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Le monstre de Kiev
Le monstre de Kiev
Le monstre de Kiev
Livre électronique348 pages10 heures

Le monstre de Kiev

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À propos de ce livre électronique

Grigori Tarasovski, un condamné au goulag pour un h6orrible crime qu’il n’a pas commis, découvre la violence et la folie de son espèce au sein des camps de prisonniers.

Toutefois, il s’aperçoit que l’enfer de Sibérie cache autre chose: des entités innommables, monstrueuses, nées d’une légende antique.

La source de leur création – et de leurs pouvoirs – est tout près.

Une source capable de changer le destin des hommes.

Et de les détruire.
LangueFrançais
Date de sortie30 mars 2018
ISBN9782897863630
Le monstre de Kiev
Auteur

Sylvain Johnson

Sylvain Johnson est originaire de Montréal. Il passera toutefois une partie de son enfance dans le village de Sainte-Thècle, en Mauricie. Il se retrouvera ensuite à Shawinigan pour y étudier en Arts et Lettres avant de retourner vivre dans la région métropolitaine. Il occupera des postes dans quelques clubs vidéo et salles de courriers avant de s’exiler aux États-Unis. Ses passions sont l’écriture, la lecture, la randonnée pédestre et le voyage sous presque toutes ses formes.

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    Aperçu du livre

    Le monstre de Kiev - Sylvain Johnson

    d’autres.

    Premiere partie

    Grigori Tarasovski

    1

    Kiev, Union soviétique

    1931

    Grigori Tarasovski s’immobilisa tout près de son immeuble à l’extérieur délabré, sans savoir que ce serait son dernier moment de paix et de calme avant la tempête. Épuisé par sa journée de travail, il s’arrêta pour fumer une cigarette en silence, pour humer les odeurs vagabondes qui venaient des faubourgs surpeuplés environnants. La nuit s’installait peu à peu autour de lui, désireuse d’étendre son hégémonie sur la contrée ensommeillée. Le quartier se vidait graduellement de ses rares habitants respectables, libérant ensuite la racaille nocturne et son lot de misère inévitable. Ce transfert de population se faisait discrètement. Les visages accueillants et épuisés du jour se muaient en rictus malsains et calculateurs la nuit venue. Les fauves étaient libres de soumettre la cité à leur joug criminel. Grigori observa un moment l’immeuble familier se dressant devant lui, couvé par une végétation chétive, mourante, qui ne subsistait qu’en raison des soins répétés de quelques ménagères attentionnées. L’illusion de verdure était préférable à la sécheresse visuelle du béton des édifices et des industries polluantes qui déversaient leurs poisons dans l’atmosphère en toute impunité. Le prix du progrès était la survie d’une mère Nature encore vierge et viable.

    Le ciel encore barbouillé de quelques lueurs orangées lui permettait de distinguer au loin les multiples immeubles pauvrement et hâtivement construits durant les dernières années, une suite de structures impersonnelles vaguement instables au manque d’hygiène probant frisant le taudis. Ces logis servaient à abriter la main-d’œuvre venue des campagnes s’exilant aveuglément vers la cité en espérant y trouver un emploi trop souvent à des conditions misérables. La ville était incapable de soutenir un tel afflux d’individus, et le garde-manger de la nation perdait une grande partie de ses agriculteurs au profit d’industries accueillantes. C’était un spectacle désolant pour un jeune homme comme lui, désireux de fonder une famille et de connaître autre chose que la pauvreté et la souffrance.

    À vingt ans, Grigori avait eu bien du mal à se dégoter un emploi dans l’une des multiples fonderies de la ville. Les jeunes rivalisaient de prouesses et de courbettes pour acquérir les faveurs des patrons avides d’économiser sur les salaires. Certains acceptaient de travailler pour presque rien, ce qui s’avérait souvent mieux que rien du tout. S’il avait réussi à obtenir son emploi, c’était grâce à une lettre de recommandation de son père, hautement décoré lors de la Première Guerre mondiale pour ses exploits patriotiques. Mais sa solde lui permettait tout juste de payer son loyer et de se nourrir. Quelques rares pièces mensuelles se retrouvaient dans la boîte métallique cachée sous son matelas en prévision du jour où il pourrait s’acheter la ferme de ses rêves.

