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La perle scandinave
La perle scandinave
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Livre électronique334 pages4 heures

La perle scandinave

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À propos de ce livre électronique

Une guerre civile et un virus meurtrier forcent la fermeture des frontières du Québec. Un homme endeuillé de sa femme et de sa fille, qui vit aux États-Unis, entreprend le périlleux voyage au coeur de cette zone embrasée par le conflit. Son épouse a laissé derrière elle des indices d’une mystérieuse double vie…

L’horreur culmine lorsqu’il ouvre la boîte de Pandore qu’est son passé. Entre l’envahisseur nordique et les rebelles francophones, il apprend l’existence de la Perle Scandinave, un être mythique, supposé rassembler les peuples scandinaves et les conduire à la prospérité.

Au coeur de la guerre, même le plus impénétrable des individus finit par dévoiler sa véritable nature.
LangueFrançais
Date de sortie21 juin 2019
ISBN9782898031854
La perle scandinave
Auteur

Sylvain Johnson

Sylvain Johnson est originaire de Montréal. Il passera toutefois une partie de son enfance dans le village de Sainte-Thècle, en Mauricie. Il se retrouvera ensuite à Shawinigan pour y étudier en Arts et Lettres avant de retourner vivre dans la région métropolitaine. Il occupera des postes dans quelques clubs vidéo et salles de courriers avant de s’exiler aux États-Unis. Ses passions sont l’écriture, la lecture, la randonnée pédestre et le voyage sous presque toutes ses formes.

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    Aperçu du livre

    La perle scandinave - Sylvain Johnson

    Churchill

    1

    Dans le sud du Maine, É.-U.

    Automne 2020

    Jérémie Côté immobilisa sa Chevrolet Impala 1993 blanche devant l’allée en gravier. Une boîte aux lettres montait la garde sur un poteau en bois fracturé, vestige d’une tentative de déneigement municipal guère délicate. Il vivait le long d’une route peu fréquentée, le genre d’endroit où les touristes aimaient acheter des chalets en bordure des lacs, pour les envahir durant l’été et les abandonner à la saison froide. Le véhicule s’arrêta avec un sourd grincement qui ne présageait rien de bon. La voiture en était à ses derniers kilomètres et il le savait trop bien. Elle possédait une certaine valeur sentimentale, que la rouille et les fuites d’huile n’arriveraient jamais à amoindrir.

    Jérémie abaissa la vitre de son côté pour ouvrir la boîte aux lettres et prendre son courrier, soit quelques documents publicitaires qui finiraient à la poubelle. L’air frais s’engouffra dans la voiture. Il en profita pour prendre une grande respiration. Un oiseau sautillait de branche en branche et monopolisa son attention durant un court moment. L’absence de tout voisin à moins d’un kilomètre à la ronde contribuait au calme de l’endroit.

    Mais ce jour-là, un bruit sourd vint rompre la quiétude coutumière, faisant s’envoler l’oiseau effarouché dans un battement d’ailes. Le son semblait venir de la végétation qui encerclait sa résidence. Il coupa le moteur de son véhicule, qui toussota avant de mourir dans une suite de claquements inquiétants.

    Un autre bruit de fenêtre fracassée vint briser la quiétude de la forêt. Suivirent quelques éclats de voix et des rires.

    Jérémie avait de la compagnie.

    Il ouvrit lentement la portière de la Chevrolet, qui grinça, pour ensuite s’en extirper. Ses pas raclèrent le gravier du chemin tandis qu’il se rendait au vaste coffre arrière typique de ces voitures américaines spacieuses venues d’une époque où le prix de l’essence était encore raisonnable. En cette année 2020, le prix du litre atteignait les 5 $. Le gouvernement et, par le fait même, la présidente des États-Unis, Chelsea Clinton, tentaient de justifier une telle hausse avec les excuses habituelles : la pénurie des stocks, la guerre civile au Moyen-Orient, la prolifération des pirates dans les eaux internationales et l’opposition des populations amérindiennes à la construction du pipeline.

    Jérémie se méfiait des politiciens.

    Dans le coffre, il déplaça un pneu usé, une trousse de premiers soins graisseuse pour ensuite mettre la main sur un bâton de baseball en aluminium. Ainsi armé, le coffre laissé ouvert pour éviter de faire du bruit, Jérémie pivota vers le chemin qui conduisait à sa résidence. De sa position, il ne pouvait voir la demeure, car le chemin effectuait une courbe prononcée pour disparaître dans la végétation.

