Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Resplendir
Resplendir
Resplendir
Livre électronique129 pages1 heure

Resplendir

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Six histoires se succèdent dans ce recueil et tracent autant de
destins de femmes. Qu’elles soient petites filles, jeunes amoureuses,
grand-mères, elles peuplent les villes, les campagnes ou les digues
de leurs doutes et de leurs passions. Loin de toutes compromissions
et avec lucidité, elles avancent dans le quotidien, attentives
aux éclats de lumière qui donnent à la vie tout son prix.
LangueFrançais
ÉditeurBookBaby
Date de sortie11 déc. 2014
ISBN9782930828008
Resplendir

Auteurs associés

Lié à Resplendir

Livres électroniques liés

Nouvelles pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Resplendir

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Resplendir - Maxime Coton

    A Miléna, sans qui...

    Perdre

    I.

    « Tu perds toujours tout », lui dit Liis. L’énervement lui rougit les joues, les artères du cou tendues. Il devait être huit heures. Elle cherchait l’écharpe en se cognant aux meubles. Mais rien.

    « Tiina, tu perds toujours tout » ; constat laconique de Liis qui buvait la tasse de lait matinal. Sa sœur restait mutique, soufflait, les gestes brusques. « Tu vas prendre du retard… pourtant cet appartement n’est pas si grand… à ce propos, as-tu retrouvé la broche en forme de libellule que tu cherchais hier ? »

    Liis s’était levée, toujours calme. Elle avait ouvert le frigo et tournait le dos à sa sœur, si bien que ce qu’elle dit, avant que le téléphone ne sonne, fut perdu dans le nuage froid de la porte entrebâillée : « Tu penses que… »

    Tiina s’était assise, essoufflée. Sur la table en merisier, où les aliments du petit-déjeuner étaient disposés, la lampe basse découpait dans ce matin d’hiver des formes végétales, sensuelles qui dansaient sur les pots de confiture, le porridge et rognaient les coudes des sœurs, alors que la troisième sonnerie retentissait. Liis pouffa de rire : « Tu te dis… »

    Leurs regards se croisèrent, soudain complices de centaines d’autres regards partagés, de matins gagnés, ensemble et rien qu’ensemble. Elles rirent avec fracas. Liis, amusée, quitta la pièce, en direction du couloir, du téléphone.

    Restée seule, Tiina la furie, à présent résignée, baillait, dans l’odeur du café et les promesses du jour, baillait comme un chat, les mains autour de la bouche formant une loge, le visage qui se plie vers l’arrière, vers les cheveux, tel un sourire. Elle plongea son index dans la marmelade de mûres, mûres qu’elle avait cueillies le long du sentier qui menait à l’université.

    Cela faisait trois ans que les sœurs vivaient à deux, dans ce cinquante mètres carrés de la banlieue de Tartu, trois ans d’études houleuses.

    Les doigts collants, Tiina parcourut la pièce d’un regard. Un sentiment de satisfaction s’empara d’elle. La pièce, finalement, leur ressemblait. Chaleureuse et vivante, désordonnée, on y percevait des fragments de vie. Tiina pensait même, en l’observant sous le halo du matin, que l’on pouvait parler d’âme, que les lieux, comme les êtres, à force d’être habités se forgent quelque chose qui les dépasse, leur ressemble et les dépasse, une image d’eux-mêmes qui les inscrit dans le temps. Non qu’ils retiennent quelques éclats de voix, quelques postures, événements dont on pourrait dire qu’ils restituent l’éphémère, non. Mais elle pensait par exemple que le salon, séparé de la cuisine par un petit muret, avec sa table basse, le piano droit, confondait leurs présences, indistinctes, et celles des gens de passage : parents, amis, amants, n’en retenant qu’un nuage d’humanité trouble. Pas une seule des pièces de l’appartement n’échappait à cette règle. Et cela – que son lieu de vie, en quelque sorte, lui permit d’être à la fois floue et reliée – sans qu’elle sache pourquoi, la rassurait.

    Quand Liis revint, le pot de marmelade s’était vidé de moitié. Tiina, perdue dans ses pensées, s’était adonnée sans se priver au jeu délicieux du picorage, qu’elle pratiquait à tous les repas, moitié par souci du régime qu’en tant que femme, à présent, elle se devait de mener en public, moitié par jeu, par nostalgie de l’enfance.

    Le tic-tac de l’horloge lui rappela l’heure galopante : la semaine commençait. Elle entreprit de débarrasser la table, l’écharpe attendrait. Tiina savait que tout au long de la journée, elle aurait l’esprit chiffonné par ce bout de tissu dense, aux motifs à pois, qui lui échappait. Cependant, elle savait ne pas l’avoir perdu, et c’est cette certitude que les objets se jouaient d’elle, continuellement, qui l’exaspérait. À un moment ou un autre, le soir probablement, revenue de son cours de dessin, l’écharpe lui apparaîtrait, évidente. Il serait temps alors de penser à autre chose, au voyage de l’été par exemple.

