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LE NOUVEL AGE DES EXTREMES: Les démocraties occidentales, la radicalisation et l'extrémisme violent
LE NOUVEL AGE DES EXTREMES: Les démocraties occidentales, la radicalisation et l'extrémisme violent
LE NOUVEL AGE DES EXTREMES: Les démocraties occidentales, la radicalisation et l'extrémisme violent
Livre électronique910 pages10 heures

LE NOUVEL AGE DES EXTREMES: Les démocraties occidentales, la radicalisation et l'extrémisme violent

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À propos de ce livre électronique

À l’époque du retour turbulent des identités, notamment religieuses, et dans un contexte d’érosion relative des solidarités citoyennes et des loyautés constitutionnelles, les polarisations sociales qu’engendrent les extrémismes de tout acabit nuisent à la cohésion sociale et fragilisent les fondements de nos sociétés démocratiques. Où en est la recherche en sciences sociales sur cette question ? Quels sont les débats récurrents et les enjeux qu’elle soulève ? Comment peut-elle contribuer à mettre en place des solutions ?

En regroupant plus d’une quarantaine de spécialistes et de chercheurs issus de différentes disciplines dans une dizaine de pays occidentaux, cet ouvrage participe à sa façon à l’enrichissement des connaissances. Sur le plan théorique, d’abord, en revenant sur l’apport de plusieurs disciplines et modèles conceptuels qui permettent d’éclairer divers aspects de ce phénomène complexe. Sur le plan empirique, ensuite, en s’inscrivant dans un effort de contextualisation de l’extrémisme violent et en présentant des études de cas dans plusieurs pays occidentaux. Sur le plan des pratiques, enfin, en analysant les réponses et les politiques mises en place (ou non) pour contrer ces extrémismes en Occident.
LangueFrançais
Date de sortie2 mars 2021
ISBN9782760642133
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    Aperçu du livre

    LE NOUVEL AGE DES EXTREMES - David Morin

    Sous la direction de

    David Morin et Sami Aoun

    avec la collaboration de

    Sylvana Al Baba Douaihy

    Le nouvel âge

    des extrêmes?

    Les démocraties occidentales,

    la radicalisation

    et l’extrémisme violent

    Les Presses de l’Université de Montréal

    La collection «Politique mondiale» est dirigée par Stéphane Paquin et Stéphane Roussel.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Le nouvel âge des extrêmes?: les démocraties libérales, la radicalisation et l’extrémisme violent / David Morin, Sami Aoun.

    Noms: Morin, David, auteur. Aoun, Sami, auteur.

    Collections: Politique mondiale (Presses de l’Université de Montréal)

    Description: Mention de collection: Politique mondiale Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200096168 Canadiana (livre numérique) 20200096176 ISBN 9782760642119 ISBN 9782760642126 (PDF) ISBN 9782760642133 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Radicalisme—Occident. RVM: Radicalisation—Occident. RVM: Violence politique—Occident. RVM: Radicalisme—Occident—Études de cas. RVM: Radicalisme—Occident—Prévention.

    Classification: LCC HN49.R33 M67 2021 CDD 320.5309182/1—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 1er trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Introduction

    David Morin, Sami Aoun, Sylvana Al Baba Douaihy

    et William Grenier-Chalifoux

    «Ce siècle finit mal», écrivait Eric J. Hobsbawm dans L’âge des extrêmes: histoire du court 20e siècle, paru en 1994. Nul besoin d’être prophète de malheur pour reconnaître que le court 21e siècle ne commence pas beaucoup mieux. Les deux dernières décennies ont vu se succéder une vague d’actes terroristes islamistes, plusieurs conflits civils et internationaux, des millions de victimes et de déplacés, une crise migratoire majeure, une crise financière mondiale, la montée des populismes et de l’ultra-droite violente et l’accélération du dérèglement climatique. Il faut désormais ajouter à ce sombre portrait la pandémie de la COVID-19 à l’origine d’une crise sanitaire mondiale. Bien entendu, il convient de mettre ces événements en perspective et de se garder de réduire le nouveau millénaire aux seuls maux qui l’accablent. Les années comme les statistiques ont souvent raison des comparaisons hasardeuses. La tendance en matière de violence est plutôt à la décroissance en Occident, où elle n’a cessé de diminuer depuis la Seconde Guerre mondiale. Même si, faut-il le rappeler, dans d’autres régions du monde, une partie de l’humanité reste plus vulnérable et plus durement touchée par ces violences.

    Les démocraties occidentales,

    la radicalisation et l’extrémisme violent

    Dans ce contexte, d’aucuns pourraient s’étonner de l’omniprésence de la question de l’extrémisme violent, surtout de nature terroriste, dans le champ politique et médiatique occidental. Sans diminuer l’ampleur des attentats et des tragédies qui ont frappé certains pays au cours des dernières années, la place prépondérante qui leur est accordée et son effet de sidération dans l’espace public peuvent sembler sans commune mesure avec leur poids réel en comparaison d’autres menaces susceptibles de déstabiliser durablement nos sociétés. Après tout, la violence, qu’elle soit politique, religieuse, économique ou sociale, fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité et a connu en Occident des épisodes autrement plus sanglants. Quoique cyclique, le terrorisme y figure comme un phénomène marginal sur le plan statistique. Il prend toutefois davantage d’envergure dès lors qu’on l’insère dans une réflexion plus large sur l’extrémisme violent, qui tient compte aussi de ses répercussions politiques et sociales et d’autres formes de violence, tels les crimes et discours haineux, ainsi que l’ensemble des mouvements radicaux pouvant conduire à la violence. Force est alors de constater la résurgence et l’enracinement de certaines formes d’extrémisme dans les sociétés occidentales depuis quelques décennies. Celles-ci non seulement relèvent objectivement d’un cran le niveau et le risque de violence, mais présentent aujourd’hui un défi plus sérieux pour les régimes démocratiques chargés de garantir la paix sociale. À l’époque du retour turbulent des identités, notamment religieuses, et dans un contexte d’érosion relative des solidarités citoyennes et des loyautés constitutionnelles, les polarisations sociales qu’engendrent les extrémismes de tout acabit nuisent à la cohésion sociale et au vivre-ensemble – terme galvaudé s’il en est – et fragilisent les fondements de nos sociétés démocratiques.

    Il convient de justifier d’emblée la raison pour laquelle l’ouvrage présente une analyse de l’extrémisme violent circonscrite à l’ordre démocratique occidental, compris ici comme un espace géopolitique et civilisationnel particulier qui se fonde sur une histoire et une culture politique, philosophique et juridique propres (origines helléniques et latines, tradition judéo-chrétienne, etc.). Nous sommes bien conscients des limites et des critiques inhérentes à une telle définition comme du caractère hétérogène et évolutif des parcours particuliers au sein de cet espace «imaginaire». Toutefois, il nous semble que, bien qu’il soit utopique, cet espace occidental embrasse un certain nombre de valeurs (modernité, démocratie, rationalisme, humanisme) et de principes politiques (primat de la liberté de pensée et de conscience, État de droit, alternance pacifique du pouvoir, séparation des pouvoirs, principe de neutralité religieuse de l’État, monopole étatique de la violence, rôle non partisan de l’armée et des forces de l’ordre, etc.) qui en font un champ d’étude aux contours marqués et cohérent en soi. Conséquemment, cet espace se distingue de bien d’autres régions du monde au chapitre du phénomène de l’extrémisme violent, qu’on pense à l’ampleur de ce dernier, aux raisons qui expliquent son essor ou aux moyens déployés pour le combattre. Enfin, le monde occidental est souvent le sujet même des mouvements radicaux violents, qu’ils en contestent la domination ou prétendent le protéger. En fin de compte, bien que l’extrémisme violent soit indissociable des contextes géoculturels nationaux ou régionaux dans lesquels il se manifeste, il existe suffisamment de points communs et de différences entre ceux-ci au sein de l’espace occidental pour que la comparaison entre les expériences soit pertinente sur le plan théorique et rigoureuse sur le plan méthodologique. La qualité scientifique et la valeur heuristique de l’ouvrage s’en voient ainsi renforcées. Nous avons présumé qu’il en aurait été autrement si nous avions effectué des comparaisons hasardeuses et des généralisations hâtives avec d’autres régions du monde et d’autres contextes sociopolitiques (par exemple, des États en conflit, en crise, autoritaires ou en transition démocratique) où les manifestations, les causes et les réponses à l’extrémisme violent s’inscrivent dans des dynamiques très différentes et exigent le plus souvent des approches et des grilles d’analyse différenciées.

