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Rhétoriques, métaphores et technologies numériques: L'influence du langage sur notre perception de la numérisation du monde
Rhétoriques, métaphores et technologies numériques: L'influence du langage sur notre perception de la numérisation du monde
Rhétoriques, métaphores et technologies numériques: L'influence du langage sur notre perception de la numérisation du monde
Livre électronique301 pages3 heures

Rhétoriques, métaphores et technologies numériques: L'influence du langage sur notre perception de la numérisation du monde

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À propos de ce livre électronique

Le développement des technologies informatiques, à l’exemple de la ville connectée, des données massives (big data) et de l’intelligence artificielle est appuyé par un ensemble de discours à visée persuasive. Par divers procédés de langage, figures et stratégies rhétoriques, ces argumentaires visent notamment à légitimer une numérisation de plus en plus croissante des sociétés. Les métaphores jouent à ce sujet un rôle crucial. Bien qu’elles puissent avoir une fonction esthétique ou pédagogique, elles peuvent également endosser un rôle idéologique et ainsi véhiculer des valeurs morales et politiques particulières et nous détourner d’enjeux fondamentaux. L’exemple bien connu de la métaphore du « nuage » informatique porte une vision quasi idéale de la technologie numérique et participe malencontreusement à persuader du caractère « immatériel » des réseaux et des systèmes informatiques. L’imagerie légère et vaporeuse de la figure occulte l’ampleur du désastre écologique lié aux développements du numérique.

Ce livre s’adresse à un lectorat universitaire, mais aussi à un public averti qui s’intéresse aux technologies, aux discours et à la société. Il présente différentes études de déconstruction des métaphores employées pour qualifier les nouvelles technologies et saisir l’importance éthique d’examiner minutieusement les discours argumentatifs sur les données massives, la ville intelligente, la robotique, les jeux vidéo et, plus largement, sur le numérique.
LangueFrançais
Date de sortie15 juin 2022
ISBN9782760557000
Rhétoriques, métaphores et technologies numériques: L'influence du langage sur notre perception de la numérisation du monde
Auteur

Emmanuelle Caccamo

Emmanuelle Caccamo est docteure en sémiologie, chercheuse en communication et professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur l’imaginaire et les discours entourant les nouvelles technologies médiatiques numériques. Elle développe une approche technocritique et décroissantiste du numérique. Elle est également cofondatrice et directrice générale de la revue d’exploration sémiotique Cygne noir.

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    Aperçu du livre

    Rhétoriques, métaphores et technologies numériques - Emmanuelle Caccamo

    Liste des figures et tableaux

    Figure 1.1 Les quatre pôles de la liquidité comme métaphores

    Figure 3.1 Un robot « serviteuse » et un robot « danseur »

    Figure 3.2 Un robot qui construit une maison

    Figure 3.3 Deux robots au corps « vivant »

    Figure 3.4 Deux robots féminisés

    Figure 3.5 Des robots en action, provenant de productions culturelles et médiatiques (comme R2-D2 et BB-8 de Star Wars)

    Figure 3.6 Des robots « agressifs » en situation de combat

    Figure 4.1 Les cooccurrences les plus fréquentes des termes métaphoriques

    Figure 4.2 La prévalence de la métaphore classe

    Figure 4.3 La prévalence de la métaphore alignement

    Figure 4.4 La prévalence des métaphores dégâts et dommages

    Figure 4.5 La prévalence des métaphores points de vie, PV, santé et vitalité

    Figure 4.6 La prévalence des métaphores aventure, chapitre, quête, tour, campagne, progresion et round

    Figure 6.1 La distribution temporelle des articles analysés

    Figure 6.2 La distribution du nombre d’articles par type de source mobilisée

    Tableau 4.1 La proportion des usages métaphoriques et littéraux du terme classe dans deux jeux du corpus

    Tableau 6.1 Les requêtes par mots clés dans Eureka.cc et le nombre de résultats obtenus

    Tableau 6.2 Les éléments de la grille d’analyse

    Liste des sigles et acronymes

    Introduction

    Mettre en question les rhétoriques et les métaphores entourant les technologies numériques

