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Cerveau et éthique: Au-delà du bien et du mal
Cerveau et éthique: Au-delà du bien et du mal
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Livre électronique576 pages7 heures

Cerveau et éthique: Au-delà du bien et du mal

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À propos de ce livre électronique

En se fondant sur la neurobiologie, les deux auteurs apportent un nouvel éclairage sur le fonctionnement de l'être social.

La morale nous amène à juger les autres et à nous juger nous-mêmes. C'est une acquisition évolutive récente, propre à l'espèce humaine, liée à la capacité d'abstraire la réalité concrète au travers du langage. En portant des jugements, l'homme peut trier ses pensées et choisir un comportement qui lui semble adapté. Mais ces jugements ne nous aident pas à vivre ensemble. Ils sont source de conflit autant que d'entente. Nous sommes pourtant une espèce sociale. Nous sommes faits pour vivre ensemble. Nous le devons à un trait beaucoup plus ancien que le langage : l'empathie, la capacité de percevoir les émotions que ressentent les autres. C'est de cette empathie que résulte l'entente, au travers d'une éthique. L'éthique met en valeur l'individu, elle est fondée sur la compréhension plus que sur le jugement. Les conflits culturels, la corruption, les inégalités, sont les conséquences de l'inefficacité de la morale. Plutôt que les réprouver au nom du bien et du mal, il faut les comprendre et tenter de les maîtriser. Ce n'est pas un hasard si le médecin et le financier se sont mis d'accord sur ce point. Ils considèrent que les explications sociales, économiques, historiques ne vont pas au coeur des problèmes. Le médecin s'est fondé sur les acquis récents de la neurobiologie, le financier fait état de son expérience dans la création d'une société visant à la certification éthique des entreprises.

Une étude scientifique inédite de deux comportements sociaux antagonistes : l'empathie et le jugement.

EXTRAIT

Nous sommes faits pour nous entendre. La nature le veut ainsi. Elle a fait de nous des êtres sociaux en développant dans notre cerveau un trait inné qui est l’empathie. L’empathie ne nous amène pas à nous aimer mais à nous comprendre. Elle consiste à percevoir ce que ressent l’autre, à s’associer à lui et à collaborer avec lui.
Et pourtant nous sommes souvent en désaccord, en conflit même. C’est en raison d’un autre trait inné de notre fonctionnement mental : pour gérer nos pensées et nos comportements, nous devons les choisir, par conséquent les juger. Nous jugeons parfois rationnellement mais le plus souvent émotionnellement, au travers de nos sentiments. Nous jugeons les paroles, les actions, les événements, nous nous jugeons nous-même et nous jugeons les autres. Notre cerveau fonctionne ainsi et c’est ce qui contribue à nous donner la conscience et la compréhension.
En fin de compte, notre échange avec les autres est conditionné par ces deux particularités opposées, spécifiquement humaines : d’une part l’empathie et la confiance qui nous rapproche les uns des autres, d’autre part les jugements de valeur qui nous amènent à nous entendre ou à nous confronter au nom du bien ou du mal que nous définissons chacun à notre manière, au nom de nos morales respectives, variées et fluctuantes. Nos cultures, l’histoire de nos civilisations, notre comportement actuel sont la conséquence directe de cette opposition qui se déroule dans notre cerveau. Il vaut la peine de se pencher sur ce double aspect de notre fonctionnement mental, pour essayer de comprendre si nous sommes des congénères qui se comprennent dans l’empathie ou des juges qui se confrontent dans l’intolérance pour un bien et contre un mal qu’ils ont eux-mêmes inventés. D’une manière inhabituelle et quelque peu arbitraire, nous définissons ici comme éthique ce qui relève de l’empathie, et comme moral ce qui relève des jugements de valeur.

À PROPOS DES AUTEURS

Georges-Antoine Borel est docteur en médecine. Il a été enseignant à la Faculté de médecine de l'Université de Lausanne. Pascal Borel a créé plusieurs sociétés financières. L'une d'elles, en cours de création, concerne l'éthique au sein des entreprises.
LangueFrançais
ÉditeurGlyphe
Date de sortie20 févr. 2018
ISBN9782369341079
Cerveau et éthique: Au-delà du bien et du mal

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    Aperçu du livre

    Cerveau et éthique - Georges-Antoine Borel

    Cognition

    Avant-propos

    Nous sommes faits pour nous entendre. La nature le veut ainsi. Elle a fait de nous des êtres sociaux en développant dans notre cerveau un trait inné qui est l’empathie. L’empathie ne nous amène pas à nous aimer mais à nous comprendre­. Elle consiste à percevoir ce que ressent l’autre, à s’associer à lui et à collaborer avec lui.

    Et pourtant nous sommes souvent en désaccord, en conflit même. C’est en raison d’un autre trait inné de notre fonctionnement mental : pour gérer nos pensées et nos comportements, nous devons les choisir, par conséquent les juger. Nous jugeons parfois rationnellement mais le plus souvent émotionnellement, au travers de nos sentiments. Nous jugeons les paroles, les actions, les événements, nous nous jugeons nous-même et nous jugeons les autres. Notre cerveau fonctionne ainsi et c’est ce qui contribue à nous donner la conscience et la compréhension.

    En fin de compte, notre échange avec les autres est conditionné par ces deux particularités opposées, spécifiquement humaines : d’une part l’empathie et la confiance qui nous rapproche les uns des autres, d’autre part les jugements de valeur qui nous amènent à nous entendre ou à nous confronter au nom du bien ou du mal que nous définissons chacun à notre manière, au nom de nos morales respectives, variées et fluctuantes. Nos cultures, l’histoire de nos civilisations, notre comportement actuel sont la conséquence directe de cette opposition qui se déroule dans notre cerveau. Il vaut la peine de se pencher sur ce double aspect de notre fonctionnement mental, pour essayer de comprendre si nous sommes des congénères qui se comprennent dans l’empathie ou des juges qui se confrontent dans l’intolérance pour un bien et contre un mal qu’ils ont eux-mêmes inventés. D’une manière inhabituelle et quelque peu arbitraire, nous définissons ici comme éthique ce qui relève de l’empathie, et comme moral ce qui relève des jugements de valeur.