    Le phénomène de l’extrémisme violent n’a pas échappé aux sciences sociales. Emboîtant le pas aux études sur le terrorisme, le champ d’étude sur l’extrémisme violent a connu une expansion continue depuis les attentats du 11 septembre 2001. Des milliers d’ouvrages et d’articles ainsi que des centaines de centres de recherche et de réseaux en Occident et ailleurs alimentent une réflexion abondante et variée. Deux décennies plus tard, où en est la recherche en sciences sociales sur l’extrémisme violent? A-t-elle progressé et répondu aux questions que suscitent ces phénomènes? Qu’en sait-on réellement? Comment les étudier, selon quelles approches et avec quelles méthodologies? Quels sont les débats récurrents et les enjeux que ces objets soulèvent dans le champ scientifique? Comment peut-on y faire face et quelle peut être la contribution de la recherche sur ce plan? Force est d’admettre que faire des sciences sociales sur un tel sujet constitue une gageure et un exercice délicat, en raison à la fois de la nature de l’objet d’étude lui-même et de son contexte politique, géopolitique et social. Depuis l’origine, ce champ d’étude demeure singulier, à maints égards, et constitue l’exemple type d’un espace de production intellectuelle qui ne se prête pas toujours facilement aux exigences de la recherche universitaire ni aux critères de scientificité caractérisant habituellement les études en sciences sociales, particulièrement en ce qui touche à la délimitation et au contrôle de l’expertise. Il nourrit, de longue date, des critiques et un certain scepticisme de la part de nombreux chercheurs qui peinent à entrevoir les progrès et la formulation d’un corpus véritablement cohérent. À son corps défendant, peu de champs d’étude ont connu, en si peu de temps et avec une telle exposition, un développement aussi exponentiel qu’anarchique. En dépit de ces critiques, dont certaines restent pertinentes, le portrait nous paraît, comme à d’autres, plus positif et révélateur d’un corpus qui a su, non sans difficulté, faire des progrès et améliorer notre compréhension de ces phénomènes.

    Les notions d’extrémisme violent,

    de terrorisme et de radicalisation

    Dans le champ des études sur la violence politique, les notions de terrorisme, d’extrémisme et de radicalisation connaissent des fortunes diverses. Bien qu’elles soient parfois utilisées de manière interchangeable, elles traduisent dans les faits des réalités sociales et des orientations théoriques souvent distinctes. Omniprésente dans la sphère politique et médiatique, la notion de terrorisme s’apparente en sciences sociales à ce que Walter Bryce Gallie définit comme un «concept essentiellement contesté», en raison du caractère polysémique et éminemment politique qu’il revêt et des controverses récurrentes qu’il suscite. La plupart des auteurs s’entendent désormais sur leur incapacité à parvenir à une définition consensuelle du concept, un constat qui pourrait du reste s’appliquer à bon nombre d’objets d’étude en sciences sociales. Certains vont jusqu’à contester sa valeur heuristique et jugent préférable de l’abandonner. Les autres, en majorité, ne voient pas dans l’incapacité à produire une définition stable un obstacle insurmontable et continuent de l’utiliser en l’employant tour à tour comme un objet d’étude, une idéologie de légitimation de la violence, un objectif politique, une tactique, une stratégie discursive ou encore parfois, une étiquette infamante.

    Moins connotée, la notion d’extrémisme n’en est pas moins ambiguë en philosophie politique. Il n’existe pas d’étalon de mesure objectif et absolu de ce qui serait «extrême» par comparaison à ce qui serait «modéré». Si l’on veut dépasser le jugement et la confrontation de valeurs, il convient de privilégier une approche constructiviste et relationnelle du phénomène. La pensée extrême peut alors se comprendre, selon les mots de Gérald Bronner, comme une adhésion inconditionnelle à une idée politique, religieuse ou sociale, qui cherche à imposer sa vision en rejetant les points de vue autres. La violence est alors un moyen perçu comme légitime par l’individu ou le groupe extrémiste pour aboutir à ses fins. L’extrémisme peut donc conduire au terrorisme, mais pas nécessairement. Si tous les terroristes sont dans une certaine mesure extrémistes, l’inverse n’est pas vrai. D’un point de vue théorique, une telle approche permet d’éviter le piège sémantique de la logique terroriste et l’écueil relativiste auxquels se heurtent les définitions traditionnelles de la méthode terroriste pour leur préférer une reconstruction de l’univers mental de l’extrémiste.

    Dans un même ordre d’idées, la vogue récente de la notion de «radicalisation» répond au besoin intellectuel et pratique d’appréhender cet objet non plus seulement à partir du résultat violent qu’il produit, mais en tant que dynamique processuelle qui peut – et le mot est important – conduire au passage à l’acte. «Comment en arrivent-ils à haïr à ce point?», se demandent souvent les citoyens, interloqués après chaque attentat commis par leurs jeunes compatriotes. Dans sa plus simple expression, la radicalisation est le processus au terme duquel un individu ou un groupe en vient à adopter un comportement extrémiste ou radical qui le conduit à recourir à la violence ou à la justifier. À cet égard, les études sur la radicalisation ont vu croître la multiplication de modèles conceptuels présentant le processus de radicalisation en niveaux, en escalier, en entonnoir, autrement dit en une succession d’étapes donnant l’impression d’un processus graduel vers la violence. La réalité est plus complexe. La radicalisation ne constitue pas un processus linéaire. Il arrive que l’engagement dans des groupes extrémistes relève non pas de l’endoctrinement, mais bien davantage de l’embrigadement stricto sensu, voire dans les zones de conflit de l’enrôlement forcé.

    Pour intéressantes qu’elles soient, ces notions ne règlent pas tous les problèmes vis-à-vis de cet objet d’étude, à commencer par son caractère subjectif et normatif. Comme le rappellent Morin et Leman-Langlois dans cet ouvrage, il est généralement admis qu’un des aspects de l’«extrémisme» et du «radicalisme» est qu’ils se situent à la périphérie de ce que l’on considère comme socialement acceptable. Cela présuppose l’existence d’un socle de valeurs fortement dominantes, comme celles des démocraties libérales, qui serait positionné au «centre» social et jugé «normal» ou «raisonnable». Si les attitudes extrémistes ne s’opposent pas automatiquement à l’ordre ou aux normes établis, en particulier à la lueur des principes de liberté de pensée et d’expression chers aux démocraties libérales, elles tendent néanmoins à s’inscrire dans leurs marges. Or, cette lecture homogénéisante ne correspond pas à la réalité ni aux luttes politiques et sociales traversant les sociétés occidentales. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les vifs débats à propos des valeurs dites libérales, du vivre-ensemble, des droits des minorités, de l’accueil des immigrants et des réfugiés qui agitent actuellement les démocraties occidentales. Une telle posture revêt donc un caractère éminemment subjectif et normatif qui relève davantage de la morale que de l’analyse scientifique. Cela explique, en partie, la catégorisation à géométrie variable du terrorisme ou de l’extrémisme selon qu’il se présente sous les traits de l’islamisme, de l’ultranationalisme, de l’extrême droite, de l’extrême gauche ou d’autres. Au-delà, cela complique la discussion autour de ce que les sociologues appellent les «arguments légitimes» invoqués par les extrémistes pour justifier leurs actions illégitimes. Ce faisant, cette posture contribue à réifier les constructions sociales dominantes et à légitimer les politiques établies.

