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Reporters en guerre: Communication militaire et journalistes en Indochine (1945-1954)
Reporters en guerre: Communication militaire et journalistes en Indochine (1945-1954)
Reporters en guerre: Communication militaire et journalistes en Indochine (1945-1954)
Livre électronique431 pages5 heures

Reporters en guerre: Communication militaire et journalistes en Indochine (1945-1954)

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À propos de ce livre électronique

Alors que le retour de la guerre en Europe au XXIe siècle démontre le caractère désormais central de la communication dans le processus de mobilisation des opinions publiques et des moyens de l'affrontement, la guerre coloniale en Indochine au milieu du siècle précédent est le moment d’apprentissage d’une arme alors nouvelle : l’information. En contexte démocratique d'autonomie des journaux, l'armée française apprend non plus à taire les événements mais à saturer l’espace médiatique de son propre point de vue. Pour cela, elle développe des usages de coopération avec les médias et leurs journalistes, afin de les abreuver de faits et de moyens. Elle se fait incontournable sinon indispensable. Elle invente aussi ses propres moyens de production de photographies et de films qu’elle propose gratuitement aux journaux et aux actualités cinématographiques en France et à l’étranger. Ses propres reporters, plus en guerre que de guerre, véritables soldats de l’information, deviennent les yeux de l’opinion, tant leurs images captées au plus proche des combats sont diffusées par les médias, sans que ceux-ci disent à leurs publics l’origine institutionnelle et donc orientée de ces documents souvent remarquables. En Indochine se construit alors une culture partagée par les militaires et les journalistes, une expérience commune de coopération sur les terrains de guerre et à travers les supports médiatiques. Ainsi, mieux que la propagande, l’information journalistique devient une arme.


À PROPOS DES AUTEURS

Denis Ruellan est chercheur en sciences de l'information et de la communication.

Josiane Ruellan est chercheure en didactique.

LangueFrançais
Date de sortie17 nov. 2022
ISBN9782800418216
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    Aperçu du livre

    Reporters en guerre - Josiane Ruellan

    Introduction

    Les guerres d’Indochine

    De 1945 à 1954 se déroule ce qu’il est convenu d’appeler la guerre d’Indochine. Les guerres, devrait-on dire. Dans un espace en partie découpé par la colonisation, à la fin du XIXe siècle, en cinq espaces politiques et culturels (le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine, le Cambodge et le Laos), se jouent simultanément plusieurs scènes que définissent les perceptions et les intentions divergentes des belligérants.

    La première dimension de la guerre est anticoloniale. Depuis l’arrivée des Français durant le dernier quart du XIXe siècle, elle est menée par ceux qui s’opposent à l’exploitation inégalitaire des ressources naturelles et humaines qu’un régime en partie corrompu permet. La colonisation aspire les richesses bien plus qu’elle n’en propose. Elle provoque ainsi des mouvements nationalistes qui, par des actions clandestines et ponctuellement armées, promeuvent le recouvrement de leur souveraineté par les peuples de la péninsule indochinoise. En 1930, une mutinerie et un soulèvement, poussés par une organisation inspirée par le mouvement nationaliste chinois Kouo-Min-Tang, sont réprimés dans le sang, les cadres sont exécutés ou envoyés au bagne. Attribuée par les autorités françaises à l’infidélité des soldats indochinois, cette révolte a pour cause véritable la misère, que la journaliste Andrée Viollis décrit en 1931 dans un long reportage publié dans le Petit Parisien puis en livre, Indochine S.O.S. Elle demande, observant une foule de milliers d’affamés : « Sont-ce des hommes, des femmes, ont-ils vingt ans, soixante ans ? On ne sait pas. Plus d’âge, plus de sexe, rien qu’une mortelle misère qui, par des milliers de bouches noires, pousse d’horribles cris d’animaux » (2008 [1935] : 75).

