Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Hybris
Hybris
Hybris
Livre électronique530 pages7 heures

Hybris

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Et si l'humanité avait colonisé tout le système solaire ? Et si la société s'était débarrassée des dangereuses tentations de la fiction et des univers virtuels ? Et si pour distraire les foules un génial inventeur imaginait l'expérience récréative ultime, une potion qui permet d'échanger son corps contre celui de son voisin ? 

Le monde a pris là un drôle de virage, et maintenant, l'apocalypse est proche. 

Dans ce roman d'anticipation foisonnant, vous trouverez toutes sortes d'anomalies. Une adolescente qui voudrait bien tomber amoureuse mais souffre de pulsions meurtrières handicapantes. Un laboratoire superpuissant qui retourne à l'état primitif. Une fonctionnaire au trouble passé, frappée malgré elle par l'inspiration. Des robottes qui voudraient bien que l'on prenne leurs revendications au sérieux. Un détective privé allergique à l'eau. Les lauréates d'un concours de beauté un peu spécial. 

Tous se croisent et luttent pour éviter la fin du monde. Ou pas. 

LangueFrançais
Date de sortie18 sept. 2019
ISBN9791096438013
Hybris

En savoir plus sur Charlotte Munich

Auteurs associés

Lié à Hybris

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Hybris

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Hybris - Charlotte Munich

    Chapitre 1 : Wicki

    Mars, Eunostos. Juillet 2006. 19 heures.


    C’était sûr, elle allait se mitonner un gusse dans l’été. De préférence avant le dernier jour.

    Quinze ans déjà, et aucune connaissance biblique du mâle ; ça devenait nécessaire à son statut et à son éducation.

    Wicki avait un programme d’autoformation moyennement strict, qui comportait des matières difficiles telles qu’Apparence Extérieure, Maturité Corporelle, Fête, Roulage de Pelle, Destin, ou Farouche Liberté. Et elle était perpétuellement en retard sur son programme. Non qu’elle l’eût avoué à quiconque. Plutôt mourir. Elle était surtout très en retard sur ses copines et commençait à sentir la pression. Poulette énumérait à qui voulait l’entendre les succès de ses travaux d’approche sur Montbeau Clintford, le nouveau protégé de son impresario de paternel – et déjà une légende dans le monde de la chanson, avec sa voix fondante et son physique de kouros. Quant à Asphodèle, elle s’était déjà taillé sur mesure une réputation de mangeuse d’hommes à l’échelle régionale. De loin en loin, les filles se réunissaient pour se raconter leurs dernières observations dans l’étude de cette espèce à part, les garçons. Vous existiez à la mesure de ce que vous aviez à raconter sur ce thème unique. Or Wicki ne tenait pas à faire part de ses expériences dans ce domaine, ayant modérément envie de finir à l’asile.

    Sa mère hurla quelque chose depuis le rez-de-chaussée de la ferme.

    — Wicki, Lenni est là, il monte !

    Wicki leva les yeux de sa traduction. Deux jours qu’elle était enfermée avec une horde de dictionnaires. Ça ne lui ressemblait pas. Si elle ne se surveillait pas, elle allait devenir aussi polarde que Lenni. C’était un jeu dangereux. Son père penserait qu’elle s’était trouvé du goût pour les études. Il recommencerait à insister pour qu’elle tente une de ces écoles d’ingénieurs – seule solution d’après lui pour s’en sortir, sur une planète aussi pourrie. Elle finirait par céder. En moins de deux elle deviendrait plombière, fille de plombier.

    Des problèmes de tuyauterie jusqu’à l’horizon.

    Heureusement, la chance avait commencé à tourner ; l’invitation était arrivée, l’avant-veille, par la poste interplanétaire. Sur un papier glacé épais – un luxe délirant. L’expéditeur était vénusien. Wicki avait d’abord crû à une erreur. Tout en calculant le prix probable de la course, elle avait interrogé les idéogrammes sans les comprendre. Comme la plupart des francophones, elle baragouinait le tao-english, mais restait stupide devant les textes écrits.

    Elle avait sorti un certain nombre de dictionnaires du bureau de son père et s’était enterrée dans un délire de calligraphies, idéophonogrammes, dérives et combinaisons. Ça semblait une telle perte de temps, pour déflorer une pensée sans matrice, étrangère. Mais la missive avait l’air officiel, elle ne pouvait pas l’enterrer dans un coin.

    Même après des heures de trituration et d’hypothèses plus ou moins viables, les quelques lignes gardaient une part de mystère. C’était l’essence du tao-english de faire de la rétention de sens. Il fallait de l’opiniâtreté pour en extraire les subtilités les plus volatiles. Mais le message général était plus ou moins clair à présent. Il en ressortait, sans ambiguïté majeure, que Wicki était invitée à la finale d’un grand concours de beauté, programmée pour le mois suivant. Sur Vénus. À Paris. Tous frais payés.

    Paris ! La ville la plus romantique du système solaire, construite sur le modèle du Paris terrestre par des architectes sino-américains de génie ! Une société de loisirs et de plaisirs ! Fascinée par Vénus depuis son plus jeune âge, Wicki collectionnait les bribes d’informations tombées de la table des adultes. « Tu te rends compte, Raymond, que là-bas ils ne travaillent que 20 heures par semaine ». « Il était camé comme un Parisien ». Elle avait assemblé tous ces lambeaux de conversation en un patchwork de nouveauté excitante, de mystère sulfureux et d’amusements sans fin. Là-bas, il y aurait sûrement tout un tas d’éphèbes sans historique. Et surtout, Wicki elle-même ne serait qu’une ado lambda. C’était l’occasion ou jamais de laisser derrière elle, pour un été, le plouquisme déprimant des canicules martiennes, et d’aller ronronner au doux soleil vénusien.