    Le texte qui suit n’est pas une théorie philosophique comme il en existe déjà beaucoup. Il n’ouvre pas la voie à un débat d’idées où le meilleur parleur finit par avoir raison. Il reste à un échelon plus fondamental et il se borne à décrire les processus mentaux qui nous amènent à penser consciemment, à parler, à écrire et à tenter de nous entendre. Il en tire des conclusions factuelles, qui sont inéluctables mais en aucun cas moralisatrices.

    Cette manière de voir et d’expliquer est inhabituelle. Les chercheurs en sciences humaines négligent souvent cet aspect biologique du fonctionnement mental, qui est pourtant la cause première du comportement humain, à l’échelon individuel et social. Nous verrons que notre cerveau n’est pas une entité vierge capable d’accueillir n’importe quelles pensées, ou principes, ou règles de comportement. Il n’est pas infiniment plastique ni librement modelable. Il s’est structuré génétiquement au cours de l’évolution biologique, d’une manière précise et incontournable. Tout ce dont il est capable, c’est de s’adapter en « recyclant » ses structures et ses neurones pour permettre l’acquisition de nouvelles fonctionnalités. Les cultures humaines ne sont pas d’une infinie variété car elles résultent toutes des mêmes fonctionnements mentaux propres à l’homme moderne. En un mot, l’idée que tout nous est accessible résulte de notre incapacité à connaître nos limites et par conséquent à les accepter.

    Penser conformément à cet état de fait demande un effort inhabituel. Nous devons sortir de nous-mêmes pour comprendre comment nous fonctionnons et pensons. Ce n’est pas une démarche facile parce que nous vivons et pensons au travers de notre corps, notamment de notre cerveau, et ça marche très bien. Nous pouvons parfaitement vivre sans rien savoir de notre fonctionnement ; c’est ce que font les animaux et ils se débrouillent très bien. Nous pouvons penser et agir sans savoir comment fonctionne notre cerveau. Nous le faisons naturellement, en nous remémorant nos innombrables souvenirs. Nous le faisons tout au long de notre vie, à tous les instants, même quand nous dormons et que nous rêvons. Si pourtant nous faisons l’effort de nous distancier de nous-mêmes et de relativiser notre pensée, nous verrons que notre appréciation du réel n’est rien de plus que ce que notre cerveau est capable d’en faire conformément à des mécanismes bien précis. Nous verrons comment nous nous créons mentalement une « réalité abstraite » de notre cru, structurée par le langage, sur laquelle se focalise notre conscience, et par laquelle nous pensons et gérons notre comportement.

    Les humains se sont préoccupé des choses de l’esprit depuis longtemps, en tout cas depuis la période historique si on en juge par les documents écrits. Ils parlaient de pensée, d’esprit, d’âme, de conscience comme d’un flux mystérieux, magique. Ils inventaient des mots pour symboliser ces concepts qu’ils créaient dans leur imaginaire. Ils l’analysaient au travers des religions et des philosophies qu’ils avaient élaborées. Ce n’est qu’il y a quelques dizaines d’années que la connaissance de l’esprit humain a changé, grâce aux neurosciences qui étudient rigoureusement les mécanismes par lesquels fonctionne le cerveau. On dit même que les neurosciences seront la marque du xxie siècle. C’est un événement capital qui a de quoi changer le comportement des humains. La connaissance du fonctionnement mental permet aujourd’hui de tirer un certain nombre de conclusions qui éclairent d’un jour nouveau les problèmes qui se posent à l’humanité. L’état où se trouvent nos sociétés, notamment sur les plans économique et politique, résulte directement de notre fonctionnement mental. Il est notre œuvre, l’œuvre de l’espèce humaine et des cultures qu’elle a créées. Plutôt que nous indigner de ses échecs au nom de la morale traditionnelle, nous devrions apprendre à mieux connaître notre cerveau et essayer de comprendre ce qui se passe en nous. C’est pourquoi ce livre ne manie pas l’indignation de bon aloi, il ne recourt pas aux imprécations des mécontents qui vocifèrent au nom de leurs convictions morales, parce qu’à nos yeux le véritable progrès est ailleurs. Il consiste à prendre en considération notre propre fonctionnement, et à ajuster notre comportement à ce que nous pouvons désormais savoir et attendre de nous-mêmes. Ce progrès n’est pas l’apanage de quelques spécialistes cloîtrés dans leurs laboratoires, dans leurs tours d’ivoire inaccessibles au commun des mortels. Ce progrès est là, à notre portée. Il est accessible à chacun, au prix d’un petit effort que je me propose de faire ici avec le lecteur. Nous verrons comment se sont développées les cultures humaines, avec leurs succès et leurs échecs. Nous verrons comment les contraintes du fonctionnement mental expliquent le comportement humain et comment nous en sommes tributaires dans toutes nos créations culturelles.

    Nous allons faire une sorte de voyage dans notre cerveau, pour décrire comment se constituent et comment fonctionnent la masse d’images mentales que nous nous créons avec le langage et au travers de laquelle nous pensons. Les étapes du voyage sont précisées au début de chaque chapitre. Nous nous efforcerons d’observer et de comprendre, plus que de critiquer. C’est pourquoi il ne se dégagera de ce voyage ni reproches, ni indignation, ni les traditionnelles propositions de changements fondamentaux qui sont toujours utopiques. En revanche, nous découvrirons les ressources que nous détenons et les merveilleuses perspectives qu’elles offrent pour autant que nous les acceptions. Nous verrons quels traits humains conduisent irrémédiablement aux contingences actuelles de nos sociétés, comment la morale a échoué jusqu’ici à nous faire vivre harmonieusement, mais comment elle laisse insensiblement la place à un trait inné, une éthique que nous portons en nous sans le savoir mais que nous allons découvrir.

