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Itinérance et cohabitation urbaine: Regards, enjeux et stratégies d'action
Itinérance et cohabitation urbaine: Regards, enjeux et stratégies d'action
Itinérance et cohabitation urbaine: Regards, enjeux et stratégies d'action
Livre électronique513 pages6 heures

Itinérance et cohabitation urbaine: Regards, enjeux et stratégies d'action

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À propos de ce livre électronique

Le partage des espaces publics des grandes villes industrialisées avec les personnes en situation d’itinérance et de marginalité représente plusieurs défis autant pour les acteurs de la vie quotidienne que pour les intervenants sociaux et les responsables politiques. Ces défis sont en phase avec les enjeux contemporains associés non seulement aux transformations des normes de socialisation à la vie collective, mais aussi à celles du développement urbain des centres-villes. Compte tenu des tensions sociales et politiques générées par les effets des contextes de revitalisation urbaine, l’analyse des enjeux traversant les pratiques de partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance constitue un travail essentiel à l’identification de pistes d’intervention et d’actions pouvant améliorer la cohabitation.

Cet ouvrage présente les résultats d’une étude de deux cas – celui de Montréal (Quartier des spectacles) et celui de Québec (Nouvo Saint-Roch) – sous l’angle d’analyse des logiques normatives guidant les pratiques de partage de l’espace public entre les acteurs concernés. Cette analyse repose sur trois modes d’investigation : 1) deux enquêtes qualitatives à Montréal et à Québec ; 2) une analyse des discours médiatiques visant à relever les imaginaires sociaux alimentant les représentations sociospatiales des acteurs sur les pratiques des personnes marginalisées dans les espaces publics ; 3) une analyse comparative des politiques publiques municipales de six villes canadiennes, dont Montréal et Québec. Enrichie d’une perspective historique, l’analyse transversale des résultats de ces modes d’investigation permet de dégager une synthèse des diverses logiques normatives guidant les pratiques de gestion des acteurs et propose une piste d’orientation de l’intervention sociale. Avant tout destiné aux gestionnaires municipaux, aux intervenants sociaux ainsi qu’aux étudiants, ce livre se veut une contribution interdisciplinaire aux réflexions entourant les enjeux de cohabitation urbaine, offrant aussi une grille d’analyse pouvant s’appliquer à d’autres contextes urbains.

Michel Parazelli est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et membre du réseau interuniversitaire Villes Régions Monde (VRM). Il s’intéresse aux rapports espace- société, en particulier aux questions de cohabitation sociale dans l’espace public avec les personnes en situation de marginalité et d’analyse de pratiques communautaires visant l’autonomie des citoyens.
LangueFrançais
Date de sortie21 avr. 2021
ISBN9782760554771
Itinérance et cohabitation urbaine: Regards, enjeux et stratégies d'action
Auteur

Michel Parazelli

Michel Parazelli est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et membre du réseau interuniversitaire Villes Régions Monde (VRM). Il s’intéresse aux rapports espace- société, en particulier aux questions de cohabitation sociale dans l’espace public avec les personnes en situation de marginalité et d’analyse de pratiques communautaires visant l’autonomie des citoyens.

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    Aperçu du livre

    Itinérance et cohabitation urbaine - Michel Parazelli

    INTRODUCTION

    Michel Parazelli

    Longtemps associées aux figures du « vagabond », du « clochard », du « quêteux » ou du « robineux », les personnes en situation d’itinérance ont toujours occupé les espaces publics des centres-villes des pays industrialisés. Solliciter les passants pour une pièce de monnaie, s’installer sous un escalier ou dans un parc public pour y dormir ou encore déambuler bruyamment sur la rue en parlant seul, ces pratiques sociales cristallisent l’une des manifestations des inégalités socioéconomiques qui touchent aussi la société québécoise. Ces pratiques suscitent beaucoup de malaises, d’insécurité, de contrariétés et de frustrations chez les personnes dites non marginalisées. Face à cette cohabitation publique, le niveau de tolérance des citoyens autant que celui de leur indignation ont varié dans le temps selon les normes de socialisation à la vie collective et les contextes urbains de développement. Les pressions socioéconomiques actuelles tendent à bouleverser nos rapports avec les personnes en situation d’itinérance, dont les modes d’occupation de l’espace public sont de plus en plus perçus comme inacceptables, inconvenants, menaçants ou potentiellement dangereux. Comment comprendre cet infléchissement de nos représentations de cette forme de marginalisation urbaine de personnes déjà marginalisées socialement ?

