Le darwinisme social: critique et étymologie d'un concept
Par Émile Gautier
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À propos de ce livre électronique
Pourtant, le darwinisme social est une doctrine politique évolutionniste apparue au XIXe siècle qui postule que la lutte pour la vie entre les hommes est l'état naturel des relations sociales. Selon cette idéologie, ces conflits sont aussi la source fondamentale du progrès et de l'amélioration de l'être humain. Son action politique préconise de supprimer les institutions et comportements qui font obstacle à l'expression de la lutte pour l'existence et à la sélection naturelle qui aboutissent à l'élimination des moins aptes et à la survie des autres (« survival of the fittest »).
L'expression « darwinisme social » est apparue pour la première fois dans un tract intitulé Le Darwinisme social publié en 1879 à Paris par Émile Gautier (1853-1937), un journaliste, militant et théoricien anarchiste français. Nous proposons au lecteur de redécouvrir ce texte rare où pour la première fois cette expression est conceptualisée mais aussi critiquée. En effet, Gautier s'oppose à l'interprétation libérale que fait Ernst Haeckel (1834-1919) - grand vulgarisateur du darwinisme dans la seconde moitié du XIXe siècle - du mécanisme de la sélection naturelle appliqué à la société.
Émile Gautier
Émile Jean-Marie Gautier (19 janvier 1853 à Rennes - 20 janvier 1937) est un journaliste français. Docteur en droit et disciple de Jules Vallès. Il utilise divers pseudonymes tels que Hombre, Polycarpe, A. Kergus, Raoul Lucet et Memor. Il fut militant et théoricien anarchiste impliqué dans le procès, dit « Procès des 66 » en 1883 à Lyon. Selon l'historien de la pensée sociale britannique Mike Hawkins, Émile Gautier est le premier à avoir employé l'expression « darwinisme social » dans une brochure du même nom publié en 1880 à Paris. Gautier s'oppose à l'interprétation anti-socialiste que fait Ernst Haeckel - grand vulgarisateur du darwinisme dans la seconde moitié du XIXe siècle - du mécanisme de la sélection naturelle appliqué à la société. Dans sa critique, Gautier reprend probablement une idée de Lamarck: les effets des « lois de la nature » se modifient selon les circonstances dans lesquelles elles sont appliquées. Partant de là, pour lui, la « lutte pour la vie » permanente impliquée par la « loi de la sélection naturelle » diminue d'intensité à mesure que les institutions sociales se développent. L'assistance mutuelle et la solidarité sociale sont les moteurs du progrès de l'humanité et constituent le véritable contenu du « darwinisme social », bien plus que la lutte et la victoire du « plus apte ». Il est difficile de savoir si cette brochure a inspiré Pierre Kropotkine pour son ouvrage L'Entraide, un facteur de l'évolution, dont il débuta la rédaction à partir de 1890.
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Aperçu du livre
Le darwinisme social - Émile Gautier
Préface
Beaucoup de personnes ignorent sans doute qu’il existe depuis plusieurs mois, dans le cinquième arrondissement, un cercle d’études sociales.
L’opuscule que je publie aujourd’hui va leur révéler à la fois et son existence et sa valeur.
Non pas que ce soit là mon but exclusif, ni que je cherche à tirer vanité du fait d’appartenir à un groupe d’hommes en état d’élaborer et de produire des idées sérieuses à propos des problèmes les plus hauts et les plus complexes.
Ce que j’ai voulu, c’est que le fruit de nos travaux ne restât pas enfermé dans les bornes étroites de nos relations personnelles, mais qu’il fût, au contraire, communiqué au plus grand nombre possible. Il me répugnait de garder pour nous et pour ceux qui sont immédiatement les nôtres ce que nous avions reconnu juste, logique et vrai.
Les conclusions mêmes, au surplus, qui sont sorties de nos discussions philosophiques, ainsi que nos lecteurs pourront s’en convaincre plus loin, nous faisaient un devoir d’appeler au partage tous les penseurs de bonne volonté.
