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Ces grands-mères qui savent tout: Roman
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Livre électronique223 pages3 heures

Ces grands-mères qui savent tout: Roman

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À propos de ce livre électronique

Depuis toujours, Cynthia et Gilles passent l'été ensemble. Quand arrive l'adolescence, la tendre amitié fait place à de nouveaux sentiments...

Chaque été, la jeune Cynthia quitte Paris pour rejoindre avec bonheur la Normandie où vit Gilles, son ami de toujours, et sa grand-mère d’adoption, Léontine. Mais cette année-là, dans le décor enchanteur du bocage, les jeux insouciants de l’enfance, les bêtises de gosses dans les champs, les farces et les rosseries font doucement place à un sentiment plus euphorique, vite contrarié par la découverte épouvantée que font les jeunes gens qu’ils sont peut-être frère et sœur.

Laissez-vous transporter dans une histoire d'amitié et de famille entre une jeune parisienne et un normand dans un roman aux multiples rebondissements !

EXTRAIT

La ferme des Mazureau était située à l’opposé de la maison de Léontine. C’était une des plus grosses exploitations de la région que beaucoup d’autres paysans aux alentours jalousaient. Henri Mazureau travaillait d’arrache-pied et, vingt ans après avoir repris celle de son père, il l’avait modernisée et avait augmenté le cheptel de façon assez conséquente. Il avait été le premier à s’équiper d’une trayeuse électrique et changeait régulièrement de tracteur pour profiter des dernières avancées technologiques. Il possédait une vingtaine de vaches et, très attaché à ses bêtes, il avait gardé l’usage ancien de leur donner à chacune un nom, comme au temps où les modestes fermes ne possédaient que des troupeaux de quelques têtes de bétail.
Léontine et Cynthia, après avoir traversé le clos-masure, pénétrèrent dans la grange de la vieille maison. Cynthia ne put s’empêcher de pincer le nez en entrant. Elle la connaissait pourtant bien, cette grasse odeur d’étable, de foin et de lait! Mais cela la changeait tellement de son environnement aseptisé qu’elle se trouvait à chaque fois comme agressée.
— Je t’amène ta petite camarade d’été! cria Léontine pour couvrir le bruit de la trayeuse, en distinguant Gilles dans la pénombre de l’étable.
— Ah! V’là la Parisienne! répondit le jeune garçon en apercevant Cynthia derrière la vieille dame.

À PROPOS DE L'AUTEUR

a publié plusieurs nouvelles et feuilletons qui prennent pour cadre ses Vosges natales, auxquelles elle est très attachée. Lectrice assidue de Proust, elle est l’auteur d’une thèse et d’un essai sur l’œuvre majeure de cet écrivain. Elle enseigne les lettres modernes dans le secondaire. Elle réside en banlieue parisienne.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie5 mars 2019
ISBN9782848867618
Ces grands-mères qui savent tout: Roman

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    Aperçu du livre

    Ces grands-mères qui savent tout - Gabrielle Adam

    PageTitreGrandMeres.jpg

    Le vieux bus abordait les derniers virages de la petite route qui serpentait, bordée de haies d’aubépines et de noisetiers. Cynthia colla son nez à la fenêtre pour mieux profiter du paysage de bocages qui s’offrait enfin à sa vue. Elle le connaissait pourtant par cœur. Quinze étés qu’elle avait passés à arpenter les chemins creux, à se faufiler à plat ventre sous les fils barbelés des champs, à parler aux vaches flegmatiques, massées sous la tache d’ombre des pommiers. Un petit garçon, le visage barbouillé et les vêtements maculés de terre, mit sa main en visière pour regarder passer le car. « Dieu qu’il est sale »! pensa la jeune fille. Elle ne s’habituerait jamais à l’apparence et aux manières des gens du cru. Et pourtant, quelle joie tous les ans de revenir ici! Préférant ne pas chercher à voir clair dans ses pensées contradictoires, elle se laissa bercer par le mouvement, somnolant vaguement, puis réveillée par un soudain cahot du véhicule qui roulait sans ménagements dans un nid-de-poule. Elle avait trop chaud, le dos collé à la banquette de moleskine, et elle porta sa main au col de sa veste pour l’ouvrir, de ce geste qui la tentait si souvent et qu’elle se refusait, puis, comme toujours, elle se ravisa. Pourtant, elle était assise au fond, personne ne prêtait attention à elle.