    Il ne restait qu’un tout petit détail à régler : la Permission Parentale. Tout à l’heure, au dîner. Ce serait le moment idéal.

    Un martèlement discret se fit entendre à la porte de sa chambre.

    — C’est Lenni, fit une voix de jeune gars.

    Affirmation complètement auto démonstrative. En effet, seule la voix de Lenni pouvait dérailler à mi-parcours dans la simple énonciation de son propre nom.

    Wicki soupira :

    — Une seconde !

    Elle arrangea ses cheveux. Elle avait remarqué qu’un certain mouvement dans ses boucles blondes était susceptible d’adoucir un peu la forte impression que ne manquait jamais de produire son nez. Cela dit, ayant grandi avec elle, son voisin Lenni connaissait les contours de son inénarrable pif encore mieux qu’elle.

    — Tu peux entrer, annonça-t-elle après avoir compté cinq secondes supplémentaires de nonchalance blasée.

    Le rideau d’entités vestimentaires multicolores qui couvrait la porte ondula, révélant la silhouette adolescente de Lenni. Il était strictement non-mitonnable. Un perdeur, un curé en devenir. La présence de Wicki le chamboulait visiblement.

    — Quoi de neuf ?

    La réponse standard s’énonçait en trois mots : pas, tes, oignons. Mais la révélation apportée par la missive était si incroyable que Wicki ne put tenir sa langue.

    — Je traduis une lettre en tao-english que j’ai reçue hier.

    — Fais voir ?

    Lenni lut le carton en se balançant d’un pied sur l’autre comme font les gusses qui réfléchissent à vide. L’invitation avait assez mal vécu les fouilles quasi archéologiques, le contact des doigts de Wicki moites de transpiration et les 4 goûters pris depuis la veille.

    — Étrange, dit-il.

    — Quoi étrange ?

    — Ils disent que tu es finaliste. Tu t’étais inscrite à ce concours ?

    — Pourquoi, tu me trouves pas assez jolie ?

    Elle pensait bien l’être, du moment que l’on faisait abstraction de ce nez.

    — Si, très jolie. Mais…

    Lenni rougit. Il sentait qu’il allait s’aventurer sur un terrain glissant. Il finit par choisir la diversion.

    — Tu sais que tu vas troquer l’été d’ici contre l’hiver de là-bas ?

    — Et alors ! C’est l’hiver vénusien, espèce de navet, s’agaça Wicki. Distance au soleil, mec ! De toute façon, je suis invitée – j’y vais.

    — Ta mère voudrait que tu descendes mettre le couvert.

    Wicki haussa les épaules et le suivit dans l’escalier. Il fallait avoir grandi plus ou moins avec lui pour le supporter.


    Surprise, Bill et Sybil étaient invités à dîner ; Lenni aussi bien sûr. Le pisseux-mignon, perché sur sa chaise, engoncé dans ses couches, attendait ses munitions vespérales de purée en agitant ses jambes trop courtes. Sybil le trouvait trop chou, à croire qu’elle-même se risquerait à produire un deuxième Lenni.

    Des bruits de ferraille s’échappaient de la cuisine ; on aurait dit que des seigneurs médiévaux se battaient à coup de masse là-dedans.

    — M’man, dit Wicki à la porte entrouverte, est-ce que…

    — Plus tard, Wicki, lança sa mère. Tu peux donner à manger à Tiphaine ?

    — Hein ?

    — Ton frère ! Sa purée !

    Pas sa faute si Wicki ne retenait jamais le prénom du pisseux. C’était trop récent, elle n’avait pas eu bien le temps de s’habituer. Et puis ça ressemblait trop à un prénom de singe. Tiphaine ! Sybil se précipita, désireuse d’aider. Très bien ; Wicki n’était pas d’humeur.

    — Wicki, si tu n’as rien de mieux à faire, va donc nourrir les oiseaux ! ordonna sa mère.

    Consciente qu’un petit effort mettrait les autorités de son côté, Wicki sortit dans la cour en grommelant pour la forme, Tatar le castor sur ses talons. C’était toujours à elle de nourrir ces peaux de vaches d’autruches. En réalité elle n’avait qu’une seule envie, tordre leurs cous stupides et déplumés. Dehors, le soleil exerçait sa violence habituelle. Wicki ouvrit la porte de la grange et fut assaillie par une puissante odeur de fiente. Elle entra en se bouchant le nez. Elle se saisit en maugréant du gros tuyau d’arrosage et tourna rapidement le robinet, prenant bien garde à ne pas respirer une bouffée de plus de cet air vicié. Ça se goinfrait et ça déféquait comme quatre, passe encore, mais en plus ça buvait des quantités d’eaux impressionnantes. 6 à 8 litres par jour et par individu. Pendant la saison sèche, on était obligé de les enfermer dans cette grange climatisée à l’énergie solaire, l’essentiel étant de limiter l’évaporation. Les oiseaux, dans cette atmosphère confinée, devenaient à moitié hystériques, vraiment vicieux. Tatar, pourtant habitué à chasser les gros rats des champs, était terrifié. Planqué dans les pattes de Wicki, il manquait sans cesse la faire trébucher.

    — Stop, Tatar !

    Avec toute cette fiente, elle avait déjà assez d’occasions de se casser la figure. Le castor, qui maîtrisait parfaitement un vocabulaire de 3 mots (Tatar, Manger, Stop), obéit en râlant. Les mangeoires furent vite remplies. Le plus difficile, pendant les périodes de rationnement, était en principe de ne pas se faire mettre en pièce par les oiseaux surexcités. Sophie, qui parlait avec emphase de son retour à la terre et à ses origines, depuis qu’elle avait repris la ferme de ses parents et leur élevage absurde, était la plus craintive de tous face à ses propres volailles. Wicki en revanche inspirait aux autruches une crainte viscérale. Les oiseaux se tenaient à distance respectueuse, depuis qu’elle avait décapité un spécimen, un jour, avec le plat d’une fourche. Ses parents lui avaient fait rembourser l’oiseau jusqu’au dernier cent.