Cette brochure n’est autre chose que la collection des procès-verbaux de quelques-unes de nos séances ; c’est le résumé du cours familier de philosophie sociale que j’ai l’honneur de faire chaque semaine au sein de ce petit cénacle de républicains convaincus, augmenté, rectifié, corrigé, amendé suivant les observations des divers auditeurs, leurs objections, leurs interrogations et les réponses faites aux unes et aux autres.
Nous avons adopté d’ailleurs, un programme général, qui tout en étant assez large et assez élastique pour n’imposer à aucun socialiste désintéressé des conditions trop onéreuses, est cependant assez précis pour permettre de préjuger d’avance quel sera notre critérium de certitude, quelle sera aussi notre règle de conduite.
En voici la teneur :
1° Partir de ce principe, que les phénomènes sociaux, politiques et moraux, sont, comme tous les autres, soumis à des lois naturelles, qu’il ne s’agit pas de créer arbitrairement ou empiriquement, mais de découvrir et de proclamer.
2° Être émancipé des idées théologiques ; par conséquent :
N’admettre pour vrai que ce qui est scientifiquement démontrable ;
Agir comme on pense, c’est-à-dire prendre – et tenir – l’engagement de ne soumettre aucun acte de sa vie à un ministre d’un culte quelconque.
3° Attribuer au principe républicain sa signification propre et son véritable caractère, qui consiste à faire concourir toutes les forces quelconques à l’œuvre commune ; par conséquent, ne pas séparer le socialisme de la République, entendue dans le sens profond du mot, et signifiant alors abolition de l’arbitraire, de l’oisiveté et du parasitisme.
4° Reconnaître que la richesse – matérielle et intellectuelle – étant sociale dans son origine, doit être également sociale dans sa destination, de telle sorte que chacun soit appelé à jouir effectivement du droit incontestable qu’il a de participer au bien-être matériel et à l’éducation intégrale.
5° Prendre pour but de ses efforts et de ses études une organisation sociale telle qu’il n’y ait plus place en son sein que pour des êtres utiles.
Il n’était peut-être pas inutile, avant de donner au public un échantillon de nos déductions, de lui mettre cette espèce de manifeste sous les yeux, afin qu’il sut bien dans quelles dispositions d’esprit, avec quelle méthode et en vue de quelle œuvre ce modeste cercle d’études sociales du Panthéon, qui compte parmi ses membres des employés, des étudiants, des artistes, des écrivains, mais en majorité des ouvriers manuels, aborde, étudie et résout les questions.
Émile Gautier,
novembre 1879.
Introduction
Tout le monde connaît, au moins de réputation, la théorie exposée par le naturaliste anglais Darwin dans son fameux livre dont le titre seul est une révélation anticipée : L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859).
Rappelons brièvement, et sans entrer dans des détails superflus ou dans des explications justificatives dont nous n’avons pas besoin pour l’établissement de notre thèse, en quoi elle consiste essentiellement.
Tous les êtres vivants, dit Darwin, varient, se transforment, se modifient sans cesse sous l’influence du milieu et des circonstances ambiantes.
D’antre part, les ressources spontanées de la nature ne sont pas assez considérables pour suffire à tous les individus qui naissent et qui demandent à vivre. Il n’y a pas assez de place ni assez de pitance pour cette foule innombrable de nouveaux venus.
Il y a donc lutte pour l’existence, combat pour vivre, et les êtres qui triomphent ne survivent qu’aux dépens des autres.
C’est que les modifications que le milieu leur a imprimées étaient des modifications utiles, leur assuraient une supériorité sur leurs rivaux. Les plus forts, les meilleurs, les mieux doués, les plus aptes, en un mot, réussissent à vaincre les difficultés et les périls de la vie, tandis que les plus faibles, les moins aptes, n’ayant pas reçu les mêmes armes ni les mêmes garanties de succès, sont impitoyablement sacrifiés, s’étiolent et disparaissent.
Ce double phénomène de l’élimination des êtres faibles et de la survivance des êtres forts s’opère à la faveur d’une loi naturelle que Darwin appelle la loi de sélection.
En d’autres termes, la nature agit spontanément sur les êtres comme les éleveurs ou les horticulteurs agissent sur les animaux domestiques ou sur les plantes afin de développer en eux telles ou telles qualités utiles