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Le silence à l'ombre des pins: Tous les secrets ne s’emportent pas dans la tombe...
Le silence à l'ombre des pins: Tous les secrets ne s’emportent pas dans la tombe...
Le silence à l'ombre des pins: Tous les secrets ne s’emportent pas dans la tombe...
Livre électronique298 pages4 heures

Le silence à l'ombre des pins: Tous les secrets ne s’emportent pas dans la tombe...

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À propos de ce livre électronique

Après la mort brutale de son compagnon, Charlie se réfugie chez sa grand-mère, au coeur de la forêt landaise. Alors qu’elle espérait trouver la paix, elle découvre dans la vie des femmes Labarthe une série de drames qui font écho à sa propre histoire.
Coïncidences ou malédiction ?
Charlie refuse de laisser de vieux secrets de famille peser sur son avenir. Aidée par Lucas, son mystérieux voisin, elle va tenter de faire émerger la vérité. Et tant pis si leurs recherches dérangent certains membres de la bourgeoisie bordelaise qui craignent de voir de vieilles histoires ternir leur réputation !
Entre les quais des Chartrons et Magescq, Charlie et Lucas entraînent le lecteur dans une enquête aux nombreux rebondissements.
Ce roman a reçu le 1er Prix de la ville de Figeac et le coup de coeur du Jury de Lire en Tursan.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Le silence à l'ombre des pins est le premier roman d'Elisa Tixen, elle vit à Bordeaux en région Nouvelle Aquitaine.
LangueFrançais
Date de sortie22 avr. 2020
ISBN9791097150464
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    Aperçu du livre

    Le silence à l'ombre des pins - Elisa Tixen

    Duncan

    1 – BLESSURE AU CŒUR

    La courbe se profilait sous les yeux de Charlie, à deux cents mètres sur sa droite. Un tournant décisif, même si elle l’ignorait encore. La jeune femme quitta l’autoroute et s’engagea sur les voies landaises longues et droites, interminables, qui invitent le regard au loin et les voitures à la vitesse. Elle filait sans regarder les croix fleuries sur les bas-côtés, refusant de s’attarder sur ces sorties de route prématurées. Elle était venue réfléchir sur son avenir, pas ruminer le passé.

    À la sortie de Magescq, son pied appuya machinalement sur l’accélérateur. Plus que quelques kilomètres et elle serait arrivée. Dernier virage. Elle aperçut enfin le chemin blanc menant à l’airial¹. Au bout de l’allée, le lourd portail en fer forgé était ouvert, laissant apparaître la bâtisse de son enfance.

    Charlie se gara devant le perron, ouvrit la portière et sortit dans le frais de ce matin de janvier. Évitant de regarder le hangar sur le côté, elle se concentra sur la « Gaillarde », bloc austère de deux étages, surmonté d’un toit biscornu aux multiples lucarnes. Une maison de maître plus destinée à trôner dans le centre d’un bourg qu’à se cacher au fond de la forêt landaise.

    Charlie inspira profondément, la gorge serrée par l’émotion. À l’exception des fêtes de Noël, elle avait passé ici toutes les vacances scolaires. Chaque centimètre carré était imprégné d’un moment heureux, un bobo, un rire… Ses 10 ans lui revinrent. Elle ferma les yeux et s’amusa à avancer à l’aveugle, uniquement guidée par les bruits familiers : le crissement des semelles sur la pelouse sableuse, le craquant des feuilles de châtaigniers séchées, le martèlement de ses talons sur la terrasse en pierre. Quand elle posa la main sur la clenche, l’odeur du chocolat chaud, ronde et sucrée, finit de la guider jusqu’à la cuisine.

    Devant son piano à six feux, Simone faisait fondre la tablette directement dans le lait bouillonnant. Charlie s’approcha, posa ses mains sur les épaules et un bécot sonore sur la joue ridée.

    — Adiou Mona.