    Sa cigarette au bec, Grigori plissa le nez lorsque les effluves d’une viande faisandée en pleine cuisson vinrent à lui. Ce fut suffisant pour le motiver à reprendre la marche. Son long trajet de retour vers la maison per­mettait à la fraîche brise nocturne de venir lécher la sueur qui couvrait son corps. Sous ses pas, le sol de terre battue était traître. Les routes s’avéraient mal entretenues dans les quartiers pauvres de Kiev, contrairement aux artères principales menant aux industries et édifices gouvernementaux. L’obscurité grandissante le força à garder les yeux au sol pour éviter une chute ou une blessure grave.

    Cela ferait bientôt deux ans que Grigori occupait le plus bas échelon de la hiérarchie ouvrière dans la fonderie des frères Bylinkine. Dans un contexte économique et social difficile — pour ne pas dire désastreux — sous le régime de Staline, il avait réussi à trouver un poste de concierge. Son emploi du temps était réparti entre le décrassage de la machinerie et le maintien d’un semblant de propreté dans les lieux. Trois autres individus occupaient le même poste et se partageaient les quarts de travail durant la semaine.

    Des hurlements de détresse s’élevèrent quelque part sur sa gauche et le convainquirent d’accélérer le pas. Ce n’était pas la peur qui le motivait, mais la prudence face à une humanité rendue folle par les épreuves et l’alcool frelaté. Grigori se guida à travers les immeubles familiers grâce à leurs fenêtres illuminées ou sombres. Jetant des regards méfiants tout autour de lui, il était inondé par la nouvelle cacophonie sauvage du moment, un judicieux mélange d’aboiements, de hurlements, de rires et d’autres sonorités urbaines typiques de ces grandes villes décadentes.

    Grigori atteignit finalement son immeuble. Son corps brisé par le travail ardu et le manque de sommeil le fit grimacer. Sa semaine de six jours de travail lui offrait un très court repos, qui ne viendrait malheureusement que dans deux jours. Perdu dans ses pensées altérées par la fatigue, il faillit trébucher sur une silhouette assise sur les quelques marches en béton menant au vestibule vitré. La présence nocturne silencieuse le fit sursauter. La vieille Leonidovo était assise dans l’ombre de l’auvent, où elle s’abritait pour fumer. Elle le toisa distraitement tout en envoyant valser au loin le mégot rabougri qu’elle avait au bec d’une pichenette. Les plus vieux habitants de l’immeuble lui donnaient une centaine d’années, mais personne ne connaissait son âge véritable. Elle habitait les souvenirs de tous ceux qui vivaient dans la région, faisant partie du patrimoine au même titre que les rivières, les collines et les arbres majestueux. La femme passait une grande partie de ses soirées à cet endroit précis, fixant intensément la noirceur tout en murmurant des propos inintelligibles. Son regard accablé s’embuait parfois, ses lèvres tremblaient, mais aucune larme ne venait souiller ses joues ridées.

    Leonidovo souriait à Grigori avec sa bouche édentée, ses lèvres plissées et quelques longs poils sauvages sur un menton squelettique à la peau jaunie. L’aînée gardait en permanence un foulard sur son crâne presque dégarni. Quelques improbables mèches de cheveux lui tombaient sur les épaules. Elle portait une lourde veste, une épaisse robe de coton, même lors des nuits les plus chaudes. Lorsqu’elle le reconnut, la vieille lui tendit une main tremblante. Le jeune homme accepta la poigne décharnée, ses doigts se refermant sur ceux glacés de la centenaire. Fidèle au rituel quotidien établi depuis son arrivée dans l’immeuble, Grigori prit place à côté de celle qu’on disait folle, qu’on ridiculisait souvent. Personne ne connaissait son histoire ni ne savait qui elle était vraiment, malgré les rumeurs et les ragots naissant lors des longues nuits d’hiver pour peupler l’imagination des citoyens souffrant d’ennui. Grigori ignorait même si Leonidovo était son nom.

