellent à nouveau sur son visage et ses joues crasseuses, pour goutter sur le sol de la cathédrale silencieuse. Ses épaules voûtées suivent le mouvement de ses pleurs et gémissements. Le mélange corrosif d’émotions contradictoires qu’il ressent et réprime depuis son enfance remonte à la surface et s’échappe comme la vapeur d’une bouilloire au contenu en ébullition.

    Il reste ainsi jusqu’à ce qu’il entende un frottement dans son dos. Il lève alors la tête avec curiosité, un mélange peu alléchant de morve et de larmes salées maquille son visage grimaçant. Une silhouette se tient en retrait, venue du corridor qui mène à l’ascenseur et au rocher sur lequel l’édifice fut érigé. De là émane une luminosité verdâtre qui n’a rien à voir avec une matière extraterrestre pouvant l’affaiblir, tout cela n’est qu’un mythe pour enfants. Pour ceux qui croient encore que le combat entre le mal et le bien est équilibré.

    Un inconnu s’approche et pose une main sur son épaule. Le jeune homme agenouillé se raidit, sans repousser l’individu qu’il aurait facilement pu tuer d’un geste. Le nouveau venu ne le regarde pas, il fixe plutôt l’alcôve endommagée et joue distraitement avec son collier de sa main libre. À son cou, une petite figurine de bois représentant le fils de Dieu, un Jésus d’une blancheur raciale improbable, écartelé sur la croix.

    Cet homme pensif est un prêtre, son habit noir et son col romain l’attestent. Ses lèvres remuent presque imperceptiblement ; il est en train de prier, et une paix palpable émane de lui. Une sérénité apaisante pour le misérable à genoux.

    Sa prière terminée, le prêtre baisse les yeux sur celui qui n’a rien d’un dieu et lui adresse la parole d’un ton ferme.

    — Je suis là pour toi, mon fils.

    Le héros refuse de plonger son regard dans celui de l’homme d’Église attentif, d’admettre sa vulnérabilité à un être inférieur. La crise s’est résorbée, la démonstration puérile qui a suivi la destruction de la cité doit cesser. Il veut se relever, mais la main effectue une légère pression sur son épaule, pour lui intimer de demeurer à genoux. Bien entendu, il aurait pu se lever, soulever l’Oratoire tout entier d’une main, mais il s’abstint. Il reste au sol, humble et soumis ; quelque chose dans l’attitude de l’homme de foi l’apaise. Pourtant, ce dernier ne peut rien pour lui, il est trop tard. Ils le savent tous les deux.

    — Tu es dans la maison de Dieu et Il t’écoute, mon fils, Il n’a jamais cessé de t’écouter.

    Les sanglots reprennent. Quel étrange sentiment de ne pas être jugé, condamné, chassé ou encore insulté pour ses actions. Ce prêtre devrait le haïr pour ses actes et sa nature profonde. Au lieu de quoi, il agit comme un paternel souriant devant son fils prodige.

    Le jeune homme lève finalement le regard sur celui qui le domine de sa hauteur et de sa foi.

    Au-dehors, les avions de chasse survolent à nouveau l’édifice, l’armée est aux portes de la ville et les blindés attendent la venue des traversiers. Les ingénieurs militaires tentent de bâtir un pont temporaire, flottant, pour accéder à la cité. Les survivants se traînent toujours dans les débris, dans la poussière, et épongent le sang de leurs blessures. Les bruits qui lui parviennent ne sont que les lamentations d’une agglomération dévastée, comme il y en a trop eu depuis la nuit des temps. La complainte des vaincus. Les peuples et les armées, barbares ou civilisés, se sont succédé, ne laissant que ruines et désolation sur leur passage. Montréal n’a de différent que l’époque et l’origine de son envahisseur.

    Le jeune homme trouve enfin le courage de parler.

    — J’aurais tant aimé avoir un cœur pur comme celui-ci…

    Le boîtier est soulevé, intact, mais son contenu se modifie. Le cœur ratatiné est en train de se liquéfier dans le liquide transparent qui le préserve, créant une substance rougeâtre remplie de débris. Cette vision inattendue le surprend, il gémit et se redresse, perd malencontreusement son emprise sur le boîtier en verre. Les deux hommes observent la chute sans intervenir, immobiles et estomaqués.

