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Conciliation emploi-famille et temps sociaux, 4e édition
Conciliation emploi-famille et temps sociaux, 4e édition
Conciliation emploi-famille et temps sociaux, 4e édition
Livre électronique760 pages8 heures

Conciliation emploi-famille et temps sociaux, 4e édition

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À propos de ce livre électronique

La présente édition du livre Conciliation emploi-famille et temps sociaux a été revue et actualisée pour tenir compte des changements dans les politiques et pratiques en matière de conciliation de la vie professionnelle et de la vie personnelle et familiale.

La relation entre l’emploi et la vie familiale et personnelle est analysée dans cet ouvrage, qui présente ensuite des analyses de professions particulières, établissant des liens entre les approches théoriques et les réalités de l’articulation emploi-famille dans divers groupes professionnels. Il aborde les questions de l’ethos professionnel, des normes du travail, du soutien organisationnel ainsi que de la diversité des mesures de conciliation en place dans les organisations. Enfin, l’auteure brosse un tableau des politiques dans divers pays et compare les contextes du Québec et du Canada afin de bien mettre en évidence les avancées réalisées dans la province (congé parental et de paternité) et d’analyser la situation du Québec au regard de la scène internationale, la comparant par exemple avec celle des pays nordiques.

Ce livre montre comment la conciliation emploi-famille se situe dans un contexte sociétal et comment elle se transforme selon l’évolution des mentalités et des pratiques organisationnelles. Il met en relief la diversité des approches et insiste sur trois grands modèles, soit le modèle du laisser-faire, celui de l’alternance et, enfin, celui de la conciliation, qui permet aux individus de mieux conjuguer les sphères professionnelle et familiale-personnelle.

L’ouvrage intéressera tant les gestionnaires de ressources humaines que les conseillers en la matière, ainsi que les syndicalistes et les employés qui souhaitent mettre de l’avant de nouvelles pratiques en matière de conciliation des temps professionnels et sociaux.
LangueFrançais
Date de sortie23 janv. 2020
ISBN9782760550957
Conciliation emploi-famille et temps sociaux, 4e édition
Auteur

Diane-Gabrielle Tremblay

Diane-Gabrielle Tremblay est professeure à l’Université TÉLUQ et directrice de l’Alliance de recherche universités-communautés (ARUC) sur la gestion des âges et des temps sociaux.

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    Aperçu du livre

    Conciliation emploi-famille et temps sociaux, 4e édition - Diane-Gabrielle Tremblay

    texte

    INTRODUCTION GÉNÉRALE

    Au fil des ans, la course contre la montre semble s’accentuer et la préoccupation pour le manque de temps s’intensifie. L’Américaine Juliet Shor fut l’une des premières à lancer le débat sur l’allongement des heures de travail et le manque de temps en publiant The Overworked American, ouvrage dans lequel elle montrait que les Américains travaillaient davantage qu’auparavant et qu’ils travaillaient de plus en plus de longues heures. Pour notre part, nous avons aussi pu constater, par une analyse historique sur une plus grande échelle de temps, que pour l’ensemble des pays de l’OCDE, dont le Canada, les États-Unis et la Suède, le temps de travail a diminué régulièrement au cours des XXe et XXIe siècles. Ainsi, entre 1961 et 2016, le temps de travail annuel a diminué de 356 h pour le Canada, de 280 h pour la Suède et de 154 h pour les États-Unis (voir la figure i.1). Par contre, les données récentes de Statistiques Canada semblent indiquer au cours des dernières années (depuis 2010 environ) une légère augmentation des heures de travail pour le Canada et le Québec¹.

    Figure i.1

    Les heures moyennes annuelles ouvrées par travailleur entre 2000 et 2016 aux États-Unis, au Canada et en Suède

    Source:OCDE (2018a). Heures moyennes annuelles ouvrées par travailleur, http://stats.oecd.org/viewhtml.aspx?datasetcode=ANHRS&lang=fr, consulté le 16 juin 2018.

    Par ailleurs, nombre de personnes travaillent de longues heures, soit plus de 40 ou 50 heures par semaine, dans un contexte où l’on observe une polarisation des heures de travail: certaines femmes et les jeunes travaillent en général selon des horaires courts, pas toujours parce qu’ils le souhaitent, alors que d’autres catégories de travailleurs, femmes et hommes professionnels, cadres et ouvriers, travaillent souvent involontairement de longues heures (voir le chapitre 3).

    C’est là un phénomène particulièrement préoccupant dans un contexte où les parents, pères et mères, se plaignent de difficultés de conciliation emploi-famille (Tremblay, 2018, 2004c, d, 2003a; Tremblay et Abouaissa, 2017) et où le vieillissement de la main-d’œuvre (Tremblay, 2014, dir.) fait aussi craindre de plus en plus de difficultés à assumer les longues heures de travail, les horaires variables, décalés et autres horaires que l’on peut considérer comme «asociaux».

    Nombre de recherches, y compris les nôtres, ont permis d’observer chez plusieurs travailleurs, parents de jeunes enfants ou responsables de parents vieillissants et malades, une difficulté de plus en plus importante d’arriver à assumer leurs responsabilités familiales et professionnelles (Eurofound, 2017; Statistique Canada, 2017²).

    Dans toutes les enquêtes, les parents, et surtout les mères de jeunes enfants, indiquent qu’ils manquent de temps, mais c’est aussi le cas des hommes et des femmes cadres et des professionnels notamment, pour qui les exigences de l’emploi, les échéanciers serrés et l’intensification du travail se traduisent par le sentiment de manquer de temps et, souvent, par du stress.

    Paradoxalement, et bien que les données varient selon les sources, il semble que les Québécois travaillent moins d’heures que les Américains (34,8 heures par semaine contre 38,6 en 2017; voir Statistique Canada 2018³) et, pourtant, on discute davantage d’aménagement et de réduction du temps de travail au Québec qu’au Canada ou aux États-Unis. Cela s’explique sans doute par le fait que les Québécois sont plus attentifs à ce qui se passe en Europe, où les débats sur le sujet sont plus nombreux et où les horaires de travail sont plus courts.