    C’est d’ailleurs pour en saisir les enjeux que le ministère québécois des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT) a demandé au Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) de lancer un appel de propositions à la communauté universitaire en 2010 intitulé : Le partage de l’espace public. Itinérance et acteurs sociaux. Le présent ouvrage vise d’ailleurs à rendre compte du travail d’analyse des enjeux du partage¹ de l’espace public par l’équipe de recherche qui a remporté l’appel d’offres pour entreprendre ce chantier². Cet appel à propositions visait à donner suite à l’une des priorités énoncées dans le Plan d’action interministériel 2010-2013 (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2009) reprenant ainsi ce que la Commission de la santé et des services sociaux sur l’itinérance au Québec avait relevé dans son rapport de novembre 2009 (Gouvernement du Québec, 2009). On pouvait y lire que cet intérêt pour la question du partage de l’espace public n’était pas étranger au climat de tensions généré par les projets de revitalisation urbaine entre des commerçants, des résidents, des autorités policières et des personnes en situation d’itinérance autant à Montréal qu’à Québec : « Des participants sont d’ailleurs très préoccupés par les effets de la revitalisation des quartiers centraux, qui peut se traduire par une plus grande exclusion des personnes itinérantes » (Gouvernement du Québec, 2009, p. 19). Déjà vives au début des années 2000, ces tensions ont culminé en 2009 par l’intervention de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) qui a produit un rapport disant reconnaître comme du « profilage social » les pratiques policières ciblant les personnes en situation d’itinérance par le moyen de contraventions pour non-respect de règlements municipaux. Ce type de gestion discriminatoire associé aux pratiques de judiciarisation de l’itinérance dans l’espace public a d’ailleurs largement été documenté depuis la seconde moitié des années 2000 (Bellot et al., 2005 ; Bernier et al., 2011 ; Bellot et Sylvestre, 2017). Et pour Bernard St-Jacques, directeur de l’organisme Droits Devant, situé à Montréal, ces pratiques de profilage social constitueraient « […] le révélateur et les effets des ratés du partage de l’espace public et de la cohabitation sociale » (St-Jacques, 2016, p. 180).

    Ces quelques éléments de contexte nous donnent un aperçu des tensions pouvant exister dans les rapports de cohabitation entre les personnes en situation d’itinérance et les autres acteurs sociaux. Le but de cet ouvrage est d’apporter un éclairage sur ces tensions en dégageant des logiques sociopolitiques et sociospatiales du phénomène afin de mieux comprendre ce qui peut bien s’y jouer pour les différents acteurs concernés. Avant de présenter le contenu de l’ouvrage, donnons-nous quelques repères théoriques sur le phénomène de l’itinérance et le contexte actuel de sa gestion urbaine.

    LE PHÉNOMÈNE DE L’ITINÉRANCE AU QUÉBEC

    Le phénomène de l’itinérance au Québec n’a fait l’objet d’études soutenues en sciences humaines et sociales que depuis les années 1980³. Rappelons que l’itinérance est reconnue pour la première fois dans la Politique de la santé et du bien-être de 1992 comme un problème social spécifique sur lequel l’État doit agir (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 1992). L’itinérance est dès lors appréhendée à partir de son étiologie et selon des modèles d’intervention visant à aider ces personnes à sortir de la rue dans une perspective d’efficacité au regard d’objectifs de résultats préfigurant l’axiologie de la Nouvelle gestion publique (NGP). C’est d’ailleurs à partir de ce moment, et tout au long de la décennie suivante, que les ressources communautaires et institutionnelles ont pu se développer, notamment auprès des jeunes de la rue considérés comme une catégorie émergente de l’itinérance, même si les jeunes eux-mêmes s’en sont toujours distingués (Parazelli, 1997). Près de dix ans après l’Année internationale du logement des sans-abri, en 1987, un dénombrement a été réalisé à Montréal et à Québec, couvrant l’année 1996-1997. Pour Montréal, on a pu comptabiliser 28 214 personnes ayant utilisé un service leur étant dédié (22,8 % de femmes), dont 12 666 personnes pouvant être qualifiées de « sans domicile fixe » au cours des douze derniers mois précédant l’enquête. Et concernant la ville de Québec, 11 295 personnes ont recouru à des services (36,5 % de femmes) dont 3 589 n’avait pas eu de domicile fixe durant la dernière année (Fournier et Chevalier, 1998).

    Les difficultés associées aux transformations structurelles de l’économie marquée par des crises successives conjuguées à des services publics inadaptés à ce type de réalité, et à un désinvestissement dans le logement abordable, ont fait en sorte que l’itinérance a progressé (Gaetz et al., 2016, p. 12) tout en devenant plus visible dans les espaces publics des centres-villes. Elle s’est même développée dans plusieurs villes moyennes et dans certains quartiers périphériques des centres-villes. Du côté du gouvernement fédéral, Statistique Canada publia en 2016 les résultats d’une recherche où l’on évaluait à plus de 235 000 le nombre de Canadiens ayant vécu une situation d’itinérance au cours de l’année 2014, et à 2,3 millions le nombre de Canadiens qui avaient déclaré avoir vécu un épisode « d’itinérance cachée », c’est-à-dire avoir été obligés de vivre temporairement avec la famille, des amis, dans un hôtel, une maison de chambres, dans leur voiture ou ailleurs, étant donné qu’ils n’avaient nulle part où aller (Rodrigue, 2016, p. 1).

