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Les sorcières Van der Beek
Les sorcières Van der Beek
Les sorcières Van der Beek
Livre électronique385 pages5 heures

Les sorcières Van der Beek

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À propos de ce livre électronique

1793
Bas-Canada

Les autorités britanniques de la colonie craignent une menace d’invasion française suite à la révolution de Napoléon. Tout suspect est sous haute surveillance. C’est pourquoi le capitaine Blackeney est mandaté pour enquêter sur les Van der Beek. Cette mystérieuse famille, uniquement composée de femmes, vit à l’écart de la société, et les rumeurs rapportent qu’il s’agit de sorcières. Pourchassée, Eulalie Van der Beek, qui n’a que dix-sept, sera confrontée à des situations difficiles. Déchirée entre son père et sa mère, l’homme qu’elle aime et les convictions de sa famille, elle devra faire des choix qui changeront définitivement sa vie.
LangueFrançais
Date de sortie9 déc. 2019
ISBN9782898037009
Les sorcières Van der Beek

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    Aperçu du livre

    Les sorcières Van der Beek - Camille Noël

    Salem.

    Prologue

    1783.

    Le tapis de nuages laiteux s’alourdissait dans le ciel, si bien qu’il paraissait sur le point de s’écraser sur la terre. Les feuilles mortes rouges, jaunes et brunes tourbillonnaient dans les courants d’air houleux en transportant des odeurs de terre et de bois mouillé. Le regard du petit Samuel Sauvé s’attarda sur une silhouette inconnue près du gros rocher couvert de mousse, à l’orée des sous-bois aux confins impénétrables.

    — Samuel ! cria la voix alarmée de sa mère.

    La tonalité aiguë avait déchiré le silence crispé et fait sursauter le jeune garçon. Celui-ci se dépêcha d’atteindre leur rustique maison de bois et s’engouffra dans le chambranle où se tenait sa mère. Elle l’urgea de monter au second étage, mais l’enfant resta dissimulé dans les escaliers pour écouter ses parents parler.

    — … comment elles peuvent le savoir ? arguait son père. Non, tu t’en fais pour rien. Arrête de t’agiter comme ça.

    — Si elles le savent pas déjà, elles le sauront bien assez tôt. Armand, nous devons leur remettre le paiement !

    — Pas question ! Tu penses qu’elles ont à voir dans cette histoire, mais c’est Dieu seul qui décide de ces choses. C’est que des balivernes tout ça !

    Les va-et-vient gémissants d’Huguette, la mère de Samuel, trahissaient toutefois sa profonde angoisse. Exaspéré, Armand se leva brusquement et empoigna sa femme par les épaules.

    — T’aurais pas dû aller les voir. Que le Bon Dieu ait pitié de ton âme !

    — Je l’ai fait pour nous, mon mari, et le traitement a fonctionné. Elles viendront exiger paiement et il va nous arriver malheur si on paie pas.

    Samuel sentit alors une curieuse odeur de fumée, ce qui l’incita à grimper les marches jusqu’au deuxième étage. Il s’élança à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la cour.

    Un grand feu crépitant flamboyait maintenant au milieu du terrain et sa fumée noire s’élevait en volutes vers les nues délavées, bien plus haut que la cime des arbres à moitié décharnés.

    Rapide sur ses petites jambes, le garçon dévala les escaliers et avertit ses parents :

    — Il y a un feu dehors ! Un grand feu !

    Alarmés, les deux adultes se précipitèrent à l’extérieur où ils avisèrent les flammes dévorantes qui se consumaient sur l’herbe de leur propriété, à proximité du potager.

    À la fois inquiet et fâché, Armand sema son fils d’aller chercher les voisins. Sans perdre un instant, et malgré les protestations de sa mère qui ne voulait pas le laisser seul, Samuel courut en direction de la route, vers la propriété des Leduc. Muette d’effroi, Huguette resta clouée sur place tandis que son mari s’armait d’une fourche.