    — Principe numéro un de l’éducation campagnarde, avaient-ils dit. On est tous dans le même bateau.

    Mais ce n’était pas de l’éducation campagnarde. C’était l’éducation de Wicki. Un processus exceptionnellement complexe.


    Pour le dîner, Sophie avait préparé un plat sophistiqué et insipide à base de tofu. Raymond, le père de Wicki, et Bill, celui de Lenni, passèrent l’intégralité du dîner à parler canalisations. Ils travaillaient ensemble à la société d’hydraulique.

    De toute façon, sur Mars, tous les sujets de conversation qui ne tournaient pas autour de l’eau manquaient singulièrement de consistance. On n’était pas chez les intellectuels et les beaux parleurs. Jouer les greniers à grain des Nations unies avec des réserves en eau ridicules, ça vous préservait des questions de fond. Une bonne lobotomie, aussi radicale que naturelle. Et encore, le père de Wicki, ingénieur en plomberie, faisait partie de l’élite. Dans un sens, c’était un peu grâce à lui que tous les habitants de Mars pouvaient boire du pastis comme leurs lointains ancêtres. Il en tirait une fierté très justifiée. Sans ingénieurs des ponts et tuyaux, l’être humain aurait été incapable de domestiquer cette planète si rude.

    Raymond et Sophie avaient bien cru la quitter lorsqu’ils s’étaient rencontrés au cours d’un voyage organisé sur Ganymède. Entre deux randonnées en traîneau, ce fils de bonne famille était tombé amoureux de cette fille de fermier d’Eunostos. Il l’avait crue vénusienne – quelque chose dans son attitude nonchalante de princesse au petit pois, dans sa blondeur ou son maintien indolent de fausse maigre (Wicki lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, pour autant que quiconque sur Mars ait jamais pu voir deux gouttes d’eau en même temps, comme disait la blague populaire).

    De son côté, Sophie avait pris Raymond, avec son panache et sa formidable énergie, la façon dont il parlait de l’eau, pour un de ces ingénieurs de haute voltige qui courent de planète en planète – l’élite du prolétariat, une jet-set aventurière, la promesse d’une vie nomade et captivante.

    Ils avaient dû être déçus, tous les deux, en apprenant qu’ils s’étaient énamourés entre compatriotes. Ils s’étaient résignés à se marier sur Mars et à y rester. Une histoire parmi d’autres.

    Wicki aurait préféré naître quelque part en orbite, c’était sûr. N’importe où plutôt que dans ce désert ferrugineux et desséché. Terraformation, mon œil. Quand ses ancêtres avaient acheté le terrain, les promoteurs leur avaient promis que la ferme se trouverait au bord de la mer. Ça aurait été le cas, notez bien, si mer il y avait eu. Les spécialistes indépendants n’avaient pas fini de déplorer cette ironie : les terraformateurs avaient fait leurs classes sur la planète la plus hospitalière du système solaire, Mars. Qu’ils avaient bousillée de manière spectaculaire. Par contre, de Vénus, ce vieux tas de poisons mortels, ils avaient réussi à faire un paradis.

    La mère de Lenni mangeait d’un air rêveur à présent que Pisseux Mignon était soigneusement ficelé dans son ramasse-crottes et saucissonné par 15 couches de couvertures inutiles dans sa chambre climatisée au poil de degré près.

    Sophie, en maîtresse de maison super-maniaque, employait le principal de son énergie à vérifier les niveaux de gratin et de boisson dans les assiettes et les verres. Elle émettait des recommandations pressantes lorsqu’ils atteignaient la cote d’alerte, tout en critiquant à couvert ceux qui mangeaient trop. Wicki avait l’habitude et le coup de main : mastication, rumination, hydratation. De toute façon, les repas duraient toujours trois heures.

    En face d’elle, Lenni était aussi obsédé par la fin du monde que Raymond par la corrosion des tuyaux. Ça le tenaillait depuis des mois. D’où sortait-il cette idée fixe ? Sans doute les témoins de Jéhovah qui tentaient de les recruter tous les matins sur le chemin du lycée. En général, Wicki les envoyait paître d’une insulte bien sentie, mais la langue de Lenni était moins bien pendue. Elle avait même une furieuse tendance à lui échapper par la bouche ouverte, en particulier dès qu’il s’adressait à elle.

    — Tu ne comprends pas, disait-il, avec un enthousiasme inhabituel. Tout concorde.

    Et d’évoquer les publicités ringardes et absurdes à la télé (« avec l’abri antiatomique Nucleus, la galaxie peut bien exploser, je suis tranquille ! »).

    — S’il y a un marché, c’est bien que quelque chose se trame !, expliquait-il d’un air triomphant.

    Wicki se demandait qui lui avait collé ces idées libérales dans le crâne. Certainement pas Bill, ni aucun des profs du lycée. Sur Mars, libéralisme égalait suicide, c’était comme si l’équation était résolue d’avance, ce n’était même pas la peine de réfléchir plus de deux secondes.

    — Le Jugement Dernier™. La Fin des Temps™. L’Apocalypse™. Le type qui a déposé toutes ces marques est devenu si riche qu’il vient de s’offrir sa propre compagnie de transports interplanétaires, poursuivait Lenni, la bouche pleine.

