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L'Iris du Luxembourg: Roman
L'Iris du Luxembourg: Roman
L'Iris du Luxembourg: Roman
Livre électronique433 pages7 heures

L'Iris du Luxembourg: Roman

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À propos de ce livre électronique

Peut-on réellement devenir prêtre et mener une vie d'aventures, de jeu et de plaisirs avec les femmes ? La vie de Jean-Charles s'annonce pleine de surprises.

Quand on aime les femmes, le jeu, la poésie et qu’on rêve d’aventures et d’horizons lointains, peut-on raisonnablement envisager de devenir prêtre ? C’est en tout cas ce que semble croire la mère de Jean-Charles, qui refuse de voir que les penchants de son fils ne sont pas compatibles avec ses desseins pour lui. Véritable dilemme pour le jeune homme... Pourtant, avant la fin de ce bel été qui s'ouvre devant lui, il aura fui son envoûtante Corse natale. Pour Paris d’abord, où il fréquentera aussi bien les cabarets enflammés de Montmartre que les salons mondains. Puis, carte de presse en poche, il s'embarquera vers une autre île, à l’autre bout du monde, dans les Antilles espagnoles, où il abordera en pleine guerre hispano-américaine.

Ce roman, inspiré de la vie de Jean-Charles, un de ces fameux « oncles d’Amérique » dont la tradition familiale a continué à perpétuer l’histoire, est une plongée extraordinaire dans le quotidien, les passions et les combats de ces aventuriers, mais également dans les événements d’une époque, dont l'auteur restitue le climat avec une sagacité et une justesse percutantes.

EXTRAIT

Jean-Charles était arrivé à Paris au début de l’année 1887, et lui qui n’avait jusque-là connu que les cieux cléments de la Corse et de l’Italie avait aussitôt souffert du froid intense qui régnait dans la capitale en cette période de l’année. Il avait emménagé dans un appartement situé à quelques minutes à peine du domicile de la famille Vauban, dans le quartier Saint-Michel.
Dès le lendemain de son arrivée, son futur employeur, considérant qu’une période d’adaptation était nécessaire avant de le mettre sérieusement au travail, lui avait octroyé quelques jours de liberté, pour lui permettre d’une part de s’installer mais aussi de découvrir cette ville qui allait devenir son nouveau cadre de vie et prendre ainsi le temps de se familiariser avec elle.
Au gré de ses errances aventureuses, dans ce Paris encore inconnu, le jeune provincial avait tout de suite été séduit par les ruelles pavées et étroites de certains de ses vieux quartiers médiévaux et l’atmosphère si particulière qui s’y attachait. Mais par-dessus tout c’était la cathédrale Notre-Dame, ce fabuleux témoignage de la foi ardente du peuple de Paris au Moyen Âge qui d’emblée avait suscité chez lui l’émotion la plus grande. Totalement admiratif, il ne se lassait pas d’apprécier la façon dont les maîtres d’œuvre étaient parvenus, par un subtil mariage de l’art et de la technique, à s’affranchir des lois de la pesanteur et de l’opacité, pour aboutir à ce monument de jaillissement et de lumière.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur de français, documentaliste, passionnée par les lettres, spécialité qu'elle a étudiée jusqu'à l'obtention de son DEA, Marilou Constant est originaire de Corse, elle travaille et réside toujours sur l'île. Très attachée à la famille, elle a eu un plaisir fou en découvrant l'existence de Jean-Charles, ce lointain ancêtre, dont la vie équivaut à un roman !
À la légende transmise oralement sont venus s’ajouter des supports plus concrets, tels que des extraits de son journal, de ses cahiers de séminariste, des feuillets regroupant poèmes et nouvelles, des ébauches d’articles de journaux et des photographies. Autant d’éléments qui lui ont permis de dessiner une sensibilité et une personnalité particulière.
Cependant si beaucoup de faits sont rigoureusement exacts, le lecteur trouvera aussi quelques paris que l'auteur a dû faire quand elle manquait de certitudes, étant parfois obligée de spéculer et de mêler au récit une part d’imaginaire, en recourant à des hypothèses et à des choix en adéquation avec ce qu'elle avait cru saisir du personnage, de sa sensibilité et de son état d’esprit.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie5 mars 2019
ISBN9782848867663
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    Aperçu du livre

    L'Iris du Luxembourg - Marilou Constant

    PageTitreIris.jpg

    À Jean-Charles ;

    À Charles et Hélène

    PREMIÈRE PARTIE

    Du haut des remparts de Montalti, dominant du regard la vallée et la plaine, Jean-Charles observait distraitement le soleil auréolé d’un camaïeu de rose, de mauve et de jaune, en train de se fondre à l’horizon. En temps ordinaire, son âme d’artiste n’aurait pas manqué d’apprécier la beauté de ce spectacle, tout en remarquant aussi plus prosaïquement que le rose dominant augurait très certainement de libecciu pour le lendemain. Mais ce soir, il voyait, plus qu’il ne regardait, et la splendeur de ce paysage servait uniquement de toile de fond aux pensées qui l’habitaient.