    De l’ombre du bois se détacha une première silhouette, celle d’une femme. Sous sa veste en laine et son long manteau de style redingote, sa robe ne comportait ni baleines ni corset. À ses cheveux châtains ébouriffés se mélangeaient de multiples colliers et pendentifs qui pendaient autour de son cou. De surcroît, la nouvelle venue arborait un sourire malicieux. La seconde femme qui émergea des ténèbres ne souriait pas. Presque aussi jeune que l’autre, sa chevelure ondulée était toutefois plus foncée et sa peau, couverte de taches de rousseur. Son aspect général restait aussi sombre et négligé que celui de sa consœur et elle tenait un long bâton de bois d’une main.

    — Quel accueil ! ironisa la première, en allusion à la fourche entre les mains d’Armand. On venait pourtant vous féliciter. La semence a été fertile dans ton corps cette fois-ci, Huguette. Ton ventre va bientôt se mettre à s’arrondir, comme promis.

    — Non…, balbutia madame Sauvé, terrifiée, derrière son mari. L’élixir a pas fonctionné. Rien n’a été enfanté !

    — Retournez d’où vous venez, servantes de Satan ! menaça Armand d’une forte voix, quoique légèrement tremblante. Nous voulons rien avoir affaire avec vous.

    Les flammes orange du feu jetaient sur le visage de la femme aux cheveux châtains, ainsi que sur son sourire, une aura maléfique.

    — Vous avez réussi à concevoir et vous le savez très bien. Essayez pas de nous mentir. Il y a un prix à payer. Cela faisait partie de l’entente.

    — Vous aurez rien ! s’entêta l’homme avec la fourche brandie. J’ai jamais consenti à ce pacte de malheur.

    À ce moment, le petit Samuel effectua un retour animé en compagnie d’une dizaine de villageois, dont les Leduc et les Clairemont. La deuxième intruse, qui n’avait pas encore parlé, observa les nouveaux venus avec flegme et mélancolie. Son regard se fixa plus particulièrement sur l’un des hommes. Sa compagne s’en rendit compte et lui lança alors :

    — Pourquoi tu leur expliques pas ce qu’entraîne un défaut de paiement, Théodora ?

    Cette dernière fronça les sourcils en retrouvant son air sévère, détourna les yeux du groupe de témoins, puis pivota vers les Sauvé, qui semblaient plus confiants maintenant que du renfort était arrivé.

    — Ce n’est que deux poules et une corde de bois. Tu avais donné ta parole, Huguette. Vous feriez mieux d’honorer votre part du marché.

    — Non ! s’entêta Armand. Ces poules, on en a besoin pour l’hiver et le bois, c’est moi qui l’ai fendu à la sueur de mon front ! Pas question !

    De toute évidence, les spectateurs n’osaient pas intervenir, impressionnés par le grand feu qui brûlait devant les deux étranges femmes.

    — Quel dommage ! prononça celle au sourire malicieux.

    Elle sortit de la sacoche, qu’elle portait en bandoulière, un corbeau mort et l’exposa à la vue de tous.

    — Nous maudissons votre enfant. Qu’il soit infirme. Que ses membres soient croches comme le cou de cet oiseau !

    — Non ! hurla Huguette, horrifiée.

    Le vent sifflait entre les branches des arbres. Leur feuillage frémissait dans la pénombre de plus en plus compacte du bois.

    Le corbeau raide et disloqué fut jeté dans le feu. Une odeur de carcasse brûlée vicia l’air. Un panache noir et piquant de fumée s’épaissit au-dessus des flammes. Théodora y traça des symboles de la pointe de son bâton. La fumée sembla former des sillons surnaturels. L’autre femme proféra des incantations en gesticulant de manière démesurée.

    — Que l’enfant soit infirme ! Que ses membres soient croches, marmonna-t-elle à répétition.

    Théodora frappa la pointe de son bâton sur le sol en prononçant :

    — J’invoque le maître corbeau !

    À travers la fumée qui emplissait désormais la cour, les Sauvé, les Leduc et les Clairemont crurent distinguer la silhouette d’un grand oiseau noir. Puis, l’un des villageois réagit alors en vociférant :

    — Assez, sorcières !

    D’un élan impulsif, il se propulsa vers les intruses, entraînant les autres villageois dans son sillage.