    La définition de l’usage de la violence représente aussi un défi plus complexe qu’il n’y paraît. Quels actes faut-il considérer comme «violents» et inclure dans l’analyse du phénomène? En effet, la nature et le degré de la violence produite par l’extrémisme varient considérablement selon les cas. Quels sont les points communs entre un attentat perpétré par un commando dans une discothèque, une attaque à la voiture-bélier, une agression visant une femme dans la rue à qui on arrache son hijab et le sabotage d’une infrastructure? La comparaison peut sembler limitée en raison de la différence d’intensité ou de gravité dans l’exercice de la violence. Elle se justifie davantage quand on pense à la nature de celle-ci, dès lors que ces actes sont commis au nom d’une idéologie et avec un objectif déterminé. À cet égard, le caractère censément prémédité et organisé du terrorisme a longtemps circonscrit le type de violence considérée et la portée de l’analyse. Le recours à la notion d’extrémisme violent induit la prise en compte d’autres manifestations et indicateurs statistiques tels que les crimes et les incidents haineux contre la personne et la propriété, ou les discours haineux sur Internet et les réseaux sociaux. En dépit des difficultés méthodologiques inhérentes à l’utilisation de ce type de données, celles-ci ouvrent des perspectives nouvelles pour l’analyse du phénomène.

    Enfin, la légitimation du recours à la violence que revendiquent nombre de discours radicaux apparaît elle aussi difficile à appréhender. Les écrits scientifiques prennent généralement soin de distinguer la radicalisation cognitive de la radicalisation violente. En d’autres termes, les idées radicales, qu’elles soient religieuses ou non, ne mènent pas de facto au recours à la violence. Cela semble d’autant plus important à réitérer que les démocraties occidentales font des libertés de pensée et d’expression des principes cardinaux, certes diversement sacralisés. «On enquête sur des crimes et pas sur des idéologies», répètent à l’envi les corps policiers en faisant mine d’oublier que la collecte d’informations sur des idéologies et des individus potentiellement violents constitue l’une des fonctions principales du renseignement de sécurité. En refusant d’assimiler une idéologie à une frange violente qui s’en réclamerait, on tente aussi d’éviter l’amalgame et la stigmatisation de certains groupes. D’ailleurs une même idéologie radicale peut conduire à des formes d’extrémismes non violents. Cela semble d’autant plus important que l’extrémisme ou la radicalité sont bien souvent coupables par association des actions violentes commises en leur nom. Pour utile qu’elle soit sur le plan théorique et normatif, cette dichotomie entre parole et action est toutefois moins évidente en pratique. D’abord, parce que de tels énoncés violents constituent en soi des actes de langage (speech acts) et, dans certains cas, des stratégies discursives fort bien maîtrisées par les groupes extrémistes ou ceux qui les combattent. Ensuite, parce que, d’un point de vue scientifique, si l’on peut s’entendre sur le fait qu’un environnement cognitif faisant place à des discours violents, haineux, exclusivistes et diabolisant l’Autre peut constituer un vecteur parmi d’autres de socialisation à la violence, il existe peu de données probantes établissant un lien causal entre cet environnement et le passage à l’acte violent en tant que tel chez l’individu. Enfin, dans les faits, les réponses politiques et législatives ont ajouté à la confusion en effaçant la frontière entre les deux avec l’élargissement de l’éventail pénal à des chefs d’accusation tels que l’apologie du terrorisme ou la tentative de quitter un pays avec l’intention de s’enrôler dans des organisations terroristes à l’étranger.

    Dans le cadre de cet ouvrage, qui présente différentes perspectives disciplinaires et études de cas, nous n’avons pas souhaité imposer un cadre définitionnel rigide aux auteurs. La trame commune réside dans le lien entre l’extrémisme et la violence politique en Occident. Tous les textes portent sur des manifestations d’extrémisme qui ont de facto conduit à des actes violents commis, explicitement ou non, en leur nom. Dans cette introduction, où nous présentons certaines de ses données, nous recourons par défaut à la définition du terrorisme proposée par la Global Terrorism Database, à savoir «l’usage ou la menace de l’usage illégal de la force et de la violence par un acteur non étatique dans le but d’atteindre un objectif politique, économique, religieux ou social par la peur, la coercition ou l’intimidation1». L’usage de ces chiffres appelle d’ailleurs une mise en garde. Les statistiques servent à mesurer des évolutions et à tenter des comparaisons. Elles ne créent aucune hiérarchie dans la valeur accordée à certaines victimes ni a fortiori dans l’évaluation de la menace des différentes formes d’extrémisme violent. Si certaines d’entre elles sont actuellement bien plus meurtrières que d’autres, chaque événement est à la fois un fait social et une tragédie pour les familles, évidemment, mais plus généralement pour la société. Au-delà, lorsqu’on manipule les chiffres relatifs aux actes terroristes, il faut conserver à l’esprit qu’on parle d’une forme de violence dont la portée symbolique et sociale dépasse de loin sa dimension comptable. C’est d’ailleurs le propre du terrorisme que d’essayer de transformer chaque acte, fût-il un échec, en succès politique et médiatique.

    Les visages de l’extrémisme violent en Occident

    Ni l’extrémisme violent ni le terrorisme ne constituent des phénomènes nouveaux en Occident, pas plus qu’ils ne lui sont propres. Entre 2002 et 2018, le terrorisme y a fait un peu plus de 1 400 morts, ce qui représente grosso modo 0,50% du nombre total de victimes du terrorisme dans le monde sur la même période. Sans relativiser ce chiffre, auquel il faudrait ajouter les victimes occidentales du terrorisme à l’étranger, ni minimiser ses conséquences pour les démocraties libérales, il remet les choses en perspective par rapport à ce phénomène «global» qui, dans les faits, frappe de manière très disparate les régions du monde, comme le montre le tableau I.1.

    Parmi les autres idées reçues, celle voulant que l’Occident traverse actuellement une période sans précédent en matière d’extrémisme violent et de terrorisme compte parmi les plus communément admises. Là encore, les données statistiques offrent un point de vue un peu différent (figure I.1). S’il convient de demeurer prudent à l’égard des comparaisons hasardeuses entre des contextes distincts, l’historiographie du terrorisme – à laquelle nous ne procéderons pas ici – réfute l’hypothèse d’une rupture radicale et montre que le terrorisme contemporain s’inscrit plutôt dans une forme de «continuité cyclique», pour reprendre les mots de Blin. Au Royaume-Uni et en Espagne, les années 1970 et 1980 ont, par exemple, été plus actives et meurtrières en matière de terrorisme que les années 2000, en rapport avec le conflit nord-irlandais pour le premier de ces pays, et avec le séparatisme basque pour le second.