    Bientôt, le car perdit de sa vitesse et s’arrêta, dans un grand couinement de freins, devant un petit abri en planches, hors d’âge. On arrivait à Charlevelle. Cynthia fut la première à descendre.

    — Léontine!

    Elle se précipita vers la vieille dame, au risque de la renverser. Celle-ci recula un peu pour mieux apprécier les changements inéluctables qu’elle ne manquait pas de constater d’un été sur l’autre. Comme toujours, elle jaugea les centimètres supplémentaires qui la feraient bientôt devenir plus petite que l’adolescente. Sa voix tremblait de joie. Le moment qu’elles attendaient si impatiemment toutes les deux durant l’année était enfin arrivé.

    — Hé! Mes p’tites dames! Faudrait voir à dégager de là! maugréa le chauffeur C’est que ma tournée n’est pas terminée!

    Depuis son arrêt à Charlevelle, le moteur tournait et il attendait les bras ballants, à côté de la soute à bagages ouverte, que la demoiselle veuille bien lui indiquer ce qu’il devait décharger.

    La jeune fille s’excusa et lui demanda poliment de bien vouloir descendre une grosse valise rouge et un petit sac à dos qu’elle désigna du doigt.

    L’employé extirpa avec peine le lourd bagage.

    — Vous ne sortez donc jamais sans votre enclume? plaisanta-t-il en clignant de l’œil.

    — C’est que je viens en vacances pour deux mois et…

    — Et tu es toujours aussi coquette, et tu as encore emporté trois fois trop de vêtements, l’interrompit en riant Léontine. Ah! ces filles de la ville!

    Cynthia partagea la gaieté de la vieille dame, tandis que le bus s’éloignait. Léontine le regarda disparaître en cahotant, à l’horizon des champs. Elle revit en un éclair, quelque vingt-cinq ans plus tôt, la mère de Cynthia qui arrivait par le même autocar en provenance de la gare de Multien. Mais à l’époque, il mettait deux fois plus de temps, crachait une infecte fumée noire et transportait sur le toit les bagages vaguement ficelés des voyageurs et, à l’occasion, les produits, parfois caquetants, que les paysannes rapportaient du marché de Buzanville.

    La vieille dame empoignait à présent la lourde valise, mais Cynthia argua de ses bientôt seize printemps pour l’en décharger. Léontine se laissa faire.

    — C’est vrai que j’ai parfois l’impression que je n’ai, à présent, pas plus de force qu’un poulet et encore! Plutôt une vieille poule!

    — Mais non, protesta Cynthia en calant son bras sous le sien. Même si je t’ai toujours appelée « ma vieille pomme ridée »!

    Il lui semblait en effet qu’elle ne l’avait jamais connue autrement, avec son visage rond strié de fines ridules. Comme si, de toute éternité, elle avait toujours arboré son maigre chignon blanc et ses yeux bleus à l’éclat malicieux qui perçait les épaisses lunettes dont elle ne pouvait se passer. Elle disait tous les ans qu’elle avait besoin de ses « culs de bouteille » pour y voir clair, tout en cachant à son entourage que sa vue baissait de manière inquiétante, à tel point que son médecin n’avait pas exclu une cécité, à plus ou moins long terme.

    — Et… tu te rappelles ce que tu m’as promis l’année dernière? demanda l’adolescente, mutine.

    — Oui! Je m’en souviens et je tiendrai ma promesse. La bouteille est au frais.

    Depuis quelques années, Cynthia réclamait la boisson locale, dorée et mousseuse. Mais sa mère avait jusque-là interdit à Léontine d’en donner à la fillette qu’elle trouvait trop jeune. Mais pour cet été, la permission tant attendue avait été enfin accordée et Cynthia avait eu l’impression qu’elle allait franchir un cap, entrer dans le monde des grands.