    Une explosion d’étincelles verdâtres provoqua un chaos de brume grisâtre et de flammèches colorées. Aveuglés par la fumée, les villageois perdirent la trace des deux intruses, et, lorsque l’atmosphère se fut quelque peu dégagée, ils constatèrent qu’elles s’étaient bel et bien volatilisées.

    Confus et inquiets, on ratissa le terrain en scrutant le bois derrière. Soudain, une volée de corbeaux atterrit brusquement dans la cour en croassant. Leurs cris incessants parurent résonner dans tout le village de Sainte-Winefride.

    Chapitre 1

    Dix ans plus tard.

    Eulalie aimait venir en ce lieu pour réfléchir. C’était sa grand-mère qui le lui avait montré, plusieurs années auparavant. La disposition des rochers, à cet endroit, traçait une sorte d’escalier dans ce perpétuel décor de feuilles mortes. Parfois, après quelques jours de pluie, un minuscule ruisseau s’écoulait d’un palier à l’autre. Eulalie avait souvent l’impression que les arbres, fixes et silencieux, captaient ses pensées, les entendaient et les projetaient dans le reste de l’univers. Sa grand-mère, Calixa, croyait qu’il existait réellement une entité puissante et bienveillante dans ce bois. Calixa lui avait fait découvrir les secrets des arbres et de la terre. Maintenant, elle ne sortait plus de la maison, affaiblie par les années et par l’arthrite. Eulalie ne s’en plaignait pas, car elle était à l’âge où elle préférait passer du temps seule. Sa seizième année s’était terminée hier, le 22 septembre 1793.

    Plus elle vieillissait, plus Eulalie ressemblait à sa mère : songeuse, flegmatique et taciturne. Le regard figé sur le grand nœud d’un tronc de peuplier fissuré, la jeune femme se remémora la cérémonie initiatique qu’elle avait dû subir lors de ses premières menstruations. À la brunante, sa mère, sa grand-mère, sa tante et sa cousine l’avaient emmenée au « lac vierge », une petite étendue d’eau calme et lisse, presque cachée, dans laquelle Eulalie avait dû s’immerger, complètement nue. Les femmes de la famille s’étaient réunies sur la berge et avaient planté des torches flamboyantes dans le sol sablonneux de façon à former un cercle. Ces rituels étaient accomplis depuis la nuit des temps au sein de la famille Van der Beek. Eulalie n’y avait pas échappé. Elle percevait encore la sensation gluante du sang de biche dont elle avait dû se barbouiller le corps avant de plonger dans l’eau froide du lac vierge.

    Répugnée par ce souvenir, Eulalie s’ébroua et se leva subitement. Il était temps de rentrer à la maison.

    La construction de la demeure des Van der Beek remontait à près d’un siècle, estimait Calixa. De briques et de bois, la maison affichait une façade blanche à colombage aux pans de bois noirs disposés en X, selon une vieille tradition hollandaise. Le toit en pente, muni de lucarnes, était recouvert de bardeaux ronds de bois foncés, semblables à des écailles de poisson. Un moulin à eau avait été aménagé pour moudre le grain et fonctionnait grâce au débit du ruisseau. En glissant les yeux vers la droite, on apercevait une étrange structure ronde en pierres des champs : c’était le four à pain. Le poulailler, la petite étable et l’enclos des chèvres se situaient juste à côté de la demeure. Le terrain était peuplé de rocailles et de buissons de busseroles, de myrte, de fragon et de cornouiller aux baies blanches. À la lisière du potager était solidement enraciné l’ancestral sureau noir, qui, toujours selon les dires de Calixa, veillait sur la demeure.

    Eulalie erra un moment entre les rangées du potager, auquel elle déroba quelques carottes. Une bonne odeur de feu de bois émanait de la cheminée. La fumée se propageait en halos dans l’air frais.