    Il faut dire qu’avec les attentats du 11 septembre 2001, le 21e siècle s’est ouvert sur un événement au caractère inédit tant par ses conséquences que par son impact symbolique aux yeux du monde. Toutefois, alors qu’ils étaient nombreux à prédire l’avènement d’un «nouveau» terrorisme de masse, les événements de New York furent d’autant plus spectaculaires qu’ils sont demeurés largement exceptionnels dans leur ampleur. De ce point de vue, le nombre élevé de victimes pour ce seul attentat constitue encore à ce jour une tragique aberration statistique. Non pas que le monde et, plus particulièrement, l’espace occidental n’aient subi dans la foulée d’autres attaques terroristes de grande ampleur, mais si l’on s’en tient au seul contexte sécuritaire occidental, à l’exception de quelques attentats particulièrement meurtriers en Espagne (2004), en Angleterre (2005), aux États-Unis (2009) et en Norvège (2011), les attaques sont demeurées somme toute relativement rares et marquées par un certain «retour à la normale» dans la décennie qui a suivi. En fait, c’est surtout à partir de 2014-2015, et sur une courte période qui correspond à l’avènement de l’État islamique, que les pays occidentaux ont de nouveau fait face à une multiplication des attentats meurtriers sur leur sol, commis la plupart du temps par des ressortissants de leur pays.

    Le lieu commun voulant qu’aucun pays ne soit à l’abri du terrorisme peut se défendre sur le plan sémantique au regard du nombre et de la diversité de sociétés ayant été frappées au moins une fois par le phénomène au cours des dernières décennies. Il cache néanmoins le fait que la question touche de manière très disparate les pays au sein de l’espace occidental. Depuis les années 1970, un petit noyau de pays occidentaux fait face à une menace récurrente réelle, bien qu’elle soit variable en intensité et dans le temps. L’Espagne et le Royaume-Uni ont ainsi connu une période d’intense activité terroriste dans les années 1970 et 1980, activité qui s’est calmée par la suite avant de connaître un regain avec plusieurs attentats d’envergure depuis les années 2000. De son côté, la France a été frappée par le terrorisme dans les années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990, subissant une nouvelle vague à partir de 2014-2015. L’Allemagne et la Belgique, jusqu’alors relativement épargnées, ont également été frappées durant cette période. D’autres pays ont été touchés de manière sporadique, comme la Norvège en 2011 ou la Nouvelle-Zélande en 2019, marquées par des attaques isolées qui ont fait de nombreuses victimes. Enfin, en Amérique du Nord, les États-Unis et le Canada présentent deux profils assez opposés. Les premiers ont un historique de terrorisme assez constant avec des pics importants en raison de certains événements particulièrement meurtriers. Hormis quelques épisodes, le second connaissait une activité terroriste assez marginale qui s’est toutefois quelque peu intensifiée dans une période récente (tableau I.2).

    Finalement, comme le montre la deuxième partie de cet ouvrage, l’extrémisme violent est loin d’être uniforme d’un pays à l’autre et présente des visages multiples dans le temps. Depuis les années 1970, l’extrémisme violent lié au nationalisme séparatiste (nord-irlandais, basque, etc.) est celui qui a fait le plus grand nombre de victimes en Europe occidentale. Dans cet ouvrage, Rut Bermejo Casado et Isabel Bazaga Fernandez analysent les défis de la société et du gouvernement espagnols face aux violences du nationalisme séparatiste, incarné entre autres par l’organisation armée basque Euskadi ta Askatasuna (ETA), démantelée officiellement en 2017. Les mouvements d’extrême gauche ont également été assez actifs dans les années 1970 et 1980 en Italie, en France et en Allemagne notamment (tableau I.3). L’extrême gauche s’est faite toutefois beaucoup plus discrète dans les dernières décennies, le chapitre de Karatrantos examinant d’ailleurs l’exception grecque dans ce domaine. Enfin, comme le rappelle Gagnon, si l’«onde» de l’écoterrorisme persiste depuis maintenant près d’un demi-siècle, elle ne s’est pas réellement étendue au cours de la dernière décennie ni ne s’est traduite, sauf à de rares exceptions, par un degré de violence comparable aux autres formes de terrorisme, politiques et religieuses.

    Actuellement, deux formes d’extrémisme dominent, sans pour autant monopoliser, le «marché» de la violence politique en Occident: celui d’inspiration islamiste et celui d’extrême droite. Depuis 2002, le premier est globalement le plus meurtrier en Europe occidentale, même s’il touche de manière plus constante quelques pays en particulier: la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Allemagne et la Belgique. En Amérique du Nord et dans certains autres pays occidentaux, comme l’Allemagne, la Norvège et la Nouvelle-Zélande, l’extrême droite violente est particulièrement active ou a fait un grand nombre de victimes. «Laquelle des deux tendances menace le plus l’Occident?», se font souvent demander les experts. La tentation est grande de les opposer, parfois dans l’optique louable d’évaluer le risque que représente chacune d’entre elles. Le but est néanmoins le plus souvent de montrer que l’une est pire que l’autre, ce qui non seulement est subjectif, mais de surcroît ne repose sur aucune analyse scientifique rigoureuse tant les risques et les indicateurs de passage à l’acte demeurent difficiles à appréhender (tableau I.4).

    D’un côté, l’extrémisme islamiste a connu un essor considérable depuis le tournant du siècle. Il a d’abord pris pied au Moyen-Orient et, plus particulièrement, dans le monde arabo-musulman où il continue de faire la très grande majorité de ses victimes, notamment dans les zones de conflit (Irak, Afghanistan, Pakistan, Syrie, Yémen, Libye). Il est également présent sur le continent africain, d’abord en Algérie, pays qui a fait office de précurseur en la matière, puis dans des pays tels que le Nigéria, la Somalie ou le Mali pour finalement gagner certaines zones du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest. Les causes de cet essor sont multiples et renvoient à des dynamiques locales, régionales et internationales complexes ainsi qu’à une responsabilité partagée: d’abord assurément celle des groupes islamistes eux-mêmes, mais aussi en partie celle des gouvernements des régions où ils prennent pied. On ne saurait non plus exempter l’Occident de sa part de responsabilité dans cette situation, largement soulignée par les études postcoloniales et qui tient pour certains pays à des raisons historiques, mais aussi à des politiques étrangères récentes parfois mal avisées, dont les relations à l’égard des régimes autoritaires ne sont que l’une des illustrations. Sur le plan intérieur, certaines sociétés occidentales ont également fort à faire avec la radicalisation d’une petite minorité de leurs jeunes compatriotes auprès desquels l’extrémisme islamiste a trouvé un écho aux conséquences meurtrières.

    Dans l’ombre de l’islamisme violent, qui a accaparé l’espace politique, sécuritaire et médiatique, l’extrémisme de droite fait une réapparition remarquée en Occident. Parfois appelé «extrémisme blanc», il constitue un écosystème hétérogène englobant toutes sortes de tendances:identitaire, néofasciste, ultranationaliste, suprémaciste, néonazie, xénophobe, antimusulmane, antisémite, etc. Omniprésente sur Internet et les réseaux sociaux, l’extrême droite se manifeste également dans la multiplication de mouvements et de groupuscules dont certains entretiennent des relations ambiguës avec les formations politiques d’extrême droite. Elle est surtout à l’origine de plusieurs attentats et tueries de masse spectaculaires au cours de la dernière décennie, frappant la Norvège en 2011 jusqu’à la Nouvelle-Zélande en 2019, en passant par l’Australie, le Canada et les États-Unis à plusieurs reprises. Elle se traduit aussi, comme en Allemagne et en Italie, par des attaques xénophobes et des crimes haineux plus fréquents, notamment contre les immigrants. Le cas de l’Allemagne semble, à maints égards, particulièrement préoccupant, comme le montre l’analyse détaillée de Fielitz et Köhler dans cet ouvrage.