    Elles cheminaient le long de la route de campagne. Des pommiers leur ouvraient la voie et quelques vaches paisibles, engourdies par la chaleur, daignèrent lever la tête pour les regarder passer, de leurs gros yeux placides. Il y avait un kilomètre à parcourir, avant d’arriver à la maisonnette de Léontine. Cynthia éprouvait chaque année le même pincement au cœur, lorsqu’elle voyait enfin apparaître le toit de la petite maison en briques, la première du hameau, que Léontine habitait depuis sa naissance. Promesse d’un bonheur sans tache qui allait durer deux mois qu’elle trouvait toujours trop courts. Elle préférait d’ailleurs parler de semaines, car alors, il y en avait huit. Que de joies elle augurait! D’abord, les plaisirs simples qu’elle retrouvait avec délices: les moments de repos, les nuits paisibles ou les siestes interminables dans le hamac du jardin, bricolé tant bien que mal par Léontine en quelques heures, l’été précédent, à la demande pressante de la petite vacancière. Plus de réveil-matin au son strident, plus de devoirs à faire – sa mère était intransigeante sur le travail scolaire –, moins d’horaires de repas à respecter. Avec Léontine, elle mangeait plus ou moins quand elle avait faim, avec un appétit décuplé par le grand air et les bons petits plats que la vieille dame prenait plaisir à lui préparer.

    Et les nuages dont elle était capable de suivre la course dans le ciel des heures durant, couchée dans l’herbe tendre des grasseyants prés normands, essayant de prévoir la course des nuées dans l’azur bleu ou dessinant en imagination, avec leurs contours changeants, des figures fantastiques ou cocasses. Et les poissons qu’elle guettait dans la rivière qui coulait en contrebas du jardin, accroupie sur les berges glissantes! D’ailleurs, cette année, Léontine devait avoir enlevé la barrière de protection qui protégeait d’un éventuel accident, mais gênait la vue. Autre signe qu’elle était devenue « une grande », comme la possibilité qu’elle avait enfin eue cet été, pour la première fois, de prendre le train toute seule, sous le regard inquiet de sa mère qui était piteusement restée sur le quai à lui faire de grands signes d’adieu, ainsi que d’ultimes recommandations.

    Chaque été semblait ainsi apporter son lot de nouveautés. En août dernier, par exemple, Léontine l’avait laissée aller chercher le lait chez les fermiers qui habitaient à l’autre bout du village. Que lui réservait cette année? Quelles exaltantes plages de liberté allait-elle conquérir, grignotées peu à peu sur l’éducation de sa mère, qui chérissait et protégeait, un peu trop au goût de Cynthia, sa fille unique?

    Elles arrivèrent enfin en vue de la pimpante maisonnette aux volets blancs, agrémentés de lourds géraniums suspendus. Un petit jardin où poussaient la sauge écarlate et les soucis orangés en gardait l’entrée. Léontine, essoufflée par la marche en plein soleil, poussa le petit portail de bois, suivie par Cynthia qui trépignait d’impatience. Elle avait hâte de se débarrasser du lourd gilet de laine dont sa mère, le matin, avait tenu à la couvrir à son départ de Paris et sous lequel, à présent, elle étouffait littéralement.

    L’odeur unique, si particulière, qui régnait dans la sombre et fraîche cuisine de celle qu’elle considérait comme sa grand-mère, lui sauta aux narines. Elle huma avec délices, l’air mélangé de suie refroidie et de savon noir. Mais ce qui dominait était le parfum entêtant, douceâtre et sucré, des pommes et des coings entreposés sur des clayettes dans le cellier tout proche. Même lorsqu’aucun fruit ne s’y trouvait, l’odeur flottait dans l’atmosphère, tenace et fidèle. Cynthia était sûre que ces effluves resteraient à jamais l’emblème de ses années d’enfance, certaine qu’elle était de s’en souvenir toute sa vie.

    Elle se laissa lourdement tomber sur la chaise la plus proche. Le cadre de vie de Léontine était immuable: six chaises en formica entouraient une table assortie et sur le buffet qui lui faisait face, six pots à épices s’alignaient par ordre de grandeur. L’adolescente se souvint avec amusement de l’année où elle avait enfin pu les atteindre en tendant le bras… Et l’évier, dans un angle sombre de la pièce: quelle joie ce fut, le jour où elle n’avait plus eu besoin de grimper sur une chaise pour se laver les mains! Cette vaste pièce, sanctuaire de la vieille dame, dans laquelle on pénétrait directement depuis l’extérieur, respirait une méticuleuse propreté. La maîtresse des lieux y tenait, c’était la pièce à vivre, on ne se servait de la salle à manger que pour les grandes occasions.