    L’aînée puait, son dernier bain devant remonter à plusieurs mois. Lui-même empestait la sueur, ce parfum des hommes et femmes se dévouant corps et âme à la gloire d’une Union soviétique sans pitié pour ses habitants. Ils restèrent ainsi silencieux durant quelques instants. Un chien maigre d’aspect maladif passa rapidement devant eux, pourchassant une créature imaginaire ou fuyant une menace derrière lui qu’ils ne virent pas apparaître. La présence humaine à ses côtés était agréable, même venant de cette folle présumée. Ils ne discutaient jamais, se contentaient du silence et de cette forme de langage inaudible qu’on appelle la complicité. Cette routine brisait la monotonie de sa solitude.

    Grigori finit par se lever, relâchant la poigne fragile de sa compagne, pour fouiller dans la poche de son pantalon, d’où il extirpa un petit boîtier métallique abîmé sans lustre ni inscription. Il tendit ainsi deux cigarettes à la femme, qui les prit sans cesser de sourire. Le jeune homme se pencha ensuite et déposa un baiser sur le front plissé de la vieille, qui pouffa de rire tout en rougissant. Grigori s’éloigna ensuite sans rien ajouter, pour s’engager dans l’escalier sombre menant au vestibule, sa main glissant sur la rampe en bois qui guidait le visiteur. Elle lui adressa la parole.

    — Que saint Christophe soit avec toi !

    Grigori s’immobilisa, tournant la tête afin de contempler la femme qui retombait dans son mutisme. Elle se berçait d’un va-et-vient continu, fixant les ténèbres de la rue qui s’épaississaient, ses deux cigarettes à la main. Un moment, il se demanda si la voix était bien venue de cette silhouette racornie et desséchée dans l’escalier. Il fut contraint de conclure que oui, puisque personne d’autre ne se trouvait sur les lieux.

    L’étonnement puis l’amusement le firent sourire. Ces paroles venaient renforcer l’impression de folie qu’elle dégageait, puisque le jeune homme n’avait jamais mis les pieds hors de Kiev et que tout portait à croire qu’il mourrait entre les murs de cette cité. En fait, Grigori eut pitié pour la femme, pour son existence misérable et sans issue. Il ne pouvait nier une certaine tendresse pour la vieille, car elle était comme cette grand-mère qu’il n’avait jamais connue. Elle peuplait ses nuits de rares moments d’amitié, ne lui coûtait qu’un sourire et deux cigarettes. Le silence qui suivit le convainquit qu’elle n’ajouterait rien à son étrange souhait.

    Grigori se détourna, pénétrant dans le vestibule délabré dont les portes ne se verrouillaient plus depuis des années. Le propriétaire de l’immeuble avait cessé de perdre son temps et son argent à faire des réparations temporaires. Les vandales sévissaient et rendaient inutiles les efforts pour préserver l’intégrité de l’endroit. Dans l’obscurité de la cage d’escalier à l’écho omniprésent, il gravissait les marches menant à son étage, explorant les différentes odeurs qui flottaient sur les paliers successifs. L’habitude de ces expéditions nocturnes dans les entrailles de l’immeuble lui avait permis d’apprendre à identifier et à reconnaître les multiples familles sur les étages par les odeurs qu’elles engendraient. Chaque appartement libérait des effluves de cuisson uniques à la région d’origine de ses habitants, un lot de recettes parfois appétissantes ou encore dégoûtantes.