    La seconde intention de la guerre est qualifiée de révolutionnaire par ceux qui la conduisent et, plus tard, par ceux qui la combattent. Elle vise à la transformation radicale du modèle politique, des rapports sociaux et de la répartition des richesses. Elle croise les intentions nationalistes que soutiennent de nombreux groupes activistes. Dans le cas du Vietnam, qui recouvre les espaces du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine, elle parvient à les fédérer dès les années 1920. Une organisation commence à réunir communistes et indépendantistes dans ce qui deviendra, en 1941, la Ligue pour l’indépendance du Vietnam (Việt Nam độc lập đồng minh), dite Viêt-Minh. Exilé en Chine, le mouvement est tout d’abord un front large dont le programme de transformation radicale est relativement gommé. Mais, à mesure qu’il s’affirme comme la première organisation de lutte contre la présence française, le Viêt-Minh poursuit deux ambitions : anticoloniale et communiste, la guerre est doublement révolutionnaire. Le contexte contribue à l’application rigoureuse d’un modèle d’organisation politique et sociale qui implique les individus dans un projet collectif impératif. La réussite militaire du Viêt-Minh tiendra peu aux moyens matériels dont ← 15 | 16 → il disposera, elle sera pleinement due à la mobilisation continue et parfois sacrificielle des populations, principalement rurales à l’époque.

    Bien que très faible militairement encore, mais profitant de la confusion de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Viêt-Minh déclare l’indépendance du Vietnam en septembre 1945 et installe son pouvoir à Hanoï, au Tonkin. En mars de cette année, les forces japonaises ont brutalement expulsé les autorités françaises fidèles à Vichy, puis ont capitulé durant l’été, comme tout l’archipel nippon. Pendant quelques mois, le pouvoir colonial a vacillé, et le corps expéditionnaire que la France envoie alors ne parviendra jamais à rétablir son autorité malgré des moyens sans cesse croissants. Après une année de négociations marquée par la mauvaise volonté française à reconnaître l’indépendance du Vietnam, le Viêt-Minh reprend les chemins de la clandestinité en décembre 1946 pour résister à la guerre coloniale que la France lui impose. Il passe progressivement d’une stratégie de guérilla à une guerre de mouvement, à mesure qu’il renforce ses effectifs et moyens, et finit par affronter et vaincre l’armée française, réputée dans les années 1930 comme une des plus puissantes du monde, disposant d’équipements lourds, d’aviation et de troupes aéroportées, dans une bataille de tranchées dans la cuvette de Diên Biên Phu, aux confins du Tonkin et du Laos. Il réalise la prophétie que le leader vietnamien Hô Chi Minh exprime en septembre 1946 à Jean Sainteny, représentant de la France lors des négociations avec le Viêt-Minh : « S’il faut nous battre, nous nous battrons. Vous nous tuerez dix hommes, mais nous vous en tuerons un, et c’est vous qui finirez par vous lasser » (Sainteny, 1967 : 231). Les décès parmi les forces en faveur de l’indépendance sont impossibles à dénombrer, les pertes sont très grossièrement situées à 500 000 personnes. Du côté du corps expéditionnaire et des forces locales engagées à ses côtés, l’évaluation porte à 100 000 (Dalloz, 2006 : 194). Tel fut le coût en morts, sans compter les blessés et les destructions matérielles, de la lutte victorieuse du Viêt-Minh qui surprit le monde, et surprendra encore en tenant aussi en échec l’armée américaine quelques années plus tard.

    En dépit de ses engagements constitutionnels à défendre la souveraineté populaire et de « n’emplo[yer] jamais ses forces contre la liberté d’un autre peuple » (préambule de la Constitution du 27 octobre 1946), la France s’est impliquée pour une autre raison dans ce conflit, qui ne peut pas être réduit à la dimension coloniale. C’est une guerre d’influence. Elle vise à rétablir l’image ternie d’une autorité, non seulement en Indochine où elle a été humiliée par les troupes japonaises, mais plus largement dans l’ensemble de l’Empire colonial français. La nouvelle de la défaite de juin 1940 face à l’Allemagne nazie y a sidéré des élites et des populations jusque-là convaincues de sa puissance, voire de son invincibilité. Paris craint pour ses possessions, à raison comme on le sait depuis. La guerre d’indépendance des peuples d’Indochine sonne le glas de la colonisation, elle est directement reliée à celle d’Algérie et aux nouveaux États d’Afrique du Nord et de l’Ouest qui naissent dans les années 1950 et 1960. La France pressent ce mouvement quand, en février 1944, lors de la conférence de Brazzaville, elle jette les bases d’une « Union française » pour le contrecarrer et maintenir sa tutelle. Il s’agit d’associer de façon limitée les élites locales à la gestion coloniale. La diplomatie française est alors pressée par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS et les États-Unis, d’entamer la décolonisation. Certainement s’agit-il d’étendre leur ← 16 | 17 → propre tutelle sur des territoires qui ont fait la richesse de la France. Celle-ci doit à l’Angleterre, autre puissance coloniale intéressée au statu quo, l’appui matériel nécessaire au corps expéditionnaire en 1945 et au maintien de sa position en Indochine. Paris craint pour son empire, mais lutte avant tout pour le maintien de son rang de grande puissance que soutient économiquement son empire colonial, et que les Alliés vainqueurs lui contestent sans cesse. Son avenir international passe alors par une aventure militaire en Asie que le général Philippe Leclerc, en charge de la diriger, juge rapidement : elle sera sans lendemain à moins d’engager un demi-million d’hommes.