    Il se dirigea vers la forêt à sa droite, s’y enfonçant avec prudence. Les arbres avaient amorcé leur dépouillement saisonnier. Il connaissait le terrain par cœur, y ayant longuement vécu. Chaque arbre mort, dénivellation du sol, flaque de boue permanente ou résultant de pluies récentes, buisson épineux lui était connu. À la veille des grandes gelées, son territoire l’accueillait à bras ouverts.

    Il progressa d’un pas rapide dans la nature, les rires et voix lointaines le guidant vers sa demeure. Une minute lui suffit pour rejoindre la lisière entre les arbres et la cour arrière. Devant lui se dressait une maison d’une quarantaine d’années. L’extérieur donnait l’illusion d’un chalet canadien en bois rond. C’était sa plus précieuse possession. L’arrière-cour s’étendait sur une cinquantaine de mètres carrés, tout en pelouse verte et d’un relief plat, avec en son centre un immense érable. L’arbre offrait une ombre essentielle durant les étés caniculaires de plus en plus fréquents. Le seul mobilier extérieur consistait en une longue chaise rouillée et en une table en plastique sale, fissurée en plein milieu, victime des intempéries.

    Jérémie posa la main contre un arbre rugueux. Aux sons qui lui parvenaient, il put deviner que les vandales s’activaient à l’avant de la résidence. Les voyous s’amusaient bien, sans se douter qu’il était sur le point de les surprendre. Il craignit d’être confronté à des détenteurs d’armes à feu, mais cette idée s’envola presque aussitôt. Sa grande forme physique et l’arrogance de ses 38 ans le motivaient, lui insufflant un surplus d’adrénaline.

    Le bâton métallique dans sa main gauche le rassurait aussi.

    L’homme délaissa le couvert de la végétation pour s’avancer rapidement vers la résidence avec l’espoir que les vauriens n’aient pas encore eu l’audace d’y pénétrer. Sans faire de bruit, il atteignit et longea le mur arrière avec sa batte levée devant lui. Sa poigne était ferme et sa détermination, inébranlable.

    Dans la maison, la pendule du salon sonna la première heure de l’après-midi et il s’immobilisa là où le mur arrière s’arrêtait. Il jeta un bref coup d’œil et découvrit que personne ne se trouvait de ce côté-ci de sa demeure. Jérémie s’avança donc pour longer la paroi latérale avec rapidité, ce qui lui permit de se retrouver tout près de la façade. De sa position, il put entendre plus clairement les railleries, le son des bombes de peinture que l’on secouait. Une voix masculine presque à l’âge adulte se fit entendre pour annoncer une envie d’uriner sur le tapis de la porte d’entrée où l’on pouvait lire le mot Welcome¹. Il ne faisait aucun doute que ses visiteurs étaient intoxiqués.

    L’idée même de ce sacrilège rendit Jérémie encore plus furieux. Aux voix perçues, il estima que trois individus occupaient les lieux. Les yeux clos, il compta jusqu’à trois dans un murmure. Il quitta ensuite le côté de la résidence et se révéla au grand jour.

    Occupés qu’ils étaient, ils ne le virent pas tout de suite. L’un des individus tenait une canette de bière d’une main et urinait sur le bas de la porte d’entrée. Un autre voyou vaporisait la façade avec de la peinture. Des éclats de verre saupoudraient la pelouse. Le troisième jeune homme, en retrait, plus jeune que les deux autres, observait ses compagnons et buvait sa bière.

    Un sourire idiot déformait les visages de ces crétins.

    Jérémie ne vit aucune voiture, aucune arme, aucune menace immédiate. Donc, sans un mot, il marcha d’un pas rapide et décidé vers l’homme qui urinait et gloussait d’amusement. Une, deux, trois secondes passèrent avant que l’énergumène à l’écart ne s’aperçoive de sa présence. Son sourire se figea, son regard s’obscurcit et se posa sur le bâton entre les mains du nouveau venu. Il émit deux petits cris, faible tentative pour avertir ses complices.

    Mais il était trop tard.

    Jérémie fondait déjà sur l’arroseur, qui se retournait pour voir ce qui se passait. Leurs regards se croisèrent et dans celui de Jérémie se lisait la haine, mais aussi la détresse. Le poids de son fardeau et de sa douleur quotidienne l’enlisait dans la colère. Le voyou qui urinait poussa un râle, chercha à s’échapper sans rengainer son engin qui se ratatinait rapidement. Il tomba sur les genoux et chercha à se redresser par petits bonds tout en s’éloignant. Les deux autres vandales invitaient leur compagnon à se relever, à les rejoindre, avant d’eux-mêmes déguerpir à toute vitesse.