    Simone se retourna et prit Charlie dans ses bras. La jeune femme resta un instant penchée, la tête enfouie dans le creux du cou fripé, savourant la fragrance de l’eau de Cologne. Bergamote, agrumes, lavande et romarin. Une formule indémodable, comme sa grand-mère. Ses muscles se relâchèrent, libérant la tension et l’air coincé dans ses poumons. Ici, elle pouvait se laisser aller ; ici, elle retrouverait la paix. L’appétit aussi, songea-t-elle en entendant son estomac gronder. Simone examina sa petite-fille, sourit devant sa chevelure flamboyante, les yeux vert doré et les taches de rousseur ponctuant la peau claire.

    — Tu es rentrée quand ?

    — Ce matin, j’arrive directement de l’aéroport. J’avais tellement hâte de te voir que j’ai loué une voiture et me voilà !

    — Tout va bien ? Je te trouve un peu pâlotte pour quelqu’un qui revient des îles. Et tu as coulé quelques kilos. Viens à table, on va te requinquer avec un bon petit-déjeuner, bien solide. On parlera après.

    Malgré ses 91 ans, la vieille dame portait droit, observa Charlie, en la regardant se diriger vers ses casseroles. Même si des fêlures étaient apparues en son absence, comme les veines sur sa peau plus saillantes ou la cuillère de bois tremblotant dans sa main…

    — Tiens ! Assieds-toi et mange.

    Le chocolat mousseux emplit les bols en faïence, ceux avec les losanges bleus.

    — Allez, raconte-moi, c’est comment la Guyane ? Les photos que tu m’as envoyées sont superbes. Tu as fait ta randonnée dans la jungle, finalement ?

    — Oui, c’était une expérience magnifique et très humide. On devrait y emmener les touristes, ils arrêteraient de se plaindre qu’il pleut toujours dans les Landes.

    Charlie éclata de rire, mais Simone ne s’y laissa pas tromper.

    — Tu t’es bien plu dans les îles ? insista-t-elle.

    Le rire de Charlie s’arrêta net. Elle choisit de ne pas répondre à la question implicite et préféra évoquer les enfants dont elle s’était occupée à l’hôpital de Cayenne. Elle lui parla de Rose de Mai, si fière quand elle comptait ses neuf opérations sur ses doigts osseux. Et l’œil malicieux de Martin quand il se vantait de son « cœur de quelqu’un de mort » et puis… Tant de souvenirs se bousculaient dans sa tête.

    Au fil de son récit, elle entendait à nouveau les rires joyeux malgré leur douleur et leurs nausées, elle se rappelait les câlins ensommeillés. Des moments bouleversants, si riches, pendant que les parents épuisés reprenaient quelques forces.

    — C’était parfois fatigant, j’avoue. Il faut de l’énergie pour courir après des gamins plus rapides que Speedy Gonzalez. Certains soirs, je me couchais complètement épuisée !

    — C’est parfait, non ? Ça évite de penser.

    Charlie sursauta, mais sa grand-mère se dirigeait déjà vers l’évier pour y laver la vaisselle. L’un des nombreux talents de Simone : débusquer la poussière cachée sous le tapis et faire comme si de rien n’était.

    — J’aimerais bien rester quelque temps, Mona, si c’est possible.

    — Tu sais que oui, ma Charlie.

    — Cool. Alors j’irai chercher mes affaires au garde-meuble demain et j’emménagerai dans le hangar.

    — Ça ne va pas être possible Charlie, j’y loge déjà quelqu’un.

    — Ah ! Bon… Et il s’en va quand ?

    — Pas tout de suite. Il faut d’abord qu’il finisse de… il est en train d’aménager le hangar. Charlie se tendit. Simone n’aurait pas autorisé un simple étranger à pénétrer son domaine. Elle redouta soudain de croiser une ancienne connaissance.

    — Qui est-ce ? Je le connais ?