    Emmanuelle CACCAMO

    et Maude BONENFANT

    Lorsqu’une technologie émerge, des discours argumentatifs plus ou moins élaborés accompagnent habituellement son déploiement. Ces discours visent à faire connaître les objets en question, mais aussi à les « configurer » (Jeanneret et Souchier, 2001, p. 33) en suggérant une orientation pragmatique générale, des usages admissibles et un imaginaire précis servant de cadre sociotechnique (Flichy, 2003). Le développement des technologies numériques, à l’exemple de la ville connectée, des données massives, de l’intelligence artificielle (IA), de la robotique et de l’internet des objets, est en effet appuyé par un ensemble d’argumentaires : mobilisant divers procédés de langage et stratégies rhétoriques, de multiples figures et différents topoï (Perelman, 2009 ; Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1958 ; Reboul, 2013), ces discours visent à donner une légitimité à une nouvelle technique, à cadrer le débat entourant les inventions, voire à favoriser une acceptation sociale à leur égard. À ce titre, les métaphores ne sont pas que de simples figures de style enjolivant le discours, mais elles jouent plutôt un rôle social, politique, épistémologique et éthique au sein de la société : elles ont des implications pragmatiques, que ce soit sur nos perceptions, sur notre imaginaire et in fine sur nos sociétés (Jamet, 2008b ; Musso, 2003).

    Historiquement et conformément à l’approche aristotélicienne, une métaphore se définit comme une « figure d’expression fondée sur le transfert à une entité du terme qui en désigne une autre » (Centre national de ressources textuelles et lexicales [CNRTL]). Aujourd’hui, ce trope est communément perçu comme une figure de substitution à même de surprendre par son caractère créatif ou subversif et par l’image mentale qu’elle provoque. Or, cette conception stylistique et ornementale, relativement usuelle, ne nous renseigne pas sur ses autres fonctions. Aristote, dans sa Rhétorique (livre III, 10 1410b), conçoit déjà cette figure comme un moyen de connaissance (Aristote, 2007). La métaphore possède une dimension cognitive et pédagogique (Dove, 2018 ; Ortony, 1993), sa fonction première étant d’offrir un moyen de saisir des notions abstraites aisément, plus rapidement et concrètement.

    Certaines métaphores technologiques, comme celle du « cheval de Troie » pour catégoriser un type de logiciel malveillant ou celle de l’« autoroute de l’information » pour qualifier Internet, usent de notions connues pour désigner une réalité plutôt complexe à comprendre. Cet emploi, fréquent dans le journalisme technologique et le monde des affaires, a pour conséquence de faire saisir aisément le potentiel de développement et de capitalisation de technologies qui requièrent de plus en plus d’investissements, parfois très risqués. La fonction pédagogique des métaphores, qui facilite la compréhension de concepts scientifiques et technologiques par la schématisation de certains traits en des objets familiers, rassure les marchés et suscite la confiance des futurs consommateurs.

    Grâce à cette fonction, le recours aux métaphores est également très courant en sciences de l’éducation pour évaluer les processus d’apprentissage d’une nouvelle technique (Poyet et Genevois, 2007) ou pour étudier les images mobilisées par les usagers afin de mieux saisir les enjeux liés à l’apprentissage (Jensen, Bearman et Boud, 2021 ; Tham et al., 2021). Par exemple, les « métaphores d’interface » (Barr, Biddle et Noble, 2004 ; Neale et Carroll, 1997) assument un rôle fonctionnel dans le langage des interactions humainmachine (Collard, 2005 ; Manovich, 2010), aidant les usagers, comme les joueurs de jeux vidéo, à comprendre rapidement leur environnement technique (Mauger, 2014).

    En fait, la métaphore n’est pas qu’une simple substitution d’un terme à un autre, puisqu’elle rassemble des « systèmes de relations » (Black, 1990, p. 59) et « projette » un monde d’idées sur un premier objet. Pour reprendre Annette Béguin-Verbrugge, d’un point de vue peircien,

    la métaphore n’est pas la conjonction de deux termes mais la conjonction de deux espaces mentaux faits d’ensembles de concepts et de relations entre concepts, dont l’actualisation est soumise à des probabilités plus ou moins grandes d’associations, selon la force de leur ancrage social et le degré de coopération du [lectorat]. (Béguin-Verbrugge, 2004, p. 85)

    La qualification de ces relations est également portée par la métaphore, le premier terme (source) acquérant par translation les qualités relationnelles du deuxième (cible). Par exemple, des fonctionnalités informatiques dont la programmation demeure très obscure (source) ont rapidement acquis des qualités de familiarité, de fiabilité et de facilité d’usage grâce aux métaphores d’interface du « bureau », des « dossiers » et de la « poubelle » (cible) : les utilisateurs entretiennent des rapports stabilisés avec ces objets du quotidien dont l’usage est bien maîtrisé et rassurant, et ne peut porter à confusion. L’entreprise Apple, tout particulièrement, a exploité cette habileté métaphorique afin de pénétrer un marché grand public peu à l’aise avec les premiers ordinateurs personnels développés par Microsoft, dont l’environnement informatique n’était pas intuitif ni habituel.