    Jérémie les observa un moment tandis qu’ils se faisaient avaler par la forêt automnale. Leurs vociférations moururent pour céder la place aux plaintes de l’homme au sol, qui glissa sur la pelouse et se retourna sur le dos. Il se protégeait de ses bras levés devant lui.

    Il n’était qu’un adolescent !

    Jérémie aurait pu le frapper, mais retint son geste. Il se contenta de l’effrayer en levant son bâton.

    — Vous n’auriez jamais dû venir ici !

    L’adulte croyant fermement au pouvoir de l’intimidation, il agrippa l’adolescent par le bras pour le soulever. Ce dernier se plaignit de la poigne solide qui le blessait. Jérémie n’avait aucun voisin immédiat ; aucune chance que les appels à l’aide soient entendus.

    Il osa finalement lever les yeux pour contempler les dommages infligés à sa résidence. Les quatre fenêtres de ce côté-ci étaient brisées, révélant les rideaux secoués par la brise qui s’engouffrait à l’intérieur. Son regard sévère glissa vers la porte d’entrée, au pied de laquelle gisait un tapis souillé d’urine.

    Il était furieux.

    Il vit ensuite les graffitis peints en rouge foncé.

    Murderer

    You killed them

    Go back to your country²

    Les mots le blessaient, rouvraient sa blessure permanente, se déversaient comme l’huile sur le feu de sa folie, de sa fureur, de sa misère. Jérémie se mit à pousser l’adolescent vers la forêt, imaginant que les deux complices devaient déjà être rendus à leur voiture, fuyant la région. La peur les tiendrait au loin.

    Il voulait que son message soit bien compris par l’autre.

    Lorsqu’il fut certain d’être seul avec l’adolescent qui se lamentait, Jérémie se mit à sourire pour la première fois depuis son arrivée sur les lieux. Lorsque la rage se déversa dans son âme et son cœur, il ne vit plus les mots peints sur le mur, l’urine sur son tapis accueillant, les fenêtres brisées. Il ne ressentait qu’une haine pure et complète. Viscérale et animale.

    Ils atteignirent la forêt au moment où l’adolescent le suppliait de le laisser partir. Le mystère de leur destination suffisait à le terrifier. Leur progression fut de courte durée, puisque le terrain se dérobait devant eux en une sorte de ravin forestier, disparaissant dans un gouffre d’obscurité. Il s’agissait du lit asséché d’une rivière, maintenant recouvert de buissons et de branches mortes, d’herbes et de rochers.

    Jérémie s’immobilisa et relâcha l’autre, qui fixait le vide avec une pure terreur. Les deux mains sur le bâton, le propriétaire des lieux émit un avertissement.

    — Si je te revois dans le coin, c’est là que ta carcasse va pourrir. Tu comprends ?

    L’adolescent hocha la tête avec frénésie, son regard passant de l’homme au trou dans la végétation. Puis, Jérémie fit un signe vers la droite et le chemin qui menait à sa demeure.

    — Va-t’en !

    L’autre ne se fit pas prier : il prit ses jambes à son cou pour s’enfuir, non sans se retourner à plusieurs reprises.

    Jérémie espérait que la leçon suffirait. Il demeura sur place, scrutant l’abîme à ses pieds. La nuit s’annonçait glaciale. Comme tous les soirs, il entendrait probablement les coyotes dans leur quête de nourriture, ses seuls compagnons dans la campagne.

    Jérémie n’était qu’un pauvre illustrateur de bandes dessinées. Maintenant sans emploi, il vivait seul et protégeait ce qui lui restait de plus précieux : sa demeure, ses souvenirs.

    Au bout d’une minute ou deux, il se remua et s’éloigna du gouffre, la tête remplie de préoccupations reliées au travail qui l’attendait avant la nuit : il lui faudrait nettoyer les dégâts commis par les vandales.

    Les oiseaux reprirent lentement leurs chants tandis que les feuilles bruissaient dans les arbres à proximité.


    1. Bienvenue.

    2. Meurtrier. Tu les as tuées. Retourne dans ton pays.

    2

    Maine

    Jérémie

    Les réparations effectuées par Jérémie s’étaient prolongées jusqu’à tard dans la nuit. Dans son sous-sol, il conservait une importante collection de matériaux prévus pour ce genre d’événements déplorables et malheureusement fréquents. Il gagnait ainsi un temps fou, s’épargnant des achats de dernière minute.