    Paris, Lausanne

    1

    Une manière de penser : raison et émotion

    Nous détenons dans notre mémoire un grand nombre d’images mentales symbolisées par des mots. C’est une réalité abstraite que notre cerveau crée tout au long de notre vie et qui s’intercale entre notre environnement et nous, entre nos perceptions et nos réactions. Nous commencerons notre voyage par la description des mécanismes mentaux qui nous permettent de le faire, de nous distancier de la réalité concrète d’une manière très particulière, propre à l’espèce humaine.

    La réalité abstraite est la réalité que crée notre cerveau, la seule dont nous pouvons avoir conscience puisque notre cerveau est notre seul moyen de saisir la réalité concrète qui nous entoure. Notre cerveau ne se contente pas de reproduire les objets de la réalité concrète sous forme d’images, comme le ferait une caméra. Il les recrée à sa manière, et c’est ce qui constitue notre activité mentale. Nous avons la possibilité d’exprimer notre réalité abstraite en parlant, en écrivant, mais aussi en dessinant, en peignant, en faisant de la musique ou des mathématiques, en fabriquant des outils pour mieux maîtriser notre environnement, tous ces gestes que les humains savent accomplir.

    Le cerveau ne reflète donc pas directement la réalité concrète, il n’en est pas le miroir. Il est plutôt le miroir du corps, mais un miroir très particulier. Il interagit avec le corps, en continu, tout au long de la vie. Il transforme en images mentales toutes les données qui lui parviennent et ces images mentales constituent un double du corps. Ce que nous percevons dans notre environnement, ce que nous ressentons dans notre corps est reproduit par ces images mentales. Le cerveau enregistre ainsi en continu ce qui se passe en nous C’est ce qui lui permet ensuite d’organiser la réponse motrice appropriée.

    Le principe est toujours le même, depuis des millions d’années : c’est une réaction du corps dans un certain milieu, une réaction toujours plus sophistiquée grâce au développement croissant du système nerveux. Il en est ainsi chez un ver de terre avec ses quelques centaines de neurones (pas de quoi se vanter !) qui détecte un milieu toxique et qui réagit en s’éloignant. Il en est de même chez l’homme avec ses quelque cent milliards de neurones. Mais le cerveau humain fait beaucoup plus que réagir directement à l’environnement par une motricité et un comportement. Il recrée les objets qu’il perçoit dans son environnement pour en faire ses propres images – la réalité abstraite – et les traiter à sa manière.

    Au cours de l’histoire de la vie, le perfectionnement progressif du cerveau s’est produit selon les lois de l’évolution biologique. Des mécanismes nouveaux et toujours plus sophistiqués se sont développés tout en gardant intactes les fonctions de base nécessaires aux fonctions biologiques fondamentales. Ils correspondent à ce qu’on appelle la mémoire, les émotions, les sentiments, les motivations, la capacité de choisir, la conscience. Ces facultés permettent aux humains de se faire leur réalité abstraite et de se distancier toujours plus de la réalité immédiate. Elles leur donnent une autonomie toujours plus grande, une liberté qui les fait dévier des strictes fonctions biologiques et qui leur confère la capacité de comprendre et d’interpréter la réalité. Nous allons les passer en revue.

    Tout organisme vivant réagit à son environnement en se modifiant. Les organes des sens se modifient sous l’effet des stimulations extérieures auxquelles ils sont sensibles. La position du corps se modifie au gré des mouvements. Les organes internes se modifient en fonctionnant. Les modifications sont transformées en impulsions électriques par les récepteurs sensoriels et conduits au cerveau par les nerfs sensoriels, dits aussi nerfs afférents. Le rôle du cerveau est de cartographier toutes ces modifications, d’en faire des images mentales et d’organiser les réponses à leur donner.

    La saisie de l’état du corps est effectuée par des récepteurs musculaires et tendineux qui permettent au cerveau d’enregistrer en continu la position du corps, celle des membres, et celle des yeux qui situe la place du sujet dans l’espace. Elle s’effectue automatiquement et inconsciemment et ne devient consciente que lorsqu’elle suscite une réaction volontaire. L’état interne du corps enregistre l’état des organes internes et ajuste leur fonctionnement aux conditions du moment. L’ajustement est inné, automatique. Il ne fait appel à la conscience que s’il implique un acte volontaire ou s’il revêt un caractère douloureux en raison d’un mauvais fonctionnement.


    La réalité abstraite

    La réalité abstraite est constituée par les images mentales que détient le cerveau. Le terme d’image ne concerne pas que la représentation visuelle, mais l’ensemble des représentations sensorielles – visuelles, auditives, olfactives, gustatives, tactiles. Les images sont créées par les cellules nerveuses, les neurones, qui sont assemblés en réseaux, les cartes neurales. Le souvenir que nous avons d’une image résulte de l’interaction des neurones contenus dans les cartes neurales. Il est symbolisé par le langage, par les mots qui désignent les objets.

    Le terme d’objet désigne l’ensemble de ce qui est perçu dans l’environnement, le substrat concret des images mentales. Ce sont par exemple une table, un animal, un visage humain. Il s’agit aussi de données plus abstraites, comme un nombre, une forme géométrique, ou un concept théorique tel que la liberté, l’amour, le bien et le mal. Quand nous évoquons les images mentales contenues dans la mémoire, notre cerveau les recrée sous forme d’images génériques, avec ce qui les concerne : leur nom dans le langage que nous parlons, leurs multiples aspects sensoriels, et les sentiments émotionnels qu’elles nous font ressentir, comme le plaisir à propos d’un visage aimé, la peur à propos d’un serpent. Tout au long de notre vie, nous créons notre réalité abstraite ; nous la modelons et l’ajustons au fil de nos expériences et c’est pourquoi elle est en constante mouvance.

    La réalité abstraite résulte de l’agencement complexe des influx nerveux et de leur modulation dans les cartes neurales. Elle est l’ensemble de tout ce que notre cerveau fait et imagine à propos de ce qu’il a détecté dans la réalité concrète, et aussi tout ce qu’il est capable de créer en se distançant du réel concret, en prenant une autonomie toujours croissante avec l’expérience. La réalité abstraite est latente dans la mémoire à long terme contenue dans le cortex cérébral. Ses données sont choisies et appelées électivement à la mémoire de travail consciente, dans le lobe préfrontal, conformément au déroulement de notre pensée.