    Mais si des efforts ont été faits pour mesurer quantitativement le phénomène à l’aube des années 2000, il reste beaucoup d’incertitude quant à l’évolution de l’ampleur du phénomène au Québec depuis cette première estimation de 1997. Ce n’est que 18 ans plus tard, en mars 2015, qu’une autre opération de dénombrement a eu lieu à Montréal, appelée « Je Compte MTL 2015 » (Latimer et al., 2015), mais cette fois-ci selon une méthodologie ne considérant qu’une seule journée d’observation (à reprendre tous les trois ans). En 2018, cette opération s’est donc répétée, mais en l’étendant cette fois-ci à la majorité des régions du Québec (11 régions). Ainsi, lors de l’opération de dénombrement à Montréal, durant la nuit du 24 au 25 avril 2018, on comptait 3 149 « personnes itinérantes visibles »⁴. Ce chiffre représentait 54 % de la population itinérante visible dénombrée au Québec (5 789). Il s’agissait d’une augmentation de personnes en situation d’itinérance pouvant varier entre 8 % et 12 % au regard du dénombrement du même type effectué lors de l’opération de 2015. Nous sommes très loin du nombre de 12 666 de 1997, la méthode de dénombrement n’ayant pas été la même. Et à Québec, on a dénombré 385 personnes en situation d’itinérance cette même journée d’avril 2018. On voit bien que les différentes méthodes de dénombrement produisent des biais différents, offrant ainsi un portrait partiel ou éclaté du phénomène. La principale critique de ce dénombrement porte d’ailleurs sur la méthodologie retenue, et les auteurs de la démarche reconnaissent formellement que celle-ci « n’est pas adéquate pour estimer le nombre de personnes en situation d’itinérance cachée » (Gouvernement du Québec, 2019c, p. XIV). L’exercice lui-même fait l’objet d’un débat quant à l’utilisation politique et administrative de ces données approximatives, suggérant que seule l’itinérance visible mérite d’être prise en compte et laissant dans l’ombre des pans importants de cette réalité désignée par l’« itinérance cachée » et les différents recours aux services par des personnes vivant une situation d’itinérance tout au long de l’année. En effet, pourquoi cet intérêt subit autour de la visibilité des personnes en situation d’itinérance ?

    LA VISIBILITÉ D’UNE IMAGE INCONVENANTE ET INAPPROPRIÉE

    La réponse à cette question n’est pas sans lien avec celle entourant les enjeux du partage de l’espace public entre les personnes en situation d’itinérance et les autres acteurs sociaux. Ce changement de méthode de dénombrement est l’une des manifestations associées au choix de stratégies de gestion de l’itinérance centrée surtout sur son invisibilisation plutôt que sur la seule offre adaptée de services d’aide aux personnes concernées.

    Comme nous l’avons évoqué brièvement, la revitalisation urbaine des centres-villes et de leurs espaces publics tend à s’imposer comme une exigence néolibérale de concurrence interurbaine pour attirer de nouveaux capitaux ; ce qui rend problématique la présence visible des personnes en situation d’itinérance (Parazelli et al., 2013). Pressés de composer avec les exigences de ce nouveau contexte, un certain nombre d’acteurs sociaux et économiques se sont mobilisés pour trouver une manière de concilier les intérêts en jeu. Plus concrètement, le dénombrement de 2015 à Montréal coïncida avec la naissance d’un regroupement d’acteurs sociaux, municipaux et du milieu des affaires, le Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal (MMFIM), une organisation qui a collaboré étroitement au dénombrement de 2018⁵. La constitution de ce nouvel acteur collectif a été inspirée par un groupe canadien mis sur pied en 2012, l’Alliance canadienne pour mettre fin à l’itinérance (ACMFI), tant sur le plan de son orientation que de celui de ses objectifs de résultats visant à éliminer l’itinérance selon un échéancier précis. Leur approche commune repose sur l’approche Housing First provenant des États-Unis qui, depuis 1992, vise à éliminer l’itinérance chronique par le logement disponible sur le marché privé. Précisons que le MMFIM fut subventionné dès 2014 par la Ville de Montréal, mais aussi par la Société de développement commercial du centre-ville appelée Destination Centre-Ville, dont le responsable de la promotion du centre-ville à l’international assurait aussi la présidence du conseil d’administration du MMFIM en 2019. Cette mission d’élimination de l’itinérance, à laquelle s’est aussi rallié l’Observatoire canadien sur l’itinérance, aspire à s’imposer comme une tendance lourde sur le plan international, tant et si bien que les critiques de cette approche sont de plus en plus marginalisées dans les médias. Si nul ne peut douter de la noblesse du but formulé (qui ne souhaite pas la disparition de l’itinérance ?), pouvons-nous en questionner les enjeux cognitifs, éthiques et politiques ? Il devient donc nécessaire non seulement de mieux saisir les différentes conceptions du partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance, mais aussi d’interroger cet idéal d’élimination de l’itinérance en lien avec les pratiques de gestion de l’itinérance dans les espaces publics. Comme il s’agit d’une première démarche de recherche sur ce type d’objet au Québec, nous avons choisi d’entreprendre deux études de cas, à Montréal et à Québec, de façon à explorer les enjeux en recourant à différentes méthodologies d’investigation.