    Au loin, la mer avait fini d’engloutir le soleil ; à ses pieds, le village allait s’endormir, tandis que bientôt une fraîcheur bienfaisante ferait place à la chaleur torride de cette fin de journée estivale. Car, ici, sur les hauteurs, si les journées étaient aussi lourdes que dans la plaine, les nuits étaient cependant bien meilleures.

    Assis sur un muret de pierres sèches, qui restituaient agréablement la chaleur accumulée durant tout le jour, balançant ses jambes dans le vide, un brin de fenouil entre les dents, le jeune homme apercevait, en contrebas, le hameau de Montalti qui se détachait au milieu des chênes et des châtaigniers. La maison familiale, à elle seule, était presque aussi importante que toutes les autres habitations du hameau réunies. Elle n’offrait cependant rien d’ostentatoire. Une grande bâtisse de pierres sèches, construite sur trois étages. Le rez-de-chaussée s’ouvrait de plain-pied sur le parc, dont on distinguait le bouquet verdoyant des arbres. Et de son aspect sobre et massif se dégageait une impression de sécurité et de respectabilité.

    Les vacances le ramenaient dans son village natal, au sein du foyer paternel. Ce n’était qu’après avoir mené des études au séminaire d’Ajaccio qu’il avait entrepris de parfaire son savoir pendant deux ans à Rome, y suivant des cours de littérature et de théologie. Il connaissait le grec, le latin, parlait l’anglais et l’italien. Mais qu’allait-il faire à présent ? Il soupira en songeant qu’il lui faudrait à l’issue de ces vacances renoncer à l’insouciance de l’adolescence pour entrer dans une vie d’homme. C’est-à-dire assumer des responsabilités, faire des sacrifices. Seulement la poésie était sa vie. Et dans sa famille, malheureusement, on ne considérait cette passion ardente que comme un doux et fantasque amusement, un égarement de l’adolescence, sans conséquence. En un mot comme en cent, on ne prenait pas cela au sérieux. Il n’ignorait pas que de tout temps sa mère avait formé pour lui des rêves d’or sur sa vocation. Et alors même qu’il n’était encore qu’un enfant, elle se plaisait à dire qu’elle pouvait lire dans son regard si doux que, se vouant au culte de l’autel, son fils un jour chanterait son hymne à l’immortel. Tel était son louable désir, songeait-il, assis sur son muret, mais lui préférait la muse.

    Il se donnait jusqu’à l’automne pour arrêter un choix définitif, choix qui, il le mesurait parfaitement, engagerait le reste de sa vie. Mais ce vague et tenace sentiment de culpabilité, qui depuis quelque temps déjà l’habitait, ne signifiait-il pas qu’au fond de lui sa décision était déjà prise ? Et que ce qu’il retardait, c’était seulement le moment où enfin il devrait en faire part aux siens. Il blesserait alors, inévitablement, celles qui l’aimaient et comptaient sur lui. Mais sa vie et son bonheur en dépendaient. Devrait-il donc se sacrifier pour répondre à des ambitions et des espérances qui n’étaient pas les siennes ?

    Bien sûr, il avait toujours été pour lui évident que la poursuite d’études au petit puis au grand séminaire ne représentait rien de significatif en soi. En effet, nombre de jeunes gens de bonne famille y continuaient leur éducation puis reprenaient les affaires paternelles. C’était simplement pour eux le moyen d’obtenir une culture satisfaisante sans être obligés de s’expatrier à Rome ou à Paris. Par ailleurs, les deux années passées dans la ville éternelle à parfaire ses connaissances ne correspondaient qu’à un besoin de dépaysement. Mais sa mère avait persisté à n’y voir que la concrétisation de l’espoir qui mènerait un jour ou l’autre son fils à devenir un ministre de Dieu. Et lui-même, s’il n’avait jamais rien fait pour la confirmer dans cette certitude, n’avait jamais tenté, non plus, de l’en détourner. Mais aujourd’hui d’autres rêves l’habitaient, absolument incompatibles avec ceux de sa mère. L’amour secret qu’il portait à sa cousine Madeleine était déjà un obstacle majeur à lui tout seul, et non des moindres ! En outre, l’univers qui était le sien lui semblait de plus en plus étriqué et il souhaitait ardemment en repousser les limites. Ainsi, le soir, assis à sa table de travail, éclairée par la lueur vacillante d’une chandelle, regardait-il, comme envoûté, le vaste planisphère étalé sous ses yeux. Celui-ci servait de support à ses rêves de destinations lointaines et mystérieuses. Il cherchait dans la représentation de ces continents et de ces mers un signe qui lui apporterait la révélation du sens de sa vie. Traverser les océans et aller voir ailleurs, vers ce monde nouveau où tout devait être possible. Et peut-être trouver le remède à ce tenace et confus sentiment d’insatisfaction permanente qui sans cesse le taraudait et que son amour de Dieu et sa foi profonde n’étaient plus en mesure de combler.

    L’angélus qui sonnait au loin le ramena à la réalité en le sortant de sa rêverie. Il ne s’agissait pas d’être en retard ! Il ne souhaitait pas faire attendre sa mère et ses sœurs. D’autant plus que ce soir ses cousines étaient invitées à dîner. À cette pensée, son cœur s’emballa. Il allait enfin revoir Madeleine. Madeleine pour laquelle il nourrissait depuis toujours les plus tendres sentiments. Sans attendre davantage, il s’arracha à son état méditatif, en se levant d’un bond, saisissant prestement le recueil de poésies de Musset posé sur les pierres sèches. Puis fermement décidé à ne plus penser qu’à la douce perspective de la soirée qui s’annonçait, remettant à une autre fois les réflexions et les décisions concernant son avenir, il dévala à toute allure le sentier caillouteux menant au hameau.