    C’est au début des années 1970 que le Canada est passé en dessous des États-Unis pour le nombre annuel d’heures de travail. Des années 1960 aux années 1980, les heures annuelles ont baissé de 14% au Canada et de 9% aux États-Unis. À l’heure actuelle, on travaillerait 1791,2 heures par année au Québec, contre 1839,7 au Canada, et 1843,5 en Ontario (Statistique Canada, 2018b). Le nombre d’heures de travail dépend toutefois d’un ensemble de facteurs qui ne relèvent pas toujours seulement des individus: conjoncture économique globale et demande pour nos produits et services, productivité de nos industries et prix de nos produits en comparaison de ceux d’autres zones, mais aussi actions des gouvernements et des syndicats, autant de facteurs qui influent sur la demande de main-d’œuvre des entreprises et de ce fait, sur les heures que peuvent faire les salariés. Les préférences des salariés jouent aussi, bien sûr, et il semble que les Québécois manifestent plus d’intérêt pour les horaires réduits, notamment les jeunes et les femmes, dont un certain pourcentage travaille à temps partiel par choix, même si d’autres subissent ces horaires réduits imposés par l’employeur. De façon générale, l’horaire de travail est plus court au Québec, plus souvent de 32,5, 35 ou 37,5 heures, des horaires qui sont deux fois plus répandus ici qu’aux États-Unis, où les horaires de 40 heures sont encore très fréquents, sauf dans les services, où l’on trouve beaucoup de travailleurs à temps partiel.

    Autre différence majeure: les vacances annuelles sont plus longues au Québec qu’aux États-Unis, mais moins longues qu’en France ou en Europe, où l’on bénéficie souvent de 5 ou 6 semaines.

    Au Québec, les normes du travail prévoient 1 jour par mois complet de service jusqu’à 2 semaines pour les personnes qui ont moins de 1 an d’ancienneté, 2 semaines continues pour les personnes ayant de 1 à 5 ans d’ancienneté et 3 semaines continues pour les personnes ayant 5 ans et plus d’ancienneté⁴. Certains groupes ont quatre semaines dans les secteurs publics, de la santé et de l’éducation notamment. Par contre, aux États-Unis, les gens prennent en moyenne une semaine, même s’ils auraient souvent droit au même minimum qu’au Québec, soit deux semaines. En Europe, par contre, nombre de pays prévoient cinq ou six semaines de vacances annuelles et des congés plus nombreux au cours de l’année. Au Québec par ailleurs, il semble que même si l’on travaille globalement moins qu’aux États-Unis, le nombre de congés de maladie est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis. Tout cela se traduit par une année de travail nettement plus courte: 1703 heures de travail au Canada en 2016 contre 1783 aux États-Unis (OCDE, 2018a).

    Par ailleurs, et cela peut paraître paradoxal, un certain nombre d’études ont montré que les Québécois affirment qu’ils manquent de temps et se sentent souvent stressés pour cette raison; nous y reviendrons plus en détail dans les chapitres qui suivent, avec des données à l’appui. Tout cela est relativement préoccupant dans un contexte où le vieillissement de la main-d’œuvre se traduit par des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs, mais aussi des difficultés pour les individus à assumer l’intensification du travail et les divers horaires que l’on peut considérer comme «asociaux» et qui se multiplient pourtant.

    Ajoutons à ce portrait des demandes en matière de temps, le fait que les travailleurs vieillissants souhaitent souvent des modifications au temps de travail imposé par leur employeur, les horaires étant souvent limités au «plein temps» et au «temps partiel». Nombre de travailleurs vieillissants accepteraient de rester en emploi s’ils bénéficiaient d’horaires aménagés alors qu’ils préfèrent parfois quitter si on leur impose non seulement un plein temps, mais également des heures supplémentaires. Nous ne reprendrons pas ici l’ensemble des données sur le vieillissement de la population en général, et de la population active en particulier, puisque celles-ci sont déjà bien documentées (Tremblay, 2017a, b; Tremblay, sous la dir., 2014; Farges et Tremblay, 2017; Tremblay, 2010g). Néanmoins, lorsqu’on s’intéresse au temps de travail, aux possibilités de le réduire ou de l’aménager, il convient d’avoir à l’esprit l’ensemble de la situation de la population active, même si nous nous intéressons surtout dans cet ouvrage à la problématique de l’articulation entre l’emploi et la famille. Il semble donc qu’au-delà des politiques de l’emploi et des normes du travail, il nous faudrait une véritable politique des temps, temps sociaux et temps de travail, qui permettrait de mieux articuler les temps de la vie de chaque personne.

    Tout cela justifie que l’on s’intéresse à la thématique de l’articulation emploi-famille ou, plus largement, de l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle, ou entre le temps de travail et l’ensemble des autres temps sociaux (temps parental, temps de loisir, temps de formation, etc.). C’est l’objet de cet ouvrage, qui se penchera plus particulièrement sur les besoins des parents en matière de conciliation emploi-famille, puisque ce sont là les besoins les plus criants. Nous voulons cependant situer l’ensemble de la question dans la problématique plus vaste de l’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle et, plus largement encore, dans la perspective d’une réflexion sur l’aménagement du temps de travail et des temps sociaux tout au long de la vie.

    Précisons ici que nous utilisons souvent le terme «conciliation» dans cet ouvrage, et notamment dans le titre, puisque c’est l’expression employée dans les milieux de travail et qu’elle est mieux comprise actuellement au Québec. Toutefois, nous préférons personnellement l’expression «articulation emploi-famille» ou articulation entre la vie personnelle et la vie professionnelle, puisqu’elle rend mieux compte des ajustements, arrangements et négociations qui se réalisent autour du temps de travail et des autres temps sociaux, comme nous avons pu l’observer dans plusieurs de nos recherches. Nous conservons donc l’expression d’articulation pour l’analyse plus globale du phénomène des temps sociaux, et notamment pour l’analyse théorique (Tremblay, sous la dir., 2014, 2013, 2004d), mais utilisons souvent conciliation, à la fois parce que le terme est plus courant au Québec, mais parfois aussi pour rendre compte de cet effort de rapprocher les divers temps sociaux, de cette tentative, pas toujours réussie bien sûr, de les concilier. Nous n’employons pas par contre l’expression «équilibre travail-famille», souvent utilisée dans le langage courant, parce que le travail englobe bien davantage que l’emploi et que le conflit nous paraît véritablement se situer entre l’emploi et les responsabilités familiales (qui elles-mêmes incluent du travail généralement non rémunéré) et parce que nous considérons qu’il est assez difficile d’arriver à l’équilibre, que l’on n’observe certes pas tellement dans la réalité actuelle. Aussi n’utilisons-nous pas le terme «équilibre», d’ailleurs plus souvent utilisé chez les anglophones avec le concept de work-family balance ou balancing.