    Les planches du balcon craquèrent sous le poids d’Eulalie, alors qu’elle se dirigeait vers la porte d’entrée. Sitôt à l’intérieur, en bifurquant à gauche, on posait pied dans la cuisine. Les bouquets d’herbes séchées et les poêles suspendues surplombaient le grand comptoir et les tablettes surchargées de vaisselles et de bocaux empilés. Eulalie s’empara d’une louche et remua le ragoût dans la marmite qui pendait au bout de la crémaillère. De savoureux effluves de thym et de romarin s’en échappèrent. À travers la buée des carreaux de verre des fenêtres, une lumière blafarde éclaboussait la vieille table de bois à laquelle la jeune femme prit place. Un silence feutré embaumait la maison. Eulalie contempla un moment les tourbillons de poussière qui se mouvaient dans les faisceaux de clarté. Elle aimait quand l’atmosphère de cette ancestrale structure se suspendait, fixe, muette, énigmatique…

    Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit, ce qui brisa la magie.

    — Ah ! Tu es rentrée. Ursule et Marion sont sûrement pas loin non plus. Calixa est pas descendue ?

    Eulalie répondit à sa mère par un signe négatif de la tête. La petite Florénie, qui avait talonné sa mère, grimpa sur une chaise. Âgée de huit ans, la fillette examinait tout de ses énormes pupilles étincelantes et absorbait chaque détail. Florénie était petite pour son âge et parlait peu, mais sa lucidité était indéniable. Eulalie sourit en contemplant sa sœur cadette au regard curieux, puis l’embrassa sur la tête. Elle reporta ensuite son attention sur sa mère.

    — J’ai fait du ragoût, déclara cette dernière, qui venait de poser un panier rempli d’œufs sur la table.

    Tout en parlant, elle remua la louche dans le chaudron fumant. Le feu dans l’âtre produisait de délicieuses volutes. Des craquements distinctifs leur parvinrent de l’escalier, comme si un pas lourd et lent s’acharnait sur chaque marche. C’était Calixa qui descendait pour souper. La vieille femme ne possédait pas une silhouette très avantageuse, bien qu’elle eût été d’une grande beauté durant sa jeunesse. Sa taille tendait à rapetisser plus elle vieillissait et son embonpoint, à devenir flasque. De plus, ses jambes enflées ne pouvaient supporter son poids très longtemps. Eulalie s’élança pour venir en aide à sa grand-mère, qui accepta volontiers son soutien.

    — As-tu révisé notre herbier ? demanda Calixa de sa voix rouillée.

    — Pas aujourd’hui. Je me suis promenée dans le bois.

    — Ah ! Toujours à rêvasser sous le couvert des arbres ! Va donc le chercher, mon Eulalie.

    Calixa était passée maître dans le maniement des herbes et dans la préparation d’élixirs. Les sciences de la terre n’avaient plus de secrets pour elle, c’est pourquoi elle s’efforçait de léguer son vaste savoir aux nouvelles générations. La vieille femme voyait en Eulalie une parfaite disciple. De ses doigts secs et grinçants, Calixa s’empara du grimoire en cuir buriné qu’elle ouvrit en son centre. La page de droite affichait quelques pétales de fleurs de pavot et des grains qu’Eulalie avait elle-même cueillis et collés sur le parchemin. Il émanait du grimoire une odeur de sous-bois humide, de lichen et de vieux cuir mouillé.

    — Le pavot est un puissant analgésique, utilisé pour engourdir la douleur. Ici, Eulalie, tu apprends des choses que le médecin du village ignore… que tous les médecins du Bas-Canada ignorent.

    — Je sais ça, grand-maman. Tu me le répètes depuis que j’ai sept ans.

    À ce moment, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas et des éclats de rire retentirent jusqu’à la cuisine. Ursule et Marion effectuèrent une entrée bruyante, comme à leur habitude. Ces deux-là aimaient être le centre d’attention. Elles ne pouvaient entrer dans une pièce sans qu’on les remarque. Ursule était la tante d’Eulalie, et donc la sœur de sa mère. Sa beauté devait être aussi grande que celle de Calixa à ses heures de gloire et elle ne l’ignorait pas. Ses cheveux châtains formaient une cascade dans son dos. Sa peau lisse et pâle mettait bien en évidence ses iris bleu gris. Âgée d’une trentaine d’années, Ursule se faisait un véritable devoir d’éduquer sa nièce Marion, de six ans sa cadette. Marion était la fille de Flaviane, décédée quelques années auparavant.

    — … celui-là semblait bon ! s’esclaffa Ursule. Nous préparerons les philtres pour la prochaine pleine lune !