    Une guerre froide

    Or, la France, à peine libérée de l’occupation nazie, est exsangue. Son économie est sous perfusion, son armée démoralisée, ses divisions politiques extrêmes dès la parenthèse de la Libération refermée. Elle conduit une guerre qui n’intéresse pas l’opinion fatiguée par cinq années de privations. Elle s’engage contre l’avis des États-Unis, mais finalement avec leur soutien, faisant du conflit indochinois une guerre américaine, une guerre qui va durer trente ans, jusqu’à la chute de Saigon en 1975. On a coutume de faire remonter l’engagement de Washington au Vietnam à l’incident inventé du golfe du Tonkin (1964), mais la réalité est que les États-Unis fournirent à la France de 50 à 75 % (selon les sources) de l’effort de guerre en moyens matériels : des navires, des avions bombardiers et transporteurs, des armes diverses prélevées sur les surplus de guerre (Prados, 2015 [2009] : 69). Indirectement, une partie du plan Marshall, dont la France a été l’une des principales bénéficiaires avec le Royaume-Uni, a servi à financer la guerre d’Indochine en permettant au gouvernement français d’y affecter une part importante de son budget.

    Nation qui a gagné elle-même son indépendance, les États-Unis d’Amérique sont foncièrement opposés au retour du colonialisme français. Mais le général Charles de Gaulle convainc Harry S. Truman du péril communiste en France à la faveur de la poussée du Parti dans l’opinion française. Le président américain est inquiet des prétentions de Joseph Staline depuis la conférence de Postdam en 1945. Sur le plan intérieur, il est sous pression des mouvements anti « Reds » (le maccarthysme s’étend principalement de 1950 à 1954, mais l’anticommunisme est déjà très fort avant) et il débute alors une stratégie d’endiguement qui conditionnera l’ensemble des rapports internationaux durant quarante ans. La victoire des communistes en Chine en 1949, puis le déclenchement en 1950 de la guerre de Corée par l’envahissement du Sud proaméricain par les troupes du régime communiste du Nord, convainquent les dirigeants américains d’une lecture bipolaire du monde et de la nécessité de bloquer l’avancée du communisme, notamment en Asie du Sud-Est. En 1954, lors de la bataille de Diên Biên Phu, le président Dwight D. Eisenhower parle pour la première fois de la « théorie des dominos » pour illustrer le risque de perdre l’un après l’autre tous les États sous influence occidentale dans la région. La guerre d’Indochine est ainsi américaine ← 17 | 18 → en même temps qu’elle s’inscrit dans l’affrontement Est-Ouest qui s’intensifie à grande vitesse, c’est une guerre froide entre des blocs qui se battent à travers d’autres.

    Le conflit indochinois doit aussi être perçu à travers le désarroi qui saisit l’armée française au lendemain de l’armistice de juin 1940 et de « l’étrange défaite » (Bloch, 1946). L’issue de la bataille de France a laissé sans réponse les états-majors. L’armée française, une des plus puissantes, campée derrière ses fortifications établies avec l’héritage de la guerre précédente (les tranchées, l’enterrement de positions sur un front continu), n’a pas pu réagir à la stratégie de mouvement, à la rapidité d’exécution, à l’usage des blindés comme force d’attaque par l’Allemagne. L’armée française d’après-guerre est démobilisée, démoralisée, et en quête d’un nouveau modèle, d’une nouvelle doctrine. Soumise comme d’autres corps à l’épuration, elle se sent mal aimée par la Nation et prospecte de nouveaux axes stratégiques autant qu’elle se cherche une place dans la communauté. Beaucoup de ceux qui s’engagent en Indochine sont des soldats perdus (notamment de nombreux Allemands), quand d’autres (des officiers en particulier) espèrent y trouver l’honneur qu’ils croient avoir perdu lors de la capitulation française. La tactique militaire du Viêt-Minh fournit un embryon de réponse aux questions sur la stratégie à refonder. Très inférieur en moyens matériels (mais supérieur en nombre de forces mobilisées au combat et à la logistique), le mouvement armé de libération n’affronte pas directement l’occupant, sauf s’il y est contraint. Il agit par embuscades, coups de force rapides suivis de retraits immédiats, dissimulation parmi la population, acquisition lente de territoires qu’il investit silencieusement. Il contraint le corps expéditionnaire à d’éreintantes battues et à des visites sans lendemain aux populations rurales alors que le Viêt-Minh, suivant la technique du « poisson dans l’eau » énoncée par le Chinois Mao-Ze-Dong, vit au milieu d’elles. Bientôt, les soldats ne sortent que le jour et lourdement armés pour limiter les pertes, avant de s’enfermer la nuit et laisser le champ libre aux insurgés.