    — Alors, ce gâteau? demanda Cynthia, en levant des yeux pleins de gourmandise vers Léontine qui s’affairait, trottinant sur ses petites jambes dodues. Tu sais, j’ai quitté Paris de bonne heure et ce n’est pas le sandwich que je me suis acheté dans le train…

    En maugréant pour de rire, la vieille dame sortit du réfrigérateur la bouteille tant attendue et, du buffet, le fameux gâteau de bienvenue qu’elle confectionnait à chaque arrivée de sa protégée. Elle versa avec cérémonie deux verres du breuvage, puis leva le sien: elles trinquèrent aux vacances qui commençaient et, dans un beau sourire, à la jeune fille qu’était en train de devenir Cynthia. Leurs verres s’entrechoquèrent et l’adolescente but goulûment le contenu du sien. Elle fut surprise par son goût âpre, mais déclara que, finalement, cela sentait bien la pomme.

    — Pour sûr, il est bon, confirma Léontine, je le donne toujours à fabriquer, avec les pommes de mon verger, à la ferme des Mazureau, ils…

    Cynthia ne l’écoutait plus. Elle s’était littéralement jetée sur la pâtisserie.

    La vieille dame se tut et la contempla avec attendrissement. Plus elle grandissait, plus elle ressemblait à sa mère. Les mêmes yeux foncés, au regard profond, le même nez droit, le même menton volontaire qui se relevait souvent, en manière de défi. L’existence de Léontine était profondément marquée par ce petit bout de femme et sa mère, Annie. Cette dernière était la fille de Georgette, la meilleure amie de Léontine, depuis leur enfance commune à Charlevelle. À vingt ans, elle travaillait dans une petite usine, à quelques kilomètres du village, tandis que Léontine était restée chez son père déjà âgé, à s’occuper de la maison, puisque sa mère était morte depuis plusieurs années. Puis Georgette s’était mariée. Annie était née l’année suivante et la jeune maman avait trouvé tout naturel de confier son bébé à Léontine pendant ses heures de travail. Au fil des années, celle-ci s’était profondément attachée à la fillette, elle qui ne se marierait jamais et n’aurait pas d’enfants à elle. Annie le lui rendait bien. Même quand elle fut en âge de se garder toute seule, il ne se passait pas un jour sans qu’elle partage quelques instants avec celle qui était un peu sa seconde maman. La vie de Léontine, promise à une triste solitude une fois son père disparu, s’était trouvée illuminée par cette présence et ce fut un véritable déchirement, quand Annie qui avait été une élève douée à l’école, était partie faire des études de droit à Caen. Elle ne revenait plus que le week-end, mais là encore, elle ne manquait jamais de rendre visite à son ancienne nourrice. Mais le pire fut la décision subite de la jeune fille de partir s’installer à Paris, pour travailler quelques années plus tard avec un associé, dans un office notarial. Léontine était fière de la réussite de « sa bézote » et ravie qu’elle ait trouvé le bonheur dans la capitale. Mais elle crut que sa vie s’arrêtait et que les nombreuses années qui lui restaient à vivre se passeraient dans une triste solitude, même si Annie ne manquait jamais de venir la voir quelques jours, de temps en temps, lorsqu’elle arrivait à se libérer d’un agenda surchargé. Quelle ne fut sa joie quand la jeune femme lui demanda par la suite si elle pouvait prendre en vacances chaque été sa fille, la petite Cynthia, de santé fragile, à qui l’air de la campagne ferait du bien! Sa vie redémarrait, sa générosité et l’amour qu’elle n’avait jamais pu donner à un enfant qui aurait été le sien pouvaient à nouveau s’épancher. Même si ce n’était que deux mois par an. Le reste du temps, elle écrivait de longues lettres à Cynthia, ou même elle lui téléphonait pour les grandes occasions, comme Noël ou son anniversaire. La fillette lui répondait toujours, lui donnant des nouvelles de sa vie à Paris, de sa mère, de sa scolarité, de ses camarades. Léontine, au fil des années, s’était extasiée sur ses maladroits dessins d’enfant, puis sur ses premières lettres écrites de sa main, remplies au début de fautes d’orthographe qu’elle montrait avec attendrissement à ses voisins. Enfin, quelle fierté d’exhiber, avec une modestie feinte, les brillants bulletins que la fillette ne manquait jamais de lui envoyer.

    — À quoi tu penses, ma vieille pomme ridée?

    Cynthia, les lèvres pleines de miettes, levait des yeux étonnés vers Léontine, surprise de la trouver si pensive.

    — Que toi, tu es un joli fruit tout frais, bon à croquer!

    L’adolescente se précipita sur ses genoux et lui planta un gros baiser sur les joues.