    La faim le propulsa jusqu’à son étage, où il se retrouva dans un couloir sombre. Sur les trois ampoules susceptibles d’apporter une certaine luminosité dans le corridor, deux étaient grillées, et l’espoir de les voir remplacées presque nul. Grigori devina toutefois la petite silhouette immobile vêtue d’une robe blanche adossée contre la porte de son appartement. Dès que le bruit de ses pas sur le tapis en lambeaux malodorant le précéda, une très belle fillette se leva promptement pour venir à sa rencontre. Il ne put réprimer un sourire. Cette gamine s’appelait Svetla, et sa famille occupait l’appartement voisin du sien. Quelques mois plus tôt, la petite l’avait approché avec une curiosité non feinte, sans la moindre gêne, pour lui demander son nom. Méfiant, il avait d’abord préféré garder ses distances, mais les visites répétées de la fillette et sa persévérance avaient fait tomber ses réticences. Il n’y avait rien de mal à discuter avec Svetla, qui devait se sentir seule dans cet immense immeuble aux rares gamins. Elle passait aussi beaucoup de temps avec d’autres locataires sur les étages. En quelque sorte, elle était devenue la mascotte de l’immeuble, et Grigori savait trop bien qu’elle récoltait des autres ce que sa famille ne pouvait lui offrir. Nourriture, affection et oreille attentive.

    L’enfant l’accosta avec fébrilité, le regard scintillant. Elle dissimulait quelque chose derrière son dos, et son sourire trahissait son excitation enfantine. Grigori devinait qu’en grandissant, elle ferait éventuellement des ravages dans le cœur des hommes. Sa beauté juvénile serait un trésor à protéger et à chérir. Le premier pas vers l’âge adulte et les épreuves qui l’accompagnent seraient une catastrophe monumentale pour l’humanité. Le jeune homme s’immobilisa devant son comité d’accueil solitaire, lui rendant son sourire malgré l’épuisement qui l’alourdissait. Il s’apprêtait à l’interroger sur ce qu’elle dissimulait lorsqu’un bruit sourd se fit entendre, venant de l’appartement de la famille de Svetla. Cela ressemblait à un poing percutant un mur. Ils sursautèrent tous les deux tandis que l’ampoule clignota durant quelques secondes, victime d’un approvisionnement irrégulier en électricité et d’un câblage amateur douteux. Un rire malsain monta des minces cloisons qu’on osait honteusement désigner sous le terme de « murs ». L’une des voisines riait aux éclats, probablement intoxiquée.

    Devant eux, s’extirpant péniblement de son appartement, le père de Svetla titubait en se retenant contre les parois de bois de chaque côté. L’homme était une misérable brute ayant perdu son emploi quelques semaines plus tôt, un ivrogne incapable de contrôler ses impulsions violentes sous l’influence de l’alcool. Il s’en était pris à un des contremaîtres de l’usine où il travaillait lors d’une de ces interminables nuits d’ivresse dans la basse-ville. On l’avait congédié le lendemain, et depuis, le pauvre bougre terrorisait sa famille. La réputation de l’individu le décrivait comme un barbare dont le passe-temps préféré consistait à tourmenter les gens. Qu’il fût toujours en liberté surprenait, en raison de la gravité de son crime. Les citoyens se retrouvaient dans les camps de détention pour bien moins que cela. Ignorant sa chance, l’homme continuait à causer des problèmes dans l’immeuble et à sa famille.

    Ce soir, il portait un maillot de corps sale et troué, offrant une vue bien misérable sur son ventre gonflé par la surconsommation d’alcool et une gloutonnerie maladive. Sa pilosité plus que généreuse couvrait ses épaules et sa poitrine, un véritable spectacle déroutant. L’individu fit quelques pas dans leur direction, sa puissante odeur pestilentielle les atteignant par vagues successives. Il louchait, et son visage non rasé depuis quelque temps présentait des marques récentes de blessures. Ses yeux étaient injectés de sang, son pantalon taché au niveau du bas-ventre. Il s’était pissé dessus, par inadvertance ou non. Un vrai porc.

    Svetla s’était figée d’une peur presque palpable. Elle tremblait, et ce qu’elle tenait dans son dos glissa au sol, hors de la vue du jeune homme, qui refusait de quitter le paternel dangereux du regard. L’ivrogne s’immobilisa temporairement, ce qui exigea un effort de concentration surhumain de sa part. Une main aux doigts velus le soutenait sur le mur à sa droite, l’autre se frottant la bouche. Il les toisa à tour de rôle, pour ensuite fixer la gamine tout en hurlant avec colère.

    — Rentre, maintenant !