    La mère d’Eulalie vint se poster devant les nouvelles venues, les bras croisés.

    — As-tu moulu les grains comme je te l’ai demandé ?

    — Oh ! J’ai complètement oublié ! On était occupées, n’est-ce pas, Marion ? Tous ces beaux hommes qui revenaient de l’église de Saint-Jean nous ont distraites, répondit Ursule en pouffant de rire.

    — Et avec quoi on va faire notre pain ? Le grain se moud pas tout seul !

    — Ah, ça va, Théodora ! Je le moudrai demain matin, inutile de jouer à la mégère. Qu’est-ce qu’on mange pour souper ?

    Imitant Ursule, Marion s’était assise à la table et attendait qu’on la serve. Irritée par cette attitude, Théodora remplit un bol de ragoût à Calixa et à Florénie, puis un pour elle, mais ne se donna pas cette peine pour les autres.

    — Eulalie, ma belle, tu me servirais pas un bol ? la pria Ursule d’une voix mielleuse. Nous avons marché longtemps…

    — Où êtes-vous allées ? questionna Théodora avec une teinte de désapprobation dans la voix.

    — À la route qui mène à Saint-Jean ! révéla Marion avec excitation. Pour voir les villageois qui revenaient de l’église.

    — On manque de présence masculine ici, renchérit Ursule en saisissant le bol que lui tendait Eulalie. Nous devrions aller au village demain, Théodora !

    Sa sœur aînée ne parut pas encline à accepter cette proposition.

    — Ce serait bon pour Eulalie de voir des hommes, ajouta Ursule. Elle est presque en âge mûr. J’avais son âge lorsque j’ai été avec un homme pour la première fois.

    — Tu n’as pas à te mêler de cela, répliqua Théodora.

    Eulalie se sentait mal à l’aise d’être l’objet de la discussion et se concentrait sur son repas en espérant ne pas rougir.

    — Allons ! Qu’est-ce que t’en penses, maman ?

    Calixa, qui mangeait sans s’émouvoir de la conversation, releva à peine la tête vers Ursule lorsqu’elle lui répondit :

    — Je suis d’accord avec Théodora.

    — Bien évidemment !

    — Lorsque tu auras des enfants, tu jugeras de ce qui est bon pour eux.

    — Heureusement que j’ai Marion, répliqua Ursule en lui entourant affectueusement les épaules d’un bras.

    Attendrie, Marion eut un sourire de triomphe. Elle avait toujours idolâtré sa tante Ursule et faisait constamment ce qu’elle lui prescrivait. Au bout d’un moment, Calixa s’exprima de nouveau. Étant l’aînée de la maisonnée, elle était, en quelque sorte, considérée comme la chef, celle qui tranchait, qui avait toujours le dernier mot. Le système hiérarchique de la famille Van der Beek avait toujours fonctionné ainsi.

    — Je suis, par contre, d’accord avec l’idée que vous alliez au village. C’est la dernière semaine de septembre, il y aura une foire demain. C’est le temps de faire des réserves pour l’hiver.

    — Formidable ! se réjouit Ursule. Tout le village sera là.

    Avec un sourire malicieux, elle se pencha vers Eulalie, qui soutint son regard avec défi.

    — Tu verras peut-être ton père, ma belle nièce.

    Piquée au vif par cette idée, Théodora se redressa comme un chat hérissé sur sa chaise et lança sur un ton défensif :

    — Ça suffit, Ursule.

    Sa sœur se tut, mais elle conserva son sourire moqueur tout en mangeant.

    Si le reste du souper se déroula avec, comme seul bruit de fond, le crépitement du feu, les pensées d’Eulalie furent bruyantes en son esprit. Sa mère avait toujours été très énigmatique à propos de son père. Elle ne l’avait évoqué que très rarement. En fait, Eulalie ne savait presque rien de lui et ce vide, plus elle vieillissait, devenait douloureux. Ainsi, l’idée de l’apercevoir le lendemain à la foire de la Saint-Martin l’enthousiasma et chassa l’inconfort que les commentaires d’Ursule avaient provoqué. Bien qu’elle n’eût jamais vu son père, Eulalie savait que sa tante ne manquerait pas, malgré la réticence de Théodora, de le lui désigner.