    — Non, je ne pense pas. Lucas est le petit-fils d’un ami. Un ami très cher, mais qui habite assez loin. Il y a bien longtemps que je ne l’ai vu.

    Charlie laissa sa grand-mère à sa cuisine et monta dans son ancienne chambre. Encore contrariée, elle sortit ses vêtements de sa valise et les jeta en vrac sur l’édredon fleuri. D’habitude les visiteurs étaient logés dans le bâtiment principal, « la Grande Maison ». Le studio du hangar à tabac était réservé aux proches, c’est-à-dire elle et Marc… Décidément, cet intrus qui s’interposait entre elle et ses souvenirs l’agaçait. Elle attrapa ses clés de voiture et sortit précipitamment de la chambre.

    ***

    Quelques minutes plus tard, Charlie se garait sur le parking aménagé dans la pinède. Délaissant la côte goudronnée, elle partit à travers la dune. À mesure qu’elle avançait, des parfums familiers l’enveloppèrent : les pins citronnés, l’iode piquant. Ici, le vent mêlait le sel et la sève dans un dosage subtil qu’aucun flacon n’emprisonnerait jamais. Ses pieds s’enfonçaient dans les grains fins et clairs. Il fallait aller loin sur la planète pour trouver un tel moelleux.

    Charlie grimpa jusqu’au sommet de la dune et soudain, en contrebas, l’océan ! Une amplitude infinie offerte à l’œil dans un camaïeu de bleu, de vert et d’argent fondus en un même horizon. La surface était exceptionnellement lisse, les vagues roulaient en courbes douces avant de s’égrener avec l’élégance d’un clavier actionné par un pianiste invisible. Comment résister à cet appel ?

    La plage était déserte malgré le soleil d’hiver. Ni surfeur ni chasseur de trésor. Charlie se dit que c’était son jour de chance. Elle jeta un bref coup d’œil à ses chaussures plein cuir avant de les envoyer voltiger et remonta son jean jusqu’aux genoux. Puis elle ouvrit ses bras au vent dans un geste d’offrande et dévala la pente en hurlant.

    Ses cris redoublèrent quand elle sauta à pieds joints dans l’immense flaque, quand l’océan agrippa ses chevilles dans des cercles glacés. Elle riposta par des sautillements désordonnés, lança quelques coups de pied malhabiles dans l’écume mousseuse. Un courant plus puissant lui faucha les jambes. Charlie se retrouva le rire toujours haut et les fesses dans l’eau.

    — Ah c’est comme ça ? s’écria-t-elle.

    Elle se releva d’un bond chancelant et inspira profondément avant de plonger tête la première dans la vague qui se cambrait devant elle. Quand elle sortit de l’eau, le vent d’hiver la saisit. Ses vêtements mouillés pesaient lourd, sa peau frigorifiée piquait sous le sel, le sable se collait à son corps… Quel bonheur ! Charlie se sentait revigorée, prête à reprendre son monde en main.

    Elle rejoignit ses chaussures en courant, se déhancha pour s’extirper de son jean qui menaçait de la congeler. Alors elle se souvint ; elle n’avait pas pris de serviette ! Elle contempla le pantalon recroquevillé sur le sable et gémit. Pourquoi est-ce qu’elle ne réfléchissait jamais avant d’agir ? Pieds nus sur les gravillons pointus du bitume, elle regagna le parking, le plus vite possible, regardant de droite et de gauche, pour s’assurer que la plage était toujours déserte.

    Elle avait presque atteint sa voiture quand elle repéra l’ombre qui observait l’océan depuis le haut de la dune. Lunettes noires, silhouette carrée, masculine. Charlie baissa la tête, plus gênée d’être vue avec ses dessous que si elle avait été complètement nue. Elle serra son jean trempé sur sa poitrine et pressa le pas.