    Entre 2011 et 2017 seulement, l’extrémisme blanc a été à l’origine de 350 attaques en Amérique du Nord, en Europe et en Australie (NY Times, 2019). Enfin, on le voit investir progressivement l’espace de la «manosphère», de la misogynie et de l’antiféminisme, comme l’illustrent les attaques meurtrières marquantes de Isla Vista et de Toronto. Longtemps considéré comme un terrorisme intérieur «produit du terroir», par opposition au terrorisme étranger et international, on assiste à une transnationalisation de l’extrémisme de droite. Celle-ci se manifeste par un phénomène de contagion et d’imitation, bien connu chez les tueurs de masse, avec des références de plus en plus systématiques aux attaques précédentes et à leurs auteurs. Au-delà des idéologies distinctes, on observe aussi la construction d’un récit commun (formant un mouvement «blanc» international) et des connexions croissantes entre les différents groupes au sein de l’espace occidental. Dans les faits, si les deux types de terrorisme coexistent de longue date, le second a mis au défi à la fois les conceptions établies et le répertoire des réponses sécuritaires traditionnelles.

    La cohabitation entre extrémisme islamiste et extrême de droite sur le marché actuel de la violence politique en Occident a des implications du point de vue de l’analyse. Elle confirme les limites de la notion de terrorisme pour lui préférer celle d’extrémisme violent, moins connotée et plus inclusive, eu égard aux attaques xénophobes et aux crimes haineux. Un constat qui s’applique du reste assez bien aux réponses des gouvernements occidentaux qui peinent encore à appréhender l’extrême droite violente à l’aune des politiques actuelles. On en veut pour preuve l’inclusion tardive et limitée des groupes d’extrême droite violents sur les listes nationales d’entités terroristes. Dans le champ d’étude sur le phénomène, celle-ci montre aussi les risques d’angle mort lorsque la recherche colle trop aux priorités politiques et aux financements du moment. S’il y a un rattrapage en cours dans la production des connaissances sur l’extrême droite, il n’est pas certain que ce soit le cas pour d’autres formes d’extrémisme violent. Enfin, pour tentante que puisse être la comparaison entre extrémisme islamiste et extrême droite, elle n’en demeure pas moins limitée en ce sens qu’elle empêche de penser le phénomène de l’extrémisme violent en Occident de manière globale et dynamique. Assurément, chaque extrémisme violent prend des formes particulières en fonction de contextes idéologiques et locaux spécifiques et de multiples facteurs particuliers. On ne saurait toutefois oublier qu’en dépit de leurs différences, certaines formes d’extrémisme violent non seulement ont des référents communs (théories conspirationnistes, antisémitisme, discours anti-élites, etc.), mais se nourrissent aussi mutuellement. À cet égard, comme le rappellent le chapitre de Gagnon et la conclusion de cet ouvrage, la pandémie de la COVID-19 a contribué au renforcement d’un extrémisme néo-luddite protéiforme, composé de toutes sortes de pseudo-théories (complotistes) souvent farfelues, auxquelles s’abreuvent et font écho les autres types dominants d’extrémisme violent.

    L’ouvrage

    Dans ce contexte, l’objectif de cet ouvrage est de proposer quelques clés d’analyse et de compréhension concernant le phénomène de l’extrémisme violent en Occident à partir de différentes hypothèses, approches et points de vue. La radicalisation et l’extrémisme violents sont abordés principalement à partir de trois grands axes autour desquels se structure cet ouvrage. La première partie de l’ouvrage présente des réflexions sur la contribution à l’analyse du phénomène de différentes disciplines, approches théoriques et études empiriques en sciences sociales. Elle offre ainsi un tour d’horizon de ce que les sciences sociales ont à dire ou à écrire sur les facteurs et les vecteurs pouvant expliquer l’extrémisme et les actes violents commis, explicitement ou non, en son nom. La deuxième partie de l’ouvrage s’inscrit dans un effort de contextualisation de l’extrémisme violent et propose des études de cas portant sur ses manifestations dans différentes sociétés occidentales. Elle dresse un panorama de l’étendue et de la diversité du phénomène aujourd’hui et ouvre la porte à des comparaisons entre les pays. La troisième et dernière partie s’attarde, quant à elle, aux pratiques et aux réponses mises en place (ou non) pour contrer l’extrémisme violent. S’inscrivant dans l’émergence d’un nouveau sous-champ d’étude sur ces différentes stratégies, elle rappelle l’utilité de la recherche pour étudier et appuyer la lutte contre l’extrémisme violent.

    Regroupant plus d’une quarantaine d’auteurs issus de différentes disciplines et d’une dizaine de pays, cet ouvrage prend acte à la fois du caractère multidisciplinaire du champ et de l’impérieuse nécessité d’engager une diversité de points de vue dans un dialogue constructif et fécond. Seuls de tels échanges sont à même d’éclairer les multiples facettes de ces phénomènes et d’en saisir toute la complexité. La diversité des auteurs constitue, à cet égard, un atout majeur de l’ouvrage. La majorité des chapitres sont l’œuvre d’universitaires reconnus issus de différentes disciplines (sociologie, science politique, psychologie, criminologie, science des religions, philosophie, droit, éducation, etc.), ce qui permet de répondre aux critères de l’érudition et de la scientificité avec une analyse approfondie et différenciée de l’objet d’étude. Le lecteur constatera ainsi que la bibliographie est particulièrement volumineuse et à jour. Nous avons également fait le choix d’inclure quelques experts issus des milieux de la pratique sur des aspects plus précis du sujet. Si ces contributions sont d’une «tonalité différente», pour reprendre le commentaire positif de l’un des évaluateurs du manuscrit, elles constituent clairement un point de vue original et une valeur ajoutée à la réflexion sur le sujet.

    Finalement, sept chapitres ont été signés par des non-francophones et traduits pour les besoins de l’ouvrage, proposant autant de contributions sur des pays (Allemagne, Angleterre, Australie, Espagne, Grèce, Scandinavie) ou des thèmes (la pédagogie sociale) généralement moins couverts en langue française. Nous remercions d’ailleurs la traductrice Nathalie Mongel pour son travail considérable. Ces contributions enrichissent la réflexion, donnent accès à une documentation scientifique en français et confirment les ponts entre différents pôles de recherche et d’expertise dans le monde. Notons, enfin, que plus de la moitié des textes, dont nombre sont l’œuvre de jeunes universitaires, proviennent du Canada et du Québec, ce qui témoigne du caractère dynamique de la recherche et de ses institutions de ce côté-ci de l’Atlantique. Nous remercions l’ensemble des auteurs et auteures pour leur contribution inestimable à cet ouvrage collectif d’une grande ampleur.

    Nous tenons également à remercier la coordonnatrice de ce projet, Sylvana Al Baba Douaihy pour son travail colossal, et dont la rigueur et la ténacité ont permis de mener à bien ce projet collectif. Nous remercions les Presses de l’Université de Montréal, sa directrice Nadine Tremblay, la réviseuse Marianne Champagne et l’ensemble de l’équipe pour leur soutien tout au long du processus de rédaction et de publication. Nous remercions la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents et le Centre de recherche Société, Droit et Religion de l’Université de Sherbrooke pour leur appui scientifique et financier, sans lequel la production de cet ouvrage n’aurait pas été possible.