    Les mécanismes mentaux qui constituent la réalité abstraite sont la source de toutes les créations des cultures humaines, la cause des événements qui constituent l’histoire de nos civilisations.


    Le ressenti de l’état du corps constitue une part de ce qui sera la conscience. C’est la phase la plus fondamentale de la sensation de Soi, ce qu’on appelle le proto-soi. Elle est réalisée dans le tronc cérébral, une partie profonde et ancienne du cerveau, et elle cartographie en continu la structure physique de l’organisme. La sensation du proto-soi est une des premières manifestations de l’activité cérébrale, elle témoigne du lien indissociable qui existe entre le corps et le cerveau. Elle suscite des sentiments fondamentaux, dits primordiaux, qui vont du bien-être, l’ébauche du plaisir, à la douleur, l’ébauche de la souffrance. La sensation de bien-être survient quand le corps est en équilibre harmonieux, en homéostasie.

    Quand l’homéostasie est atteinte, elle rend compte de la valeur biologique qui est propre à chaque espèce, selon sa morphologie et son fonctionnement.

    Le concept de valeur, à propos de la valeur biologique, reviendra souvent dans la suite de ce texte. Il se réfère le plus souvent, dans l’esprit de chacun, à la valeur économique, notamment au prix des objets de consommation. Les humains font sans cesse appel à la notion de valeur pour opérer leurs choix, en portant des jugements de valeur sur les objets, sur les actions, sur les concepts abstraits qu’ils créent. La valeur biologique considérée ici est la valeur la plus fondamentale pour les êtres vivants, parce qu’elle leur sert de référence. Elle est subjective et elle se fonde sur l’état du proto-soi, sur les cartes neurales qui sont le reflet cérébral de l’état du corps. Ses critères correspondent à ce qui est agréable ou douloureux, source de gratification ou de punition pour le sujet. Elle s’est sophistiquée au cours de l’évolution, parallèlement au développement du cerveau, dont elle a été un des moteurs évolutifs tout au long de l’histoire de la vie. La réalisation de la valeur biologique correspond fondamentalement à la finalité de l’espèce, celle qui permet à ses représentants de vivre pendant un temps limité et de se reproduire.

    La saisie de l’environnement est réalisée par les organes des sens. Elle concerne la fraction de l’environnement qui est utile à la vie des individus selon la valeur biologique caractéristique de leur espèce, telles qu’elle a été retenue par l’évolution. Pour chaque espèce, y compris l’espèce humaine, la réalité de l’environnement est limitée à ce que ses représentants sont capables d’en percevoir. Chez l’homme, par exemple, l’organe visuel est sensible au rayonnement électromagnétique dans des limites bien précises de longueurs d’ondes qui définissent le spectre de la lumière visible. Il consiste en plusieurs réseaux nerveux différents qui permettent de percevoir les objets, avec leur localisation, leur forme, leur texture, leur couleur, leur mouvement. L’organe auditif perçoit les vibrations dans certaines limites de fréquence et d’intensité qui constituent les sons avec leur tonalité et leur rythme. L’odorat capte, au moyen de milliers de récepteurs chimiques bien spécifiques, certaines molécules contenues­ dans l’environnement. Le toucher rend compte de la forme des objets et de leurs effets sur la peau, grâce à des récepteurs sensoriels cutanés qui détectent le contact, la consistance, la température et la douleur.


    Valeur biologique

    La valeur biologique est l’ensemble des propriétés biologiques qui caractérisent et qui sont communes à tous les membres d’une espèce. Quand elle est en équilibre, la valeur biologique d’un organisme se traduit par l’homéostasie, c’est-à-dire le fonctionnement harmonieusement coordonné de ses constituants. Chez tous les êtres vivants, des plus simples aux plus complexes, la valeur biologique sert de référence, car elle définit le soi le plus fondamental, celui qui détecte les altérations de l’homéostasie et qui les corrige par des réactions appropriées. La valeur biologique est inhérente au processus vital mais elle n’est ressentie, sous forme du proto-soi, que dans les espèces dotées d’un cerveau, même rudimentaire. Chez l’homme, la valeur biologique est masquée par les créations de la réalité abstraite, des artefacts qui se superposent à elle au-delà du seul biologique.


    Les sensations provenant des organes des sens sont traitées et stockées dans les neurones du néocortex, la couche plissée de la surface du cerveau, celle qui est particulièrement développée chez l’homme. C’est la vision qui occupe le plus de place, presque la moitié du néocortex, notamment dans le lobe occipital.

    Les perceptions sont traitées conformément à l’organisation du cerveau, par exemple en représentant l’espace en trois dimensions. Il est perçu ainsi parce que les neurones activés dans le centre de la vision spatiale projettent topographiquement la forme de l’objet en trois dimensions dans le cerveau. Les trois dimensions conviennent parfaitement à cette perception, parce que c’est celle qui est empiriquement utile. En revanche, il n’est pas naturel d’imaginer d’autres dimensions. Il faut faire un effort pour intégrer le temps aux dimensions spatiales et imaginer l’espace-temps à quatre dimensions. Il faut faire un plus gros effort encore pour comprendre les physiciens quand ils décrivent un espace-temps plus complexe, à nombreuses dimensions. L’effort devient quasi inaccessible quand d’autres physiciens déclarent que l’espace-temps n’existe pas en tant que tel, mais qu’il n’est qu’un phénomène émergent issu du cerveau et de ce qu’il fait de la réalité causale. Autre exemple, à propos des couleurs que chacun voit avec la certitude qu’elles existent par elles-mêmes : or elles correspondent physiquement à des longueurs d’ondes précises, mais elles n’ont aucune réalité dans la nature. Les longueurs d’onde de la lumière visible sont transformées en couleurs dans la rétine grâce aux pigments qui s’y trouvent et qui font électivement le tri des longueurs d’ondes. En un mot, la sensation de couleur est irréductible à sa cause physique électromagnétique.