    La métaphore a contribué à convaincre des millions de consommateurs d’acheter un Macintosh, car elle possède en outre une fonction argumentative et persuasive. Sur le plan idéologique, elle prescrit un point de vue, des valeurs, une morale. Selon Christian Plantin, la métaphore se définit « par la réorientation qu’elle opère, c’est-à-dire par la suite idéale qu’elle introduit » (Plantin, 2017, p. 183). Dans le domaine technologique, la figure se fait parfois porteuse d’une vision « idyllique » de la technique. Par exemple, le « nuage » informatique convainc de manière erronée du caractère « immatériel » des réseaux et des systèmes informatiques par lesquels transitent et sont collectées, conservées et traitées les données numériques (Lindh et Nolin, 2017). Cette métaphore axiologique véhicule une imagerie légère et masque particulièrement l’ampleur du désastre écologique lié aux développements du numérique (infrastructure réseautique terrestre et maritime, immenses entrepôts de serveurs, consommation astronomique d’électricité, exploitation de métaux rares polluants, etc.). Elle traduit ici une morale politique et écologique particulière ou, du moins, agit comme un symptôme de cette morale.

    Pouvant agir comme « fallacie » ou sophisme, la métaphore possède l’art de se faire oublier, de passer inaperçue, jusqu’à devenir catachrèse (Plantin, 2017, p. 172). Admise comme vraie ou normale, elle n’est plus mise en question dans l’espace public. Or, comme l’écrit Fontanier, le jugement critique à l’égard d’une métaphore est primordial :

    L’essentiel encore est de savoir apprécier une métaphore, c’est-à-dire de savoir juger si une métaphore est bonne ou mauvaise, de bon ou de mauvais goût : car s’il n’y a pas de figure qui soit plus belle, plus riante, ni qui répande plus de charme dans le discours, quand elle réunit toutes les conditions nécessaires, il n’y en a pas non plus dont on puisse plus abuser, ou dont l’abus produise un plus mauvais effet. (Fontanier, 1977, p. 103)

    En ce sens, la métaphore possède un fort potentiel de séduction et de manipulation (Bonhomme, 2017) et, exploitée à mauvais escient, elle peut endosser le rôle de véhicule d’intérêts politiques, techniques ou économiques pour une minorité dans le cadre de rapports de pouvoir (Wyatt, 2021). Par exemple, les technologies numériques sont souvent comparées à des éléments naturels ou à des forces de la nature : il peut être question d’un « archipel » de dispositifs connectés (Greengard, 2015), d’un « océan » de données numériques (McKinsey Global Institute, 2018), de « constellations » d’instruments connectés (Batty et al., 2012), de la « tornade » des nouvelles technologies (Deloitte, 2015), du « déluge » du big data¹ (IBM, 2014) ou même d’un « tsunami » de données (Corbin, 2014). Cette naturalisation des développements technologiques, qui laisse croire à un caractère objectif, neutre et apolitique des technologies créées, a pour conséquence de faire croire à leur caractère « inéluctable », parfois au détriment des citoyens, qui ne mettent pas en doute leur nécessité.

    En effet, par transfert des qualités relationnelles, ces métaphores tirées des forces de la nature connotent l’idée d’inévitabilité, de passage obligé dont on ne peut se soustraire ni modifier la trajectoire : l’imagerie de la tornade ou du tsunami – bien que pouvant exprimer, selon le positionnement discursif et axiologique des auteurs, une certaine anxiété face au changement technologique – traduit une universalité naturelle, l’intégration à l’ordre naturel des choses, voire un certain fatalisme ou une passivité par rapport à l’impossibilité présumée de pouvoir maîtriser totalement le « déferlement » technologique. Ce type de métaphore empêche toute négociation sociale, au grand bénéfice des entreprises qui produisent, vendent et tirent profit de ces technologies. De manière générale, ces figures contribuent à l’acceptabilité sociale en familiarisant le public avec les nouvelles technologies (Béguin-Verbrugge, 2004).