    Nous l’avons dit, peu de recherches québécoises ont abordé les enjeux sociopolitiques de la visibilité de la présence de personnes en situation d’itinérance dans notre société et encore moins dans l’espace public de nos villes. Lorsque les enjeux entourant la cohabitation urbaine avec les personnes en situation d’itinérance sont soulevés, c’est surtout sous l’angle de considérations techniques associées aux nuisances publiques qu’elles occasionnent et des pratiques institutionnelles et communautaires auxquelles on a recouru pour les gérer (judiciarisation, médiation, équipes mixtes, etc.). Pourtant, la question du partage de l’espace public entre les acteurs sociaux et les personnes en situation d’itinérance s’inscrit dans des enjeux plus complexes tributaires des transformations économiques et urbanistiques des lieux fréquentés par les personnes en situation d’itinérance. Ces enjeux méritent d’être étudiés, car ils peuvent rendre compte de certaines dynamiques conflictuelles ainsi que d’un certain nombre d’impasses et de dilemmes auxquels font face les acteurs sociaux concernés par les situations impliquant un partage des espaces publics avec des personnes marginalisées. Rappelons seulement qu’à l’époque de la Révolution tranquille marquant la modernisation de l’État québécois, l’administration municipale de Jean Drapeau engagea la ville de Montréal « […] dans une série de développements destinés à projeter l’image d’une ville cosmopolite et moderne sur la scène internationale » (Bélanger, 2005 : 22). Les opérations dites de « nettoyage » visant les personnes pratiquant la prostitution, les personnes itinérantes et les petits trafiquants du quartier, se sont succédé à l’occasion d’événements internationaux tels que l’Exposition universelle de 1967 et les Jeux olympiques de 1976.

    Depuis cet élan de modernisation, cette ambition de positionner favorablement Montréal et Québec sur l’échiquier économique international n’aurait en fait jamais cessé de traverser les intérêts politiques des différentes administrations municipales. Amorcée il y a trente ans à l’échelle internationale, la libéralisation des marchés incita les grandes villes telles que Montréal et Québec à faire jouer la concurrence interurbaine pour devenir des destinations incontournables, de façon à attirer de nouvelles formes d’investissement économique. La revitalisation des centres-villes et la requalification des espaces publics sont alors utilisées comme des leviers stratégiques pour favoriser leur attractivité et augmenter leur niveau de compétitivité grâce à une remise en ordre sociospatial dans les territoires ciblés de la croissance métropolitaine. Les politiques urbaines devaient dès lors être conçues pour mobiliser des ressources endogènes au territoire, et favoriser l’éclosion de projets visant à renforcer la compétitivité territoriale en exploitant un ou des segments de marché prometteurs (Brenner et Theodore, 2002). Rappelons qu’en ce qui concerne la Ville de Montréal, les responsables municipaux et des promoteurs privés ont misé dès le début des années 2000 sur la production d’activités spectaculaires associées au monde du divertissement de masse pour animer les espaces publics du centre-ville. C’est le secteur du centre-ville-est correspondant à l’ancien Red Light qui a donc été choisi pour donner à cette ambition économique la forme urbaine d’un quartier devant en assurer la vocation. Il s’agit du « Quartier des spectacles » (QdS), dont la superficie couvre un kilomètre carré, avec ses huit places publiques animées toute l’année, et que le Partenariat du Quartier des spectacles (PQdS) a su exploiter selon une vision promue par un branding prescriptif : « Vivre, Créer, Apprendre et se Divertir au Centre-ville ». Durant la même période, il était possible d’observer un type de développement similaire pour la Ville de Québec concernant la transformation du quartier ouvrier Saint-Roch en un secteur qualifié de « branché » et désigné par le « Nouvo Saint-Roch ».