    Le repas avait été servi dans la salle à manger dont les portes-fenêtres, qui s’ouvraient largement sur le jardin, permettaient de profiter agréablement de la fraîcheur du soir. La grande table ovale, dressée pour les convives, était recouverte d’une nappe blanche finement ouvragée, dont les nombreux jours délicatement brodés laissaient apparaître, par endroit, le tissu aux reflets chatoyants d’une sous-nappe de moire, couleur violette. D’antiques chandeliers en vermeil, aux multiples branches, artistiquement ciselés et incrustés d’améthystes, ornaient les deux extrémités de la table. Les services de porcelaine, les verres de cristal et les couverts d’argent, en mêlant délicatement leurs feux sous la lueur dansante des petites flammes des bougies, conféraient à la pièce une atmosphère quelque peu féerique. Ce traditionnel repas familial n’offrait cependant rien de très particulier, dans la mesure où il ne variait pas vraiment de l’ordinaire. Copieux, mais sans véritable recherche, il ne s’assimilait pas réellement à un repas de fête. Cependant cette soirée resterait à jamais gravée parmi les plus doux souvenirs de Jean-Charles. Et par la suite, quand il serait très loin, chaque fois qu’il repenserait à sa famille, c’est l’image de cette soirée-là et de la douce harmonie qui s’en dégageait qui s’imposerait à sa mémoire. Car ce dîner, pour le jeune homme, avait effectivement quelque chose d’exceptionnel. Dans le secret de son cœur, il le considérait comme le repas consacrant symboliquement ses fiançailles avec Madeleine, puisqu’il correspondait à la première réunion familiale qui en quelque sorte ratifiait sa décision d’épouser sa cousine. Et, à partir de ce soir, il la tenait, d’ores et déjà, pour sa promise. Le fait qu’elle ignorait encore l’importante décision qu’il avait prise ne constituait aucunement un problème, car il ne doutait pas un seul instant qu’elle pût ne pas répondre favorablement à sa demande. Ne s’aimaient-ils pas depuis leur plus tendre enfance ? Et ce doux sentiment fraternel qui les unissait s’était tout naturellement mué, au fil du temps, en un amour sincère. Il avait pu en avoir la confirmation cet hiver, pendant les fêtes de Noël quand, durant les longues soirées, se tenant un peu en retrait des autres, il lui lisait à voix basse des poèmes de Musset, son maître en poésie, tandis que leurs mains se frôlaient sous la table et que leurs doigts se mêlaient et se retenaient. Quels liens ténus se tissaient alors jour après jour, en cachette de leur famille ignorante, dans le secret de leurs cœurs !

    Comme il lui tardait, à l’évocation de ces tendres souvenirs, de se retrouver enfin seul avec elle, assis côte à côte sur le banc, dans la quasi-obscurité complice du jardin, ravis aux regards indiscrets ! Mais ce repas lui semblait ne plus devoir finir ! Au traditionnel prizuttu, jambon cru spécifiquement corse, accompagné d’épaisses tranches de melon, avaient succédé des beignets de fleurs de courgettes, des lasagnes et un gigot d’agneau. Enfin du fromage accompagné de confiture de figues en annonçait la conclusion. Jean-Charles avait à peine goûté les différents plats, totalement perdu dans la silencieuse admiration de sa cousine qui se trouvait de l’autre côté de la table. Il avait remarqué qu’elle aussi, fidèle à l’habitude qui était sienne depuis l’enfance, picorait plus qu’elle ne mangeait. Et il voulait croire que, ce soir, son manque d’appétit était davantage imputable au trouble qui devait également l’habiter qu’à sa nature. De temps en temps, elle lui lançait un petit regard de côté, et le gratifiait d’un sourire malicieux qui colorait immanquablement de rose son charmant visage de porcelaine où brillaient deux grands yeux bleus à l’expression pure et comme sans cesse étonnée. Lui-même sentait alors soudain battre son cœur plus vite tandis que son estomac se nouait. Il la contemplait avec dévotion, n’ayant garde d’éveiller la méfiance des siens qui étaient bien trop absorbés par leurs discussions pour accorder le moindre intérêt aux deux jeunes gens.

    Enfin les convives quittèrent la salle à manger pour s’installer dans le jardin, sous la tonnelle odorante recouverte de glycines, où la mère de Jean-Charles se plaisait en été, après le repas, à faire servir le café et les liqueurs accompagnés de tranches de cédrats confits et de frappe.