    La gamine hésita une seconde de trop, remuant à peine dans sa petite robe blanche délicate, ses cheveux soyeux d’un blond pur retombant sur ses épaules. Elle tourna la tête vers Grigori, peut-être avec l’intention irréaliste de lui demander son aide. Mais que pouvait-il faire ? Cet homme, aussi rustre et violent fût-il, était son père. Grigori fit un pas en arrière tout en inclinant la tête, soumis à cette loi non écrite qui donnait au géniteur un pouvoir absolu sur sa femme et ses rejetons. Intervenir lui coûterait sa liberté, sa vie, et ferait de lui un criminel. La petite parut déçue par la réaction de son voisin, tandis que le père faisait péniblement un autre pas tout en interpellant de nouveau la gamine d’un ton exaspéré.

    — Svetla !

    Grigori put la voir tressaillir pour ensuite faire les premiers pas qui la conduiraient vers la brute. Soumise, elle se laissa violemment agripper par le bras, criant de douleur tandis que l’homme la poussait dans l’appartement en l’insultant avec brutalité. Une porte s’était ouverte dans le couloir, derrière le jeune homme. Il avait entendu le déclic d’un verrou et soupçonnait que madame Fedorov, la commère de l’étage, était venue s’enquérir de la situation. Le père, délesté de son fardeau gémissant, se retourna pour épier Grigori. Son expression de dédain était sans équivoque. La haine se lisait dans son regard enflammé, et ses traits grimaçants offraient l’image d’un béotien prêt à déclencher une bagarre. Honteux de sa couardise, le jeune homme se détourna, croisant le regard de sa voisine dans l’embrasure d’une porte, deux appartements plus loin. La chipie demeura silencieuse, s’étirant le cou pour ne rien manquer de la scène qu’elle répéterait mille fois dans les jours à venir, informant tout le quartier. Une scène qui ne manquerait pas d’être exagérée pour les besoins d’un auditoire avide de scandales.

    Grigori rentra et s’adossa contre la porte de son logis sombre, qui le séparait du couloir derrière lui. Il soupira, les poings serrés et le cœur brisé par l’appréhension de ce qui se passerait ensuite. Le rituel ne manquerait pas de se répéter, c’était inévitable. La porte de l’appartement de la famille de Svetla fut claquée avec fureur, faisant s’entrechoquer la vaisselle dans les armoires. Des voix s’élevèrent ensuite, d’abord sous forme de discussion intense, puis d’arguments sans réplique possible. Seul le père coléreux s’exprimait. Tous les habitants de l’immeuble connaissaient le penchant de ce locataire pour la violence, et de multiples nuits s’étaient écoulées dans l’attente que cessent les cris et les coups. Ce soir ne ferait pas exception. Quelques mois plus tôt, un voisin inquiet avait frappé à la porte du logis en question pour être à son tour insulté et agressé. Personne n’oserait commettre cette erreur de nouveau.

    Grigori s’apprêta à s’éloigner de la porte lorsqu’il se souvint de ce qu’avait laissé tomber au sol une Svetla effrayée dès l’apparition bruyante de son père furieux. Il voulait savoir ce que c’était et ouvrit la porte du couloir. Deux pas furent nécessaires pour s’approcher d’une feuille de papier gisant au sol, qu’il ramassa en se penchant. Déposant un genou sur le tapis malodorant, il découvrit sous la faible luminosité de l’unique ampoule qu’il s’agissait d’une page venant d’un livre. Elle avait été déchirée d’un bouquin impossible à retrouver. Sur cette page, on voyait l’image en noir et blanc d’un navire flottant sur une mer calme, avec au loin les contours d’une île montagneuse quelconque. Plusieurs passagers se tenaient sur le pont du bateau, fixant ce qui pouvait fort bien être leur destination. Au bas de la page, une simple ligne dactylographiée en noir. Les mots lui firent un choc.

    « Que saint Christophe soit avec vous ! »

    Grigori se redressa en tenant la feuille d’une main tremblante. Il était intrigué par le message du document, qui correspondait exactement aux mots prononcés par la vieille dans l’escalier quelques minutes plus tôt. Le mystère fut de courte durée : la petite passait aussi du temps avec Leonidovo et avait probablement montré cette image à la vieille. Cette dernière n’avait fait que répéter ces mots au jeune homme influençable.