    Le lendemain de sa rencontre avec les jeunes voyous, un frais mardi d’octobre, il décida néanmoins d’aller en ville pour faire quelques courses. Il évitait les villages avoisinants, car on le reconnaissait et certains individus n’hésitaient pas à le confronter en public, à le harceler avec une violence verbale et parfois même physique. Son passage éveillait les passions, on murmurait dans son dos ou le pointait du doigt. Jérémie se sentait comme une bête de foire, prisonnière de sa cage et humiliée par tous ces regards posés sur elle. Il lui était même arrivé que l’on refuse de le servir dans un restaurant. Le propriétaire stipulait que c’était mauvais pour les affaires et qu’il ferait fuir les autres clients. Il préférait la ville, où il bénéficiait d’un certain anonymat. Il devait toutefois s’abstenir de trop parler, son accent pouvant le trahir.

    La haine envers les Québécois était malheureusement partagée par une grande majorité des habitants de l’État. L’ostracisme, le mépris dont il était victime et les visites de vandales constituaient sa réalité.

    La situation politique dans la province francophone effrayait les voisins américains et le reste du Canada. Le conflit qui la déchirait était une étincelle susceptible d’embraser le continent. Aucune information n’entrait ou ne sortait de la province isolée. Mais plus que tout, c’était la présence d’un virus au Québec et dans les provinces maritimes du Canada qui inquiétait et donnait des maux de tête aux politiciens de Washington. La rumeur voulait qu’une maladie contagieuse soit en train de décimer la population québécoise, une information difficile à vérifier et basée sur quelques témoins mis en état d’arrestation. La garde nationale et l’armée américaine protégeaient chaque centimètre de frontière terrestre, ainsi que tout accès maritime ou aérien entre le Québec et les États-Unis.

    Il aurait de toute façon fallu être suicidaire ou vraiment stupide pour désirer pénétrer dans la zone contaminée. Selon les autorités compétentes, l’exposition au virus pouvait représenter une condamnation à mort quasi immédiate.

    On se demandait que faire, comment intervenir, on ne cessait d’énumérer les coûts exorbitants de cette opération de protection qui s’éternisait. On parlait ici de plus de 800 km d’une ligne invisible à surveiller. Les marchés boursiers en subissaient les contrecoups. Les échanges commerciaux entre le Québec, les Maritimes et les États-Unis n’existaient plus. Il se perdait des milliards de dollars par jour. La Belle Province ne fournissait plus d’électricité aux régions limitrophes, créant une véritable pénurie énergétique, une crise qui s’étendait à presque toutes les sphères du commerce.

    Toutefois, Jérémie était aussi détesté pour une autre raison.

    L’année précédente, sa femme, Erika, et sa fille, Kenora, âgée de sept ans, avaient péri dans l’incendie d’un chalet loué pour une semaine au nord de Bangor, ville de résidence de l’écrivain Stephen King. Le chalet se situait tout près de Pushaw Lake. À la suite d’une enquête approfondie, on avait déclaré que l’incendie était d’origine criminelle. Certains indices tenus secrets par les enquêteurs prouvaient, selon eux, cette théorie choquante. Quelques jours après la conférence de presse des autorités locales sur le brasier dévastateur, les policiers lui avaient rendu visite pour le questionner. Les médias en avaient profité pour le présenter comme le suspect numéro un. L’un des détails qui dérangeaient les officiers chargés de l’enquête était la grosse somme d’argent que Jérémie devait recevoir à la mort de sa famille. Pourtant, il n’avait jamais été mis au courant de cette police d’assurance contractée par sa femme quelques années plus tôt.

    Il avait été rapidement relâché, faute de preuves. Il détenait aussi un solide alibi, puisqu’il se trouvait à Bangor, quelque 17 km au sud du Pushaw Lake, lorsque le feu s’était déclaré, et plusieurs personnes pouvaient en témoigner. Il faisait des emplettes, et son passage avait été capté par les caméras de surveillance d’un supermarché et d’un guichet automatique.