    Et là, à l’extérieur, la magie commençait. La flamme timide et vacillante des photophores dispensait une lueur douce et hésitante beaucoup plus intime qu’à l’intérieur de la maison et qui permettait une proximité plus grande, propice à un silencieux échange amoureux. Madeleine s’était installée tout près de lui, sur le large banc en pierre situé sous les branches protectrices du vieil olivier centenaire. Elle avait recouvert, en un geste gracieux, ses frêles épaules d’un ample châle de dentelle et tous deux écoutaient les bruits de la nuit au milieu du brouhaha des conversations. Ils communiaient en silence, dans le chant des cigales, le hululement d’une chouette au loin, et le doux bruissement de la brise légère qui taquinait les feuilles d’oliviers au-dessus de leurs têtes et véhiculait les suaves effluves des glycines et des jasmins en fleurs. Seule la lune à son dernier quartier et quelques petits lampions éclairaient cette scène familiale, où se jouaient les notes tendres d’un amour adolescent, tandis que l’ombre complice dissimulait pudiquement ce qui devait demeurer secret. Il laissa glisser sa main sur la pierre tiède jusqu’à celle de la jeune fille qu’il devinait posée sur le banc à côté d’elle, et la saisit amoureusement dans le noir. Elle ne la retira pas. Des papillons de nuit et des insectes divers venaient se griller à la flamme des bougies, attirés par la chaleur et la lueur vive, inconscients du danger. Seuls au monde, les amoureux observaient le ciel d’été, y cherchant une étoile filante qui réaliserait leur vœu le plus cher. Et il y avait fort à parier qu’à cet instant précis il s’agissait du même.

    Jean-Charles avait bien vite renoué avec le rythme des longues journées estivales. Leur déroulement semblait immuable et cette régularité même lui procurait un indicible sentiment de stabilité et de sécurité. Mais, curieusement, il ne parvenait cependant pas à retrouver le climat d’insouciance qui avait bercé son enfance et son adolescence. Il percevait confusément que quelque chose d’essentiel avait à jamais disparu, comme définitivement emporté sur les ailes du temps… Souvent, il se levait aux aurores et prenait à cheval le chemin de la serra, pour se rendre là où, sur les vastes étendues situées en montagne et d’accès difficile, on cultivait le blé. Les terres localisées en plaine, mieux exposées, étaient réservées à l’exploitation de l’olivier.

    Dès son arrivée, il jouait au propriétaire terrien, reproduisant les gestes, tant de fois observés chez son père, ou chez ses oncles, feignant de s’intéresser aux travaux des champs, posant des questions qu’il espérait être pertinentes à son régisseur, et donnant des ordres. Le cas échéant, il ne rechignait pas au labeur, n’hésitant pas à retrousser ses manches et à se joindre à ses employés, travaillant à leurs côtés et transpirant autant qu’eux. Mais ce qui l’attirait par-dessus tout sur le plateau, c’était le spectacle incomparable qui s’offrait à la vue. Car de cet endroit exceptionnel, on découvrait la mer des deux côtés. À l’orient, la Tyrrhénienne baignait Bastia, tandis que la Méditerranée du côté occidental bordait la côte plus accidentée où se lovait Saint-Florent dans son mystérieux écrin de rochers.

    Avant midi, il rejoignait le village, où sa mère et ses sœurs attendaient quasi religieusement son retour pour passer à table. Après une courte sieste dans la fraîcheur bienfaisante de la chambre aux volets clos, il rendait visite, vers le milieu de l’après-midi, à ses cousines de Saint-Florent ; ce qui était pour lui l’occasion de rencontrer Madeleine. Elle hantait ses pensées depuis leurs retrouvailles et, pour elle, il avait entrepris d’écrire un recueil de poèmes, la nuit à la lueur dansante des bougies ; le léger souffle parfumé du maquis lui apportait, par la fenêtre ouverte sur le ciel étoilé, ses effluves mystérieux mêlant le myrte, le ciste et l’immortelle à la menthe poivrée, qui croissait en abondance aux bords du ruisseau courant sous les fenêtres de sa chambre et dont le doux murmure berçait son sommeil. Ainsi donc, tout dans la magie de la nuit méditerranéenne semblait inciter à la poésie et à… l’amour, constituant pour l’artiste une source d’inspiration infinie.

    Mais il dut bientôt renoncer à ses visites quotidiennes, car dès la fin de la première semaine de juillet, sa tante, constatant que la chaleur devenait vraiment trop accablante à Saint-Florent, décida de prendre ses quartiers d’été dans la Castagniccia, région montagneuse du centre dont elle était originaire et qui, ainsi que son nom l’indiquait, était le grenier à châtaignes de la Corse. Ses filles la suivirent. Madeleine promit cependant à son cousin de lui écrire régulièrement jusqu’à son retour prévu vers le début du mois de septembre. Le jour venu, il assista à leur départ, regardant avec tristesse le cabriolet familial s’effacer dans le lointain.