    C’est vrai qu’elle ressemblait à une pomme. Ses joues rouges et rebondies qu’on aurait dites comme cirées avaient tout du fruit emblématique de cette région.

    — Dis… demanda Cynthia, du ton câlin auquel elle savait que la vieille dame ne pouvait pas résister.

    — Oui, ma bézote?

    — Montre-moi tes mains…

    Léontine s’exécuta de bonne grâce en riant et posa ses mains sur la table. C’était un autre de leurs rituels: la jeune fille, depuis qu’elle était toute petite, prenait entre ses doigts la peau ridée des mains de sa vieille amie, surprise de leur consistance qu’elle comparait à du papier.

    — Léontine…

    — Quoi encore?

    — Pourquoi tu t’es jamais mariée? Tu devais pourtant être mignonne étant jeune!

    Léontine répondit avec un sourire un peu las à cette question que lui avait déjà si souvent posée la jeune fille. Elle répéta qu’elle avait eu un amoureux dans sa jeunesse, mais que les parents du jeune homme s’étaient opposés à leur mariage parce qu’elle n’était pas assez riche. C’étaient d’importants cultivateurs du coin et sa famille à elle était plus modeste.

    — Les familles arrangeaient les mariages alors, comme dans les pièces de Molière que j’étudie à l’école? demanda Cynthia.

    — Je ne connais pas ces pièces, mais oui, cela se faisait encore parfois de mon temps. J’espère pour toi que rien ne se mettra en travers de tes souhaits dans ce domaine-là, que tu pourras te marier avec celui qui te plaît.

    L’adolescente répliqua comme par gageure que, de toute façon, elle, elle serait riche.

    — Je t’ai déjà dit que je n’aimais pas quand tu parlais comme ça, dit Léontine en haussant un peu le ton.

    Elle n’appréciait pas, chez sa protégée, ses prises de position parfois péremptoires qu’elle affichait toujours d’un ton arrogant qui ne convenait pas à une jeune fille pensait la vieille dame. Pour couper court à une discussion qui risquait d’être houleuse et de compromettre leurs retrouvailles, elle proposa à Cynthia d’aller s’installer dans sa chambre. Celle-ci sauta de joie.

    — Tu n’as rien modifié, j’espère? demanda-t-elle d’un ton inquiet en quittant les genoux de Léontine.

    Non, là non plus, rien n’avait changé. À l’étage qui ne comprenait qu’un couloir qui desservait deux pièces, une des portes s’ouvrait sur une petite chambre dont la fenêtre donnait sur le verger, puis, au loin, sur les prés verdoyants. Un caractéristique relent d’encaustique, emblème lui aussi de la maison de Léontine, flottait dans l’air. Comme tous les ans avant l’arrivée de Cynthia, Léontine passait le vieux parquet de chêne à la paille de fer, puis le cirait. « On pourrait presque se voir dedans » disait à chaque fois la vacancière. Un petit lit aux barreaux métalliques, au-dessus duquel était suspendu un crucifix orné d’une branche de buis bénit que Léontine renouvelait à chaque fête des Rameaux, une vieille commode en bois de citronnier, une petite table surmontée d’un broc à eau de faïence avec sa cuvette assortie, deux chaises de paille, constituaient le mobilier de cette chambrette campagnarde. Le dessus-de-lit, aux motifs de fleurettes un peu défraîchis, était assorti aux rideaux.

    — Quand donc te décideras-tu à faire installer une salle de bains et des toilettes? demanda une fois de plus l’adolescente. Tu sais que Maman s’est proposé de payer les travaux. Cela doit être pénible pour toi de monter un broc d’eau tous les jours. Et puis, les cabinets au fond du jardin…

    — Je sais, mademoiselle de la ville, répondait invariablement la vieille dame. D’abord, je n’ai pas la place pour toutes ces installations et puis je suis habituée à me laver dans ma cuisine, je ne monte de l’eau que quand j’ai de la visite et c’est plutôt rare. Quant aux toilettes, c’est embêtant la nuit, c’est vrai, en cas de besoin urgent, mais tu as toujours le pot de chambre sous ton lit.

    Cynthia détestait faire usage de cet objet d’un autre âge. Que de fois ne s’était-elle pas retenue des heures durant, ne pouvant se rendormir, puis s’était enfin résolue à sortir de sa cachette le fameux récipient. Une nuit, il y avait de cela deux ans, elle ne l’avait pas trouvé. En désespoir

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