    Le contexte de notre démarche étant précisé et les notes terminologiques exposées, précisons que l’ouvrage se divise en trois grandes parties. La première introduit la problématique de l’articulation entre l’emploi et la famille, en se penchant notamment sur les mutations du travail et de la famille qui font de cette thématique une question importante à l’ordre du jour d’aujourd’hui. Elle traite donc principalement des sources des difficultés de conciliation. Puis, dans un deuxième temps, nous faisons état des résultats d’un certain nombre de recherches que nous avons menées sur le thème de l’articulation entre l’emploi et la famille en nous penchant sur des groupes professionnels particuliers (employées de bureau, santé et éducation, puis policiers, infirmières, travailleuses sociales et enfin travailleurs du secteur de l’économie sociale). Cela nous permet de voir, sur une quinzaine d’années de recherche, l’importance de la catégorie professionnelle et de sa vision ou de son ethos, sur les difficultés de conciliation. Après avoir étudié le groupe professionnel, nous prenons une entrée par l’organisation et montrons l’importance du soutien organisationnel et ses différences selon les organisations. Enfin, dans une troisième partie, nous analysons la régulation publique de la relation emploi-famille et nous nous penchons alors sur les politiques en vigueur dans divers pays en matière de conciliation emploi-famille, nous intéressant principalement aux services de garde, aux congés parentaux et aux aménagements temporels.

    Tout cela nous conduit à voir successivement les sources de difficultés de conciliation (chapitres 1 à 4), les façons dont cette conciliation ou ces temps sociaux sont articulés par les individus et les entreprises (chapitres 5 à 8) et enfin le cadrage ou la régulation sociétale de l’articulation emploi-famille (chapitres 9 et 10).

    De fait, bon nombre de recherches et d’enquêtes (Enquête sociale générale, 2016; Enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans, 2015⁵; L’Enquête québécoise sur la santé de la population, 2014-2015⁶; Eydoux et al., 2008, Lee-Gosselin, 2005, Pailhé et Solaz, 2009; Tremblay, 2017a, b, c; 2010d, e; Tremblay et Trottier, 2017 et d’autres) ont permis de constater que l’articulation emploi-famille se présente parfois de manières différentes selon le genre des salariés, le genre des dirigeants, la taille de l’entreprise et un ensemble d’autres facteurs, mais aussi selon les sociétés et leur régulation publique (politiques publiques, institutions, mentalités et cultures; voir Barrère et Tremblay, 2009a, b).

    C’est donc sous cet angle qu’est conçu le présent ouvrage, puisque nous nous intéresserons à la fois aux difficultés de conciliation et au vécu des individus, aux effets de l’appartenance à un groupe professionnel donné, à l’organisation et aux mesures qu’elle met en place, au soutien organisationnel offert par un contexte donné, ceci incluant les supérieurs et collègues de travail, et enfin au soutien offert par les mesures et politiques publiques, soit principalement les services de garde et les congés parentaux.

    Nous verrons ces divers éléments tout au long du livre, en commençant par l’analyse sociétale de la problématique et en fournissant des données sur les difficultés de conciliation des parents travailleurs (chapitres 1 à 4) et sur les facteurs de changement dans la famille et dans le travail (intensification, présentéisme, etc.) qui font que la conciliation est de plus en plus difficile. Puis, nous traiterons de certains groupes professionnels particuliers, puisque le groupe professionnel a aussi une incidence sur la difficulté ou la facilité à concilier, comme nous le verrons dans les chapitres 5 à 8. Enfin, il sera question dans les derniers chapitres (9 et 10) du soutien que l’organisation offre parfois sur le plan de la conciliation, et ce, à partir de diverses recherches menées au cours des dernières années, et enfin, en nous intéressant au rôle de l’État, au Québec, mais aussi dans d’autres pays, afin de bien comprendre ce que l’État peut faire sur le plan de la conciliation.

    L’analyse présentée dans cet ouvrage permet ainsi de faire ressortir les spécificités de la régulation publique, des politiques, institutions et spécificités, mais apporte un nouvel éclairage à l’étude de l’articulation travail-famille en insistant davantage sur ce que peut nous apprendre l’entrée par l’organisation et par le groupe professionnel simultanément. Ceci nous permet de voir l’impact du groupe professionnel (ses normes, son ethos, ses pratiques), mais aussi celui de l’organisation (règles de gestion, gestion des ressources humaines, formalisme ou informel, etc.) sur la conciliation.

    Nous proposons ainsi, à la suite de travaux menés en collaboration avec Fusulier et al. (2011), de «comprendre pragmatiquement la profession à partir de ce qu’elle fait aux individus, plutôt que de la définir à partir de critères extérieurs» et d’établir un lien «entre la définition d’une configuration professionnelle et les conditions de constitution d’un ethos».

    Ainsi, dans les chapitres 5, 6 et 8, nous serons amenée à penser la particularité du groupe professionnel et l’incidence possible de cet ethos professionnel, comme de la gestion et du soutien organisationnel (chapitre 8), sur la difficulté ou la facilité à concilier.

    Dans cette perspective, l’entrée par la profession permet de mettre en avant le rôle de la profession «comme entité médiatrice des rapports des personnes à la combinaison travail/famille» (Fusulier et al., 2011), mais aussi des rapports à l’égard des diverses mesures (normes légales, politiques, pratiques d’entreprises, etc.) qui encadrent les liens entre les responsabilités professionnelles et les responsabilités parentales-familiales-personnelles.