    Les états-majors, les publications spécialisées et les lieux de recherche et de formation, comme l’Institut des hautes études de Défense nationale créé en 1948, forment l’espace de débats qui font émerger des notions nouvelles comme la guerre en surface, une idée que le général Jean de Lattre de Tassigny, chef de la 1re armée lors de la Libération et futur commandant en chef en Indochine, développe en 1946 : il n’y a plus de front, plus de frontières extérieures auxquelles s’arcbouter ; avec les moyens blindés, aériens et aéroportés, la guerre est désormais partout et « la mobilisation sur place des populations elles-mêmes » devient un enjeu fondamental¹. Le colonel Beaufre, adjoint du général de Lattre alors à l’Inspection générale de l’armée de terre, reprend lors d’une conférence qu’ils donnent ensemble l’idée déjà énoncée par un historien américain, John Ulrich Nef, que la guerre ne se limite pas aux manœuvres militaires, elle est totale car elle concerne et implique les dimensions économiques, industrielles, politiques et diplomatiques dans un continuum de la Nation et des forces armées (Villatoux et Villatoux, 2005 : 31). La guerre totale s’étend non seulement à tout le territoire, mais aussi à toutes les dimensions, y compris les populations et les opinions qui deviennent un enjeu premier. Le conflit d’Indochine est, pour la France, la première guerre en surface dont elle tente d’avoir l’initiative ; elle est aussi totale. Elle se produit partout et ← 18 | 19 → à tout moment, impliquant pleinement les civils au Vietnam qui vont être, de manière croissante, la cible de violences, mais aussi de séductions des belligérants, et qui vont beaucoup s’impliquer, notamment du côté du Viêt-Minh. La surface de la guerre est aussi étendue au plan international, ce qui se passe en Indochine est attentivement observé et discuté dans les capitales étrangères et dans les arènes internationales qui se reconstituent, avec la création de l’ONU en 1945.

    L’implication des populations locales et des opinions publiques au Vietnam, en France et dans le monde, en particulier aux États-Unis où le conflit fait partie du débat politique et des arguments sur la mobilisation contre l’ennemi communiste, souligne que la guerre est désormais perçue sur le plan du « moral ». La guerre du moral est une lutte qu’une nation et son armée conduisent pour maintenir l’engagement de leurs soldats. De portée limitée en apparence (il s’agit de bien nourrir, habiller, équiper et rassurer les troupes), elle est en réalité le premier pas d’une nouvelle appréhension des enjeux de la guerre. Elle ouvre la voie à la prise en compte d’autres dimensions, celles de l’information, de la propagande, de la persuasion. Toutes les armées du monde depuis l’Antiquité se sont préoccupées de communication, à des fins logistiques, tactiques, stratégiques et politiques. Mais on considère que le contrôle des flux et des contenus informationnels devient un enjeu majeur lors de la Première Guerre mondiale. Le gouvernement allemand commence à faire photographier et à diffuser des images du front afin de convaincre des nations neutres de s’engager à ses côtés ou du bien-fondé de son droit. La France fait alors de même et met en place un service cinématographique et photographique des armées, en 1915 (Denis et Sené, 2015 : 7). Cette section produit des images qui participent d’un appareil de censure et de propagande à l’intérieur et à l’extérieur du territoire. La sélection des informations implique des moyens militaires, mais aussi civils. Les directeurs de journaux sont invités à faire preuve de « sens patriotique » en ne publiant aucune information qui ne soit visée auparavant par le service de presse du ministère de la Guerre (Delporte, 1999 : 182.) Des universitaires participent à la censure au sein du ministère de l’Instruction. Et le gouvernement crée une section de l’information, tandis que l’armée met sur pied un Bureau d’information militaire. Ces moyens vont produire des effets importants. Dans l’un des derniers bulletins de la 18e armée de l’Allemagne, on put lire : « L’ennemi nous a mis en déroute sur le front de la propagande des tracts. […] L’ennemi nous a vaincus non pas dans un corps-à-corps sur le champ de bataille, baïonnette contre baïonnette. Non ! De mauvais contenus sur de pauvres papiers imprimés pauvrement ont fait claudiquer nos bras » (cité par Mattelart, 1999 : 58).