    Enfin, nous remercions les lecteurs et les lectrices de différents continents et horizons, et espérons que cet ouvrage contribuera bien humblement à enrichir les connaissances dans l’étude de la radicalisation et de l’extrémisme violents pour ainsi améliorer notre compréhension de ce phénomène, tout aussi complexe que préoccupant.


    1. L’inclusion dans la base de données de la Global Terrorism Database répond aux critères suivants: 1) l’incident doit être intentionnel – le résultat d’un calcul conscient de la part de l’auteur; 2) l’incident doit impliquer un certain degré de violence ou une menace immédiate de violence, y compris la violence contre la propriété, ainsi que la violence contre les personnes; et 3) le ou les auteurs de l’incident doivent être des acteurs subnationaux. La base de données n’inclut pas les actes de terrorisme d’État. En outre, au moins deux des trois critères suivants doivent être présents pour qu’un incident y soit inclus: 4) l’acte doit viser un objectif politique, économique, religieux ou social; 5) il doit y avoir des preuves d’une intention de contraindre, d’intimider ou de transmettre un message à un public (ou des publics) plus large que les victimes immédiates; et 6) l’action doit se situer en dehors du contexte des activités de guerre légitimes autorisées par le droit international humanitaire. Source: Global Terrorism Database, http://www.start.umd.edu/gtd/

    Partie I

    Les facteurs

    et les vecteurs

    de la radicalisation violente

    Chapitre 1

    L’extrémisme violent

    et la radicalisation:

    la contribution des sciences sociales

    David Morin et Pablo Madriaza

    En dépit de ses manifestations cycliques dans le paysage politique occidental, l’extrémisme violent et plus particulièrement le terrorisme sont longtemps demeurés marginalisés et «sous-théorisés» au sein du milieu universitaire. Ils ont bien fait l’objet de quelques études de référence de la part d’un petit noyau de chercheurs, qui restent parmi les plus cités et influents aujourd’hui (Reid et Chen, 2007)1. Toutefois, dans l’ensemble, on a longtemps reproché, au premier chef par les chercheurs eux-mêmes, aux études sur le terrorisme de s’intéresser à un concept dont la définition était biaisée, de se prêter difficilement aux standards méthodologiques de scientificité, d’être appuyées par trop peu de données empiriques et de n’avoir produit, finalement, que de rares analyses rigoureuses (Sageman, 2014; Schmid et Jongman, 2005; Silke, 2010).

    Les attentats du 11 septembre 2001 ont modifié la donne, ouvrant la porte à un développement considérable de ce champ d’étude. Face à l’urgence perçue de la situation et au besoin pressant d’améliorer la compréhension du phénomène, le milieu de la recherche a été tenté, sommé diront certains, d’apporter sa contribution. Il a fait l’objet de financements substantiels contribuant à l’essor d’un véritable «marché de la connaissance». Il a généré une production exponentielle dans le sous-champ des études sur le terrorisme. Celles-ci se sont surtout concentrées sur le terrorisme islamiste, la logique des attentats- suicides, les réseaux terroristes, le djihad, ses racines et ses origines dans le monde arabo-musulman et, enfin, les causes et motivations possibles de ce type de violence politico-religieuse. Les attentats de Londres et Madrid au milieu des années 2000 et ceux qui ont frappé, une décennie plus tard, nombre de grandes villes européennes ont accéléré le développement d’un second sous-champ structuré autour des études sur la radicalisation. La multiplication des attentats et l’origine intérieure de leurs auteurs, tout autant que les départs de ressortissants pour la zone syro-iraquienne, battent alors en brèche l’image d’Épinal, réifiée par le 11 septembre 2001, d’un terrorisme préparé et perpétré par une organisation étrangère pour lui substituer celle d’un «ennemi intérieur», selon l’expression consacrée aux États-Unis. Moins centré sur le terrorisme islamiste international et les organisations qui s’en réclament, ce sous-champ s’intéresse davantage aux ressorts de l’extrémisme violent des jeunes occidentaux, aux acteurs solitaires, à leurs trajectoires, aux processus de radicalisation, aux mécanismes de recrutement, etc. Finalement, l’avalanche d’initiatives en matière de prévention et d’intervention destinées à lutter contre la radicalisation, incluant les programmes dits de «déradicalisation», a donné lieu à l’émergence d’un troisième sous-champ, celui des études sur le contre-extrémisme violent (Counter Violent Extremism, généralement mieux connu sous son acronyme CVE).

    L’essor d’un champ d’étude

    L’une des critiques récurrentes dans ce champ d’étude portait sur le manque de sources primaires et de données fiables. Dans leur étude de référence, Schmid et Jongman (2005) estimaient qu’à peine 20% des écrits sur le sujet présentaient de nouvelles données empiriques alors que 80% des travaux s’appuyaient sur des sources secondaires émanant d’ouvrages, d’articles scientifiques ou des médias. Le risque est alors celui d’un champ fortement autoréférentiel fondé sur un savoir elliptique et fonctionnant en vase clos. Cette situation s’explique en partie par l’objet d’étude lui-même, en raison notamment de sa «rareté» statistique dans l’espace occidental, du caractère clandestin des organisations terroristes et de la réticence des autorités gouvernementales à fournir des informations sur le sujet. Si le défi reste important, la situation a, là aussi, profondément évolué. Dans la dernière période, plus de la moitié des études recouraient à des sources primaires (Neumann et Kleinmann, 2013; Schurman, 2018) – un constat qu’illustrent bien les sources primaires variées utilisées par les chercheurs dans cet ouvrage.

    Le nombre croissant d’attentats, d’arrestations, d’incarcérations, de dossiers individuels et la couverture médiatique en lien avec des activités extrémistes et terroristes ont généré la production de nombreuses données, officielles ou non, sur les individus radicalisés. Bien qu’ils aient toujours essayé de faire connaître leur cause et de diffuser leur propagande, les extrémistes sont aujourd’hui surexposés dans l’espace public et médiatique. Alors qu’Internet et les réseaux sociaux sont devenus des canaux d’information et de communication pour les groupes extrémistes, ils constituent autant de sources primaires pour les chercheurs. Ils donnent accès à des publications officielles d’organisations, des «posts» individuels sur les réseaux sociaux, des testaments, parfois même des entrevues en ligne, etc. L’identification publique des noms des extrémistes donne en outre accès à leur entourage. La production journalistique exponentielle sur ces enjeux constitue également des sources d’information de qualité utilisées par les chercheurs, même si elles présentent souvent des risques d’erreurs factuelles, d’a priori éditoriaux ou d’analyses parcellaires des événements. L’accès à l’ensemble de ce type de sources primaires et secondaires a contribué à consolider des bases de données plus larges qu’auparavant. Enfin, alors qu’elle était considérée comme la raison principale de la «stagnation» des études sur le terrorisme, la relation entre les pouvoirs publics et le milieu de la recherche est aussi en train d’évoluer, certes de façon inégale selon les pays, vers une coopération accrue guidée par un bénéfice mutuel. Les gouvernements entrouvrent la porte aux chercheurs, à certaines conditions, afin qu’ils puissent utiliser les sources policières et judiciaires à des fins d’analyse. On en veut pour preuve la présentation par Sèze dans cet ouvrage de résultats d’entrevues avec des individus incarcérés en France. Si l’accès à ces nouvelles sources ne va pas sans défis méthodologiques, en particulier lorsqu’il s’agit des informations obtenues directement auprès des extrémistes eux-mêmes ou de leurs familles, il traduit la capacité renouvelée pour les chercheurs de faire avancer les connaissances dans ce domaine.