    ***

    Que ce soit à cause du décalage horaire ou de ses retrouvailles avec l’océan, le reste de la journée s’évanouit dans les limbes d’un sommeil réparateur. Quand Charlie descendit, c’était l’heure du dîner et le « visiteur » était déjà attablé dans la cuisine. Simone l’accueillit avec un apéritif.

    — Viens Charlie. Tu as passé une bonne journée ?

    La jeune femme entra dans la pièce. L’homme, parfait goujat, resta assis sans ciller. Gardant son sourire affiché, elle s’approcha.

    — Bonsoir, je suis Charlie, la petite-fille de Simone.

    — Lucas Villardie. Enchanté, marmonna l’étranger sans ôter ses lunettes noires.

    Le laissant à sa morosité, Charlie prit le verre de floc que lui tendait sa grand-mère et le leva à son attention.

    — Hum, ta garbure sent toujours aussi bon, Mona. J’ai bien choisi mon jour pour rentrer.

    — Je me suis dit que ça te ferait plaisir.

    — Carrément ! Je suis gâtée. Tu veux que je mette la table ?

    En se tournant vers le buffet, Charlie regarda furtivement vers le visiteur, toujours immobile devant la table. La vision de la silhouette sur la plage s’imposa. Elle secoua la tête. Des lunettes noires et carrées, il devait s’en vendre des millions par jour. Les cheveux bruns étaient chose courante, de même que la barbe naissante tellement à la mode aujourd’hui. Simone traça une croix sur le pain avant de le trancher puis elle tendit la corbeille à Charlie et apporta la soupière sur la table.

    Dans le creux de l’assiette, le chou déployait ses feuilles frisées. Les carottes et les pois épais surnageaient entre les pommes de terre et les filaments de canard tombés de l’os. Charlie y plongea sa cuillère qui tint presque droite, comme le voulait la tradition. Puis elle la porta à sa bouche et le bouillon gras enveloppa sa langue d’une traînée brûlante.

    — Hum… un vrai délice Mona, encore meilleur que dans mes souvenirs.

    À ses côtés, l’étranger avalait la soupe fumante avec une application mécanique loin de lui rendre honneur. Un peu plus vieux qu’elle à en juger par les cheveux blancs sur les tempes. Du coin de l’œil, par-dessus la soupière, elle observa à nouveau les lignes régulières, les traits anguleux. Un visage dur certes, mais intéressant. À condition d’apprécier les mines renfrognées d’adolescents mal embouchés bien sûr. Vivement qu’il s’en aille !

    L’homme leva soudain la tête, la surprit en train de le dévisager. Sentant ses joues s’enflammer, Charlie se leva sous prétexte d’aller chercher le dessert. Tournée vers les fourneaux, elle s’appliqua à atténuer les rougeurs qui lui brûlaient le visage. Quand elle revint vers la table, elle saisit un regard complice entre Simone et son visiteur. Elle hésita un instant, les mains encombrées par la tourtière. À croire que c’était elle l’intrus ! Elle posa le plat bruyamment, attrapa le couteau cranté et découpa la pâte sans hésiter. Tout en tranchant dans les pommes, elle fixa l’étranger et lui demanda :

    — Vous venez de loin, Lucas Villardie ?

    — Non.

    — Lucas est de Grenoble, la renseigna Simone.

    — Grenoble ? Ce n’est pas la porte à côté. Qu’est-ce qui vous amène dans notre région, vacances ou travail ?

    — Le repos. Jusqu’ici, c’était l’endroit parfait.

    Le sourire de Charlie se crispa devant l’affront. Qu’est-ce que je fais ? Je le gifle ou je le gifle ? Sa main trembla, la part de tarte atterrit dans l’assiette côté fruits. Évidemment !

    — Laisse-le tranquille avec tes questions, Charlie. Raconte-nous plutôt ce que tu as fait de ta première journée, demanda Simone.