    Par une chaude matinée de la mi-juillet, s’auréolant d’un nuage poudreux, la calèche de l’oncle chanoine gravit la route caillouteuse qui menait à Montalti et s’arrêta sur la place de l’église. Le cocher l’aida respectueusement à s’extraire de la voiture, alors que les quelques villageois qui prenaient le frais sous les châtaigniers à proximité de la fontaine s’approchaient déjà pour venir le saluer. Le saint homme avait gardé une tendresse particulière pour ce lieu perché sur les hauteurs et amoureusement niché dans son riche écrin végétal, qui l’avait vu naître, et dont il connaissait chaque habitant en particulier. Après avoir échangé quelques mots avec toutes les personnes présentes et confié le cheval et le véhicule aux bons soins du cocher, il se dirigea enfin vers la maison de sa belle-sœur qui, déjà avertie de son arrivée par la diligence de Maria, la bonne, l’attendait sur le pas de la porte. Il la devinait en proie à l’anxiété, car sans doute craignait-elle que cette visite inopinée, au milieu de la semaine, ne présageât quelque malheur. Ainsi afficha-t-il aussitôt le sourire bon enfant qui le caractérisait et qui, en illuminant sa face rougie par la chaleur, la rassura immédiatement. Il saisit dans les siennes les mains blanches et délicates de la veuve de son regretté frère et l’embrassa affectueusement. Puis, devançant ses questions, il se hâta de la tranquilliser :

    — Rassurez-vous, mon amie, c’est une bonne nouvelle que je vous apporte. Mais je souhaiterais vous en entretenir seul à seule.

    Sur cette requête, quelque peu énigmatique, ils pénétrèrent dans le vestibule baigné d’une apaisante fraîcheur. Sa belle-sœur le précéda dans le petit salon, pièce beaucoup plus intime que le grand, plutôt réservé à la réception des étrangers. Mais elle en ressortit aussitôt, le laissant seul pour aller demander à Maria de leur apporter à boire.

    L’oncle chanoine s’installa sur le sofa qui faisait face aux deux portes-fenêtres dont les volets à demi clos filtraient les rayons du soleil, ne laissant entrer dans la pièce qu’une lumière tamisée. Il appréciait à sa juste valeur l’atmosphère agréable du lieu qui donnait de plain-pied sur le jardin et qui bénéficiait de l’ombre bienfaisante que diffusaient les longues branches feuillues des deux grands tilleuls qui s’épanouissaient jusqu’aux portes. Dans cette pièce, aux vertus apaisantes, il oubliait les désagréments du voyage en cabriolet, sur une route cahotante, par une chaleur caniculaire. Il n’avait cependant pas hésité à accomplir la dizaine de kilomètres qui séparait Saint-Florent de Montalti, tant il était persuadé que la nouvelle qu’il apportait à sa chère belle-sœur ne pouvait attendre. Il avait eu soin de prendre la route de bonne heure dès la fin de la première messe, et il s’en félicitait à présent, car alors que le soleil n’était pas encore à son zénith, la chaleur était déjà insoutenable. Il passerait la journée ici, et ne rentrerait qu’à la nuit tombante. D’ailleurs il prévoyait bien que tout ce laps de temps ne serait pas de trop pour répondre aux multiples questions que ne manquerait pas de lui poser Magdalena dès qu’elle connaîtrait le motif de sa visite.

    Perdu dans ses pensées, il savourait en même temps les plaisirs purement terrestres procurés par la fraîcheur salutaire qui baignait la pièce, quand la maîtresse des lieux, suivie de Maria qui portait un lourd plateau chargé de verres et de carafes, pénétra dans le petit salon. Elle prit place dans le fauteuil qui faisait face au sofa sur lequel était installé l’ecclésiastique, tandis que la servante versait dans de grands verres du jus de citron sucré et coupé de l’eau pure de la source qui coulait dans le jardin à proximité des cuisines. Le chanoine se délecta en silence, les yeux mi-clos, de cette boisson désaltérante ; puis une fois que la servante eut refermé la porte derrière elle, il se décida enfin, sans plus tergiverser, à exposer à une belle-sœur qu’il devinait impatiente, sous des dehors toutefois impassibles, l’objet de sa venue. Et il entra, sans plus de préambule, dans le vif du sujet :

    — Je suis chargé de vous transmettre une proposition de mariage concernant l’aînée de vos filles. Il est bien sûr évident que je n’aurais en aucun cas accepté de jouer le rôle de truchement en ce domaine si je n’étais absolument convaincu de l’honnêteté et de la respectabilité de la famille dont elle émane.

    Dans l’attente d’une réaction de sa belle-sœur, il ne manqua pas de ménager une brève pause, mais voyant que d’un léger signe de la tête, elle l’invitait à continuer, il reprit :

    — Il s’agit d’une famille honorablement connue dans la région, mais dont cependant la fortune est, il est vrai, relativement récente. J’en conviens, mais elle n’en est pas moins, pour autant, solidement établie. Le père du jeune homme concerné possède plusieurs dizaines d’hectares de bonne terre, plantée de vignes et d’oliviers et de nombreux autres arbres fruitiers. En outre, et cela est tout à son honneur, il a su se montrer particulièrement audacieux, puisqu’il a été le premier, dans la région, à se lancer dans la culture du cédrat, et ma foi, cette audace a été payante puisqu’elle est à l’origine de leur fortune. De plus, il n’est pas négligeable de préciser que c’est à Antoine, qui prétend justement à la main d’Ursula, que reviendra la gestion et la jouissance des nombreuses propriétés familiales. Ses deux sœurs sont en effet établies l’une et l’autre et ont d’ailleurs fait de fort beaux mariages qui les mettent largement à l’abri du besoin. D’autre part, le frère aîné d’Antoine a choisi de faire carrière dans l’armée, et se trouve aux colonies. Il est célibataire et n’a montré jusqu’à présent aucune inclination ni pour le mariage, ni pour le travail de la terre. Il a d’ailleurs clairement signifié à son frère cadet qu’il lui abandonnait, sans regret, l’entière disposition de tout leur capital.