    En deux décennies à peine, le développement de ce champ d’étude a donné lieu à des milliers d’ouvrages et d’articles scientifiques, à la création d’une dizaine de revues savantes et à la mise sur pied de centaines de centres et de réseaux de recherche. Le corpus est si vaste qu’il nécessite désormais, pour être accessible et utile, la réalisation de méta-analyses et de revues systématiques, sur le modèle des collaborations Campbell et Cochrane, entre autres, portant sur des sous-thèmes en lien avec ces objets d’étude. Elles permettent d’extraire les résultats concrets, les données probantes et les modèles d’analyse (voir, notamment, Centre international de prévention de la criminalité, 2016; Gøtzsche-Astrup, 2018; Hassan et al., 2020; McGilloway et al., 2015; Scarcella et al., 2016; Wolfowicz et al., 2019). On assiste aussi à la multiplication de réseaux et de cartographies, publiques ou non, qui tentent de répertorier et de mettre en relation les milliers d’experts du domaine entre eux, comme le Radicalisation Awareness Network en Europe ou le Réseau des praticiens canadiens pour la prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent (RPC-prev) au Canada, par exemple, et avec les milieux de pratique, comme le Partenariat contre la radicalisation violente dans les villes, mieux connu sous le nom de PRACTICIES. Ces développements attestent non seulement de la vitalité du champ, mais également d’un effort croissant de structuration, de cohérence et de réflexivité en son sein.

    S’il y a une tendance que la structuration progressive de ce champ d’étude a confirmée, c’est son caractère multidisciplinaire. Le Science Citation Index Expanded (SCIE) recensait ainsi, pour la période 1965-2010, pas moins de 100 champs et sous-champs d’étude ayant publié des données sur le terrorisme (Gordon, 2010). Au cours des dernières décennies, l’apparition de nouveaux programmes de recherche consacrés notamment aux mesures antiterroristes a eu pour effet d’accroître la présence des sciences «dures» (médecine, ingénierie ou technologie) dans le champ d’étude. Toutefois, les sciences sociales continuent d’y occuper une place centrale (Neuman et Kleinman, 2013). Comme le montre la première partie de cet ouvrage, chaque discipline peut contribuer à éclairer des aspects particuliers du phénomène en fonction de ses champs de recherche et de ses modèles conceptuels (Wilner et Dubouloz, 2010). Le risque est que le chercheur, en fonction de sa discipline, tende volontairement ou non à survaloriser les facteurs correspondant à ses propres modèles d’analyse et à se prendre lui-même au piège du biais de confirmation. Le défi demeure, dans une large mesure, d’articuler et d’établir un dialogue entre ces différentes approches. En tout état de cause, et sans prétendre à l’exhaustivité, les lignes qui suivent s’efforcent de situer les contributions des auteurs au sein de quelques-unes des principales approches qui analysent les multiples aspects de l’extrémisme violent et autour desquelles s’est structuré ce champ d’étude.

    Les études sur les causes et les motivations

    Pourquoi et comment un individu ou un groupe d’individus en vient à juger légitime la violence ou décide d’y recourir? Comment se fabrique la radicalité? Quels sont les facteurs individuels ou collectifs et les vecteurs qui la sous-tendent? Qu’est-ce qui explique le passage à l’acte violent? Ce sont souvent les premières questions auxquelles le chercheur est invité à répondre. Ce sont aussi celles qui ont généré le plus grand nombre de réflexions de la part des sciences sociales dans ce champ d’étude.

    Bien que cela soit devenu un lieu commun, les chercheurs s’entendent pour dire qu’il n’y a pas de cause unique au phénomène ni de profil type de l’extrémiste violent ou du terroriste. À cet égard, les outils de dépistage tels que les listes d’indicateurs ou de signes visant à détecter la radicalisation s’avèrent souvent inefficaces, voire contre-productifs, en raison du nombre de faux positifs et des risques de discrimination qu’ils recèlent (Commission nationale consultative des droits de l’homme, 2017). Les chercheurs s’entendent plus ou moins sur une série de facteurs pouvant expliquer la radicalisation et le passage à l’acte violent. Certains de ces facteurs sont individuels et ont trait à la personnalité et aux expériences marquantes des sujets. Ils constituent souvent le point de départ de l’analyse. D’autres facteurs, ceux qui font le moins consensus et renvoient aux «causes profondes», tiennent à l’environnement politique, social, religieux, économique, etc. Une méta-analyse récente, l’une des premières du genre dans ce domaine, présente 57 études comparant des groupes radicalisés avec la population générale en ce qui concerne les facteurs de risque et de protection (Wolfowicz et al., 2019). Elle révèle que les facteurs associés au contrôle et au lien social (implication des parents, liens scolaires, types de pairs, intégration, etc.) auraient une influence plus importante sur la radicalisation que les caractéristiques sociodémographiques des individus.

    Ces explications admises, les chercheurs s’empressent de souligner dans le même temps qu’on doit étudier localement les trajectoires, en fonction des facteurs sociaux, politiques et culturels qui leur sont propres (McCauley et Moskalenko, 2010; Schmid, 2013). La radicalisation serait alors le résultat d’une combinaison de ces facteurs, propre à chaque individu, constitutive d’une trajectoire spécifique de l’individu2. Dans une étude sur la validité interne et externe des approches théoriques de la radicalisation, Gøtzsche-Astrup (2018) recense huit mécanismes psychologiques, exposés ci-dessous, qui présentent une forte preuve empirique.

    La radicalisation est fondée sur des mécanismes psychologiques normaux plutôt que psychopathologiques.

    Il s’agit d’un processus lié aux motivations plutôt qu’à des calculs instrumentaux de risques et bénéfices.

    Ce sont des expériences de vie négatives qui amènent l’individu à rechercher un sens à la vie et à répondre à d’autres questions fondamentales.

    Une expérience de perte de sens.

    Un changement d’identité sociale vers un seul groupe social plutôt que plusieurs.

    Les dynamiques au sein de petits groupes conduisent à des comportements extrêmes.

    Une disposition accentuée à l’anxiété, l’agressivité et l’impulsivité.

    L’implication de valeurs sacrées dans les derniers stades de la radicalisation.

    Les différends entre les chercheurs portent sur l’importance relative de ces facteurs et leur ordonnancement hiérarchique en fonction des approches qu’ils privilégient.