    Qu’elles proviennent du milieu extérieur ou des organes internes, les sensations peuvent être perçues avec une intensité variable. Elles peuvent être un arrière-fond qu’on ne prend pas en considération, ou un décor auquel on réagit automatiquement sans y penser, ou au contraire une douleur ou un objet auquel on donne toute son attention, toute sa conscience. La raison d’être biologique des sensations est de permettre une réaction, notamment motrice. C’est là un point particulièrement important, qui explique pourquoi les sensations et la motricité sont étroitement liées. C’est ainsi que les impulsions visuelles sont conduites par deux voies différentes. La première est la voie dite ventrale (au bas du cerveau), elle transmet les données qui concernent le « quoi », la nature intrinsèque de l’objet observé. La seconde est la voie dite dorsale (plus haut située dans le cerveau), elle transmet les données qui concernent le « comment », ce qui sera utile à l’observateur pour définir sa réaction motrice. C’est ainsi que les mêmes données sensorielles sont triées pour être soit une perception pure, le « quoi », soit une perception pragmatique à visée motrice, le « comment ». Le même tri s’observe pour les données auditives.

    Il faut signaler au passage que l’association entre le sensoriel et le moteur a été interprétée autrement, par l’existence de neurones spécifiques, dits « neurones miroir » qui réagissent à la fois à ce que fait le sujet et à ce qu’il voit faire aux autres. Ils font ainsi le lien direct entre la sensation et la motricité. Les spécialistes ne sont pas d’accord sur l’existence des neurones miroir chez l’homme. Certains la nient, d’autres la font intervenir dans une quantité de fonctions mentales. Nous ne prendrons pas parti ici et nous nous bornerons à retenir « l’effet miroir », c’est-à-dire le lien étroit qui existe entre les fonctions sensorielles et motrices, quels qu’en soient les mécanismes. Ce lien permet aux humains de ressentir en eux ce qu’ils voient les autres éprouver, c’est la source de l’empathie. Il intervient aussi dans l’imitation mimétique qui consiste à reproduire les comportements d’un congénère sans en comprendre le sens ni le but.

    Les représentants du règne animal ont la faculté de déplacer leur corps en effectuant des mouvements qui leur permettent de choisir leur meilleure insertion dans l’environnement. Leur motricité est induite par le système nerveux efférent, celui qui part du cerveau et qui aboutit aux muscles. Ce sont les muscles qui permettent l’ensemble des mouvements nécessaires à l’organisme. Les muscles lisses assurent le fonctionnement des organes internes. Leur action est réglée par le système nerveux végétatif dont les centres se trouvent dans le tronc cérébral. Les muscles striés qui s’insèrent sur les os, de part et d’autre des articulations, permettent leur mobilisation et les mouvements du corps. Les influx nerveux qui induisent la motricité du corps prennent leur source dans le lobe frontal du cerveau. Les contractions musculaires qui induisent le mouvement sont l’étape terminale de la motricité. Elles sont l’accomplissement d’une longue préparation qui se met en route dès que le sujet commence à penser à ce qu’il va faire. Cette phase préparatoire fait intervenir le système sensoriel dans son étroite association avec le système moteur. En d’autres termes, la motricité serait complètement infirme sans l’action préalable du système sensoriel qui anticipe la motricité.

    Ce processus peut être illustré par un exemple. Imaginez que vous vous promenez dans la rue sans but précis, en regardant distraitement votre environnement alentour, les immeubles, le trafic, les gens que vous croisez. Pendant que vous marchez, la posture de votre corps, le maintien de votre équilibre, les mouvements de locomotion de vos jambes, les mouvements pendulaires de vos bras, les mouvements de vos yeux, l’expression de votre visage impliquent l’activité de très nombreux muscles. L’action de ces muscles est régie par des centres du tronc cérébral et par des connexions entre les neurones moteurs situés dans la moelle épinière. Ces mécanismes sont très anciens, automatiques, ils ne font pas intervenir la conscience et ils ne requièrent pas de décision volontaire autre que leur mise en route.

    Vous passez devant un restaurant, où vous voyez des gens en train de prendre le café. L’idée vous vient de faire comme eux. Vous le faites parce que vous aimez bien le café. Pourtant, à supposer que vous ne sachiez pas ce qu’est le café, que vous n’en ayez jamais encore bu, mais que vous voyiez les autres le faire et y trouver du plaisir, vous éprouverez en vous le plaisir qu’ils ressentent et vous aurez envie de les imiter. C’est une réaction mimétique qui ne part pas de vous puisque vous ne connaissez pas l’effet du café, mais qui part de l’observation de ce que vous voyez faire aux autres, parce que vous ressentez en vous le plaisir que les autres ressentent en eux et manifestent.

    Quand votre décision est prise d’aller boire un café, vous planifiez les gestes qui vous permettront de l’accomplir. Cette planification s’accomplit dans le lobe prémoteur du lobe frontal. Elle règle la succession des gestes que vous ferez pour accomplir votre motivation. C’est alors que vous passez à l’action et que vous exécutez les mouvements volontaires qui vous conduisent au comptoir du restaurant. Vous commandez votre café et on vous l’apporte. L’exécution de ces gestes a été bien planifiée par votre cortex prémoteur. Elle s’est réalisée par l’action du cortex moteur du lobe frontal qui, au travers des nerfs moteurs, stimule directement les muscles concernés par votre action.

    Vous regardez la tasse. Elle est très jolie, en porcelaine de Limoges. Vous en oubliez votre café pour admirer en détail la porcelaine, sa forme, ses couleurs, la finesse de sa texture. Ça se passe au travers de la voie ventrale de votre système sensoriel, celle qui s’attache au « quoi ». Puis vous décidez de boire votre café. Comme vous vous apprêtez à utiliser la tasse, vous la jaugez différemment, au travers de la voie dorsale de votre système visuel, celle qui s’attache au « comment » et qui vous sert à l’évaluer pour déterminer comment vous vous en servirez.

    Vous saisissez la tasse pleine à ras bord et vous la portez à votre bouche. C’est un geste délicat. Vous vous efforcez de ne pas renverser de café, vous êtes prudent pour ne pas vous brûler les lèvres. En fait, vous contrôlez constamment vos mouvements au cours de leur exécution, pour les ajuster aux circonstances non planifiables du moment. Ce travail est effectué par le cervelet qui affine la coordination des mouvements en temps réel, au moment où vous les accomplissez.