    Le village de Sainte-Winefride était petit et isolé. L’absence de chapelle obligeait les paroissiens à se rendre au village de Saint-Jean pour la messe du dimanche. Eulalie n’était jamais allée à Saint-Jean, bien que sa grand-mère lui eût souvent parlé du fort et de l’invasion américaine qui s’y était déroulée une trentaine d’années auparavant. Cette seigneurie semblait bien vivante dans les histoires de Calixa, mais, si Eulalie avait quelquefois couvé le souhait de s’y rendre, sa mère ne voulait pas s’en approcher. De toute évidence, les paroissiens se méfiaient de la famille Van der Beek, sûrement autant que Théodora se méfiait d’eux. En ce jour de fête foraine, cependant, ils étaient joyeux et festifs, réunis sur le terrain des Lewis, devant leur petit manoir en lisière du village, pour échanger le fruit de leur labeur. Le paysage grandiose offrait une vue panoramique des collines cultivées au foin jaune et des bois rouges et orangés.

    Impressionnée par tous ces hommes et ces femmes vêtus de leurs habits du dimanche qui mangeaient et discutaient avec allégresse, Eulalie déambula aux côtés de sa mère et de Florénie entre les tentes et les tables chargées des produits du terroir. Si les gens leur jetaient des coups d’œil suspicieux, ils les traitaient toutefois avec politesse et civilité.

    — Bonjour, monsieur Leduc. J’aimerais vingt pelotes de laine.

    — Bien, m’dame.

    Théodora lui remit une pièce de monnaie et déposa les pelotes dans son panier. Intriguée par tout ce qu’elle voyait, Eulalie observait partout autour d’elle. Elle scrutait tous les visages en essayant de trouver celui de son père. Les villageois la jaugeaient avec curiosité et désapprobation. Eulalie tâchait de les ignorer pour se concentrer sur le bourdonnement des discussions qui emplissait l’air. Les hommes étaient élégants avec leur justaucorps muni de gros boutons ronds et de leurs longs bas qui rejoignaient aux genoux leur culotte courte. Les femmes, elles, impressionnaient par leurs chapeaux et par leurs jupes drapées par-dessus des paniers, qui leur donnaient du volume. Eulalie n’aurait pas aimé porter tout cet attirail.

    Soudain, la petite Florénie lâcha sa main, attirée par des parures de fleurs et de rubans qu’une femme fabriquait. Cette dernière, une grande rousse, sourit à l’enfant en la voyant s’approcher.

    — T’en voudrais une pour mettre dans tes cheveux, mon petit ange ?

    La fillette aux cheveux blonds et aux yeux bleus hocha la tête.

    — Comment t’appelles-tu ?

    — Florénie.

    — Où sont ta maman et ton papa ? Viens-tu de Saint-Jean ?

    Alarmée par la disparition de Florénie, Théodora la chercha et, lorsqu’elle la trouva, lui saisit la main et l’entraîna avec elle. Lorsqu’elle la reconnut, le visage de la femme rousse s’assombrit. Théodora ne s’en soucia pas et, d’une démarche fière, continua ses emplettes. Eulalie les suivit en rêvassant. Ses yeux captèrent alors la silhouette quelque peu déjantée d’Ursule, qui se promenait en affichant tout son charme et en s’esclaffant avec Marion. Celle-ci riait aussi, mais nerveusement, intimidée par l’attention qu’Ursule leur suscitait. Eulalie haussa les sourcils en les regardant : elle était bien loin de posséder l’assurance de sa tante. Ursule marchait avec un port vaniteux en agitant ses longs cheveux châtains de coups de tête prétentieux. Elle cherchait le regard des hommes et réussissait bien à se l’approprier. Ses emplettes n’étaient pas les mêmes que celles de Théodora.

    En remarquant Eulalie, Ursule cessa sa parade et se rua vers sa nièce.

    — L’as-tu trouvé ?

    — Non, je ne sais pas à quoi il ressemble.