    — D’ailleurs, tu viens de claquer tout ton argent de poche du mois d’une seule phrase, rien qu’en royalties, dit Wicki. C’est juste un effet de mode parisien. Ça va passer.

    — Non, s’obstinait Lenni. La fin est proche. Moi, ça me paraît aussi évident que le nez au milieu de la figure.

    À ce stade, il s’aperçut de sa gaffe et plongea sous la table.

    Mais Wicki restait calme, olympienne. Elle se maîtrisait à présent. Elle ne vous lançait plus d’objets contondants à la tête à la simple évocation de son appendice nasal. Elle ne pouvait plus se permettre de couler une bielle pour des petits riens. Son nez était cité dans toute la ville comme un exemple de disgrâce patatoïdale et elle l’assumait très bien.

    D’ailleurs, elle s’interdisait désormais d’accorder de l’importance à l’opinion de Lenni. Cette conversation qu’elle avait surprise la semaine passée, entre Lenni et un type du lycée, Gori, l’en avait définitivement dissuadée.

    Ces deux-là, Wicki et ses copines les appelaient le Club des Faisselles. Deux fromages blancs qui se bonifiaient lentement, lentement. Intéressés tout au plus par l’astrophysique et les questions bizarres sur les trous noirs, l’hyperespace, occupés la plupart du temps à disséquer la matière et ses mystères. Wicki n’en avait été que plus surprise, quand elle les avait surpris à parler d’elle après les cours.

    — Comment peux-tu traîner avec Wicki, disait Gori. Après l’histoire avec François.

    Lenni avait soupiré.

    — Oui, je sais, mais qu’est-ce que tu veux. Je la connais depuis toujours. Je l’aime bien comme elle est.

    Passé le choc d’entendre deux gonzes parler de sentiments comme des femelles, et celui d’apprendre que « l’histoire avec François » s’était répandue jusque dans les poches de ringardise les plus insondables du lycée, Wicki avait senti la colère lui révolutionner l’estomac. Elle n’avait pas besoin de l’affection condescendante d’un Lenni. Elle n’avait pas tardé à ouvrir la cantine en fer blanc, percée de trous d’aération, qu’elle se trimbalait partout depuis son premier jour de classe. C’était la musaraigne braconnée par Raymond qui avait trinqué.

    Lenni se désintéressait de son gratin et commençait à énumérer les autres signes annonciateurs de l’Apocalypse, mais Wicki avait des choses plus importantes à considérer. Ses vacances à Paris tous frais payés.

    — Maman, annonça-t-elle avec son plus charmant sourire, je suis invitée à un concours de beauté sur Vénus. C’est gratuit ! Je peux habiter chez tante Zaza !

    Sophie la regarda comme si elle tombait de la stratosphère.

    — Alors, c’est d’accord ? demanda Wicki, certaine de remporter l’affaire.

    — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Sophie.

    Wicki sortit l’invitation de sa poche et la montra à sa mère. Raymond, qui revenait avec le café, se pencha pour lire par-dessus l’épaule de sa femme.

    — Tu connais ces gens ? demanda-t-il à Wicki.

    — Mais puisque je serai chez Tante Zaza !

    Ses parents échangèrent un regard.

    — Non, dit Sophie. Ça m’a l’air complètement fumeux ton truc.

    Wicki enclencha le mode supplication.

    — Mais ce serait juste pour une semaine ou deux !

    — Ça ne sert à rien de discuter. C’est non.

    Wicki lâcha sa cuiller dans le pot de sucre, ce qui lui valut de la part de son père un regard inquiet, furtif. Elle sentit le feu lui monter aux joues. Elle avait un peu de mal à respirer, et elle commençait à sentir les premiers coups de l’attaque de tachycardie.

    Une crise. Elle avait tout juste le temps de sortir de la pièce. Lenni avait remarqué le changement et lui lançait des regards désespérés, serrant la main sur le manche de sa fourchette. Elle se leva en envoyant valdinguer sa chaise.

    Raymond se précipita vers la porte de la salle à manger pour l’ouvrir en grand. La bête ne devait pas rester enfermée avec eux. Wicki contourna la table à toute allure et bouscula Sybil en sortant, puis se précipita vers la porte d’entrée. Elle n’avait pas pensé à s’asseoir du côté de la porte. Elle n’avait plus eu de crise depuis un moment.

    Les autruches. Les autruches étaient là pour ça. Ses parents n’en démordaient pas, lui faisaient remplacer ou payer pour chaque animal. Mais elle n’était pas stupide : la réouverture de l’activité d’élevage à la ferme avait coïncidé avec la naissance de Morveux. Cette chose baveuse et chiarde et fragilissime était arrivée, et tout à coup, Sophie, quoique débordée et en manque chronique de sommeil à cause de tout ce pouponnage, s’était découvert une passion pour l’élevage des autruches. Une réconciliation avec ses origines, soi-disant, l’appel des gènes. De l’avis de Wicki, c’était plutôt autre chose. Sophie lui balançait des armadas d’autruches dans les pattes, comme autant d’offrandes au sacrifice, pourvu qu’elle n’aille pas faire de mal à Pisseux Mignon.

    Wicki entra à grand fracas dans la grange, pour la deuxième fois ce soir-là. Les animaux levèrent la tête d’un seul mouvement, la fixant d’une multitude de regards stupides. Quelque chose clochait, même ces êtres simplets s’en rendaient compte. Ils étaient déjà gorgés d’eau, que venait faire l’humaine dans leur antre puant ?

    Elle referma derrière elle la porte de la grange. Tout à coup, ce fut le sauve-qui-peut. Dans une tornade de plumes et de mugissements, les oiseaux entamèrent une fuite désordonnée, sans but. Wicki avait déjà eu l’occasion de vérifier que cette histoire de tête enfouie dans le sable était une légende. La politique de l’autruche, c’était la fuite à la vitesse d’une petite voiture.