    Un raclement sur sa gauche attira son attention vers le couloir, et là, dans l’obscurité partielle de cette voie sans issue, le père de la gamine se tenait en silence dans l’embrasure de sa porte. Il observait Grigori, qui n’avait pas soupçonné sa présence. La menace qui émanait de son regard et de son attitude le força à faire demi-tour et à réintégrer son logis avec promptitude. La dernière chose qu’il voulait ce soir était une confrontation avec l’individu patibulaire.

    Dans son appartement, Grigori déposa le document sur la table de son unique pièce étroite qui servait de cuisine, de salon et de chambre à coucher. Un lavabo et un seau dans un coin constituaient son unique salle de bain. Il se rendit à la fenêtre pour l’ouvrir, espérant l’intrusion rapide d’une brise fraîche. Encore sous le choc de l’apparition malsaine, il se rendit compte qu’il tremblait de la tête aux pieds. Affamé, Grigori fouilla dans son garde-manger et récolta des aliments plus ou moins comestibles qui suffiraient à apaiser les tourments de son estomac. Le repas fut brièvement consommé sur le vieux canapé aux ressorts défoncés. Ce meuble vieilli lui servait souvent de lit, puisqu’il était placé directement dans la trajectoire de la brise qui rafraîchissait son appartement. Quelques minutes suffirent pour le plonger dans le sommeil. Malheureusement, son bref état de som­nolence fut interrompu par des hurlements venant de l’appartement d’à côté. Une suite bruyante de cris de douleur, de supplications enfantines ignorées et de ce qui ressemblait à une ceinture flagellant la chair.

    Le monstre s’en prenait à sa fille.

    Grigori se redressa sur le canapé, fixant la noirceur au-dehors par l’étroite ouverture au mur devant lui. Le vent agitait faiblement les rideaux d’une blancheur effacée. Fermant les yeux, il pria pour que la souffrance de la gamine cesse, pour que la vie, cette éternelle salope, lui donne une chance de connaître le bonheur. Mais il savait trop bien que la réalité soviétique n’avait rien à voir avec tous ces rêves de justice et de liberté qu’il entretenait.

    Le manège chez les voisins dura plus d’une heure, et lorsque le silence retomba, le jeune homme constata qu’il avait versé quelques larmes. Recroquevillé sous les couvertures impropres à le protéger contre la honte, inondé de la puanteur des coussins le supportant, il sombra finalement dans un sommeil agité de cauchemars. Son esprit refusait d’imaginer l’état dans lequel se trouvait Svetla après une nuit aussi agitée. Les voisins panseraient ses blessures, tandis que la petite resterait muette, soumise et courageuse. Elle ne se plaignait jamais.

    Les agissements du père resteraient impunis.

    Grigori se réveilla durant la nuit. Il ouvrit les yeux sur l’obscurité de son appartement silencieux, envahi par un mauvais pressentiment. Un malaise qui ne fit qu’amplifier son trouble initial, une sensation de nœuds naissant au creux de son estomac pour se propager comme un virus mortel. La première chose qu’il vit en étudiant la pièce autour de lui fut la porte entrouverte de son appartement. Une faible luminosité jaunâtre s’infiltrait dans le taudis en se déversant sur les murs, créant des graffitis abstraits. Il nota ensuite la présence incongrue de chandelles aux flammes vacillantes dans l’unique pièce de son refuge. Grigori était convaincu d’avoir verrouillé la porte avant de se coucher, une précaution essentielle dans un immeuble aussi surpeuplé au cœur d’un quartier pauvre. Une prudence redoublée en raison du comportement de son voisin quelques heures plus tôt. L’idée que des intrus puissent encore se trouver dans son appartement le fit se redresser avec précaution, aussi silencieusement que possible.

    C’est là qu’il vit la silhouette immobile devant la fenêtre ouverte. Une petite silhouette aux cheveux blonds, vêtue d’une robe blanche trop bien reconnaissable.

    C’était Svetla.