    Et pourtant, si les choses en restaient là, vous auriez beaucoup de peine à boire votre café, parce que les mouvements prescrits par votre cortex moteur se concrétiseraient en vrac. Ils seraient constamment parasités par une quantité de mouvements inutiles qui se déclencheraient automatiquement et qui n’auraient rien à faire avec vos gestes volontaires précis. C’est ce qui se passe chez les gens atteints de la maladie de Parkinson. Les patients font des gestes saccadés, maladroits et, s’ils buvaient le café à votre place, ils en renverseraient la moitié. Ils en arrivent même à tant appréhender de rater leurs mouvements qu’ils renoncent à les exécuter et qu’ils restent figés dans l’immobilité.

    Rien de tel ne vous arrivera si vous ne souffrez pas de la maladie de Parkinson. Vous ne vous poserez même pas de question et vous boirez correctement votre café. C’est grâce à un système de neurones qui opèrent la sélection des gestes nécessaires à l’accomplissement de votre motivation et qui inhibent les autres. Ces neurones forment une boucle située dans un important système neuronal situé sous le cortex cérébral, et qui constitue les noyaux sous-corticaux, dits aussi noyaux gris centraux. C’est au sein de cette boucle motrice qu’est accompli le tri entre les mouvements inutiles et ceux qui servent à l’exécution d’une motivation. La boucle a son point de départ dans le lobe frontal, là où se préparent et s’exécutent les mouvements. Des fibres nerveuses convoient les impulsions motrices vers le premier noyau sous-cortical où se trouvent des neurones particuliers, dits neurones épineux, qui sont dotés de très nombreuses dendrites, sur lesquels se branchent par des synapses les fibres motrices provenant du lobe frontal. Ce sont ces neurones qui font démarrer et progresser l’action, en faisant le tri des impulsions motrices. Ils renforcent celles qui correspondent à la motivation grâce à un neurotransmetteur important, la dopamine. En revanche, ils inhibent les impulsions parasites grâce à un autre neurotransmetteur, le GABA (acide gamma-amino butyrique). Une fois triées, les impulsions utiles font relais dans d’autres noyaux, puis dans le thalamus où se parachève le tri des impulsions motrices utiles, en renforçant celles qui sont en accord avec la motivation et qui sont renvoyées au cortex moteur. En un mot, la boucle motrice effectuée par les noyaux sous-corticaux trie les impulsions motrices, en renforçant celles qui correspondent aux motivations, en inhibant les autres, tout cela grâce à des neurotransmetteurs, notamment à la dopamine.

    Les explications qui viennent d’être données ne sont pas qu’un développement gratuit. Elles permettent de comprendre un point très important du fonctionnement mental, bien au-delà de l’activité motrice qui consiste à aller boire un café au restaurant. En effet, une boucle analogue à la boucle motrice, au sein des noyaux sous-corticaux, intervient pour déclencher et gérer la cognition, en triant les souvenirs évoqués par la mémoire. Comme la gestion de la mémoire est accomplie dans le lobe préfrontal, on nomme cette boucle la boucle préfrontale. Les impulsions issues du cortex préfrontal gagnent les noyaux sous-corticaux, là où se trouvent les neurones épineux. Elles suivent ensuite un circuit analogue à celui des impulsions motrices avant de regagner leur point de départ. Il s’agit à nouveau d’un tri, mais il n’a plus rien à faire avec la motricité. Il porte sur les souvenirs et sur les perceptions en temps réel qui sont triées et jugées à l’aune des souvenirs évoqués. Ces souvenirs sont puisés et choisis parmi la masse de tous les souvenirs qui servent de substrat à l’activité mentale, qui occupent la plus large partie du néocortex cérébral et qui constituent la mémoire.

    La mémoire conditionne le développement de toutes les activités mentales. Nous avons vu comment un certain nombre de comportements automatiques sont gravés dans des cartes neurales localisées dans le tronc cérébral. Elles gèrent l’accomplissement d’un certain nombre de gestes de base indispensables à la vie. Cette mémoire la plus fondamentale est la mémoire implicite. Elle est innée et elle se manifeste dès le début de la vie. Elle permet aux individus de chaque espèce d’adopter très vite après la naissance les comportements indispensables qui leur sont propres. C’est elle, par exemple, qui permet au petit veau ou au petit éléphanteau de se tenir debout sur ses pattes dès qu’il sort du ventre de sa mère. La mémoire implicite définit aussi des compor­te­ments acquis tels que la manière de positionner le corps, de marcher, et d’effectuer les mille autres gestes automatiques qui caractérisent la valeur biologique sans qu’il soit nécessaire d’y penser. Pendant bien des millions d’années, les êtres dotés d’un cerveau moins développé que celui des humains ont eu et ont toujours uniquement ces réactions fondamentales qui concourent à la réalisation de leur valeur biologique.

    L’évolution du cerveau a rendu possible le développement d’une autre mémoire, dite mémoire explicite, qui est acquise, qui se forge au fil de l’expérience acquise au cours de la vie. La mémoire explicite permet de se distancier du présent « ici et maintenant » et d’acquérir une expérience qui perfectionne le comportement, ce qui est un avantage évolutif considérable. Quand on parle de mémoire chez l’homme, on pense surtout à la mémoire déclarative, aux souvenirs et aux connaissances qui sont disponibles dans l’esprit sous forme d’images mentales structurées par le langage. Les humains sont capables de solliciter leurs souvenirs et de les faire venir volontairement à la conscience, que ce soit par association d’idées ou par déduction. Leur mémoire déclarative requiert le langage, et chaque humain la meuble au début de sa vie en apprenant la langue et les notions de la culture où il est né. C’est là un aspect de la mémoire qui concerne les humains et, de manière différente, non déclarative faute d’un langage sophistiqué, les autres espèces de mammifères évolués, qui mémorisent sous forme d’images mentales brutes une foule de données utiles à leur vie, des données qu’ils transmettent par l’exemple à leurs descendants.