    L’analyse de dispositifs et de mesures de conciliation permet non seulement de voir ce que les individus utilisent, mais également de comprendre leurs médiations et leurs choix dans différentes professions.

    De fait, sans nier qu’il y ait ici des choix individuels, il s’agit de mettre en évidence comment le social et le milieu professionnel viennent influer sur l’usage des dispositifs. Alors que des travaux antérieurs avaient permis de montrer le rôle de l’organisation et du soutien organisationnel à l’égard des mesures (Tremblay, 2014, 2013, 2012; Tremblay et al., 2009), on est ici sur un autre terrain, celui du groupe professionnel, dont l’influence est peut-être plus difficile à évaluer, mais dont les travaux que nous présentons rendent bien compte. C’est particulièrement le cas dans l’analyse qualitative, qui paraît essentielle pour faire ressortir cet ethos et son influence sur l’usage des dispositifs.

    Ainsi, une entrée par la profession permet de mettre en évidence les effets des caractéristiques de l’appartenance professionnelle sur la façon dont les individus vont vivre cette relation entre l’emploi et la famille, ainsi que l’ensemble des tensions associées à leur rôle professionnel, en lien à la fois avec leur ethos professionnel (normes et règles du milieu, implicites ou explicites), les exigences concrètes de ce milieu professionnel à un moment précis, ainsi que les exigences de leur vie familiale ou personnelle. Les divers chapitres, mais peut-être plus particulièrement le chapitre 8 sur les secteurs du travail social, infirmier et policier, ainsi que de l’économie sociale, permettent de bien faire ressortir cet ethos professionnel dans les professions de service en particulier, mais aussi la tension très forte qui existe aujourd’hui entre cet ethos et la pratique actuelle de la profession.

    Cette entrée par les groupes professionnels ou la profession permet de regarder la profession non pas comme une donnée de fait et de simplement comparer des secteurs ou groupes professionnels entre eux, mais de véritablement prendre la profession comme facteur explicatif de différences ou de ressemblances entre catégories sur le plan de l’articulation travail-famille, comme sur le plan de l’exercice du métier ou encore de la carrière professionnelle en général (Fusulier et al., 2009; Fusulier et al., 2008).

    Nous proposons donc une réflexion sur la profession et le conflit entre la vocation et les prescriptions organisationnelles, ainsi que sur l’ethos de diverses catégories professionnelles. Plus particulièrement, les chapitres 5, 6 et 8 montrent comment ces facteurs induisent une spécificité propre au groupe professionnel.

    On verra par les divers exemples tirés des catégories professionnelles des infirmières, policiers et travailleurs sociaux que les décisions et les choix qui concernent l’utilisation de mesures d’articulation sont souvent paramétrés par l’ethos professionnel du groupe précis, mais aussi par la vocation personnelle, comme nous l’ont indiqué plusieurs interviewés, dans l’ensemble des trois groupes⁷.

    De ce fait, si le soutien organisationnel, les rapports sociaux de sexe, le genre et d’autres variables peuvent être fortement liés à l’explication des différences d’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale, une autre variable, celle de la catégorie professionnelle sera ici mise en évidence.

    Les travaux montrent bien le rôle de la vocation personnelle, mais aussi comment elle peut entrer en conflit avec l’univers professionnel, en particulier avec les prescriptions du milieu de travail et les stratégies d’organisation. En situation de conflit entre la vocation et les prescriptions de l’organisation, les individus prennent de la distance (De Terssac et Flautre, 2005). Les prescriptions du milieu professionnel peuvent conforter la vocation ou l’engagement personnel, mais elles peuvent aussi entrer en conflit avec eux.

    Nous mettons en évidence ici le rôle dual des modalités de gestion et d’organisation, mais aussi l’effet de la vocation personnelle et professionnelle et les résultats de sa confrontation avec les prescriptions du milieu de travail sur le plan de l’articulation emploi-famille.

    D’ailleurs, des travaux portant sur une comparaison Québec-Belgique (Tremblay et al., 2009; Tremblay, 2012) permettent de voir à quel point cette entrée par les professions est féconde, puisque l’on observe, dans le cas des travailleurs sociaux notamment où les analyses comparatives ont été amorcées, qu’il y a un grand nombre d’éléments communs entre les travailleurs sociaux belges et québécois, au-delà de la différence nationale dans les régulations, politiques et autres. En effet, les analyses montrent qu’un grand nombre d’éléments liés à l’engagement professionnel et aux tensions entre l’ethos professionnel et l’articulation travail-famille sont bien semblables d’un pays à l’autre, malgré des cadres institutionnels, des politiques et régulations nationales différentes. De même, des comparaisons réalisées sur les infirmières québécoises et françaises (Lazzari Dodeler et Tremblay, 2016), ainsi que des travaux sur les policiers québécois et infirmières québécoises (Tremblay, 2012; Tremblay et Genin, 2010a, 2009; Tremblay et Larivière, 2010), qui seront comparés aux données belges, semblent a priori mener à des constats semblables, ce qui confirmerait encore, si besoin était, l’intérêt de cette entrée par les professions, mais aussi la dimension du soutien organisationnel.

    1Voir Statistique Canada (2017), Enquête sur la population active, adapté par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/travail-remuneration/heures-horaire/hebdomadaires/heure_emploi.html, consulté le 16 juin 2018.

    2La vie à toute vitesse: Les Canadiens arrivent-ils à s’en sortir?, 2016, https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/171114/dq171114a-fra.htm.

    3Statistique Canada (2018), Enquête sur la population active, 2017, adapté par l’Institut de la statistique du Québec, http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/travail-remuneration/heures-horaire/hebdomadaires/heure_categorie_emploi.html, consulté le 16 juin 2018. Voir aussi: Bureau of Labour Statistics (2018), Labor Force Statistics from the Current Population Survey, 2017, https://www.bls.gov/cps/cpsaat22.htm (consulté le 16 juin 2018)

    4CNESST, https://www.cnt.gouv.qc.ca/conges-et-absences/vacances/index.html.