    Le contenant scellé se fracasse sur le plancher. Le bruit de verre brisé résonne dans la pièce, le liquide souillé les éclabousse et ce qui reste du cœur, petit noyau noir, rebondit à plusieurs reprises, semblant animé d’une vie propre. Il glisse dans le couloir aux cierges, hors de vue. Ce sera le repas d’un rongeur affamé.

    Le prêtre a le visage blême, la bouche entrouverte, et ses traits déformés par la surprise laissent présager une crise cardiaque à retardement.

    Le silence retombe, si ce n’est le grondement des avions, les sirènes dans le lointain et tous les autres sons que le jeune homme est seul à capter.

    L’homme d’Église le toise maintenant avec colère, de l’écume à la commissure des lèvres, ses poings dressés, menaçants. Il hurle sa haine envers lui, individu destructeur, irrespectueux et profanateur.

    — Il n’y a aucune place pour un être comme toi dans la maison de Dieu. Sois maudit !

    Sans quitter des yeux le prêtre au discours blessant, le jeune homme recule, marche bien malgré lui dans la flaque de liquide renversé.

    — Il y a longtemps que je suis maudit, mon père.

    Il recule encore d’un pas, le visage blême qui le toise devient rouge de colère, un doigt dénonciateur pointé vers lui. Le jeune homme reprend la parole.

    — Il n’y a de place nulle part pour moi sur cette foutue planète.

    Pendant que le prêtre le défie de son courroux, il quitte l’espace restreint de l’alcôve, rejoint le couloir aux béquilles et aux cierges. Du coin de l’œil, au sol sous une statue de Marie, il voit le petit cœur, inerte et insignifiant.

    Dehors, encerclé par la ville détruite et en flammes, il s’immobilise.

    Droit devant lui, dans le ciel, une dizaine d’avions de combat regroupés s’approchent.

    Ils ont enfin décidé de combattre.

    Comment en est-il arrivé là ?

    — Il sera un paria. Ils le tueront.

    — Comment ? Il sera un dieu pour eux.

    Lara Lor-Van et Jor-EL, Man of Steel.

    24 ans plus tôt

    1

    Le mercredi 13 Juillet 1994

    Sainte-Thècle, Mauricie

    Michel quitta l’hôtel Laviolette vers minuit pour se retrouver sur la rue Saint-Jacques, presque déserte à cette heure tardive dans le petit village tranquille. Quelques voitures garées à proximité, dont sa camionnette sale et usée, appartenaient aux clients de l’établissement. Ses oreilles bourdonnaient encore du tumulte musical de ce groupe rock qui avait donné une représentation. Une foule importante avait envahi la place et la bière avait coulé à flots. Dans son cas, ce n’était rien de nouveau, il buvait toujours comme un trou.

    À trente ans, Michel n’avait aucune ambition et vivait un chèque de paye à la fois. Cela ferait bientôt six mois qu’il avait perdu son emploi à la scierie Groleau, victime d’une des nombreuses mises à pied saisonnières. Les dirigeants de l’entreprise justifiaient la nécessité de diminuer leur main-d’œuvre en raison d’une baisse de contrats. Cette situation ne le dérangeait pas trop, pour deux très bonnes raisons. La première : il serait réembauché dans quelques mois, comme toujours, les affaires finissant par reprendre. La seconde : il était admissible aux chèques d’assurance-emploi. Ce qui signifiait être payé durant quelques mois pour rester à la maison à ne rien faire.

    Michel huma l’air frais de la nuit, tituba le long du trottoir jusqu’à sa camionnette, dont la suspension l’accueillit avec un grincement fatigué. Il s’était bien amusé et ce fut avec le sourire aux lèvres qu’il s’engagea dans la rue Saint-Jacques, puis Masson. Tout près de la Caisse Desjardins, il fut contraint de ralentir : des piétons tout aussi enivrés que lui hurlaient des obscénités et gesticulaient, ignorant complètement son camion. Il reconnut quelques-uns des gamins, s’attarda à contempler les jeunes filles avec envie. Pour lui, la soirée ne s’était pas terminée comme prévu, bien qu’il ait accosté deux clientes du bar qu’il connaissait en espérant pouvoir coucher avec l’une d’elles. Vaines tentatives, malgré les bières payées et les avances explicites. Sa réputation le précédait.

    Michel avait trop bu et savait bien qu’il n’aurait pas dû conduire. Un rideau de somnolence menaçait à tout moment de s’abattre sur lui et il réalisait la lenteur de ses réflexes.