    Les villes de Montréal et de Québec sont donc particulièrement touchées par cet enjeu mettant en tension contradictoire la projection d’une image urbaine de convivialité et de vitalité économique avec une image d’inégalités sociales et de paupérisation associée à la forte présence des personnes en situation d’itinérance repérables dans les espaces publics. Plus précisément, ce serait la présence saillante de personnes en situation de marginalité⁶ dans les espaces publics qui, par leur disconvenance normative, menacerait les efforts entrepris pour offrir une image du centre-ville représentant un lieu sécuritaire, propre et prospère, où il fait bon vivre et se divertir. Comme ces processus de conversion urbaine visent à diffuser une image d’un milieu urbain prospère et accueillant, les pratiques sociales jugées malvenues ou renvoyant une image d’appauvrissement, de négligence et d’insécurité sociale sont perçues négativement telles des menaces envers les efforts entrepris de régénération urbaine. Il n’est donc pas étonnant de constater que l’itinérance visible soit considérée comme l’un des principaux obstacles à la revitalisation économique des centres-villes de Montréal et de Québec. Pensons aux opérations de revitalisation du centre-ville-est de Montréal pouvant engager à long terme un processus de gentrification (Bélanger, 2014) où de nouvelles populations ont à composer avec des situations de marginalité qui leur sont étrangères, créant pour plusieurs un climat d’insécurité et de suspicion. Comment offrir aussi aux nouveaux investisseurs un milieu attractif en présence d’itinérance et de pauvreté ? Par voie de conséquence, ces quelques éléments de contexte n’auraient-ils pas aussi influencé le type de pratiques de gestion des espaces publics visant à réguler les modes d’occupation des personnes en situation d’itinérance ?

    Depuis que le maire Giuliani a fait la guerre aux sans-abri de New York à la fin des années 1990 (politique de tolérance zéro) en les chassant des lieux publics du centre-ville pour les faire travailler ou les déplacer dans les refuges (Rousselot, 1999), la plupart des grandes villes industrialisées lui ont emboîté le pas, tout en faisant varier les types de mesures à prendre pour invisibiliser l’image répulsive de l’itinérance dans les espaces publics par la voie de la judiciarisation, de la programmation des lieux publics et de l’aménagement du mobilier urbain, principalement. À son tour, ce type d’approche ne va pas sans affecter les représentations sociales des acteurs par rapport à la présence des personnes itinérantes ainsi que les pratiques de gestion urbaine du partage de l’espace public dont certains se retrouvent ponctuellement privatisés à certains moments de l’année pour la tenue de festivals internationaux.

    Mais comment les acteurs concernés par ces enjeux comprennent-ils les diverses situations auxquelles ils font face ? Comment le partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance est-il pratiqué ou géré dans ce contexte ?

    Contrairement au sens que nous donnons fréquemment au terme d’enjeu défini comme un « défi », il est utilisé ici dans son acception formelle, c’est-à-dire un mot désignant une situation de tension entre des issues opposées telles que gagner ou perdre, ou des options différentes, telles que des manières de penser et de faire qui entrent en tension parce que différentes ou opposées. Dans le cadre de cet ouvrage, nous vous présentons les résultats de notre analyse des enjeux du partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance, qui a été créée à partir de trois méthodes d’investigation dont les résultats ont fait l’objet d’une analyse transversale : 1) deux enquêtes qualitatives sur des sites spécifiques à Montréal et à Québec auprès de 75 répondants comportant une diversité d’acteurs ; 2) une analyse des politiques, programmes et plans d’action municipaux portant sur le partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance pour Montréal, Québec, Ottawa, Toronto, Calgary et Vancouver (70 documents) ; 3) Une analyse sociospatiale des discours diffusés par les médias écrits francophones de 1993 à 2018 (390 articles). Notre démarche s’est terminée en 2013. C’est pourquoi, chaque fois que cela était possible, nous avons actualisé nos résultats tant sur le plan de la documentation que sur celui de l’analyse jusqu’en 2019 tout en puisant dans l’actualité associée au contexte particulier de la pandémie de 2020.

    PRÉSENTATION DES MAPLES

    Débutant par une mise au point théorique sur les enjeux du partage de l’espace public en présence de personnes en situation d’itinérance, le premier chapitre, rédigé par Michel Parazelli, expose le cadre conceptuel qui a servi aux membres de l’équipe de recherche pour analyser les données recueillies au sein des trois modes d’investigation présentés précédemment. À partir d’une synthèse de la revue de littérature, le rôle joué par l’espace public en contexte de revitalisation urbaine est traité sur le plan théorique, ainsi que les registres normatifs pouvant guider les représentations sociales et les pratiques des acteurs concernés. La grille d’analyse des enjeux partagée par les membres de l’équipe de recherche y est aussi présentée.

    Le second chapitre, corédigé par Michel Parazelli et Mathieu Bourbonnais, est consacré à une mise en perspective historique des enjeux de cohabitation avec les personnes en situation d’itinérance et de marginalité à Montréal de 1900 à 2018. On prend donc connaissance de quelques repères historiques qui ont marqué les rapports sociaux de cohabitation à partir d’événements révélateurs de tensions entre les acteurs et leurs façons d’y réagir. Si chercher dans le passé peut nous aider à comprendre le présent, ce recul historique permet d’apprécier l’analyse des enjeux actuels entourant le partage des espaces publics en enrichissant notre interprétation des raisons ayant pu mener à tel ou tel positionnement des acteurs.