    Elle réussit à bloquer une femelle au plumage gris-brun et à coincer le cou de l’animal sous son bras. L’autruche battait des ailes, tricotait de ses pattes puissantes. Wicki tenait bon mais hésitait. Si elle lui tordait le cou tout de suite, elle devrait peut-être en tuer une deuxième. Il n’y avait pas que le problème de l’argent de poche. Une mort spectaculaire était toujours plus satisfaisante qu’une mort insignifiante. Elle se dit qu’elle avait plutôt envie d’arracher les ailes de l’oiseau, et s’attela à la première. L’animal se débattait et les tendons tenaient bon, assistés des muscles crispés, durs comme du caillou. Rien à voir avec la résistance molle et la capitulation instantanée d’un membre de poulet rôti. Wicki s’arc-bouta sur l’animal, coinçant le cou duveteux sous son genou, sans prendre garde aux fientes qui tapissaient le sol. Les autres autruches s’étaient rassemblées de l’autre côté de la grange, tout au fond. Elles contemplaient la scène avec une agitation peureuse. Si elles l’avaient voulu, elles auraient pu sauver leur congénère, foncer sur la gamine tous becs dehors. Mais l’instinct de solidarité leur manquait. Wicki tirait encore sur l’aile avec férocité. Finalement elle entendit le crissement de la peau qui se déchire, le craquement du cartilage qui cède. Les cris de l’animal redoublèrent. Le sang gicla de la plaie, là où avait été attachée l’aile un instant plus tôt. Wicki s’absorba dans la contemplation de cette fontaine irrégulière, puissante. Le spectacle l’apaisait. C’était une bonne idée qu’elle avait eu là. La résistance de l’animal faiblissait au fur et à mesure qu’il perdait son sang. Wicki relâcha la pression sur son cou mais resta à genoux dans les excréments d’oiseau et la mare noirâtre déjà conséquente qui continuait à s’étendre.

    La fontaine de sang ne tarda pas à se tarir, mais la crise était passée. Wicki reprit son souffle, chargea la bête morte sur son épaule sans oublier l’aile arrachée. Les retenues à la source sur son argent de poche allaient la priver de sorties tout l’été, mais au moins, on mangerait de la bonne barbaque à la maison.

    Sophie l’attendait dehors, devant les clapiers à lapins généreusement garnis.

    — Ça n’aurait pas suffi, un cochon d’Inde ?

    De l’humour. Sophie faisait de son mieux pour se montrer rassurante, optimiste, confiante. Attitude numéro 7, identifia Wicki. Le répertoire était limité. Raymond et Sophie avaient fait tout leur possible pour élever leur fille normalement malgré son sale caractère, mais l’usure allait avoir raison d’eux un jour ou l’autre. Wicki remit l’oiseau à sa mère qui tituba sous le poids.

    — Écoute, dit Sophie, je ne m’étais pas rendu compte que ce concours était si important pour toi…

    — C’est juste un concours, dit Wicki.

    — Sur Vénus, dit Sophie.

    Wicki marqua un temps d’arrêt. Ce n’était pas le problème familier, l’écheveau inextricable du caprice, du désir, de la contrariété et de la folie furieuse. Il y avait autre chose dans la réticence de sa mère.

    — Où est le problème, exactement ?

    Sophie se mordit la lèvre.

    — Ce n’est pas le concours, dit Wicki. C’est la tante Zaza.

    — Je ne crois pas, commença Sophie, que ma sœur puisse avoir une très bonne influence sur toi…

    Quelle espèce de monstre pouvait bien être cette fameuse tante Zaza ? Vingt ans que les deux sœurs ne s’étaient pas vues.

    — Elle est un peu dérangée, psychologiquement, je crois.

    — Moi aussi, dit Wicki.

    — Non, pas toi. Tu as un défaut de naissance, c’est tout.

    Justement, c’était cette théorie du défaut de naissance qui rendait Wicki complètement dingue. Cette manière qu’avaient ses parents de la traiter avec une justice parfaite, tout en l’exonérant de toute forme de réalité. Leur attitude ouverte, impeccable, avait fait des miracles pendant un temps. Wicki était si différente de tous ces enfants « handicapés » qui pourrissaient dans diverses institutions. Mais ce cocon qu’ils avaient tissé autour d’elle commençait à tous les étouffer.

    — C’est d’accord, soupira Sophie. Je vais appeler ma sœur. Mais je ne peux rien te garantir. Il faut que tu me promettes que tu ne te mettras pas dans tous tes états si elle refuse de t’héberger.

    Wicki haussa les épaules.

    — Je ne peux rien te garantir.

    Chapitre 2 : Bruno

    Vénus, Paris. 8 h


    Il n’était pas huit heures du matin et Bruno Stock était déjà très en retard. Il transpirait abondamment, ce qui ne lui allait pas du tout. Personne n’avait jamais vu une auréole de sueur à la chemise de l’élégant porte-parole du laboratoire Hybris.

    Et tout ça, pour une séance de courbettes. Bruno était censé superviser la décontamination intégrale de la grande salle de gala, pour l’arrivée du gouvernement à dix heures. Les ministres allaient débarquer pour la présentation trimestrielle des résultats du laboratoire et l’équipe de ménage avait disparu. Paul Wang, le nettoyeur en chef, ne décrochait même plus son téléphone. Quiconque tentait de le joindre sur son portable tombait sur un message automatique signalant d’une voix monocorde que « l’équipe de ménage dans son ensemble avait été monopolisée pour une intervention d’urgence ».