    « C’est grand-mère… », dit Liis.

    Elle se maquillait toujours trop, trouvait Tiina, que l’apprêt rebutait. Sa petite sœur se maquillait trop, et donc mal. Liis vivait, délurée, sa seizième année. Fardée, elle partait à l’école. Fardée, elle sortait le soir, dans les rues du centre et les quelques cafés qui acceptaient les mineurs. Aujourd’hui, elle portait une jupe courte, élégante. Tiina regardait le corps de sa sœur, ce corps si connu qu’un mouvement irrépressible poussait à protéger, lorsqu’elle vit une larme à la base du cou, qui dessinait les contours fragiles – entre femme et enfant – de sa voix. « C’est grand-mère… » Elle se tut. Les pas d’un voisin descendant les marches de l’escalier central en trombe se firent entendre. Elle se tut.

    Tiina devançant le silence humide de Liis, cria soudain : « Elle est morte ! Morte, morte ! »

    II.

    Les sœurs décidèrent de rester dans l’appartement. Tiina se sentait pétrifiée. Elle se leva, et sans savoir pourquoi, fit résonner dans la pièce la musique des Monks, à un niveau anormalement fort, puis elle se rassit, un peu plus proche de Liis. Une mouche à présent se baladait entre la soucoupe de beurre et la marmelade. Tiina manquerait son cours de polonais, Liis celui de chimie : elles n’étaient plus à cela près. À vrai dire, depuis le début de l’année, tout prétexte était bon pour lanterner chez elles, observer le plafond de leur chambre respective pendant des heures en brûlant du papier d’Arménie et se demandant quand commencerait leur vie, plutôt que de suivre les classes. Conscientes peut-être que leur décision ressemblait à s’y méprendre à un prétexte supplémentaire, et non à une épreuve de tristesse, les sœurs décidèrent de s’activer en cuisinant un gâteau. Elles restèrent donc dans la cuisine et Tiina n’était pas sans penser qu’à aucun prix, il ne faudrait la quitter pour l’instant. L’atmosphère conservait ce que dès lors, elles appelleraient « l’avant », ce moment d’innocence, instant où leur grand-mère, pour elles, était encore en vie, « l’avant » auquel il fallait, en restant dans cet espace, coller pour chasser de soi la détresse. Parce qu’elles l’aimaient, Nele.

    Nele, Nele, Nele.

    Elles avaient l’habitude de lui rendre visite séparément car elles entretenaient avec leur mamie un rapport privilégié et distinct. Liis prit les œufs dans le frigo, la farine, le lait, les amandes. On n’entendait, sous le rock déluré des Monks, que les sons mats et brusques des mouvements verseurs. Les regards même qui, il y a quelques minutes les voyaient complices, avaient disparu. Très vite, elles s’étaient retranchées dans leurs souvenirs et ces derniers creusaient en elles des sillons de cire qui les figeaient dans des postures solitaires : jalouse est la tristesse. Elles oublièrent le sucre. Le jour à présent s’était levé. La lumière, adolescente, grignotait sa part du temps.

    « Mais Tiina, fais attention ! », dit Liis après avoir cogné la tête de sa sœur alors qu’elles s’avançaient toutes deux vers le centre de la table afin de prendre le fouet. « Et puis cette musique va beaucoup trop fort… et c’est ringard, en plus », dit-elle en s’éloignant, visiblement pour l’éteindre.

    Les sœurs avaient décidé de faire un clafoutis par désœuvrement. Elles ne savaient pas ce qui allait se passer à présent, comment elles devraient se comporter. Leur mère, dont le fil de voix portait la douloureuse nouvelle avait laissé entendre, hystérique, qu’elle s’occuperait de tout puis, brusquement, avait raccroché. Cette manie qu’elle avait de les protéger à outrance du cours des choses et qu’elle conservait même au-delà de l’indépendance acquise par ses filles exaspérait Liis et Tiina : elles se sentaient inutiles. Impropres au quotidien et aux marches de la vie. Les sœurs attendaient aussi de déceler ce qui allait se passer en elles. Ainsi, Tiina scrutait intensément sa sœur, penchée sur l’ordinateur. Elle étudiait ses traits. Rien pour l’instant. Elle avait ce même air bougon qui en tout temps la caractérisait et qui, plutôt que de la tacher comme on aurait pu s’y attendre, rehaussait sa beauté. « D’habitude, elle adore les Monks » pensait Tiina, en détournant son regard de Liis pour le déposer par-delà la fenêtre.

    Les passants, de part et d’autre du fleuve, semblaient s’être vêtus de lenteur, où qu’ils aillent. Les miroitements rapides et larges de l’eau les figeaient de leurs éclats puis, s’évanouissant, libéraient les hommes et femmes que le destin ou la routine appelait, un

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1