    Ébranlé par la perte des siens, il devait faire face aux soupçons non fondés d’une masse vengeresse dont les accusations ne disparurent jamais. Tout le monde se souvenait de cette histoire, en particulier parce qu’elle était souvent reprise au bulletin d’information et dans les quotidiens privés de matériel récent. Durant les quelques semaines après la disparition de sa femme et de sa fille, il s’était battu afin de faire valoir son innocence, mais avait très vite conclu à l’inutilité de cette manœuvre. On ne le croyait tout simplement pas. Avec son silence, le harcèlement avait diminué, les visites des vandales s’étaient espacées et un certain calme s’était installé. Toujours en deuil, il souffrait. Elles lui manquaient tant. Il parvenait difficilement à conserver un certain équilibre mental. Il avait trouvé réconfort dans le travail, consumé par les images, les couleurs, les traits et lignes de ses croquis. Survivre était sa seule préoccupation. Il le devait à la mémoire de sa femme et de sa fille.

    Jérémie se rendit donc dans la ville de Windham pour faire ses achats. Le terrain de stationnement du supermarché était bondé et il se gara avec une relative bonne humeur. Il espérait ne pas faire de rencontre indésirable, qu’on le laisse tranquille. Alors qu’il approchait de l’immeuble d’un pas rapide, il remarqua une Honda Civic rouge dont le moteur tournait. Une dame âgée au volant regardait dans sa direction. La vision de cette voiture le troubla, puisqu’il se souvenait d’en avoir croisé une similaire ce matin-là, au départ de son domicile. La voiture rouge était passée lentement sur la route qui menait à sa résidence. Il n’avait alors pas porté attention au conducteur. Pouvait-il s’agir de la même personne ? Cette inquiétude frisait la paranoïa. Il devait se détendre ; après tout, le modèle et la couleur étaient répandus.

    Il n’y avait aucune raison pour qu’on le suive.

    Jérémie reporta son attention sur le supermarché et oublia presque cette histoire. Trente minutes plus tard, il ressortait avec un panier rempli de provisions et un compte en banque délesté de 200 $. Il chargea le tout dans le coffre de sa voiture, satisfait de ne pas avoir été reconnu dans l’établissement.

    Jérémie referma le coffre, perdu dans ses pensées, et poussa ensuite le panier vide jusqu’à l’un des îlots de rangement répartis dans le terrain de stationnement. Il remarqua ainsi que la Honda se trouvait toujours à proximité, garée sur sa gauche. La dame au volant l’observait en silence. Il sut à cet instant qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence. Le meilleur moyen de valider cette impression demeurait la confrontation.

    Il prit donc la direction de la voiture rouge d’un pas rapide, de crainte de voir la conductrice démarrer en trombe. La dame âgée abaissa plutôt la vitre du passager et lui fit signe de monter sur le siège à ses côtés. Pris au dépourvu, il hésita, fouilla les environs d’un regard méfiant, cherchant toute trace d’un piège, d’éléments anormaux.

    Il ne vit rien et décida d’obtempérer. L’habitacle sentait le pin. Il détailla la femme au volant. Il lui donnait plus de 70 ans. Un petit chapeau rouge surmontait une chevelure blanche bouclée. Elle portait une veste de la même couleur et une longue jupe d’un noir d’encre. Son visage ridé et d’apparence honnête était trop maquillé, poudré, ses yeux flottaient dans des orifices entourés de chair recroquevillée. Un chapelet pendait au rétroviseur. L’intérieur de la Honda était d’une propreté impressionnante.

    La conductrice semblait nerveuse, tenant le volant de ses deux mains, son regard perdu vers le terrain de stationnement. Il pouvait entendre sa respiration rapide. Elle déglutit et se retourna enfin pour l’observer à son tour. Elle chercha ses mots et brisa finalement la glace.

    — Vous êtes Jérémie Côté ?

    Il acquiesça d’un lent mouvement de tête.

    — Je ne voulais pas vous déranger, étant donné que cela fait longtemps, poursuivit-elle, satisfaite de sa réponse.

    Elle relâcha le volant et ses mains se posèrent sur ses genoux. L’une d’elles tremblait légèrement.

    — J’hésitais à venir vous voir. Je me sentais coupable, admit-elle.

    — Je ne comprends pas de quoi il s’agit, madame… Jérémie était calme et surtout curieux. Elle connaissait son identité, l’avait suivi. Que pouvait-elle lui vouloir ?

    — Angela Davis, se présenta-t-elle.

    Il vit qu’elle rassemblait ses idées, son regard braqué sur une mère qui luttait dans le terrain de stationnement afin de traîner un enfant en pleurs vers sa voiture. Angela s’humecta les lèvres.

    — Je suis venue vous demander de vider l’appartement, l’informa-t-elle.