    Une guerre psychologique

    En effet, les soldats allemands ont été la cible de la propagande française les incitant à la désertion, surtout durant la dernière année de la guerre. L’incapacité de l’armée du Reich à répondre à cette nouvelle arme eut deux conséquences : d’une part, la conviction que se forgèrent le haut-commandement, et Adolph Hitler plus ← 19 | 20 → tard, que la guerre avait été perdue sur ce plan de la propagande ; et, d’autre part, la constitution d’une expérience et d’un appareil de production cinématographique performant, trop tardivement, mais qui seront pleinement mis à profit lors du conflit suivant. L’industrie de cinéma structurée en 1917 servira les objectifs de propagande nazie dès les années 1930 (les œuvres de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté, Les Dieux du stade), et militaire durant la guerre mondiale, avec ce que l’on appela alors les Propagandakompanien. Ces sections spécialisées, qui ont rassemblé jusqu’à 15 000 personnels simultanément (Férard, 2014), composées de professionnels aguerris et mobilisés, ont régulièrement photographié et filmé la guerre. Leurs images, sélectionnées et censurées, ont été envoyées dans tous les pays neutres², aux médias allemands et même au-delà, certaines étant publiées par la presse des pays alliés par le fait de l’échange international des productions des agences d’information (Bolz et al., 2022). Le second conflit mondial a initié ce qu’on peut appeler la guerre de propagande, dont l’Indochine sera le théâtre suivant.

    La propagande est une composante essentielle, pour ne pas dire centrale, de cet affrontement aux facettes multiples en Indochine. Pourtant, le terme n’a été que peu utilisé à l’époque alors que fleurissaient d’autres expressions déjà évoquées. Sans doute le souvenir récent de la guerre de représentation, intérieure et extérieure, que mena l’Allemagne nazie sous la conduite de Joseph Goebbels, et celui plus ancien du « bourrage de crâne » que subirent les opinions publiques durant le premier conflit mondial, ne plaidaient pas pour un usage de l’expression après 1945. On lui préfère alors une autre, celle de guerre psychologique. Il s’agit, selon la définition qu’en donna un responsable des services secrets étatsuniens (OSS), « de la coordination et l’utilisation de tous les moyens, aussi bien moraux que physiques […] qui ont pour but de détruire la volonté de combattre de l’ennemi, d’handicaper ses capacités politiques et militaires afin de le priver de soutien, de l’aide ou de la sympathie de ses alliés ou des pays neutres » (cité par Villatoux et Villatoux, 2005 : 22). L’expression de guerre psychologique est apparue au cours de l’entre-deux-guerres, et les nazis sont les premiers à en utiliser les principes. Adolph Hitler consacre à ce sujet plusieurs pages de Mein Kampf : « Notre stratégie consiste à détruire l’ennemi par l’intérieur et à faire sa conquête par lui-même » (cité par Mattelart, 2015 [1978] : 301). Cette stratégie sera utilisée de multiples manières. Par exemple, ce que l’on a appelé en France la « Drôle de guerre » entre septembre 1939 et mai 1940, l’attente interminable devant un ennemi qui semblait ne jamais se décider à attaquer et finit par saper le moral des troupes ainsi désorientées. Ou encore la diffusion massive, à travers des médias en langues locales, d’images (actualités cinématographiques) et de textes (la revue militaire Signal) relatant la supériorité de l’armée allemande, provoquant le désarroi et incitant les pays vaincus à la soumission. L’objectif d’atteindre la confiance des ennemis a toujours fait partie de la tactique guerrière. Depuis la nuit des temps humains, et plus généralement dans la nature, faire peur pour mettre en déroute l’adversaire fait partie des armes essentielles. Mais sous les nazis, elle prit un tour nouveau, se dotant de moyens considérables. ← 20 | 21 →