    Théodora et Florénie s’étaient éloignées. Ursule attira Eulalie vers une table couverte de seaux de pommes près de laquelle se tenait une famille qui conversait avec un couple âgé. Avec un sourire malicieux, Ursule lui désigna celui qui, selon toute vraisemblance, était le père de famille. Il s’agissait d’un bel homme, âgé d’une quarantaine d’années, que son épouse tenait jalousement par le bras. Son fils, un peu plus vieux qu’Eulalie, semblait s’ennuyer alors que ses deux petites filles chantonnaient distraitement.

    Sous le choc de cette vision, Eulalie sentit son cœur chavirer. Ce ne pouvait pas être lui son père… pas cet homme marié et père de trois enfants. Subitement, les champs vert et jaune ensoleillés qui les entouraient, la ligne sinueuse de la forêt au loin et les petites fermes que l’on apercevait semblèrent s’obscurcir.

    — Il s’appelle Hédor Clairemont, l’informa Ursule. Il est forgeron. C’est le seul homme que ta mère ait aimé… et elle l’aime encore. Elle a jamais été avec quelqu’un d’autre. Et pourtant, lui, il s’est marié. Quelle triste histoire tout de même !

    Pétrifiée, Eulalie ne pouvait détourner son regard d’Hédor, de ses traits harmonieux, de son expression bienveillante et intelligente… Ursule se délecta de son désarroi. À côté d’elle, Marion demeurait silencieuse. Soudain, le fils d’Hédor remarqua Eulalie et se mit à la fixer avec intensité. Ses cheveux étaient du même brun que celui d’Eulalie. Cette dernière eut du mal à supporter son regard perçant empreint d’une certaine hostilité.

    Ce moment de tension et d’émotion fut rompu par l’arrivée subite de Théodora dont les bras étaient chargés de paquets visiblement lourds.

    — Ah, vous voilà ! Ursule, tu vas m’aider à transporter un peu de nos provisions…

    Elle avait déposé ses emplettes par terre et, en relevant les yeux, elle constata la présence d’Hédor Clairemont qui avait entendu sa voix et qui la dévisageait avec gravité. Troublée, Théodora demeura muette quelques instants. L’épouse d’Hédor abordait une mine contrariée. Le couple âgé avait cessé de parler.

    — Théodora, la salua Hédor.

    Elle lui répondit d’un hochement de tête. Puis le regard de Clairemont glissa sur Eulalie qu’il examina avec un mélange d’intérêt et de perplexité.

    — Il se fait tard, nous devrions y aller, décida Théodora, mal à l’aise.

    — Pourquoi ? répondit Ursule avec défi, en parlant assez fort pour se faire entendre par tous. Nous avions justement du plaisir. Il n’y a que de beaux et de bons paroissiens par ici ! N’es-tu pas d’accord, ma délicieuse sœur ?

    L’expression de Théodora était devenue fortement mécontente. Eulalie avait rarement vu sa mère aussi sévère, bien qu’elle connût très bien son caractère impassible et inébranlable.

    — Eulalie, veux-tu m’aider à transporter les paniers ? prononça Théodora d’un ton bas et ferme.

    Pauliette, l’épouse d’Hédor, parut se sentir menacée par la présence d’une rivale, ce qui la motiva sûrement à parler ainsi :

    — Oui, vous devriez partir ! Les Sauvé sont ici. Ils racontent encore comment vous avez maudit leur fille, infirme pour le restant de ses jours ! On dit aussi que vous avez assassiné Marie, la pauvre fille des Lewis, après lui avoir fait subir toutes sortes de rituels sataniques…

    — Pauliette, c’est assez, coupa Hédor.

    — Le curé de Saint-Jean est là ! poursuivit tout de même sa femme d’une voix rendue aiguë. Il est au courant de votre présence…

    — Tu essaies de nous faire peur ? répliqua Ursule en faisant quelques pas vers elle. Tu penses nous impressionner avec ton bon curé de Saint-Jean, ma petite Pauliette ?

    Si elle avait fait preuve d’assurance jusqu’à maintenant, Pauliette devint inquiète devant Ursule. Elle s’accrocha à son mari.

    — Ursule, nous partons ! insista Théodora. Je suis désolée, Hédor, rajouta-t-elle en rapportant son attention sur lui.