    Face à l’attitude toujours silencieuse mais néanmoins attentive de Magdalena, il poursuivit :

    — C’est Marc-Anto Grimaldi, le père du jeune homme, qui est venu me voir en compagnie de son fils, pour me prier de vous transmettre sa requête et d’intercéder auprès de vous. Il souhaiterait vous rencontrer et de la sorte vous pourrez juger par vous-même…

    Il marqua une nouvelle pause et reprit le fil de ce qui semblait s’apparenter de plus en plus à une plaidoirie.

    — Je me dois d’ajouter que je le connais quelque peu et je puis affirmer qu’il semble présenter toutes les qualités auxquelles ma nièce est en droit de prétendre. Il s’agit d’un jeune homme d’une haute moralité mais qui a également bénéficié d’une bonne éducation et qui dispose d’une très suffisante culture. Il a suivi les cours au séminaire d’Ajaccio et se destinait à la prêtrise, mais il a dû y renoncer parce que son frère aîné, ainsi que je vous l’ai expliqué tantôt, contre toute attente et au grand dam de son père, a préféré l’armée. Je ne saurais donc que trop vous engager à étudier cette proposition avec toute la bienveillante attention qu’elle mérite.

    À la fin de l’intervention du chanoine, la physionomie jusque-là fermée et impassible de sa belle-sœur s’anima. Don Ghjuvan-Carlu, dans l’attente du verdict, sortit son mouchoir de sa poche, pour éponger la sueur qui perlait à son front, laquelle n’était pas seulement imputable à la chaleur ambiante. Après un dernier instant de réflexion silencieuse, elle se décida finalement à répondre, sur un ton neutre et maîtrisé qui ne laissait percer aucune émotion.

    — Je ne connais pas personnellement cette famille, même si j’en ai, bien sûr, entendu parler. Marc-Anto Grimaldi passe, en effet, pour l’un des plus riches propriétaires terriens de la région. Il s’agit, en outre, très certainement d’une famille tout à fait respectable, mais…

    Magdalena marqua à ce stade de sa réponse une très légère hésitation, semblant chercher ses mots. Son beau-frère n’ignorait pas le genre d’objection qu’elle s’apprêtait à formuler ; néanmoins, de façon délibérée, il ne lui vint pas en aide comme elle semblait l’espérer et lui laissa le soin de poursuivre.

    — Le père de ce jeune homme, si je ne m’abuse, a été mêlé à une bien triste histoire, il y a de cela quelques années…

    De nouveau le chanoine, conservant son masque de bienveillante jovialité, se garda bien d’intervenir et laissa sa belle-sœur terminer.

    — Mais enfin ! Vous n’êtes tout de même pas sans ignorer qu’au cours d’une altercation il a tué un homme, finit-elle par laisser tomber, un peu vivement.

    — Si cela est en effet exact, il est vrai aussi que la victime n’était guère recommandable, et qu’il a été, en outre, formellement établi qu’il s’agissait d’un cas, sans équivoque, de légitime défense !

    — Vous, mon frère, un homme d’Église, qui approuvez le crime !

    — Allons ! allons ma toute bonne, vous savez bien qu’il n’en est rien ! Que pouvait-il faire d’autre ? Cet individu l’avait provoqué et le menaçait. La scène a eu des témoins. Et le malandrin n’aurait pas hésité à le tuer. Toutefois je vous accorde que les hommes dans la famille ont la réputation d’être… assez chatouilleux. Mais ils sont aussi droits, honnêtes, et incontestablement irréprochables sur le plan de l’honneur. Et soit dit en passant, Antoine est aussi… un bel homme, ajouta-t-il avec un petit sourire en coin.

    Puis reprenant son sérieux, il continua :

    — Croyez-moi, ma nièce ne saurait trouver de meilleur époux. Antoine a vraiment de grandes qualités. Réfléchissez donc à tout ce que je viens de vous dire, mon amie, mais ne tardez cependant pas trop à prendre une décision parce qu’Antoine a déjà vingt-huit ans, et il est donc grand temps pour lui de songer au mariage.

    Tout en l’assurant qu’elle y réfléchirait, Magdalena se proposait déjà secrètement de prendre des renseignements discrets de son côté, sentant bien que son beau-frère, ne semblant que trop disposé à l’égard de cette éventuelle union, en oubliait peut-être de faire preuve du discernement le plus élémentaire.

    Comme s’il lisait dans ses pensées et aussi parce qu’il aimait bien la taquiner, se penchant vers elle et saisissant ses deux mains un peu tremblantes dans les siennes, il lui murmura, avec une pointe de malice :

    — Si cela peut vous rassurer, n’hésitez pas à prendre des renseignements de votre côté. Faites comme bon vous semble, la décision finale de toute façon vous appartient, et il n’est pas nécessaire de me donner une réponse aujourd’hui même.

    Magdalena rougit légèrement se sentant une fois de plus percée à jour par l’homme de Dieu, lequel, soucieux de ne pas l’embarrasser davantage, ajouta aussitôt :

    — À présent, je promets de ne plus vous importuner avec cette histoire et de ne pas chercher à influencer un tant soit peu votre décision. Et à compter de cet instant précis, je fais vœu de me consacrer uniquement à mes charmantes nièces et à mon non moins charmant quoique plus dissipé neveu. À ce propos comment se porte-t-il ?