    L’idée de guerre psychologique ne s’est pas imposée tout de suite en Indochine, elle ne s’est exprimée qu’au milieu de la guerre, à partir de 1950 environ. Avant, on parlait de soutien au moral des soldats. La guerre du moral se concrétise en France par la nomination d’officiers et de services chargés de veiller à la condition psychologique des troupes. La crise de légitimité que ressent l’armée française au sortir de la Seconde Guerre mondiale va déboucher notamment sur des actions de renseignement sur l’état d’esprit des soldats et officiers, et de communication publique sur les missions de l’armée républicaine. La Nation doit savoir que l’armée est à son service, pour cela elle doit la connaître. C’est à cette occasion que prend une importance nouvelle une autre notion, l’information. Le mot, on le verra dans le contexte de l’Indochine des années 1945-1950, sera souvent accolé à ceux de propagande et de moral, dans les propos sur les missions et dans les dénominations des services opérationnels : « L’Information et – n’ayons pas peur du mot – la propagande […] participent à l’éducation morale et il est bien difficile de les en séparer. Par l’information et la propagande nous avons la possibilité de développer un grand nombre de facteurs de base d’un bon moral collectif. »³ Dans la France d’après-guerre, la guerre du moral est d’abord une lutte contre la démoralisation de ses propres troupes. Par la création d’un Bureau scientifique de l’armée comprenant un Groupe d’étude du moral, le haut commandement se familiarise avec l’idée que la confiance des soldats ne tient pas seulement à la qualité de la nourriture et des équipements du soldat. Elle doit aussi à l’information reçue et partagée sur la situation et les missions de l’armée. Progresse donc, dans le même temps, la conviction que la Défense doit aussi se doter des moyens dits de Public Relations, suivant l’expérience de l’armée américaine. Durant le second conflit mondial, celle-ci a développé de considérables moyens de communication, en particulier des officiers « Information and Education ». Chargés de la propagande auprès des autorités, des médias et des publics, ils appliquent le modèle marchand de la communication politique qui s’est imposé sur la scène étatsunienne de l’entre-deux-guerres.

    La guerre psychologique prend un tour majeur à l’occasion d’une autre transformation, celle des rapports Est-Ouest. La guerre froide va accélérer sa mise en œuvre. Les gouvernements occidentaux, et donc français, sont peu à peu persuadés que l’Union soviétique, bientôt épaulée par la Chine communiste, avance masquée, en Europe à partir de 1948, en Corée en 1950, et en Indochine. À l’instar de ses alliés, le commandement français considère que le communisme est l’ennemi majeur et qu’il ne cesse de progresser, une action d’endiguement s’impose, il faut partout – et donc en Indochine – considérer la situation comme celle d’une lutte à mort des démocraties libérales contre les démocraties populaires. Cette analyse construit un ressentiment très profond de méfiance puis de détestation à l’égard du Parti communiste français. Celui-ci a d’abord été favorable au retour de la France en Indochine puis, informé par des militants de la situation sociale et politique locale, a développé une campagne active contre la guerre après sa sortie du gouvernement en 1947. Il lance aussi à cette époque un vaste mouvement de grèves qui renforcent la suspicion qu’il est au commandement d’une « cinquième colonne », autrement dit un ennemi intérieur travaillant en secret à la victoire soviétique. Des éléments importants de l’armée se persuadent d’un ← 21 | 22 → complot subversif et plaident pour une évolution de la pensée stratégique et politique française en matière de guerre psychologique. Il ne s’agit plus alors de soutenir le moral des troupes et de l’opinion publique par l’information et la propagande, il faut désormais viser la persuasion par tous les moyens. Le gouvernement de René Pleven élabore une « réflexion doctrinale » (Villatoux et Villatoux, 2005 : 172) qui cherche à discerner ce que l’action psychologique pourrait avoir de différent des pratiques d’éducation et de communication, et l’équilibre à trouver entre ce qui relève de l’information et ce qui a trait à la propagande. La réflexion touche bien des secteurs de la vie publique et économique, elle traduit la lente conversion des institutions à la communication. Elle concerne aussi la Défense qui, à travers les écoles militaires, popularise la notion de guerre psychologique.