    Quant au chapitre 3, rédigé par Antonin Margier, Céline Bellot et Richard Morin, il nous renseigne sur le choix politique des stratégies d’actions des administrations publiques au regard des enjeux de cohabitation dans les espaces publics de Montréal et de Québec principalement. Cette analyse est mise en perspective avec d’autres villes canadiennes comparables (Vancouver, Calgary, Ottawa et Toronto). Cette dimension politique de notre analyse nous aide à mieux cerner les repères normatifs guidant l’action publique visant à réguler les situations d’itinérance dans les espaces publics.

    Avec le chapitre 4, nous abordons les dimensions plus axiologiques ou éthiques de ces enjeux. Pour ce faire, Michel Parazelli et Marie-Ève Carpentier ont relevé les types d’imaginaires sociaux ayant alimenté les représentations sociospatiales des discours médiatiques autour d’événements urbains impliquant des personnes en situation d’itinérance et de marginalité relatés dans les principaux médias écrits francophones sur une période de 25 ans (de 1993 à 2018). À partir de 390 articles de journaux répertoriés et analysés, ils exposent, à l’aide d’extraits exemplaires, la structure sociosymbolique de trois types d’imaginaires sociaux définissant les tensions entre les représentations sociospatiales des discours des acteurs rapportés dans le contenu de ces articles. Il s’agit des imaginaires écosanitaire, salutaire et démocratique.

    Les deux chapitres suivants, rédigés par Michel Parazelli et Karl Desmeules (chapitre 5) et Éric Gagnon et Marie-Hélène Hardy (chapitre 6), rendent compte respectivement des résultats de l’analyse qualitative des rapports de cohabitation au sein des deux sites choisis à Montréal et à Québec pour leur intérêt concernant l’objet de nos travaux de recherche. En lisant ces deux monographies, on prend connaissance des discours mis de l’avant par des acteurs issus de différents groupes d’appartenance sur des enjeux qui ont traversé le partage de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance et de marginalité autant dans le QdS à Montréal que dans le Nouvo Saint-Roch à Québec. Il s’agit d’un état de situation qui prévalait entre 2011 et 2013, et impliquant des acteurs variés (personnes en situation d’itinérance, commerçants, intervenants communautaires, élus et fonctionnaires municipaux, résidents, policiers, etc.) dont nous avons restitué la parole de façon à bien appréhender leur positionnement. Ces deux études de cas mettent en lumière des enjeux que l’on peut retrouver dans d’autres villes ayant des exigences de compétitivité internationale, et dont les résultats nous semblent toujours d’actualité en 2021.

    Sur le plan méthodologique, nous avons bénéficié d’une combinaison heuristique de trois démarches de recherche considérant l’espace (enquêtes), le temps (discours médiatiques, repères historiques) et le politique (documents publics). Cette triple investigation nous a permis de mettre à l’épreuve une grille inédite d’analyse des enjeux du partage de l’espace public en produisant des connaissances sur les orientations normatives des acteurs ayant des pratiques de gestion sociospatiale. Rédigé par Michel Parazelli et Karl Desmeules, le chapitre 7 fait état d’une analyse transversale des différentes composantes de l’ouvrage conçues comme autant de perspectives à croiser afin d’obtenir une vue d’ensemble des enjeux normatifs entourant les pratiques concrètes de gestion du partage de l’espace public. En s’appuyant sur le travail d’analyse transversale des membres de l’équipe de recherche ainsi que d’extraits d’entrevues et d’articles médiatiques, les auteurs nous décrivent la logique sociospatiale de chacune des huit stratégies de gestion du partage de l’espace public (Montréal et Québec), comme autant d’agirs en tension entre une finalité d’invisibilisation et de visibilisation.

    Finalement, la conclusion générale traite des difficiles questions d’orientation de l’action. Nous sommes conscients de la complexité des problèmes que cette question soulève et de la difficulté à dénouer plusieurs nœuds sociaux historiquement construits. Par nos travaux et nos réflexions, nous ne prétendons pas non plus résoudre les problèmes urbains quotidiens que le phénomène de la marginalité et de l’itinérance contribue à générer dans la vie collective. Néanmoins, à la lumière de nos résultats de recherche, nous invitons les acteurs à envisager la possibilité d’impliquer les personnes en situation de marginalité elles-mêmes face à cette problématique, en abordant la question politique de l’absence du principal acteur dans les discussions et les débats. Nous pensons ainsi faire un pas de plus dans la réhabilitation d’un partage plus démocratique de l’espace public.

    RÉFÉRENCES

    Bélanger, A. (2005). « Montréal vernaculaire/Montréal spectaculaire : dialectique de l’imaginaire urbain », Sociologie et sociétés, vol. 37, no 1, p. 13-34.