    L’évolution de la mémoire a joué un rôle fondamental dans le développement toujours plus performant du cerveau. Contrairement à une idée communément répandue, cette mémoire n’est pas localisée dans un centre spécifique. Elle est constituée d’une quantité de cartes neurales – les substrats des images mentales – interactives qui sont localisées dans l’ensemble du néocortex. Ce sont les interactions des neurones qui sont mémorisées, sous la forme d’une myriade de circuits nerveux dont les synapses peuvent se modifier en s’ajustant à de nouvelles données. Ces assemblages confluent vers des zones de convergence, des centres nerveux de plus en plus importants qui induisent les effets complexes appropriés, qu’il s’agisse d’influx nerveux ou de sécrétion de neurotransmetteurs. Les zones de convergence se sont progressivement développées selon ce principe, qui est fondamentalement simple mais dont le détail est excessivement complexe par ses multiples intrications, pour aboutir à ce qu’on observe chez l’homme.

    Une zone de convergence particulièrement importante est l’hippocampe, un centre cérébral localisé dans les couches profondes du lobe temporal. L’hippocampe reçoit les nouvelles perceptions sensorielles et il les conjugue avec les souvenirs qui se trouvent déjà dans la mémoire. Si par exemple vous voyez un chat, c’est l’hippocampe qui assemble les données visuelles telles que la forme, la grandeur, la couleur, les mouvements, l’endroit où se tient le chat, les données auditives telles que le ronronnement ou le miaulement, les données tactiles telles que la douceur du pelage ou l’acuité des griffes, les données olfactives à supposer que le chat ait une odeur. Ces images sensorielles, qui n’ont a priori aucun rapport entre elles, sont associées dans l’hippocampe, ce qui permet d’abstraire l’entité « chat » en une représentation mentale globale, une image générique et subjective qui vous est personnelle et qui symbolise pour vous l’ensemble des chats. Cette représentation est renvoyée au néocortex et elle entre dans le capital de la mémoire à long terme, celle qui stocke vos souvenirs et qui est disséminée dans l’ensemble du néocortex. Le va-et-vient de cette représentation entre l’hippocampe et le néocortex permet d’affiner toujours plus l’image générique que vous vous faites du chat, au gré de votre expérience. Ce n’est plus le souvenir d’un aspect sensoriel isolé d’un objet, par exemple la couleur ou le miaulement d’un chat, c’est l’image mentale globale, le concept que vous vous faites des chats en général. Cette image n’est pas statique. Elle se modifie au fil du temps, grâce à l’hippocampe qui associe les nouvelles observations au stock des données de la mémoire à long terme contenues dans le néocortex. L’hippocampe n’est donc pas un lieu de stockage mnésique, mais un lieu de coordination des données sensorielles. Il traite les données pour les mettre en rapport les unes avec les autres, puis il s’en débarrasse en les renvoyant dans la mémoire à long terme du néocortex à l’état d’images mentales génériques accessibles en tout temps. Cette conceptualisation des images, dont les animaux sont parfaitement capables, est une des bases sur lesquelles se fondra le sens des mots du langage chez l’homme.

    L’image mentale générique est bel et bien l’ébauche du concept que le cerveau forge sur la base des images sensorielles. Chez l’homme, le concept est symbolisé par un mot, une entité arbitraire maniée par le langage. L’image que fait le cerveau d’un objet concret, comme le chat mentionné plus haut, est déjà un concept abstrait que chacun se crée à sa manière, selon son expérience personnelle. Grâce au langage, ce processus « d’affinement mnésique » ouvre la voie à la création de concepts toujours plus abstraits issus de l’imaginaire, tels que la force, la puissance, le bien et le mal. Au travers du langage, le processus mental qui crée et définit le concept est le même, que le substrat en soit concret ou abstrait.

    L’hippocampe permet donc d’affiner toujours mieux l’image générique, partant du plus simple et progressant ensuite à l’infini vers le plus compliqué, par accrétion progressive de nouvelles données, dans le but d’atteindre la meilleure image possible, celle qui s’approche le plus d’une réalité absolue, intrinsèque. Mais ce but ne sera jamais atteint et personne se saura jamais ce qu’est la réalité intrinsèque, ni en quoi elle peut bien consister en deçà de sa perception, puisqu’elle est limitée par les capacités de son cerveau. Les composantes variées et disparates qui concernent le chat permettent de s’en faire une image générique pragmatiquement utile, mais elles ne permettent pas de donner au chat une identité intrinsèque absolue. C’est pourquoi chacun a finalement sa propre définition du chat, chaque cerveau humain construit à sa manière le concept du chat.

    Pourtant, l’espoir de trouver la réalité intrinsèque est au cœur de tous les humains. Elle a donné lieu à l’idée philosophique d’« essence » qui tient lieu de réalité intrinsèque fondamentale. C’est une notion purement dialectique qui permet de circonvenir la réalité, un artifice imaginé par le cerveau humain. En effet, les philosophes font exactement l’inverse de ce que fait l’hippocampe : au lieu d’un concept qui s’affine progressivement au gré de l’expérience, mais qui reste toujours individuel, incomplet et imparfait, ils imaginent un concept parfait – l’essence absolue – qui préexisterait à l’objet et en constituerait la nature suprême. Certains vont jusqu’à affirmer que « l’essence précède l’existence ». Cette hypothèse dialectique repose fondamentalement sur la confusion entre l’objet et l’image, entre la réalité concrète et la réalité abstraite qu’en forge le cerveau. Personne ne peut éviter cet écueil s’il ne prend pas en considération la manière dont fonctionne le cerveau, et s’il se limite au jeu mental de la dialectique.