    5Institut de la statistique du Québec, Enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans 2015… informations disponibles dans Lavoie, A. (2016). Les défis de la conciliation travail-famille chez les parents salariés. Un portrait à partir de l’Enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans 2015, Québec, Institut de la statistique du Québec, 59 p.

    6Voir: Demers, M.-A. (2018). «La santé au travail des hommes et des femmes au Québec, ce que révèlent les résultats de L’Enquête québécoise sur la santé de la population», Flash-info, Volume 18, numéro 2.

    7Quelques notes de recherche en ligne sur le site de l’ARUC sur la gestion des âges et des temps sociaux permettent d’approfondir cet angle d’analyse, qui est central aux chapitres 5 et 8, et sera approfondi dans un ouvrage à paraître sur les milieux professionnels traités au chapitre 8.

    CHAPITRE 1

    La famille et le travail: une relation d’interdépendance

    INTRODUCTION

    UNE RELATION D’INTERDÉPENDANCE ENTRE LA FAMILLE ET LE TRAVAIL

    Une relation qui ne date pas d’hier

    Une relation plus conflictuelle que jamais

    Une relation mise en évidence surtout par l’entrée des femmes sur le marché du travail

    Une relation fondée sur les rapports sociaux de sexe

    Une relation à comprendre comme un objet d’étude en soi

    Une relation socialement construite

    INTRODUCTION¹

    Au cours des dernières années, de nombreuses études réalisées au Québec et ailleurs ont mis en lumière l’intensification d’un conflit entre emploi et famille². Ce conflit s’explique par le manque de temps auquel sont confrontés les parents et qui les oblige à faire un arbitrage entre les moments qu’ils affectent au travail et ceux qu’ils consacrent ou qu’ils souhaitent consacrer – à la famille et à d’autres activités (politiques, sociales, culturelles). Ce sont souvent ces dernières activités qui sont exclues; les parents commencent par les remettre à plus tard et finissent par les exclure complètement de leur vie.

    On pourrait croire que les parents n’ont plus de difficulté, aujourd’hui, à concilier emploi et famille puisque le Québec dispose d’une politique familiale et que le gouvernement canadien a prolongé le congé de maternité (qui est maintenant d’un an), mais il n’en est rien. En fait, une fois le congé parental et de maternité terminés, qu’il soit de six mois ou d’un an, la vraie conciliation entre les activités parentales et professionnelles commence. Or, comme les services publics de soutien à la famille et autres mesures ne sont pas parfaitement adaptés aux nouvelles réalités du travail, les difficultés peuvent parfois être importantes. En effet, les services de garde offrent des heures d’ouverture limitées (généralement de 7 h à 18 h), alors que les horaires de travail sont de plus en plus variables, puisque les heures d’ouverture des services publics et des commerces privés s’accroissent, de sorte qu’il est souvent difficile pour les parents de régler des problèmes administratifs avec l’État ou d’avoir accès à certains services de santé en dehors de leurs heures de travail. Par ailleurs, les entreprises elles-mêmes offrent peu de flexibilité d’horaire à leurs employés, comme nous avons pu le constater dans des recherches que nous avons menées (Nogues et Tremblay, 2017a, b; Lazarri Dodeler et Tremblay, 2016; Tremblay, Lero et Larivière, 2013; Tremblay, 2010e; Tremblay, 2014; Tremblay et Mascova, 2013); cela occasionne aussi des difficultés pour les parents qui souhaitent souvent avoir des horaires plus flexibles pour se faciliter la vie. Enfin, quoique au cours des dernières années le taux de participation des pères aux tâches domestiques a augmenté considérablement, la division sexuelle du travail entre les hommes et les femmes demeure encore, de sorte que les femmes continuent toujours d’assumer l’essentiel des responsabilités familiales et des tâches domestiques (Crespo, 2018; Houle, Turcotte et Wendt, 2017; Pronovost, 2015; Lacroix et Boulet, 2013; Institut de la statistique du Québec, 2009; Tremblay, 2004c, 2003a).

    Plusieurs études ont par ailleurs souligné le fait que ce conflit entre les heures de travail et le temps que l’on souhaite affecter à la famille et à d’autres activités entraîne des conséquences néfastes non seulement pour les employés, mais aussi pour les employeurs. Pour les employés, les effets peuvent se traduire par des problèmes de relations familiales et affectives, par un manque de satisfaction au travail, ainsi que par des problèmes de santé et de stress. Pour les employeurs, les inconvénients sont, entre autres, le coût économique de l’absentéisme, les pertes liées à une diminution de la motivation et du rendement, la résistance à la mobilité et aux promotions, le roulement élevé de personnel, la difficulté d’attirer et de retenir un personnel qualifié, la formation insuffisante de la main-d’œuvre.

    Le conflit grandissant entre emploi et famille³ tient à des changements profonds qui surviennent à la fois dans la famille (chapitre 2), dans la composition de la main-d’œuvre et dans l’organisation du travail (chapitre 3). En ce qui concerne la famille, les changements se traduisent par une diminution du nombre d’enfants par foyer mais, par contre, par une prolongation fréquente de la période où les enfants restent (ou reviennent) au domicile familial, ainsi que par la nécessité pour de nombreux ménages de prendre en charge ou de fournir des soins à des parents vieillissants (Nogues et Tremblay, 2017a, b, c).

    En ce qui a trait à la main-d’œuvre, l’évolution la plus marquante est sans contredit l’arrivée des femmes sur le marché du travail et l’augmentation de leur activité en emploi au fil des ans (Tremblay, 2016). La nouvelle main-d’œuvre compte plus de femmes que jamais – de tous âges et à différentes époques de leur vie – et donc également plus de familles où les deux conjoints travaillent⁴. La population active compte aussi plus de femmes ayant des enfants en bas âge⁵ et qui sont sur le marché du travail, plus de familles monoparentales, et davantage de travailleurs et de travailleuses qui, en raison du vieillissement de la population et d’un mouvement de désinstitutionnalisation, doivent prodiguer des soins à des parents âgés ou à des personnes handicapées. Nous reviendrons avec des données plus détaillées sur ces thèmes dans les chapitres 2 et 3.