    Les approches psychologisantes

    On trouve en premier lieu les approches psychologisantes. Parmi celles-ci, une tendance très minoritaire insiste sur les psychopathologies présumées des radicaux. Si la thèse d’individus déments ou psychopathes demeure prégnante dans l’imaginaire populaire, elle a été largement contredite par des travaux de psychologues tels que Ariel Merari (2010) ou Jerrold Post (2007). Si Hassan et al. s’entendent pour éviter toute pathologisation du phénomène, les auteures rapportent toutefois dans cet ouvrage que de plus en plus d’études indiquent que certains actes de radicalisation violente sont significativement associés à des troubles de santé mentale et à des troubles psychiatriques, en particulier, quand ils sont commis par des acteurs dits «solitaires». Wolfowicz et al. (2019) ont d’ailleurs constaté dans leur méta-analyse que la dépression était le seul trouble de santé mentale associé à des attitudes radicales; le narcissisme et l’anxiété, en revanche, n’ont montré aucun effet statistique. Comme le rappelle à son tour Brunet, le fait qu’il n’y ait pas de «profil psychologique spécifique» de l’extrémiste ne signifie pas que la dimension psychologique ne joue pas un rôle dans le cheminement de l’individu. En particulier, et bien qu’on ne puisse établir de relation de causalité en raison de la prévalence des problèmes de santé mentale dans la population générale, on constate une association empirique répétée entre la dépression et la sympathie pour la radicalisation violente, notamment chez les jeunes (Rousseau et al., 2020). Dans cet ouvrage, Brunet recourt aux notions de «régression groupale» et de souffrance dite «narcissique identitaire» pour analyser le basculement dans la violence de certains individus, en particulier des acteurs dits «solitaires». De son côté, Bressan emprunte à la neuropsychologie le concept d’«adhésion émergentiste» pour expliquer la mise en scène des mots et la communication d’influence dans la rhétorique djihadiste. À l’autre bout du spectre, un nombre croissant de travaux ont été produits par la médecine générale et les sciences de la santé au tournant du millénaire, dans la foulée des attentats de New York, Madrid et Londres, pour tenter de mesurer les impacts psychologiques sur les victimes directes et indirectes des actes de violence extrémiste. En d’autres termes, bien qu’elles soient étonnamment encore rares par rapport à d’autres disciplines (Schurman, 2018), les approches psychologiques ont des choses à dire sur les mécanismes favorisant la radicalisation et le basculement dans la violence.

    Dans un souci de dépasser la personnalité individuelle des auteurs d’actes violents, une autre tendance fortement dominante privilégie les dimensions groupales et collectives du phénomène. À cheval entre la psychologie sociale et la sociologie, ces approches empruntent différents modèles interprétatifs (théorie de l’action collective, théorie de la privation relative, théorie de la pensée groupale ou groupthink, etc.). Ce faisant, elles offrent des explications originales des dynamiques groupales, incluant la contrainte et l’enrôlement, au sein des cellules et des réseaux extrémistes, réels ou virtuels, et de leur interaction avec leur environnement. Par exemple, la thèse de la frustration/agression, développée à partir des travaux de Gurr dans son célèbre ouvrage Why Men Rebel, a donné lieu à de nombreuses applications et à de sérieuses critiques au sein des études sur le terrorisme depuis les années 1980. Elle y est abondamment utilisée, notamment par ceux qui voient dans la radicalisation des djihadistes occidentaux l’expression d’une frustration trouvant son origine dans la marginalisation économique et la stigmatisation sociale. De même, parmi les mécanismes de radicalisation que McCauley et Moskalenko (2008) recensent, quatre sont directement associés aux caractéristiques des groupes. Ainsi, les groupes se radicaliseraient lorsque: 1) ils sont isolés et se sentent menacés, 2) ils sont en concurrence avec d’autres groupes radicalisés, 3) ils sont en concurrence avec l’État, ou 4) il y a une concurrence au sein du groupe en question. La théorie de l’action collective a également été largement utilisée, de manière explicite ou non, pour étudier les organisations terroristes, comme dans les travaux de Della Porta (2004) sur la violence armée d’extrême gauche en Italie et en Allemagne ou ceux de Wiktorowicz (2004) sur certains groupes islamistes.

    Les approches identitaires et culturelles

    Le court 21e siècle est communément surnommé l’âge des identités, celui où s’intensifieraient les revendications identitaires. On retrouve cette idée au cœur des écrits sur l’extrémisme violent. Empruntant à la sociologie, la science politique et la psychologie interculturelle, un certain nombre d’études s’attardent aux identités (politiques, sociales, culturelles, religieuses, de genre, etc.) qui sous-tendent les motivations et les justifications des individus et des groupes extrémistes violents. Comme le rappelle Crettiez dans cet ouvrage, certaines idéologies (nationalisme, séparatisme, extrême droite, extrême gauche) apparaissaient immédiatement compréhensibles aux chercheurs occidentaux en raison de leur proximité avec cet objet d’étude et un socle de valeurs plus ou moins partagées. L’extrémisme islamiste et sa lecture prétendument religieuse du monde ont été déstabilisants et ont incité – à tort ou à raison – à une réinterprétation davantage culturaliste et religieuse du phénomène. Celle-ci a conduit à de vifs débats autour de la part relative (mesurable) du religieux dans l’extrémisme violent commis au nom de la religion. Ce débat oscille grosso modo entre deux visions avec, d’un côté, une primauté accordée au facteur religieux ou politico- religieux et, de l’autre, une forte relativisation de celui-ci. S’il est difficile de trancher sur la question et a fortiori de mesurer le poids du religieux, ces approches présentées comme divergentes, mais dans les faits assez complémentaires, ouvrent des pistes de réflexion intéressantes.

    Une première approche interroge la place de la religion dans l’étude de l’extrémisme violent. Identité de référence et d’appartenance pour nombre d’États, de groupes et d’individus à l’échelle mondiale, la religion est-elle à l’origine de certaines formes d’extrémisme violent et de radicalisation? «Les racines religieuses de la radicalisation: fait ou fiction?»: ce thème était d’ailleurs au programme du colloque international organisé par le Centre de recherche Société, Droit et Religions de l’Université de Sherbrooke (SoDRUS), tenu en mai 2017 au Canada, lors duquel a germé l’idée de cet ouvrage. Un questionnement qui interpelle actuellement les sociétés bien au-delà de l’espace occidental et auquel s’attaque le chapitre de Geoffroy, qui défend une approche socioreligieuse des idéologies et de la radicalisation. Les études sont traversées par un double postulat de façade. D’une part, les religions ne seraient pas mauvaises en soi, y compris dans leur interprétation radicale, mais c’est leur instrumentalisation politique qui cause la violence «au nom de Dieu». D’autre part, toutes les religions ou presque sont concernées par la violence à un moment de leur histoire. Ces postulats admis, il n’en reste pas moins que l’immense majorité des études portent sur l’islam et l’islamisme. En fonction de leur perspective disciplinaire, les auteurs vont s’intéresser aux textes sacrés et à certains courants de pensée rigoristes (salafisme, wahhabisme, etc.), aux dissensions politico-religieuses et géopolitiques dans le monde musulman (la fitna) ainsi qu’à la place de l’identité religieuse au sein des sociétés et des régimes arabo-musulmans, et plus largement dans le reste du monde. Plusieurs auteurs comme Jurgensmeyer (2001), Kepel (2000/2003) ou Aoun dans cet ouvrage ont produit des réflexions intéressantes sur ce «retour turbulent de Dieu», pour reprendre le titre d’un ouvrage du dernier précité (Aoun, 2011) et, plus particulièrement, sur l’inscription (ou non) de l’islam dans la modernité politique libérale.

    Une seconde direction plus sociologique a conduit à s’interroger sur l’identité (religieuse) comme facteur de mobilisation et de justification pouvant donner sens à l’action violente. Les résultats de la méta-analyse de Wolfowicz et al. (2019) donnent à penser, par exemple, que la pratique religieuse joue un rôle insignifiant dans la radicalisation et que ce sont plutôt les attitudes et les conceptions sur la pratique et l’identité religieuses qui sont pertinentes dans ce processus. Pour nombre de chercheurs, la quête d’identité et de sens constitue un facteur fortement explicatif de l’engagement dans la violence (Gøtzsche-Astrup, 2018). Lorsqu’un individu vit un sentiment d’exclusion, de non-appartenance et qu’il est à la recherche d’un sens dans son existence, d’une reconnaissance par ses pairs et de nouveaux points de repère dans la société dont le modèle ne correspond pas à ses idéaux, l’engagement dans un groupe extrémiste peut apporter des «certitudes normatives» et contribuer à «stabiliser» son

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