    Transportant, sur le plan sémiotique, des mondes d’idées, les métaphores agissent comme des « filtres » ou des « écrans » (Black, 1990), elles orientent nos perceptions et elles déterminent en grande partie notre vision du monde (Lakoff et Johnson, 1980). Ces « filtres » tropiques contribuent à cadrer les phénomènes en mettant de l’avant des propriétés au détriment des autres. Dans le cadre de la conception des politiques publiques, par exemple, les « métaphores génératives » (Schön, 1979) contribuent à configurer notre compréhension des enjeux sociaux et politiques en imposant, sous le couvert de la naturalité, une manière de voir le problème de même que les solutions possibles à mettre en œuvre. Autre exemple, la simple métaphore de la « plateforme » a joué en la faveur de YouTube en termes de politiques publiques (Gillespie, 2010), et celle de « cyberespace » a eu des conséquences militaro-juridiques pour Internet, l’espace numérique ayant acquis aux États-Unis le statut légal d’espace physique propriétaire (Olson, 2005) ou d’espace à défendre par l’armée (Branch, 2021). En Suède également, des usages métaphoriques d’Internet ont eu des effets juridiques bien concrets à la défaveur des opérateurs du site de partage de fichiers (BitTorrent) The Pirate Bay (Larsson, 2013) lors de leur procès. En qualifiant The Pirate Bay de « plateforme », de « babillard » (bulletin board) et de « moteur de recherche impur », une tangente était donnée a priori au jugement en accordant un certain statut légal au site avant même de mettre en question ses activités. Les métaphores ont aussi influencé les lois et les réglementations liées à la collecte et aux usages des données (Hwang et Levy, 2015). Pour ces raisons, Osenga (2013) nous appelle à sélectionner soigneusement des métaphores qui font ressortir des propriétés pertinentes de la technologie en demeurant neutre par rapport à l’enjeu représenté.

    Par ailleurs, comme l’a suggéré Black (1962, 1990), une métaphore est à appréhender au prisme de son potentiel « interactif » (interactive view). Par le processus de projection qui la caractérise, elle n’agit pas forcément en sens unique. La métaphore informatique de la mémoire humaine est une parfaite illustration de cette implication rétroactive : si, d’un côté, certains chercheurs « machinisent » la faculté humaine de mémorisation en estimant qu’elle possède un fonctionnement similaire à celui d’un système informatique, cette métaphore contribue aussi à « organiciser », en pensée, les systèmes informatiques, voire à leur donner « vie ». Les implications de cette « contre-réaction » sont nombreuses, à commencer par le pouvoir cédé aux technologies d’IA et aux autres systèmes informatiques d’autonomisation de faire des choix dont les conséquences peuvent être majeures sur l’humain. Les systèmes d’« aide à la prise de décision », par exemple, personnifient ces assistants qui exécutent un certain nombre de tâches de manière autonome, jusqu’à remplacer les intervenants humains, les capacités de prédictibilité devenant incomparables aux facultés humaines de calcul.

    En somme, les implications des métaphores peuvent être de grande importance, d’autant plus lorsqu’elles deviennent des « métaphores constitutives² » des (techno)sciences, c’est-à-dire lorsqu’elles sont à l’origine du développement de technologies précises – ou ayant influencé leur développement – et qu’elles sont utilisées couramment dans la terminologie du domaine (Carbonell, Sánchez-Esguevillas et Carro, 2016 ; Defays, 1990 ; Fries, 2016). Ce genre de métaphores, à la base de théories, de raisonnements et de développements concrets en science, comporte des prémisses parfois discutables. L’exemple précédent de la métaphore de l’ordinateur pour rendre compte du fonctionnement du cerveau et de la mémoire humaine ne s’est pas imposé sans controverse lors de la naissance des sciences cognitives (Draaisma, 2010). Cette métaphore découlerait d’ailleurs, par inversion, d’une autre métaphore qui ne va pas de soi (car réductionniste), soit de celle de la « mémoire » de l’ordinateur, proposée par Allan Turing et reprise par Norbert Wiener. Cet exemple nous rappelle la pertinence de porter une attention particulière à la sémiose métaphorique, en particulier aux métaphores fondées sur d’autres métaphores en technoscience.

    En regard des développements technologiques, il est ainsi impératif d’examiner les formations rhétoriques et leurs effets, de même que d’étudier comment s’impose une métaphore technologique, soit dans quel contexte, qui la forge, à quel moment, qui s’en fait le relais et dans quels buts. Un travail de « démétaphorisation » permet d’observer, entre autres, les implications pragmatiques (Bonhomme, 2014 [2005]). Ce travail de décorticage des rhétoriques technologiques a été réalisé sur plusieurs grands thèmes exploités par les discours enthousiastes à l’égard du développement numérique, par exemple avec la rhétorique de la nécessité (Caccamo et Bonenfant, 2021), la rhétorique révolutionnaire (Sadin, 2016), la rhétorique du « solutionnisme » (Morozov, 2014) ou la rhétorique de la participation citoyenne (Dean, 2002 ; Gélinas, 2017). D’autres chercheurs ont dressé des typologies de métaphores employées, à l’exemple des métaphores climatiques (Lupton, 2013), biologiques (Willis et Aurigi, 2018), extractivistes (Taffel, 2021), liquides (Bernardot, 2018) ou agricoles (Poole, 2018).