    Quant à la sphère du travail, elle se trouve elle aussi en pleine mutation. Les impératifs économiques actuels, qui se traduisent notamment par des critères de «juste-à-temps» et de production continue et intensive, incitent les employeurs à exiger toujours plus de flexibilité: flexibilité des statuts d’emploi, des coûts de main-d’œuvre, du temps de travail, etc.⁶ En pratique, cette exigence se traduit par une déstandardisation des emplois et des horaires de travail. Ce qui était rare dans les années 1950 et 1960 devient la règle dans nombre de milieux de travail: horaires irréguliers, imprévisibles, de soir, de nuit, de fin de semaine, durant les jours fériés, sur appel, à temps partiel, à domicile, en heures supplémentaires, et ainsi de suite. Quoique aujourd’hui, 63,2% des Québécois détiennent un emploi régulier ou standard comme un emploi à temps plein, permanent, du lundi au vendredi, de «9 à 5», occupé à l’extérieur de la maison, pour un employeur, un peu plus du tiers des Québécois occupent par contre un emploi atypique. En analysant les données de 1997 à 2017, nous constatons que de plus en plus de Québécois détiennent des emplois atypiques.

    Pour les employés assumant des responsabilités familiales et qui doivent, pour cette raison, planifier soigneusement leurs horaires en fonction des services de garde, de l’école, des rendez-vous chez le médecin, le dentiste ou autres, bref des soins et des courses, l’organisation de la vie quotidienne peut devenir dans ce contexte un véritable casse-tête. Au fur et à mesure que les femmes sont entrées sur le marché du travail et que les rôles entre hommes et femmes se sont redéfinis, les deux sphères sont devenues des vases communicants: la vie familiale encaisse les contrecoups des bouleversements qui surviennent dans le monde du travail et, inversement, le monde du travail subit de plus en plus directement les aléas qui déstabilisent la famille⁷.

    Nous prendrons en compte la dimension systémique ou sociale de l’articulation emploi-famille dans l’ensemble de cet ouvrage.

    Plus précisément, la première partie fait état des principaux éléments de contexte contribuant à accentuer le problème de l’articulation emploi-famille. En effet, si ce problème ne date pas d’hier, certains facteurs ont contribué à le rendre plus complexe au cours des dernières décennies.

    Les données montrent en effet que ce conflit tient à un ensemble de facteurs et non à une seule cause. Comme nous avons pu le constater dans nos recherches (Nogues et Tremblay, 2017a, b; Tremblay et Trottier, 2017; Tremblay, 2016b; Lazzari Dodeler et Tremblay, 2016; Tremblay, 2011b; Tremblay et Vaillancourt-Laflamme, 2003; Tremblay, 2003a, b, c), un ensemble de facteurs contribuent à accentuer les difficultés des parents et, en particulier, des mères:

    •les mutations en cours dans la famille et, notamment, l’accroissement du nombre de femmes en emploi et des familles monoparentales;

    •les transformations qui surviennent dans le monde du travail, particulièrement les horaires variables imposés par l’employeur, les horaires brisés, les horaires hors «9 à 5», et ainsi de suite;

    •l’accessibilité, le retard dans l’adaptation des services publics, ainsi que des politiques et des pratiques des entreprises, qui offrent peu de mesures de conciliation emploi-famille;

    •et, finalement, la faible participation de nombreux pères aux responsabilités parentales et aux tâches familiales, malgré un intérêt accru de leur part et la participation plus active de certains (Tremblay, 2003a).

    En ce qui concerne ce dernier point, notons que les statistiques fournissent un portrait de la moyenne et que la réalité est fort variée. En effet, si certains pères assument aujourd’hui pleinement leur rôle, d’autres laissent toutes les responsabilités et les tâches aux mères; c’est évidemment le cas des mères monoparentales, mais c’est aussi le cas de nombre de femmes dont les conjoints ont toujours une mentalité traditionnelle et qui participent peu, sinon pas du tout, aux responsabilités familiales.

    D’autres données, présentées ici, montrent comment l’aménagement du temps de travail peut contribuer à réduire les problèmes de conciliation des obligations familiales et professionnelles. Nos données de recherche (Tremblay et Vaillancourt-Laflamme, 2003; Tremblay, 2011b; 2003a, b) ont montré, en effet, que l’aménagement du temps de travail est la solution la plus recherchée par les parents. Par ailleurs, du côté des entreprises qui l’offrent, cette stratégie se révèle la plus appropriée, la plus efficace et la moins coûteuse pour réduire la tension des parents qui doivent concilier emploi et famille (Tremblay 2011b, 2010e, 2003b).

    Plus loin dans cet ouvrage, nous exposerons les divers modèles nationaux d’articulation à partir d’une comparaison internationale, puis la situation du Québec.

    La solution au problème de l’articulation emploi-famille, rappelons-le, ne saurait reposer sur une stratégie unique. Les besoins des parents varient selon le type de famille et le genre d’emploi qu’ils occupent, mais ils fluctuent aussi dans le temps, ce que l’on a tendance à négliger. En effet, la variable la plus importante pour expliquer la réduction des problèmes de conciliation emploi-famille est l’âge des enfants: plus ils avancent en âge, moins le conflit est important, comme l’a montré l’analyse statistique que nous avons faite à partir de nos données (Tremblay, 2004c, d). L’aménagement du temps de travail constitue certes une partie de la solution, surtout en ce qui concerne l’appui que les entreprises peuvent apporter aux parents, car cette flexibilité des temps de travail peut avoir un impact quotidien. Cependant, la diminution des tensions qu’engendre la conciliation emploi-famille exige aussi la mise en œuvre d’autres moyens, notamment de mesures institutionnelles, comme nous allons le voir.