    Bélanger, H. (2014). « Revitalisation du Faubourg Saint-Laurent (Montréal) : facteur de changement social ? », Cahiers de géographie du Québec, vol. 58, no 164, p. 277-292.

    Bellot, C. et M.-È. Sylvestre (2017). « La judiciarisation de l’itinérance à Montréal : les dérives sécuritaires de la gestion pénale de la pauvreté », Revue générale de droit, vol. 47, p. 11-44.

    Bellot, C., I. Raffestin, M.-N. Royer et V. Noël (2005). Judiciarisation et criminalisation des populations itinérantes à Montréal, rapport de recherche préparé pour le Secrétariat National des Sans-abri, Montréal, Université de Montréal.

    Bernier, D., C. Bellot, M.-È. Sylvestre et C. Chesnay (2011). La judiciarisation des personnes en situation d’itinérance à Québec : point de vue des acteurs socio-judiciaires et analyse du phénomène, Toronto, Homelessness Research Network Press.

    Brenner, N. et N. Theodore (2002). « Cities and the Geographies of Actually Existing Neoliberalism », Antipode, vol. 34, no 3, p. 349-379.

    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) (2009). La judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal : un profilage social, Québec, auteur.

    Fournier, L. et S. Chevalier (1998). Dénombrement de la clientèle itinérante dans les centres d’hébergement, les soupes populaires et les centres de jour des villes de Montréal et Québec 1996-97 : 2-Montréal : premiers résultats, Québec, Santé Québec.

    Gaetz, S., C. Barr, A. Friesen, B. Harris, C. Hill, K. Kovacs-Burns, B. Pauly, B. Pearce, A. Turner et A. Marsolais (2012). Définition canadienne de l’itinérance, Toronto, Publications de l’Observatoire canadien sur l’itinérance.

    Gaetz, S., E. Dej, T. Ritcher et M. Redman (2016). The State of Homelessness in Canada 2016, Toronto, Publications de l’Observatoire canadien sur l’itinérance.

    Gouvernement du Québec (2009). Itinérance. Agissons ensemble. Rapport de la Commission de la santé et des services sociaux sur l’itinérance au Québec, Québec, auteur.

    Latimer, E., J. McGregor, C. Méthot et A. Smith (2015). Je compte MTL 2015 : Dénombrement des personnes en situation d’itinérance à Montréal le 24 mars 2015, Montréal, Ville de Montréal.

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    St-Jacques, B. (2016). « Profilage social et judiciarisation des personnes itinérantes à Montréal – Opérations Droits Devant et autres consolations », Reflets, vol. 22, no 1, p. 173-182.

    1. Nous employons le mot partage dans le sens technique de partition qui peut ou non être équitable. La cohabitation harmonieuse pourrait dans ce contexte être interprétée comme un partage équitable.

    2. Nous remercions le Fonds québécois de la recherche – Société et culture (FRQSC) pour avoir soutenu financièrement cette recherche dans le cadre du programme d’Action concertée de 2011 à 2013. Le titre de ce projet était le suivant : Les enjeux du partage de l’espace public avec les personnes itinérantes et sa gestion à Montréal et Québec. Perspectives comparatives et pistes d’actions (no du projet : 2011-AC-144446). L’équipe de recherche était composée de cinq chercheurs, (Michel Parazelli, Céline Bellot, Jean Gagné, Éric Gagnon et Richard Morin), de deux représentants de regroupements d’organismes communautaires en itinérance (Bernard St-Jacques : Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal [RAPSIM] et Frédéric Keck : RAIIQ), d’un chercheur praticien au CLSC des Faubourgs (René Charest) et de cinq étudiants aux études avancées (Karl Desmeules, Antonin Margier, Marie-Hélène Hardy, Marie-Ève Carpentier et Charles Robitaille).

    3. Parmi les différentes définitions qui circulent dans la littérature, retenons celle de l’Observatoire canadien sur l’itinérance, même si elle ne correspond pas tout à fait aux réalités des jeunes de la rue dont il sera aussi question dans cet ouvrage : « L’itinérance décrit la situation d’un individu, d’une famille ou d’une collectivité qui n’a pas de logement stable, sécuritaire, permanent et adéquat, ou qui n’a pas de possibilité, les moyens ou la capacité immédiate de s’en procurer un. C’est le résultat d’obstacles systémiques et sociétaux, d’un manque de logements abordables et adéquats, de défis financiers, mentaux, cognitifs, de comportement ou physiques qu’éprouvent un individu ou une famille, et⁄ou de racisme et de discrimination. La plupart des gens ne choisissent pas d’être sans abri et l’expérience est généralement négative, désagréable, néfaste, dangereuse, stressante et affligeante » (Gaetz et al., 2012). Ajoutons que lorsque nous parlons de personnes en situation d’itinérance et de marginalité, nous référons ici aux jeunes, aux femmes, aux aînés, aux personnes issues des Premières Nations, aux personnes LGBTQI, ainsi qu’aux vétérans et aux immigrants.