    Au début de la vie, l’hippocampe sert plus particulièrement à mémoriser l’espace en trois dimensions, en enregistrant les mouvements oculaires qui permettent au sujet de s’orienter et de reconnaître les lieux, les personnes et les objets familiers de l’environnement. Chez l’animal évolué, en particulier chez les mammifères, cette mémoire retient notamment la topographie de l’environnement local, avec ses ressources de nourriture, ses abris, ses éventuels prédateurs. C’est ainsi que, pendant les quinze à vingt premières années de sa vie, le jeune baleineau apprend de sa mère la topographie des fonds marins. Les données sont mémorisées sous la forme de leurs éléments pragmatiquement utiles, ceux qui sont nécessaires à la vie du sujet. Nous pouvons tenter de nous faire une idée de ce que cette mémoire représente pour les animaux en imaginant un instant que nous n’avons pas de langage, pas de mots pour désigner les objets qui constituent notre environnement. Nous apprendrions à les utiliser empiriquement pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils ont d’utile ou de dangereux par rapport à notre valeur biologique. Les animaux le font très bien, comme nos ancêtres devaient le faire avant d’avoir acquis le langage, comme les petits enfants le font avant de parler. Tous font preuve d’une incontestable intelligence dans la manière dont ils le font. C’est bel et bien de l’intelligence, même si elle est exclusivement pragmatique.

    À la fin de la vie, l’hippocampe peut perdre une partie de ses neurones, sous l’effet du vieillissement. C’est ce qui se passe aussi en cas de maladie d’Alzheimer : l’hippocampe n’est plus capable d’enrichir la mémoire à long terme et c’est ce qui explique la perte de mémoire pour les faits récents.

    On peut dire que l’hippocampe est une zone de « super-convergence ». Il fait franchir un pas extrêmement important aux espèces détentrices d’un cerveau, puisqu’il permet de coordonner les apports sensoriels isolés pour en faire des images génériques plus facilement mémorisables et constituer une mémoire autobiographique, c’est-à-dire l’ensemble des souvenirs qui constituent l’expérience. Il participe ainsi à la transformation des souvenirs à court terme en souvenirs à long terme. C’est alors, et alors seulement qu’on peut parler d’une véritable activité mentale au sens humain du terme, lorsque la prise en considération de l’environnement est devenue cognition. L’environnement ne se confronte plus seulement aux exigences de la valeur biologique du sujet, ici et maintenant, mais à des images antérieures qu’il s’est forgées au fil de son expérience et qui sont stockées dans la mémoire à long terme. Cette mémoire existe chez les animaux, mais elle est particulièrement riche chez l’homme, en raison de la maîtrise du langage symbolique qui facilite considérablement le maniement mental des images, et qui occupe beaucoup de neurones.

    On croit parfois que le cerveau stocke les souvenirs sous la forme d’une banque de données, comme le fait un ordinateur qui enregistre des bits et les restitue sous forme de texte, d’images ou de sons. Ce n’est pas du tout le cas : les images mentales ne sont pas stockées en tant que telles, mais sous la forme des multiples cartes neurales qui ont enregistré l’interaction entre le corps et les objets, notamment les réactions sensorielles et motrices que le corps a présentées au contact des objets qu’il a perçus. C’est donc dans un contexte individuel que les souvenirs sont recréés quand ils sont évoqués par la mémoire. Les cartes neurales induisent des influx nerveux et sécrètent des neuromodulateurs qui recréent à la demande les images contenues dans la mémoire à long terme. Ainsi, chaque fois qu’un souvenir est évoqué, il est recréé avec la cascade de phénomènes mentaux qui l’accompagnent. Les humains recréent leurs souvenirs moins fidèlement que l’ordinateur, mais avec une richesse complètement différente. En effet, la mémoire a la faculté d’oublier une foule de détails qui meublent la vie quotidienne mais qui ne sont d’aucune utilité dans la vie concrète. Elle va à l’essentiel et elle oublie le superflu. Elle est sélective et c’est pourquoi sa capacité d’oublier est aussi importante que celle de retenir. Chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, la mémoire s’est développée au cours des millénaires, conformément à des impératifs très concrets et différents des nôtres. Nous sommes restés proches d’eux et c’est pourquoi nous retenons mal certains détails ; c’est pourquoi les écoliers peinent à apprendre l’orthographe ; c’est pourquoi nous avons besoin d’encyclopédies pour nous remémorer les dates de l’histoire et les noms de la géographie.

    On voit que la capacité de forger une image générique des objets n’est pas le fait unique du langage humain, mais bel et bien celui du cerveau, et cela grâce à l’hippocampe. Cette faculté préexiste au langage de nombreux millions d’années. Elle existe chez de nombreuses espèces. Mais les hommes sont les seuls à identifier les images mentales génériques par le langage symbolique, en constituant un lexique avec des mots prononcés phonétiquement et en les associant par une grammaire et une syntaxe. Il s’agit là d’une prérogative exclusivement humaine qui a énormément accru la capacité de créer des images génériques, de « conceptualiser » les objets sous la forme d’images mentales, et de se distancier ainsi de la réalité concrète.

    Le cerveau évoque le contenu de la mémoire à long terme et jongle avec les données qui s’y trouvent grâce à la mémoire de travail qui s’accomplit dans un autre centre de convergence, situé dans la région dorso-latérale du lobe frontal. La mémoire de travail recrute la conscience, elle a la capacité d’appeler dans la mémoire à long terme et de garder en veilleuse plusieurs informations différentes auxquelles elle peut accéder rapidement. Elle se concentre bien entendu sur un sujet donné, tant il est vrai qu’il n’est pas possible de penser simultanément à plus d’une chose à la fois, mais elle garde « sous la main » des informations indépendantes qui lui permettent de structurer rapidement des pensées complexes. Il faudrait plutôt dire des pensées plus complexes, puisqu’il n’y a en moyenne que sept informations directement disponibles, en fait huit ou neuf chez les sujets hyperdoués et moins chez les sujets peu doués.

    Cette activité sélective est accomplie par la « boucle préfrontale » sous-corticale qui a été évoquée plus haut par analogie avec la motricité. Cette boucle a son point de départ dans le lobe préfrontal qui est localisé devant le cortex prémoteur. C’est elle qui gère les fonctions cognitives. Elle fait le tri des données cognitives appelées par la mémoire de travail, elle amorce le raisonnement qui les associe, elle met en valeur les données appropriées grâce à la dopamine, elle laisse de côté les

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