    UNE RELATION D’INTERDÉPENDANCE ENTRE LA FAMILLE ET LE TRAVAIL

    Les conceptions et les pratiques actuelles de gestion, ainsi que les politiques publiques, supposent souvent que l’emploi et la famille sont deux domaines distincts n’ayant pas d’influence l’un sur l’autre⁸. Or il existe une interdépendance étroite entre ces domaines. Ignorer ou nier ce lien contribue en soi à reproduire et à aggraver le conflit emploi-famille⁹. Dans l’analyse de ce conflit comme dans la recherche des stratégies de conciliation, il importe de considérer ensemble, en relation l’un avec l’autre, le domaine de l’emploi et celui de la famille.

    Une relation qui ne date pas d’hier

    La relation d’interdépendance¹⁰ entre emploi et famille apparaît évidente dans le cas des entreprises de type familial, qui prédominaient avant l’ère du salariat. Dans le secteur de l’activité agricole, dans l’échoppe artisanale ou le petit magasin, par exemple, tous les membres de la famille sont associés et participent directement ou indirectement à la tâche, souvent dès leur plus jeune âge. La prospérité, ou la précarité, de l’entreprise rejaillit directement sur les conditions de vie de chacun. Entre la vie de travail et la vie de famille, il n’y a pas non plus de véritable distinction. Le travail des champs ou celui de la boutique commande des allers et retours constants d’un domaine à l’autre. Il est vrai que cette superposition des domaines d’activité est parfois plus théorique que réelle: on peut se demander si, de fait, les parents sont réellement attentifs aux enfants quand ils sont absorbés dans la cueillette des fruits, dans un travail artisanal délicat ou dans l’accueil d’un client – cette difficulté persiste de nos jours chez les agriculteurs et les petits commerçants; comme tout le monde, ils ont besoin d’être relayés par des services de garde ou d’éducation pour s’occuper de leurs enfants en dehors des horaires scolaires.

    Avec l’avènement du salariat, tout se passe comme si ce lien étroit qui prévalait entre travail et famille se rompait. L’espace du travail et celui de la famille se séparent progressivement et, souvent, s’éloignent beaucoup l’un de l’autre, au point où le travail finit par se dérouler hors du regard des membres de la famille. Il n’est pas rare que les enfants d’aujourd’hui ignorent tout à fait en quoi consiste le travail concret de leur père ou de leur mère: ils sont «à l’usine» ou «au bureau», mais que font-ils au juste là-bas? Le lien entre le salaire perçu par le travailleur ou la travailleuse et les bénéfices réels de l’entreprise a tendance par ailleurs à se relâcher. Le temps se fractionne également de façon plus rigide: la répartition entre les heures de travail et les heures de retour au foyer échappe le plus souvent au libre choix du salarié. Enfin, les collègues de travail, sauf dans les petites entreprises conviviales ou les groupes restreints, ne connaissent rien de leur vie de famille réciproque, tandis que les membres de la famille n’ont jamais vu le visage du patron ou des collaborateurs du père ou de la mère (Pitrou, 1990).

    Pourtant, même si le travail rémunéré et la famille constituent de nos jours des mondes distincts, on peut sentir au quotidien combien les deux mondes demeurent interdépendants. L’employeur ou le superviseur à qui une de ses salariées annonce sa prochaine maternité en sait quelque chose; il en va de même pour le salarié mis au chômage, qui perd de ce fait les revenus nécessaires au bien-être de sa famille. Comme le résume Pitrou¹¹:

    Entreprise et famille ne peuvent s’ignorer: l’une fournit aux personnes les ressources qui leur permettent l’autonomie économique sous réserve qu’elles apportent leur travail et acceptent les contraintes qui en découlent. L’autre fournit en permanence au système économique ses producteurs et ses consommateurs, en les re-produisant au sens biologique et éducatif du terme, et en assurant jour après jour l’entretien de ceux et celles qui sont au travail (1990: 158).

    Or la contribution de la famille à la sphère de l’économie n’est pas reconnue au même titre que la contribution de l’économie à la famille. On trouve «normal» que la vie familiale se plie aux contraintes de la vie professionnelle, mais on est porté à oublier ou à nier les limites qu’imposent les nécessités familiales aux conditions d’exercice du travail. La dépendance du salarié à l’égard de son gagne-pain est couramment admise, mais le nécessaire soutien logistique assuré par la famille aux entreprises est passé sous silence. Cette perception, liée manifestement à la survalorisation actuelle des activités marchandes par rapport aux activités non marchandes (au travail par rapport à la famille), devient particulièrement insidieuse dans un contexte où les conditions objectives donnent lieu à une intensification du conflit emploi-famille, comme c’est le cas à présent. Pareille perception finit en réalité par faire partie du problème de la conciliation emploi-famille, dans la mesure où elle empêche les adaptations nécessaires de se réaliser.

    Cela dit, l’histoire des luttes syndicales fournit, dans tous les pays, nombre d’exemples montrant comment les salariés ont tenté d’obtenir, de la part des employeurs, les moyens de mener une vie familiale plus équilibrée: diminution des horaires de travail, conquête des vacances, congés permettant de faire face aux événements de la vie familiale (naissances, maladies ou décès, déménagement, etc.). Selon des conditions variant d’un pays à l’autre, les travailleurs ont obtenu au fil du temps des aménagements plus ou moins importants de leurs conditions de vie familiale au moyen, par exemple, des allocations familiales, des congés de maternité, de certaines réglementations touchant les horaires de travail, et ainsi de suite. Selon des modalités qui varient encore une fois d’un pays à l’autre, une grande partie de ces aménagements relèvent plus de la politique sociale et familiale de l’État (ou des niveaux provincial ou municipal) que des politiques ou pratiques d’entreprise.

    Une relation plus conflictuelle que jamais

    La relation entre emploi et famille n’est donc pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est que cette relation soit à présent plus conflictuelle que jamais.

    Pourquoi? Il serait réducteur de vouloir attribuer l’origine du conflit emploi-famille à une seule cause. Les difficultés d’articulation entre l’emploi et la famille s’expliquent plutôt par plusieurs facteurs plus ou moins reliés les uns aux autres. Ces facteurs sont analysés en détail dans d’autres parties de l’ouvrage, mais ils renvoient à l’insuffisance des mesures institutionnelles, des moyens offerts par les entreprises et, dans certains cas, à la faible participation des pères; voilà autant de facteurs qui s’inscrivent dans un contexte de changements dans la famille et dans le monde du travail pour rendre la situation plus complexe et auxquels nous reviendrons dans les chapitres ultérieurs.