    4. Les personnes en situation d’itinérance visible ont été recensées selon qu’elles ont passé la nuit du 24 avril dans des lieux extérieurs ou non conçus pour l’habitation humaine, ou étaient hébergées dans des organismes communautaires ou des institutions (Gouvernement du Québec, 2019c).

    5. Pour en savoir plus, voir , consulté le 5 janvier 2021.

    6. Nous utiliserons principalement la catégorie de « personnes en situation de marginalité » ou de « personnes marginalisées » plutôt que des seules personnes en situation d’itinérance par souci de précision quant aux types de comportements urbains qualifiés de problématiques dans l’espace public. Font partie de cette catégorie les jeunes de la rue, les personnes en situation d’itinérance, de toxicomanie, de prostitution, etc. C’est pourquoi, lorsque ce sera plus approprié au contexte, nous évoquerons aussi ces dernières catégories.

    CHAPITRE

    1

    ESPACE(S) PUBLIC(S), ITINÉRANCE ET NORMATIVITÉ

    Michel Parazelli

    Comme le sens du concept d’espace public fait l’objet d’un double usage créant souvent de la confusion, il est apparu nécessaire de clarifier sa définition en distinguant l’espace public dans son acception politique de l’espace public désignant les lieux concrets de nos villes faisant partie de nos espaces communs. Un dialogue heuristique entre le sens des deux acceptions de l’espace public nous conduira à situer ce concept au cœur de nos questions de recherche concernant les enjeux du partage de l’espace public dans les grandes villes telles que Montréal et Québec. Et comme nous choisissons d’aborder ces enjeux sous l’angle de leur normativité, nous présentons nos propres repères théoriques en décrivant les trois registres normatifs suivants : les repères cognitifs, éthiques et politiques. Afin de bien saisir l’usage analytique que nous en avons fait, nous offrons au lecteur un exercice d’application de ces repères interreliés à partir de la littérature scientifique elle-même traitant de situations relatives à la présence des personnes en situation de marginalité dans les espaces publics.

    Nous terminons ce chapitre en présentant succinctement la grille d’analyse mise au point et adoptée pour étudier les enjeux de gestion du partage de l’espace public selon les repères normatifs des acteurs à Montréal et à Québec.

    1. L’ESPACE PUBLIC COMME ESPACE COMMUN

    L’intérêt que représente le partage de l’espace public avec les personnes en situation de marginalité n’est pas que social, mais aussi politique. Précisons d’abord que l’espace public en tant que terme générique désignant les lieux concrets ouverts au public et soumis à l’anonymat se distingue de l’espace public au singulier en référence à la conception d’Habermas (1978) qui le définit comme le cadre des activités de débats et de discussions critiques engagées par les citoyens sur des questions d’intérêt commun. C’est comme si le terme « espace » était dépouillé de ses qualités géographiques pour ne servir qu’à circonscrire la catégorie politique associée à l’activité de débat démocratique ouvert à tous ; d’où le synonyme métaphorique utilisé de « sphère publique ».

    Cependant, ces deux acceptions distinctes de l’espace public ne sont pas sans rapport entre elles. L’espace public « géographique » a longtemps été considéré dans les sociétés démocratiques comme le lieu de la « sphère publique » potentielle, une forme exemplaire de l’urbanité en tant que lieu de civilité, de mise en scène de la société civile, et ouvert à tous sans discrimination (Ghorra-Gobin, 2015). Cette « sphère publique » ne flotte donc pas dans un univers a-spatial. Les points de départ des grandes manifestations citoyennes désirant publiciser leurs doléances et leurs revendications se font d’ailleurs dans des lieux publics tels que des parcs, des places ou la rue. Rappelons que l’idée d’urbanité tend à rendre compte des possibilités de coexistence des différences en ville où vivre ensemble renvoie aux modalités du droit à la ville pour tous les citoyens (Lefebvre, 1968). Aussi idéalisée soit-elle, cette conception démocratique de l’espace public « géographique » ne doit pas nous distraire de la conflictualité des enjeux qui existe entre des groupes sociaux qui n’exercent pas leur droit à la ville de la même façon étant donné l’hétérogénéité des conditions d’existence, des aspirations identitaires d’appropriation de l’espace et des relations de pouvoir. À ce titre, l’analyse des enjeux d’appropriation et de régulation des espaces publics face aux personnes en situation de marginalité peut rendre visibles des transformations de l’urbanité par les pratiques induites par la libéralisation des marchés.

    Bref, l’espace public n’est pas n’importe quel lieu géographique. Par opposition à l’espace privé, l’espace public joue un rôle de médiation sociosymbolique entre les différents acteurs qui l’occupent en spatialisant des aires potentielles d’interactions sociales où les

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