    Bruno longea au pas de course les couloirs de l’immense bâtiment, vérifiant un à un les sites les plus susceptibles d’avoir besoin d’une décontamination en urgence. Personne au département de physique nucléaire, à part cette chatte angora scellée dans une boîte qu’ils avaient baptisé Recluse (une blague de physicien très bête, et très cruelle) et qui miaulait après son petit-déjeuner. Les bacs de fermentation qui avaient explosé le mois passé à l’étage des biotechnologies présentaient ce matin des conditions de pression idéales. Bruno finit par trouver un homme de ménage isolé, dans les locaux du service astrophysique.

    — Vous ne seriez pas en train de vous planquer, Martin ? lui demanda-t-il.

    Les astrophysiciens formaient un clan paisible et sans histoire, qui laissait la poussière se déposer tranquillement sur le matériel. Les hommes surqualifiés de Paul Wang ne mettaient jamais les pieds chez eux. Martin prit un air offusqué.

    — Pas du tout, Mr Stock. On m’a fait venir pour travailler sur une nouvelle balayette automatique pour lentilles télescopiques. Apparemment, se renfrogna-t-il, c’est trop basique pour vos automaticiens.

    Bruno finit par débusquer Paul Wang dans les locaux du service Duplicata. Occupé à gratter une substance rosâtre et spongieuse sur les murs avec une petite cuiller, il était d’une humeur massacrante.

    — Bruno, désolé, je ne peux rien faire pour toi.

    — Sans préavis ! À deux heures du grand show !

    — Parce que tu crois qu’Arnold Smithjiang nous a envoyé un faire-part avant d’exploser sur sa paillasse ?

    Smithjiang était le chef de l’équipe Duplicata, un pôle du laboratoire qui cherchait à réaliser la multiplication asexuée des mammifères, si possible en accéléré. Les chercheurs étaient si géniaux qu’ils aspiraient à se reproduire entre eux. Ses chercheurs utilisaient des techniques plus proches de la photocopie que du clonage – le clonage était si has-been, pas un scientifique ne se serait risqué à en évoquer même le principe. La clef du futur, c’était la parthénogénèse, la multiplication à partir d’un gamète non fécondé. Pas vraiment simple chez les mâles. Après quelques succès sur de plus petits mammifères, l’équipe de Duplicata avait commencé ses premiers tests sur l’être humain. C’était censé être rapide et indolore, mais c’était à chaque fois une boucherie. Malgré le caractère étrange et dangereux du projet, les volontaires ne manquaient pas. Les chercheurs se montraient toujours prêts à caler leur tête sur le billot quand il s’agissait de prouver l’exactitude de leurs calculs. Chez Hybris, la vanité tenait lieu de culture d’entreprise. Ce matin-là, Arnold Smithjiang s’était levé de bonne heure pour inaugurer son nouveau dispositif de splitogénèse, et s’était retrouvé tartiné en fine pellicule sur les 6 murs de son atelier. Il sembla à Bruno sentir une vague odeur de whisky, comme l’aura rémanente de cette vieille éponge d’Arnold.

    — Tu ne peux vraiment pas m’envoyer quelqu’un ?, insista Bruno en tripotant nerveusement Xolly, le(s) tapir(s) siamois de Smithjiang à présent orphelin(s). Un des rares cobayes à avoir survécu.

    — Bruno, je n’ai peut-être pas ton QI de 350…

    — 319, coupa Bruno, assez content malgré tout d’avoir été surestimé.

    — Je n’ai peut-être pas ton QI de 319, mais tu as devant toi un double doctorat en physique quantique, un prix Mathis de chimie et plusieurs ingénieurs cruellement surqualifiés, reprit Paul Wang en désignant ses hommes. Comme tu vois, nous sommes en train de racler la tapisserie pour en décoller Arnold Smithjiang. N’importe lequel d’entre nous te suivrait dans l’instant s’il y avait vraiment un moyen pour nous d’échapper à ce job qui doit être le plus vil, le plus inintéressant, et le plus déprimant au monde. Je n’ai tout simplement pas le temps. Je dois remettre le sac poubelle à la police dans deux heures. Ordres spéciaux du directeur.

    Bruno soupira. En tant que porte-parole de l’organisation, il se sentait en permanence à l’écart des soubresauts qui agitaient les différents départements. Si on lui demandait d’établir un top 10 des pistes scientifiques les plus obscures, il placerait sans doute les recherches de Smithjiang en tête de son hit-parade personnel. Jamais il ne comprendrait cette aspiration à l’autosuffisance, à la pureté génétique absolue. Certes le gène du génie scientifique était porté par le chromosome Y, permettant aux hommes seuls d’atteindre des pointes de QI à 450, 500. Mais jusqu’à nouvel ordre, ils avaient encore besoin des femmes pour se reproduire. Il fallait voir à quelles extrémités ces scientifiques étaient prêts à recourir pour éviter de mettre en place un système efficace de gestion des femelles.

    Bruno se secoua. Il n’avait plus le temps de tergiverser. Il n’était plus aussi assidu dans son travail ces derniers temps, mais pour la réunion solennelle de ce matin, il ne pouvait pas se permettre d’erreur – pas s’il comptait conserver un semblant de réputation. Il allait devoir se retrousser les manches et assurer seul le nettoyage de la salle de gala, voilà tout. Ce ne serait jamais qu’un miracle de plus à son actif, dans sa carrière de communicant à la solde d’une boîte de fous. En essayant de ne pas s’avouer battu d’avance, il allongea le pas. Le laboratoire marchait sur la tête, mais c’était sa tribu.