    Toutefois, en bon ivrogne, il s’en foutait, possédant déjà une imposante pile de contraventions impayées sur son bureau, à la maison. Il avait aussi perdu son permis de conduire deux ans auparavant, pour conduite en état d’ébriété et excès de vitesse. Que les forces de l’ordre lui aient retiré son privilège de conduire ne faisait qu’attiser son manque de respect pour l’autorité et son désir de transgresser les lois. C’était son camion, sa vie et il refusait qu’on lui dise quoi faire. Surtout si ces recommandations venaient de sa connasse de femme. En fait, son comportement inacceptable se voulait un moyen de défier et provoquer son épouse. Il n’attendait que ses commentaires pour se disputer avec elle.

    La camionnette était bruyante, le moteur grondait un peu trop, le silencieux rongé par la rouille nécessitait un remplacement. Michel s’engagea dans la rue Dupont et, tout de suite après, sur le chemin Saint-Michel. Le Lac-Aux-Chicots, à proximité, inondait l’habitacle d’odeurs nocturnes rafraîchissantes. Des effluves d’algues, d’eaux stagnantes et de boue.

    Michel avait beaucoup de difficulté à maintenir la camionnette dans l’espace restreint entre la ligne jaune centrale et la blanche, qui délimitait la surface asphaltée. Comme si on avait rétréci la largeur de la route. Cette pensée le fit éclater de rire et frapper le tableau de bord avec hilarité. Il pouvait imaginer les employés de la voirie municipale — il les connaissait tous — s’amuser à réduire la dimension des routes, juste pour rigoler.

    À une centaine de mètres du lac Auguste-Leblanc, Michel laissa le véhicule décélérer, puisqu’il arrivait chez lui. La lourde camionnette s’engouffra dans l’entrée en gravier de la cour, souleva un nuage de poussière invisible dans la noirceur. Elle s’immobilisa contre des poubelles en aluminium qu’elle renversa, en écrasant même une, désormais inutilisable.

    La façade de la résidence était éclairée, ainsi que les fenêtres de la cuisine. Il s’extirpa de la voiture, claqua la portière sans ménagement. Le tumulte fit japper le chien du voisin le plus près. Ce qui, en retour, éveilla les autres cabots des environs, répartis le long du chemin. Un concert canin emplit bientôt la nuit.

    Hors du véhicule, Michel fit deux pas et perdit pied, exécuta une rotation complète sur lui-même avant de s’affaisser au sol. Il jura à voix haute, chercha sur le terrain ce qui l’avait fait trébucher, sans rien distinguer Son genou gauche l’élançait et il remarqua que ce dernier était écorché ; son pantalon, déchiré. Entre deux jurons, il parvint à se lever, se dirigea péniblement vers la galerie avec ses quelques marches à la peinture écaillée menant à l’entrée.

    Il perdit pied et se balança d’un côté à l’autre, comme un pendule désarticulé. Ce fut donc avec difficulté qu’il rejoignit la porte et l’ouvrit, puisqu’elle n’était pas verrouillée. Assailli par la chaleur qui s’échappait de la résidence, il réalisa qu’il avait laissé son manteau à l’hôtel, probablement oublié sur une chaise ou un tabouret le long du zinc. Il haussa les épaules, puis referma la porte violemment derrière lui. Il décida qu’à son réveil, il enverrait Diane au village pour récupérer le vêtement manquant. Il ne voulait surtout pas perdre ce manteau de cuir hors de prix, acheté au Festival western de St-Tite l’année précédente.

    La cuisine était vide. Sans s’attarder, il s’avança dans le petit couloir qui menait aux autres pièces. Sa femme devait déjà être endormie, ou au lit en train de lire cette stupide Bible qu’elle traînait partout. L’étroit passage était faiblement éclairé et l’incapacité de Michel à marcher en ligne droite fit en sorte qu’il percuta la table basse, sur laquelle trônaient des bibelots. Le contenu se renversa au sol, mais il poursuivit son avancée, piétina et brisa délibérément certains des ornements bon marché.

    La première porte à gauche donnait sur la salle de bains, dans laquelle il s’engouffra. Sa main trouva l’interrupteur, faisant naître une clarté blanchâtre. La pièce était impeccable, comme toujours, et sentait les produits nettoyants. Diane passait beaucoup de temps à astiquer ; c’était une obsession qu’il lui avait toujours connue, même avant leur mariage.