    L’apparition de ces différentes métaphores fait par ailleurs l’objet de quelques travaux de type historique. Par exemple, John Humbley documente la manière dont la métaphore du virus informatique s’est imposée et généralisée en étant traduite dans différentes langues, et ce, au détriment d’autres images. Selon l’auteur, la métaphore du « ver » serait venue « de la forme de la représentation graphique des effets du logiciel [aujourd’hui appelés « virus »] sur la mémoire [informatique] qui semblait être piquée par des vers » (Humbley, 2005, p. 53). La métaphore du lapin (animal connu pour se reproduire promptement) circule également un temps, mais sans succès³. Les travaux de Sue Thomas (2013) montrent, quant à eux, que la mobilisation de métaphores tirées du monde vivant pour parler du numérique n’est pas inédite, mais qu’elle accompagne l’avènement de la cyberculture. Le fait qu’autant de métaphores dérivées de la nature sont employées pour qualifier les technologies informatiques tirerait sa source, selon l’autrice, de la « biophilie » : ce type de métaphores exploite précisément notre propension à chercher un contact avec le monde naturel. Suivant ce principe, il n’est donc pas anodin que les fonds d’écran de nos bureaux informatiques présentent des paysages et que certains systèmes d’exploitation portent des noms de massifs montagneux ou de grands félins⁴.

    Les études visant à reconnaître et à classer les métaphores technologiques ainsi qu’à retracer leur apparition s’accompagnent parfois de travaux réflexifs sur la pertinence de certaines technométaphores et sur leurs limites logiques, politiques ou sociales. À titre d’exemple, Julia Slupska s’intéresse aux problèmes que pose la métaphore générative de la « cyberguerre » (Slupska, 2021). Elle se demande en quoi cette métaphore agit comme dispositif contraignant la formulation des politiques publiques et réglementaires. Alors que l’imaginaire de la guerre induit que chacun des pays doit notamment protéger son territoire, dissuader, répondre aux attaques et punir, d’autres imageries plus solidaires et moins belliqueuses (p. ex., les métaphores de l’écosystème ou de la santé publique) pourraient être employées et ainsi fournir d’autres références aux gouvernements. Perrat (2018), quant à lui, met en question la métaphore de la profondeur et de l’ombre accolée au Web invisible (dark Web) et au Web profond (deep Web) : il suggère, en conclusion, d’éviter leur usage, car ces images contribuent à la désinformation du grand public et elles entretiennent des craintes plus ou moins infondées. Dans le même sens, la métaphore du pirate informatique porte un cadrage moral négatif et associe au « mal » un ensemble disparate d’activités en ligne, dont certaines peuvent pourtant avoir des retombées positives pour le bien public⁵.

    Certaines études interrogent à cet égard les dérapages possibles (Jamet, 2008a). Une technométaphore peut-elle devenir dangereuse et, le cas échéant, à quel moment ? Ou même, pour parler de manière figurée, une métaphore peut-elle tuer ? Sous un angle fort original, Albro (2018) s’est par exemple intéressé au « Metaphor Program », initiative menée par le gouvernement des États-Unis. L’anthropologue critique un projet de la Intelligence Advanced Research Projects Activity (IARPA), dont l’objectif est de créer un outil prédictif fondé sur un répertoire de métaphores culturelles extraites de divers documents par forage de données. Ce programme informatique aurait pour but de mieux « comprendre » les cultures étrangères – par une meilleure « compréhension » de l’usage des métaphores employées culturellement –, et ce, afin de mieux prédire les comportements qui menaceraient la sécurité intérieure.

    S’inscrivant dans la lignée des travaux précédemment cités, le présent ouvrage collectif vise à contribuer à ce travail critique de déconstruction des métaphores auquel doivent s’atteler les universitaires (Wyatt, 2021) afin de mettre en lumière un certain nombre de conséquences pragmatiques pour le développement des technologies numériques, entre autres sur le travail, l’égalité sociale et la protection de la vie privée. Pour ce faire, les auteurs examinent des rhétoriques qui construisent les imaginaires sociotechniques et qui contribuent notamment à persuader différents groupes du bien-fondé du développement technologique. Ils explorent, analysent ou situent certaines de ces métaphores et cadrages entourant le déploiement du numérique et de technologies comme la ville intelligente, les robots et le big data.

    Pour débuter, deux métaphores largement utilisées

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