    Le visage de sa belle-sœur, à l’évocation de son fils adoré, s’illumina, comme par magie. Alors le chanoine décida d’orienter la conversation sur les projets du jeune homme :

    — A-t-il commencé à s’initier aux questions relatives à la gestion des propriétés terriennes afin d’être prêt à prendre les choses en main le moment venu ?

    Elle le regarda avec un étonnement non feint avant de lui répondre :

    — Mais voyons Ghjuvan-Carlu, mon fils se destine à entrer dans les ordres. Cela est établi depuis toujours ! Et c’est ce qu’il désire plus que tout. D’ailleurs n’a-t-il pas prévu de vous accompagner de nouveau à Rome, cet automne ? Et ce dans le seul but de se préparer sérieusement afin de s’engager définitivement dans cette voie ? Alors à quoi cela servirait-il qu’il cherche à comprendre comment gérer ce genre d’affaires ? D’autant plus que je sais bien que ces choses matérielles ne l’ont jamais intéressé, lui qui est uniquement tourné vers des préoccupations d’ordre spirituel. Sa seule ambition est de servir Dieu, et jamais je ne le détournerai de cette vocation.

    Il ne sut que répondre, se contentant de hocher légèrement la tête en un geste que sa belle-sœur prit pour un signe d’approbation silencieuse. Ainsi, pensa-t-il, son neveu ne s’était toujours pas décidé à parler sérieusement à sa mère, la laissant dans l’ignorance de ce qu’il savait déjà ne pas vouloir faire ; et cette dernière, aveuglée par ses propres rêves, était incapable de voir que Jean-Charles, malgré sa foi sincère, n’était pas fait pour mener une vie d’ascèse. Cela, Don Ghjuvan-Carlu, dans son immense sagesse et son incontestable connaissance de l’âme humaine, l’avait compris depuis longtemps, peut-être même avant que le principal intéressé en eût pris lui-même conscience. Si Magdalena avait été plus disposée à remettre en question ses certitudes, elle n’aurait pas manqué de s’interroger sur l’expression dubitative et inquiète qui l’espace d’un moment avait assombri la bienveillante physionomie de l’ecclésiastique. Cependant, il n’insista pas, se promettant néanmoins de mettre à profit la saison estivale qui s’ouvrait devant eux pour aider le jeune homme à clarifier ses idées. Et c’est avec un certain soulagement qu’il laissa naturellement la conversation glisser vers des détails du quotidien. Puis tous les deux se rendirent aux cuisines apprécier ce que Maria avait prévu de leur concocter pour le déjeuner.

    Les jours qui suivirent furent savamment employés par Mme de Romani à collecter divers renseignements sur la famille Grimaldi. Et si ses recherches furent menées avec la plus grande prudence et la plus subtile discrétion, elle sut néanmoins se montrer particulièrement efficace. Ainsi s’était-elle fort habilement renseignée auprès de ses diverses relations féminines. À l’occasion d’une remarque anodine et innocente noyée dans le flot de bavardages d’ordre général, elle put innocemment glaner, sans en avoir l’air, diverses informations qui toutes cependant allaient dans la même direction, et corroboraient l’affirmation selon laquelle il s’agissait d’une famille des plus correctes et possédant de surcroît un indéniable sens des affaires. Elle apprit ainsi qu’Antoine, le fils cadet, était un très bel homme, toujours célibataire à presque trente ans, et qu’il suscitait la convoitise de nombreuses mères qui y voyaient un éventuel mari fort acceptable pour leurs filles. Mais le jeune homme faisait le difficile et ne semblait pas vouloir se décider à prendre femme. Elle apprit également que Marc-Anto, qui était veuf depuis une dizaine d’années, avait toujours refusé de se remarier. Et ce n’était pas faute de prétendantes ! Elle nota mentalement à l’avantage de Marc-Anto qu’il était en effet rare, pour ne pas dire exceptionnel, qu’un homme ne se remariât pas après son veuvage. Et à plus forte raison quand il s’agissait de quelqu’un bénéficiant d’une telle position sociale. Car s’il était certes tacitement convenu qu’une femme se doive de porter le deuil de son défunt mari le reste de sa vie durant, il n’en allait malheureusement pas de même pour la gent masculine. À compter de cette découverte, le personnage qu’elle imaginait peu ou prou comme un rustre lui apparut sous un jour beaucoup plus favorable. Elle finit par conclure qu’il y avait certainement de la grandeur d’âme chez un tel homme et une forme de noblesse probablement aussi. Au bout de quelques jours, elle nota avec satisfaction qu’elle était parvenue à obtenir tous les renseignements souhaités, tout en ne posant jamais aucune question directe.

    Mais comme plusieurs sources d’informations valaient mieux qu’une seule, elle avait également entrepris de se référer à Maria à laquelle rien n’échappait et qui mettait un point d’honneur à se tenir scrupuleusement au courant de tous les potins de la région, potins qu’habituellement la signora Magdalena négligeait mais qui en cette occasion pouvaient s’avérer fort utiles. Elle put constater que les renseignements fournis par la paysanne, pour être d’une origine tout à fait différente, s’accordaient cependant parfaitement avec ceux qu’elle possédait déjà.