    Avec un rire gras, Michel s’approcha de la baignoire propre et y urina. Le grondement amplifié du liquide qui percutait le fond luisant devait être audible dans leur chambre. Du moins, il espérait que Diane puisse l’entendre. Il ricanait comme un gamin préparant un mauvais coup et, une fois sa besogne terminée, replaça son pénis dans son pantalon au sous-vêtement maculé. Il voulut ensuite quitter la petite pièce, se prit les pieds dans le tapis de bain et fonça maladroitement contre le mur du couloir, qu’il percuta de plein fouet. D’autres jurons jaillirent au moment où il vit une cavité dans le mur, créée par son épaule. En fait, ce n’était pas la première fois que les murs écopaient, plusieurs marques blanchâtres témoignaient de ses misérables tentatives pour masquer les perforations. Le problème, c’est qu’il ne les recouvrait jamais de peinture. Ces trous provenaient à la fois de ses nuits d’ivresse et de ses moments de colère, de frustration.

    La porte de la chambre qu’il partageait avec Diane depuis dix ans était entrouverte. D’une poussée, il pénétra dans la pièce. La porte percuta le mur, fit vibrer la structure de la vieille maison mobile, dont l’état se détériorait rapidement. L’obscurité régnait dans la chambre. Se fiant sur sa mémoire des lieux, Michel effectua le trajet vers le lit, au centre. Il l’atteignit trop rapidement, fut happé à la hauteur des genoux et s’étala de tout son long sur le matelas. La couche était vide. Curieux, il se redressa pour hurler :

    — Diane ?

    Michel se déplaça sur l’édredon, s’étira vers la table de nuit du côté où il avait l’habitude de dormir pour allumer la lampe de chevet. Le lit n’avait pas été défait. Sa femme n’y avait pas dormi. Cette constatation l’intrigua, parut presque le dégriser. Il se leva pour s’approcher du placard, l’ouvrit à la volée. Les vêtements de Diane, du moins une bonne partie, étaient manquants.

    Il tituba jusqu’à la commode où elle conservait ses sous-vêtements, quelques tee-shirts et des chaussettes. Vide. Elle avait tout emporté.

    Avec une colère grandissante, il fit le tour de la maison, constata que sa femme n’était nulle part. Une idée lui traversa alors l’esprit. D’un pas lourd, Michel se rendit au salon. Il déplaça le canapé et révéla une vieille plaque de ventilation métallique hors d’usage depuis belle lurette. À genoux, il la retira, dévoila l’ouverture que bouchait un contenant de tabac à rouler de marque Mark Ten en vert, blanc et rouge. Dans ce dernier, lui et Diane gardaient leurs économies. En l’ouvrant, il put se rassurer : elle n’y avait pas touché. Au moins ça de gagné, songea-t-il. Il remit le tout en place avant de se rendre dans la cuisine où il inspecta la table, le réfrigérateur et le comptoir. Pas le moindre mot laissé pour expliquer sa démarche.

    Furieux, il ouvrit le réfrigérateur et y prit une bière, la décapsula directement sur le bord du comptoir d’une poussée avec sa paume. Cette manœuvre arracha un morceau du recouvrement bas de gamme de la surface déjà largement malmenée. Il prit une longue gorgée réconfortante. Ce n’était pas la première fois que Diane le quittait ainsi, qu’elle profitait de son absence pour s’enfuir. Elle s’était éclipsée à plus d’une douzaine de reprises déjà, il savait trop bien où elle se réfugiait. Michel termina sa Labatt 50, entra dans un dangereux état de rage et lança la bouteille sur un mur, où elle se fracassa. Lorsqu’il voulut quitter la pièce, il buta contre la table de cuisine, décida de la renverser. Loin d’être satisfait, il s’empara des chaises pour les balancer sur le comptoir, le réfrigérateur, les murs autour de lui. Ensuite, couvert de sueur, il quitta la maison sans refermer la porte, monta dans sa camionnette. Il démarra en trombe, faisant gicler une pluie de gravier dans son sillage lorsqu’il enfonça l’accélérateur. Il prit aussitôt la direction du chemin des Pointes, où vivait la mère de Diane depuis que son mari était décédé d’un long et douloureux cancer du poumon.

    Michel grogna et s’alluma une cigarette, emplit l’habitacle de fumée. Il gardait la pédale au plancher, roulait comme un fou dans la nuit. Il attaquait les virages sans ralentir, les yeux agrandis par la folie. Toute rencontre avec une voiture se serait soldée par un face-à-face mortel.

    Rien ne l’arrêterait.

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