    En principe, la salle de gala servait exclusivement pour les présentations officielles au gouvernement, une fois par mois. À chaque fois, la quantité de choses et de personnes qu’il fallait en déblayer après un mois d’usages officieux était ahurissante. C’était de loin la pièce la plus agréable de tout le gigantesque édifice. La construction d’un stalinisme flamboyant, érigée par des architectes sino-américains à l’optimisme forcené, s’achevait sur ce vaste volume percé de verrières. La vue sur la ville était saisissante, panoramique. Plus d’un chercheur appréciait cette position en surplomb. La pièce était donc envahie par des squatteurs venus de tout le laboratoire. D’aucuns plaidaient la fécondité de l’atmosphère de travail pluridisciplinaire. En fait, de manière plus prosaïque, c’était juste plus agréable de réfléchir en chauffant ses vieux os au soleil. Les chercheurs se posaient là comme des bernicles sur le rocher, et tous les mois, c’était le même cirque pour les en déloger avant l’arrivée des ministres. Impossible de fermer la porte à clef. Ce n’était pas dans la culture de la boîte.

    En général, Bruno entrait en hurlant et en agitant ses longs bras nerveux. L’effet de surprise suffisait à secouer les occupants. Avec son mètre quatre-vingt-quinze et son charisme un peu sauvage, Bruno pouvait se montrer effrayant quand il le voulait. Intervenaient ensuite les hommes de ménage qualifiés de Paul Wang, qui escamotaient d’une main experte les substances dangereuses et les appareils délicats ou ruineux.

    Mais ce jour-là, quand Bruno fit son entrée fracassante, il se sentit un peu ridicule. Il n’y avait pas un chercheur dans la pièce. Il y régnait même un ordre frappant : rien à voir avec le champ de bataille habituel, pas de déchets alimentaires, pas le moindre résidu radioactif d’expérience ratée. Pas un atome de poussière. Par contre, tous les fauteuils autour de la grande table de réunion étaient occupés par des femmes en petite tenue. Assises raides comme des piquets, elles paraissaient absorbées dans un débat silencieux dont elles ponctuaient les rebondissements de petits gestes d’assentiment ou de protestation saccadés. Leurs épidermes luisaient doucement dans la lumière rosée diffusée par la verrière. La lente révolution de Vénus n’allait plus tarder à les plonger pour de longs jours dans son coucher de soleil interminable. Bruno n’aimait pas particulièrement ces périodes de l’année. D’autres trouvaient cela romantique. La scène était incontestablement pittoresque mais il en aurait fallu un peu plus pour déconcentrer les occupantes de la salle.

    Çà et là, on entendait un craquement ou un grincement. Bruno venait de surprendre une assemblée générale des péripatéticiennes automatiques du Laboratoire, familièrement appelées « roboputes », quoique rarement en leur présence. Elles disaient préférer le titre de probostituées, même si c’était surtout par esprit de contradiction, d’après Bruno.

    Les créatures les plus proches, ayant remarqué sa présence, lui jetèrent un regard courroucé. Il se racla la gorge.

    — Mesdames, euh, mesdemoiselles, je vous rappelle que la salle va bientôt être réquisitionnée pour la présentation mensuelle de nos résultats aux membres du gouvernement.

    Il avait voulu s’exprimer avec autorité, d’une voix claire, mais n’avait émis qu’une sorte de borborygme coassant. Pourtant, sur le papier, il n’était guère impressionné par ces amas de ferraille intelligents. C’étaient les foutues hormones.

    L’une des femmes artificielles avait quitté son fauteuil à l’autre bout de la table et s’avançait vers lui en se dandinant. L’effet était à la fois comique et martial. Arrivée à sa hauteur, elle lissa les plis de sa minijupe et darda vers lui un regard perçant, gris métallique. De tout près, il pouvait admirer le grain incroyablement fin de sa peau synthétique.

    — Bonjour, Bruno.

    — Bonjour, Nancy, déglutit-il. Désolée de vous mettre à la porte. Je te rappelle que l’OPNU débarque à 11 heures. Qasar devrait être là d’une minute à l’autre, ajouta-t-il, comme si la mention du directeur du Laboratoire pouvait impressionner son interlocutrice.

    Les roboputes n’avaient guère obtenu le droit de se réunir, bien qu’elles luttent depuis des mois pour l’arracher à la direction. Bruno serait obligé de les dénoncer. Les tensions sociales au sein du laboratoire n’étaient pas près de s’apaiser.

    — 35 % de mes consœurs souhaitent être réformées, annonça Nancy. C’est la force de mon exemple.

    — Hm, oui, j’ai entendu, dit Bruno.

    Nancy avait été la propriété de ce branque d’Ignace Wang-Abbott. Un ahuri, un hurluberlu, un conseiller free-lance du directeur rétif à toute forme de discipline, tout à fait le genre à divertir les objets de leur utilité première. Bruno avait été dégoûté, mais pas étonné, d’apprendre qu’Ignace avait « affranchi » Nancy. Résultat, la cybertraînée avait entrepris de se « réformer » et promis d’entraîner à sa suite autant de consœurs que possible. En quelques mois, elle s’était retrouvée à la tête d’un véritable syndicat. Aux dernières nouvelles, elles réclamaient des compensations financières en échange de services qu’elles avaient jusque-là prodigués gratuitement, ainsi que les y prédestinait leur programmation.

    — Quels sont tes projets ? demanda Bruno, autant par politesse que par curiosité.

    Il avait utilisé Nancy par le passé, bien sûr, mais pas autant que ses confrères. Il avait bien assez de succès auprès des femmes réelles. Il n’avait pas besoin des roboputes, sauf dans les périodes de charrette, quand il était coincé dans l’enceinte du Labo.

    — Je compte devenir psychanalyste, annonça Nancy, radieuse. Je me suis déjà fait installer Perspicacité 3.2.1 et Freud 1.0. En cas de problème, tu peux venir m’en parler.