    En l’espace de quinze jours, elle acquit donc l’intime conviction que, quoique de fortune relativement récente, il s’agissait cependant d’une famille à laquelle la sienne pouvait songer à s’unir sans risque de mésalliance. Outre les très nombreuses vignes et oliveraies qu’ils possédaient, les Grimaldi avaient été les premiers dans la région à parier sur l’exploitation du cédrat et aujourd’hui ils exportaient ces fruits confits sur la côte méditerranéenne française et en Italie. Elle-même appréciait particulièrement la finesse de ce fruit aux arômes subtils et délicats et l’offrait volontiers à ses invités après le repas comme une friandise de choix, en accompagnement d’un café ou d’une liqueur, sans s’être curieusement jusque-là jamais interrogée sur sa provenance, sachant simplement qu’on cultivait cet agrume dans la région.

    Il lui apparaissait clairement que dans cette famille on semblait décidément posséder ce précieux sens des affaires qui faisait si cruellement défaut aux Romani ! Et elle ne doutait pas que les conseils avisés de Marc-Anto et de son fils s’avéreraient profitables à l’exploitation des nombreuses propriétés qu’elle possédait, ou qu’ils seraient au moins en mesure de les empêcher de continuer à péricliter.

    En fait sa décision était prise : elle accepterait de recevoir le jeune homme et son père. Mais rechignant à exprimer son consentement par l’expression d’une impatience déplacée, elle ne jugea pas opportun de prévenir trop tôt son beau-frère, se réservant, ainsi, le plaisir de ne lui faire part de sa décision définitive que lors du prochain repas dominical.

    Jusqu’à présent elle n’avait soufflé mot de ce projet, qui s’ourdissait sous son toit dans le plus grand secret, à âme qui vive. Ainsi sa fille aînée, qui était somme toute la principale intéressée dans cette affaire, ne soupçonnait-elle rien ! Avait-elle seulement jamais entendu parler d’Antoine Grimaldi ? Curieusement, elle se refusait encore à informer Ursula de ses desseins. Car elle avait beau chercher à se convaincre que cette demande ne pouvait que trouver un écho favorable chez sa fille, une crainte irraisonnée et confuse l’empêchait d’aborder le sujet. Ursula avait déjà fait l’objet de plusieurs propositions de mariage qu’elle avait toutes repoussées avec courtoisie, certes, mais avec fermeté. Elle avait vingt-cinq ans et coifferait bientôt Sainte-Catherine, sans pour autant sembler le moins du monde soucieuse de se marier. Sa mère n’avait jamais cherché à l’influencer, n’insistant pas, car elle se refusait à contraindre ses enfants dans ce domaine délicat qu’est le choix d’un conjoint, ainsi que cela se faisait fréquemment, d’autant plus qu’il était vrai que lesdits soupirants étaient souvent sensiblement plus âgés qu’elle. Cependant, cette fois-ci, il en allait autrement, puisque le prétendant en question était non seulement ce qu’il était convenu d’appeler un beau parti, mais de surcroît un jeune et bel homme, si toutefois il fallait en croire la rumeur publique.

    D’autre part, étant donné qu’Angeline, la cadette, n’avait jamais manifesté la moindre velléité dans ce domaine, il avait donc été plus ou moins tacitement établi que c’était elle et non Ursula qui resterait célibataire, et par conséquent, leur mère s’arrogeait le droit, cette fois-ci, d’user de toute son autorité pour que ce mariage ait lieu. Dans les familles aisées la tradition voulait que l’on sacrifiât l’une des filles, la plus jeune souvent, au célibat. Cela permettait notamment d’augmenter la dot des aînées, mais les parents s’assuraient surtout ainsi fort égoïstement, en prévision de leurs vieux jours, une présence dévouée et silencieuse. Le rôle de ces filles consistait aussi à contribuer largement à l’éducation des enfants du frère aîné qui, contrairement aux cadets, ne quittait pas la maison paternelle dont il héritait à la mort du père. Ainsi n’avait-on jamais songé à chercher à marier Angeline, qui était fort jolie au demeurant, bien que gardant à dix-neuf ans l’allure et les formes d’une adolescente de quinze ans. Elle était docile et rêveuse et riait parfois sans raison apparente, ce qui avait longtemps laissé craindre à sa mère qu’elle ne fût quelque peu innocente. Mais elle eut vite fait de renoncer à cette idée, puisque, à l’instar de son frère, elle avait très tôt témoigné non seulement un goût effréné pour la lecture, mais aussi des dispositions tout à fait prodigieuses pour la musique et particulièrement pour l’étude du piano. Cependant elle était de constitution jugée délicate par sa mère et cette dernière avait de bonne heure établi qu’on ne saurait raisonnablement lui imposer les vicissitudes de la vie conjugale. Donc ce fut en toute bonne conscience qu’on la laissa, à dix-huit ans passés, s’obstiner à se coiffer en séparant sa lourde chevelure de jais en deux longues nattes qui pendaient sagement de chaque côté de son ravissant visage. Ainsi pouvait-elle conserver la

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