    Jérémie observa la femme sans prononcer un mot. Perplexe, il ne savait quoi dire.

    — L’appartement de votre femme, précisa la dame.

    La première chose qui lui vint à l’esprit fut qu’on lui jouait un bien mauvais tour. Il n’avait pas connaissance du moindre appartement relié à sa femme. Avant sa mort, ils vivaient ensemble depuis quelques années, se disaient tout. L’existence d’un appartement aurait facilement été découverte, non ?

    — Vous ne le saviez pas ? s’étonna la dame d’une voix faible.

    Il n’eut pas besoin de répliquer, elle comprit aussitôt.

    — Je suis désolée, je n’aurais pas dû vous approcher, s’excusa-t-elle.

    Elle paraissait sincèrement chagrinée.

    — Quel appartement ? s’enquit Jérémie.

    Madame Davis fouilla dans son sac à main et en sortit un document, qu’elle déplia avec soin. Il put voir qu’il s’agissait d’un contrat de location pour un logement et il reconnut la signature de sa femme au bas de la page. L’adresse lui était inconnue. Le logis se trouvait sur Maple Street, dans la ville côtière de Portland, à moins de 30 minutes de l’endroit où il vivait. Angela lui offrit l’imprimé, qu’il prit avec hésitation. Il parcourut les grandes lignes du contrat concédant à Erika Côté l’usage d’un appartement pour la somme de 700 $ par mois sur une période de 2 ans. S’il se fiait aux dates, le contrat venait tout juste d’arriver à échéance. Angela poursuivit ses explications.

    — Quand j’ai appris la mort de votre femme, j’ai été tentée de vous contacter, mais le jour où elle a signé, elle a payé d’avance pour les deux années à venir. En liquide.

    Il vit le paragraphe qui stipulait le montant convenu par les deux parties. Il n’y avait aucun doute qu’il s’agissait là de l’écriture d’Erika. Mais pourquoi avait-elle loué un appartement en cachette ?

    — J’avais peur que vous brisiez le bail et d’être obligée de vous rendre la somme restante. Vous savez, je suis une vieille dame seule et les temps sont durs.

    Jérémie se moquait de cet argent. Il ne pensait plus qu’à sa femme. Leur union avait été basée sur l’honnêteté et la sincérité. Du moins le croyait-il. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse lui cacher la moindre chose.

    Lorsqu’il voulut remettre le document à la vieille femme, elle le repoussa vers lui, signifiant qu’il pouvait le garder.

    — Je suis désolée, monsieur Côté.

    Elle posa une main chaude et osseuse sur la sienne. Son geste fut d’un certain réconfort, en particulier puisqu’il vivait désormais en ermite, jugé et détesté par tous. Il avait oublié la joie du contact humain. Le choc de cette révélation se muait lentement en curiosité, en désir de comprendre, d’exiger des réponses.

    — Savez-vous ce qu’elle faisait dans cet appartement ? La femme prit son temps et remonta la vitre de son côté.

    — Non. Mais elle y venait au moins une fois par semaine, parfois davantage. Je n’ai pas bougé ses affaires, tout y est encore, annonça-t-elle.

    Elle se racla la gorge et son visage s’empourpra.

    — Vous… vous croyez que vous pourriez vider l’endroit ? Il y a quelqu’un qui souhaite louer.

    — Je vais faire mon possible…

    — Deux jours ? Je veux dire… si ce n’est pas trop demander… C’est que j’ai besoin de cet argent, vous comprenez ?

    Il acquiesça tout en réfléchissant à la besogne qui l’attendait, soit de fouiller les articles personnels de sa femme. C’était un peu comme de se hasarder dans les recoins secrets de l’esprit de celle-ci. Il en ressentait un peu de curiosité, de la crainte et surtout du doute. À la maison, la tâche de s’occuper des affaires d’Erika après sa mort avait été pénible. Il craignait que manipuler ces reliques d’un passé heureux puisse effacer de sa mémoire cette période de sa vie. Pour cette même raison, il refusait de pénétrer dans la chambre de Kenora. Il n’en trouvait tout simplement pas le courage.

    — Je suis désolée, répéta Angela.

    La dame tendit vers lui une main, qu’elle ouvrit sur une clé bronze usée. Avec hésitation, il prit l’objet métallique.

    — Voici la clé, expliqua-t-elle. Vous pouvez la garder, je vais faire changer la serrure pour les nouveaux locataires après votre passage.

    Elle n’avait

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