    Une relation mise en évidence surtout par l’entrée des femmes sur le marché du travail

    Ce n’est pas un hasard si, dans plusieurs pays occidentaux industrialisés (avec des rythmes variant d’un pays à l’autre), la relation famille-emploi a suscité un intérêt grandissant et si elle est devenue un objet d’étude vers le début des années 1970. Cette période correspond à une accélération de l’entrée des femmes sur le marché du travail, évolution qui a conduit à remettre en question la division traditionnelle des rôles entre les sexes et qui, par le fait même, a forcé la reconsidération des anciens modes d’articulation entre la sphère professionnelle et la sphère familiale. De fait, c’est à l’initiative des études féministes que la relation emploi-famille est devenue un objet d’étude, bien que cet objet suscite actuellement un intérêt grandissant du côté des études en relations industrielles et en sciences de la gestion¹².

    L’entrée des femmes sur le marché du travail n’a donc pas produit un lien nouveau entre travail et famille, elle a simplement révélé ce lien au grand jour. Pitrou résume cette idée comme suit:

    Il semble que l’irruption en force des femmes mariées dans l’activité économique ait été le «révélateur» de cette interdépendance entre ces domaines de la vie. C’est à propos des femmes que l’on a commencé à poser cette question, sous la forme sommaire: comment «concilier» la vie de famille et la vie de travail? (1990: 159)

    On pourrait aller un peu plus loin et dire que l’entrée des femmes sur le marché du travail a contribué non seulement à révéler le lien emploi-famille, mais également à le modifier.

    Tant et aussi longtemps que la famille a été considérée comme l’univers des femmes et de la production domestique, non reconnue économiquement, et que la vie professionnelle assimilée au travail a été associée à l’univers des hommes et de la production économique, les sphères de la famille et du travail rémunéré sont restées relativement indépendantes l’une de l’autre. Ou, plutôt, on a eu l’impression que les deux mondes étaient séparés.

    Pour illustrer la relation emploi-famille du point de vue particulier de la situation des femmes, nous pouvons faire référence à des situations particulières vécues par des parents que nous avons interviewés dans le cadre de nos recherches. Ainsi, la situation de deux agents de police, une femme et un homme, travaillant selon des horaires variables, semble se traduire par un partage assez équitable des tâches et responsabilités (Tremblay, 2003b). Par contre, un policier plus âgé a toujours bénéficié du soutien à plein temps d’une femme à la maison pour pouvoir progresser dans sa carrière. Nombre de jeunes policières indiquent que l’absence d’un tel soutien les incite à rechercher des horaires réguliers de jour, des postes dans l’administration, qui ne font pas partie de l’échelle de promotion. C’est d’autant plus le cas si leur conjoint travaille selon des horaires variables. On note ainsi que la construction de la relation familiale et celle de la relation d’emploi s’imbriquent étroitement. La division familiale du travail est plus ou moins égalitaire selon les responsabilités professionnelles des deux conjoints, et l’entreprise profite aussi parfois de cette division, comme l’a montré Barrère-Maurisson (1992a).

    Une relation fondée sur les rapports sociaux de sexe

    Les rapports sociaux de sexe constituent une notion importante à considérer lorsqu’on s’intéresse à l’articulation emploi-famille puisqu’elle met l’accent sur la dimension sociale de la construction des rôles sexués, par opposition à la dimension biologique de la différence de sexe¹³ (Hantrais et Letablier, 1996). La division sexuelle du travail est un enjeu des rapports sociaux de sexe (Hirata, 1997). Les rapports sociaux de sexe sont en l’occurrence des rapports inégalitaires, hiérarchisés, asymétriques ou antagoniques, entre deux catégories de sexe socialement construites (Hirata, 1997) ou, en d’autres mots, ils renvoient au fait que les hommes et les femmes se trouvent dans des rapports inégalitaires, hiérarchisés, parfois antagoniques.

    Bien sûr, ces rapports entre hommes et femmes évoluent, comme nous avons pu le constater (Tremblay, 2003a, b). En effet, dans plusieurs milieux de travail, mais surtout dans les cas où les deux conjoints occupent des postes de niveau semblable (deux professionnels par exemple), on voit poindre de nouveaux modèles de couples, de nouvelles identités au travail et hors travail, un engagement plus grand des hommes dans le travail domestique (Tremblay, 2003a). L’identité des femmes au travail et leur relation par rapport au travail domestique évoluent, tout comme se transforme le rapport des hommes avec les enfants, avec les tâches et les responsabilités familiales. On note toutefois que les hommes s’occupent davantage des enfants, en ce qui a trait aux loisirs surtout, mais que ce n’est pas le cas pour les tâches domestiques; c’est ce que montrent les statistiques disponibles (Enquête sociale générale 2015) mais aussi certaines entrevues que nous avons réalisées (Tremblay et Lazzari Dodeler, 2017a, 2015; Tremblay, 2003a, b).

    Une relation à comprendre comme un objet d’étude en soi

    Pour expliquer la relation entre les situations familiale et professionnelle, on a l’habitude de partir soit du travail, soit de la famille, en supposant que l’un détermine entièrement l’autre. Dans le premier cas, les effets de l’activité professionnelle sur la vie familiale sont étudiés. Dans le second cas, on s’attache au contraire à mettre en lumière les effets de la structure familiale sur la participation au travail.

    Ces deux perspectives sont insuffisantes. Puisqu’il s’agit, entre famille et emploi, d’une relation d’interdépendance, puisque les deux réalités sont imbriquées indissociablement l’une dans l’autre, il est plus juste de parler d’influence réciproque pour décrire la relation qui prévaut entre celles-ci, que d’évoquer un déterminisme, c’est-à-dire une relation unilatérale de cause à effet entre les deux domaines.

    Mieux encore: au lieu de chercher à décrire les influences d’une sphère sur l’autre, une démarche adéquate consiste à centrer l’attention sur la relation emploi-famille comprise pour elle-même, autrement dit

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