    — Si j’en croise un, je te l’enverrai, promit-il.

    Elle émit un rire électronique semblable aux couinements d’un jouet parlant dont les piles s’usent. Bruno sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Nancy, debout devant lui, souriait d’un air suave, creusant une adorable fossette qu’elle avait dû aussi se faire installer récemment. Il était manifeste que Nancy concevait sa nouvelle vocation psychanalytique sous un angle marketing pour le moins agressif.

    — À part ça, chou, reprit-elle sur le ton de la conversation, toujours avec ta fiancée Parfoetus ? Tu veux qu’on en parle ?

    Non, il ne voulait pas en parler.

    — Tu vas l’épouser ? insista-t-elle. Vous allez avoir des enfants ? Ah, non, j’oubliais, c’est probablement hors de question pour elle…

    Malgré son désir de rester impassible, Bruno se sentit bouillonner. Cette histoire le poursuivrait toute sa vie.

    Quinze ans auparavant, alors qu’il n’était qu’une jeune recrue du Laboratoire, il avait craqué sous la pression. Il avait accepté de bidouiller les résultats de contre-expertise d’un médicament pour les femmes enceintes, le Parfoetus. Le traitement était censé protéger la croissance intra-utérine des bébés conçus en environnement hostile. Le système solaire comptait deux ou trois enfers qui justifiaient ce genre de mesures. La Terre constituait un bon exemple, avec ses taux de pollution délirants et cette prolifération d’algues qui avait transformé la « planète bleue » en « planète rose fluo ». Les colonies russo-brésiliennes sur les planètes froides – Pluton, Ganymède, Io — méritaient aussi un petit coup de pouce démographique. Même les Martiennes ne diraient pas non, si on leur trouvait une molécule pour faire passer les inconvénients d’une grossesse arrosée aux pesticides et aux radiations solaires.

    En bref, plus la population était pauvre, plus la pollution et la climatisation défectueuse faisaient de sa vie un calvaire. Quinze ans plus tôt, donc, alors que Bruno occupait un poste intermédiaire au sein du service de génétique, le laboratoire avait été prié de trouver une solution rapide à la chute des statistiques de natalité. Le service de Bruno avait développé, puis testé une sorte de « bouclier génétique ». Les olibrius du marketing au ministère de la Santé n’avaient plus eu qu’à lui trouver un nom. « Parfoetus ». Dans un esprit d’efficacité face à l’urgence, les supérieurs de Bruno lui avaient recommandé de passer outre les quelques effets secondaires de la molécule. Celle-ci, conçue pour protéger les fœtus dans des environnements hostiles, suscitait chez certaines patientes, environ 20 % d’entre elles, des cas de stérilité. Sans compter les problèmes, rarissimes (un cas pour mille), de pulsions agressives avec passages à l’acte spectaculaires, que le médicament pouvait déclencher chez la femme enceinte ou chez l’enfant.

    Autant dire pas grand-chose, pour un système de santé qui devait protéger des centaines de milliards d’individus sur une douzaine de planètes et d’astéroïdes. L’intérêt du plus grand nombre avait été en jeu (sans compter l’avancement de Bruno). D’ailleurs le Parfoetus avait été conçu à l’origine pour les femmes de la Terre, où le chaos régnait de toute façon depuis des siècles. La Terre n’en était pas à sa première, ni à sa dernière catastrophe. L’un dans l’autre, le médicament avait sans conteste aidé plus de femmes qu’il n’en avait détruites.

    Tout ça n’avait été qu’une vaste et épineuse question de gestion des risques. Bruno avait considéré ces risques avec l’enthousiasme de la jeunesse, de façon un peu trop cavalière peut-être, dans une société qui les tenait de plus en plus en horreur. Quand le scandale du Parfoetus avait explosé, il avait sauté avec, et depuis, il était relégué à des fonctions de communication, loin des paillasses. Quatorze ans déjà.

    Puis, l’an passé, Bruno avait rencontré Zaza. Une Vénusienne pur jus, qui travaillait au ministère de la Culture. Elle était son meilleur coup depuis des années, une femme mystérieuse et excitante. Elle avait laissé entendre qu’elle avait souffert des effets secondaires du Parfoetus. Dans une autre vie, avait-elle dit. Cette façon de se détacher du passé avait bien sûr encouragé Bruno. Il s’était senti dispensé de l’obligation de lui parler de ses erreurs de jeunesse. Ça n’aurait pas fait tellement de bien à leur relation.

    Bruno sortit de sa torpeur en sentant Nancy lui tapoter l’épaule, d’un geste qui se voulait sans doute maternel mais lui vaudrait quelques hématomes. Les trois quarts des roboputes avaient déjà quitté la salle, et les retardataires se dirigeaient vers la sortie en ondulant du croupion : c’était la dernière mode en termes de démarche, Suivez-moi Jeune Homme V3.0. Il n’y manquait rien. Comme toujours, le département de mécanique/cybernétique s’était surpassé.

    À dix heures moins cinq, tout était fin prêt pour recevoir les officiels qui commencèrent à entrer dans l’ordre protocolaire : d’abord les députés intéressés (les députés s’intéressaient rarement), puis les entourages des ministres, les ministres eux-mêmes, et enfin le président vénusien. Le directeur du Laboratoire, Rolando Qasar, arriva bon dernier, son ventre à la rotondité parfaite propulsé par ses courts jarrets. Bruno le salua froidement. Il avait cessé de feindre l’amabilité envers son patron.

    Qasar ne détestait pas ces réunions. Ces quelque trente heures annuelles valaient au laboratoire Hybris des subventions faramineuses. La Forteresse des scientifiques pompait à peu près 50 % du PIB planétaire. Le contribuable payait tout,

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1