    — On sait bien que les histoires sur la fille des Lewis sont pas vraies ! lui assura-t-il. C’est des sornettes.

    Irritée que son époux ne la défendît pas, Pauliette osa encore défier les Van der Beek :

    — Mais cette enfant est pas d’elle ! Tu me l’as dit toi-même, Hédor !

    Elle pointa Florénie qui, gênée, se cacha le visage dans la jupe de Théodora.

    — J’ai seulement dit que j’étais pas certain que c’est la fille de Théodora, lui expliqua-t-il avec agacement. Viens, partons maintenant.

    Il entraîna sa famille plus loin, mais jeta tout de même un dernier coup d’œil à la dérobée à Eulalie et à sa mère.

    Fâchée, Théodora agrippa un de ses paniers, puis se mit à marcher dans un silence opaque. Avec indifférence, Ursule se saisit d’un des paquets et obligea Marion à en faire de même. Toujours secouée par cette rencontre, Eulalie chemina à côté de sa mère, blessée qu’elle ne lui eût jamais rien révélé sur cet homme. Elles entreprirent de traverser rapidement le village.

    Comme les Van der Beek quittaient l’attroupement de maisons et de commerces, un vieil homme les accosta et les salua cordialement. La vue de cet avenant vieillard dérida quelque peu Théodora.

    — Bonjour, monsieur Utrecht. Nous étions sur notre départ.

    — Vous êtes venues faire des provisions pour l’hiver ? C’est une bonne idée, on dit que le froid va commencer à s’installer rapidement. J’espérais justement vous voir, je voulais vous annoncer que je cesserai d’exercer dès que mon remplaçant sera arrivé.

    — Oh ? Vous vous portez pas bien ?

    — Non, non… mais la vieillesse, vous savez ! Et ma vue baisse, je dois me ménager.

    — Je comprends.

    — Je vous remercie pour vos conseils. J’expliquerai à mon remplaçant comment fonctionne notre collaboration. Il devrait arriver d’ici une semaine ou deux. Il vient de Montréal. C’est un jeune et talentueux médecin, à ce qu’on m’a dit. Je vous retiens pas plus longtemps, mesdames.

    Théodora lui souhaita une bonne journée ; Ursule lui adressa un sourire taquin.

    — Vous saluerez madame Van der Beek de ma part ! leur lança monsieur Utrecht tandis qu’elles s’éloignaient.

    Le reste du chemin à travers le bois se déroula dans un climat orageux. Personne ne parlait, mais la tension était palpable. En tête, Théodora marchait d’un pas ferme, le visage rembruni. Ses yeux, fixés droit devant elle, ne cillaient pas. Manifestement, Théodora se retenait d’éclater de colère devant ses filles, mais n’attendait que l’occasion de se retrouver seule avec Ursule. Cette dernière ne s’en inquiéta pas le moins du monde. La provocation demeurait l’un de ses ingrédients préférés pour pimenter les conservations. Elle fredonnait une ancienne comptine en ballottant le panier rempli de pommes de terre qu’elle transportait.

    Les érables s’espacèrent et, bientôt, la maison au toit d’écailles apparut. La fumée qui s’échappait de la cheminée était bleuâtre. Calixa devait faire brûler ses fameuses herbes afin de purifier la demeure, songea Eulalie. D’un geste sec, Théodora ouvrit la porte d’entrée et s’écarta pour laisser passer ses deux filles ainsi que Marion, mais elle referma brusquement la porte juste devant sa sœur.

    Ennuyée, Ursule leva les yeux en l’air.

    — Bon, je vais avoir droit à un autre sermon… Je suis désolée pour ce qui s’est passé.

    — Non, tu l’es pas. Tu es égoïste, tu penses toujours qu’à toi. Tu tires plaisir à me mettre dans l’embarras.

    Ursule adopta un faux air contrit.

    — Tout ce que je souhaitais, c’était de montrer à Eulalie son père. Elle a le droit de savoir ! Elle a dix-sept ans et tu la traites encore comme une petite fille.

    Piquée au vif, Théodora se rapprocha de sa sœur.

    — Tu viendras pas me

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