    Il se détendit, puis se leva avec curiosité. Il nota que trois chandelles avaient été allumées, une placée sur la table basse du salon, une autre sur la commode où il rangeait ses vêtements et une troisième à la gauche de l’enfant, sur le rebord de la fenêtre.

    — Svetla ?

    Il ignorait comment elle était entrée. Peut-être avait-il oublié de verrouiller la porte, finalement. Il n’y avait aucune autre explication possible. Le trouble se reporta sur la profondeur de son sommeil, un état visiblement imperturbable, même lors d’une intrusion et de déplacements à proximité. Grigori fit un pas dans la petite pièce, s’approchant de la fenêtre et de la gamine, lorsqu’il remarqua le lit en désordre. Les couvertures avaient été tirées, ne recouvrant plus que la moitié du matelas. Un de ses oreillers gisait au sol. Quelque chose de sombre maculait les couvertures et le matelas dénudé. Intrigué, il fit un autre pas et vit une corde d’une soixantaine de centimètres de long abandonnée au sol.

    Une étrange odeur flottait dans l’appartement. Le vent avait tourné, soufflant à peine. Il entendit un chien qui hurlait au-dehors, peut-être même celui aperçu la veille, fuyant un ennemi invisible.

    Grigori avait du mal à détourner le regard du lit, découvrant cette fois d’autres cordes attachées aux poteaux à la tête de ce dernier. L’idée qui traversa son esprit fut qu’il s’agissait de liens ayant retenu quelqu’un prisonnier sur le matelas. Comment tout cela avait-il été placé ici sans qu’il s’en rende compte ? Avait-il un sommeil si profond ? Il frissonna. Ce devait être un mauvais rêve, une illusion. Pouvait-il avoir été drogué ?

    Le jeune homme remarqua de petites empreintes de pieds nus au sol. Elles quittaient le lit, suivaient une trajectoire sinueuse vers l’emplacement de la petite. Le frisson se changea en sueurs froides.

    — Svetla, c’est moi, Grigori.

    Elle ne répondit pas, mais il pouvait entendre sa respiration rauque et accélérée. Le liquide qui maculait le lit, le sol et, il le voyait maintenant, les jambes de la petite était du sang. Il aurait reconnu cette couleur et cette texture entre toutes. Son travail le forçait souvent à nettoyer des scènes horribles, les blessures, mutilations et décès étant une réalité presque quotidienne dans une industrie libre de toute contrainte humanitaire. Les employés ne valaient rien, la main-d’œuvre était facilement remplaçable.

    Qu’était-il donc arrivé à la gamine ? Pourquoi saignait-elle ? Dans son lit ? Dans son appartement ?

    Un moment, il envisagea la possibilité d’une tentative de suicide. C’était chose courante dans les milieux pauvres comme celui où ils vivaient, en particulier pour une enfant qu’on battait régulièrement, qu’on utilisait pour assouvir des instincts malsains.

    Toutefois, les cordes racontaient une histoire d’emprisonnement qui impliquait au moins un autre individu. Elle n’avait pu s’attacher elle-même. On l’avait aussi libérée après l’acte atroce.

    Il fit un autre pas, et la petite se retourna.

    Grigori cessa de respirer, de bouger, de penser ; son cœur, de battre.

    Svetla le fixait d’un regard mort qui n’était plus que le miroir d’un vide sans fin, d’une détresse inimaginable, d’un abysse duquel on ne remontait pas. Son visage était couvert de larmes, ses yeux rougis, et sa lèvre inférieure saignait, fendue. Ses cheveux étaient en bataille, son cou portait des ecchymoses récentes. Elle tremblait de la tête aux pieds, titubait sous la faible brise.

    — Mon Dieu ! Svetla ?

    Il voulut avancer, faire quelque chose, la prendre dans ses bras, mais elle émit un gémissement animal qui l’en dissuada. Un râle pathétique et aigu, blessé, qui lui brisa le cœur.

    Grigori vit alors la robe, qu’on avait déchirée et qui tenait à peine sur la petite. L’une de ses épaules était dénudée, et il pouvait discerner une partie de sa petite poitrine d’enfant. La robe était

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