    Dans l’incertitude stratégique

    La notion de guerre psychologique vient soutenir ceux qui pensent essentiel de dénoncer la perspective communiste et son idéologie afin de prévenir les dangers de sa stratégie d’expansion et de guerre lente contre les démocraties libérales. Des conférenciers prestigieux, tel le philosophe Raymond Aron, viennent expliquer comment l’Union soviétique se livre à une guerre psychologique faute de pouvoir attaquer militairement les pays européens, en appuyant sur les faiblesses structurelles des démocraties (Villatoux et Villatoux, 2005 : 181). Ces orateurs appellent à la constitution de moyens nouveaux pour répondre de la même manière à cette menace qui pèse sur le moral des troupes et des populations. Se constitue à partir de ces ferments une véritable école française de la lutte contre la subversion qui s’appuie et développe les principes et méthodes de la guerre psychologique. Cette doctrine va être particulièrement appliquée en Algérie entre 1954 et 1962, et inspirera les régimes totalitaires en Amérique du Sud au cours des années 1960 à 1980. L’Argentine et le Brésil, notamment, feront appel à des experts français ou à leurs ouvrages pour forger et appliquer leur appareil de persuasion et de répression (Mattelart, 2015 [1978]). La guerre psychologique est alors une arme qui utilise des moyens tout aussi occultes les uns que les autres : la création de fausses nouvelles, la propagation de rumeurs, la séduction, l’achat de complicité, la corruption, l’intimidation, l’épouvante, ouvrant la voie à la torture et au meurtre. Les unités chargées de l’appliquer ne sont pas toutes officielles, elles utilisent des fonds « spéciaux », elles travaillent en intelligence avec les services secrets de renseignement et d’action ainsi que des groupes paramilitaires. Ces pratiques seront plus tard développées en Afrique pour enrayer puis contrôler les processus d’indépendance durant les années 1960 et 1970. Un des principaux artisans de cette politique sera Jacques Foccart, homme de confiance du général de Gaulle, résistant et membre des services secrets français, puis secrétaire général de l’Élysée pour les affaires africaines et malgaches pendant quinze ans.

    Les spécialistes français de la guerre psychologique ont établi leur doctrine à partir de l’expérience indochinoise, qu’ils l’aient directement vécue ou qu’elle les ait ← 22 | 23 → inspirés. Plusieurs ont eu une certaine notoriété à l’époque, et certains ont laissé une trace durable. David Galula, militaire d’active ayant participé à la bataille d’Europe, spécialiste du renseignement, est attaché de Défense à l’ambassade de France en Chine durant la révolution et les premières années du régime communiste, il s’intéresse aux guérillas en Asie et donc en Indochine. En 1957, il est nommé en Algérie où il expérimente ses conceptions de la lutte contre-insurrectionnelle. À Paris, il œuvre ensuite dans les services de l’action psychologique avant d’être chercheur associé à l’université de Harvard, aux États-Unis, au début des années 1960. Il travaille alors aux côtés de Henry Kissinger, futur secrétaire d’État ; il rencontre aussi le général William Westmoreland, futur commandant en chef des troupes au Vietnam. Son ouvrage principal, Counterinsurgency Warfare: Theory and Practice, publié aux États-Unis en 1964, a inspiré la stratégie militaire américaine en Asie du Sud-Est. Oublié pendant longtemps, son enseignement a été revisité lors de l’invasion de l’Irak en 2003 (Vandomme, 2010 : 15) ; il préconise une connaissance de la culture et de la société de l’insurgé avant d’appliquer un plan méthodique d’éradication. Jean Némo, officier saint-cyrien, a servi au Tonkin avant la guerre et revient diriger des unités opérationnelles au cours du conflit. Militaire de terrain, il développe plus encore que Galula une approche sociologique de ce qu’il appelle la « guerre dans la foule » (Némo, 1956 : 1). Il reprend tout d’abord l’idée de guerre en surface (pas de front, le conflit est partout) pour parvenir à la conviction qu’il faut étudier les facteurs politiques et sociaux de la guerre : au-delà de l’idéologie et des stratégies révolutionnaires, il faut comprendre les causes qui leur permettent de s’enraciner. La thèse de Jean Némo est que les forces du Viêt-Minh font la « guerre dans le milieu social » (Némo, 1956 : 2), dans et avec une population « présente et participante ». En conséquence, toute réaction à la situation indochinoise, et toute préparation d’une guerre future, doivent se faire au sein des populations. Il souligne ainsi en creux ce que la France n’a pas su faire tant elle était certaine de son bon droit colonial, puis

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