    — Je suis allée à Messanges. Au départ, je voulais juste me tremper les orteils, mais pour finir, j’ai carrément piqué une tête. C’était fabuleux, encore mieux qu’en été.

    — Vous voulez rire ! Vous vous êtes baignée en plein hiver ? En risquant l’hypothermie ?

    — Des racontars de fillettes. Un bain glacé, c’est excellent pour la santé et ça chasse les humeurs. Vous devriez essayer.

    Simone se leva en proposant une infusion. Sa silhouette dressée rejeta l’indésirable dans l’ombre. Un répit bienvenu pour Charlie qui mourait d’envie de l’éjecter par la fenêtre. Sa grand-mère remplissait les tasses, imperturbable. L’eau bouillante s’échappait en longues vapeurs transparentes. Charlie ressentit l’envie d’en faire autant, de se fondre elle aussi dans la douceur fleurie de la verveine et de s’envoler vers d’autres latitudes. Avant de se rappeler qu’elle venait juste de rentrer et qu’ici, c’était chez elle.

    — Si vous recherchez la paix, vous êtes au bon endroit, Monsieur Villardie. Chez nous, il y a suffisamment d’espace pour préserver notre intimité. Et quand nous nous retrouvons le soir, c’est toujours avec plaisir, pour partager des bons moments. Comment vous faites dans vos montagnes ? Vous vous marchez sur les pieds toute la journée et vous vous étripez au dîner ?

    — Touché, sourit Lucas. Vous êtes aussi douée que votre grand-mère pour les sermons, surtout quand ils sont mérités.

    — J’étais à bonne école avec Simone. Et puisque vous le reconnaissez, j’accepte vos excuses.

    — Des excuses ? Lesquelles ?

    — Celles que vous alliez me présenter pour votre mauvaise humeur.

    — Hum ! une femme qui anticipe les désirs ? Vous avez raison, votre éducation est parfaite.

    À ces mots, Charlie se leva brusquement, se cognant contre la table épaisse. Éperdue, elle frotta sa hanche meurtrie, chercha le soutien de sa grand-mère, se raccrocha à son regard brillant de tendresse.

    — Je vais me coucher Mona, il y a certaines choses qui me fatiguent ici. Adischatz².

    ***

    Malgré sa lassitude, Charlie peina à s’endormir. Ses pensées tournoyaient, les idées fusaient dans les recoins de son crâne. Quand enfin ses paupières se fermèrent, elle rêva qu’elle volait.

    Elle planait de courants en courants, surfait sur les nuages. Un souffle d’euphorie gonfla ses poumons, la fit monter de plusieurs mètres dans les airs. Légère et libre, maîtrisant son vol par le seul pouvoir de sa volonté. Rien ne pouvait s’opposer à sa course. Ni carburant ni mécanique. Elle filait, rapide et fluide…

    Le nez pointu d’un Airbus pointa derrière un nuage. Trop tard ! Percutée de plein fouet, elle se retrouva sur un siège étroit et dur, retenue par la ceinture de sécurité.

    L’avion se posa sur un lac encastré au milieu d’un volcan. Partout, les voyageurs se dressaient. Ils s’alignaient dans l’allée les uns derrière les autres, dominos en costumes sombres qu’une pichenette aurait suffi à renverser. Charlie s’enfonça au creux de son fauteuil. Elle ne voulait pas descendre. Pas déjà. Dehors, derrière le hublot, un soleil rond nimbait les coulées de lave en fusion d’une lumière violette.

    Pendant qu’elle s’agrippait à son accoudoir, les silhouettes avançaient d’un même pas vers la sortie. Sur le seuil, ils se retournèrent. Soulevèrent leurs masques crayeux. Le visage de Marc souriait sur toutes les faces.

    Charlie se réveilla en sursaut, haletante. Le réveil marquait 4 h 15. Elle se tourna vers le mur. 4 h 30. Repoussa les couvertures, les reprit. 4 h 40. Se retourna vers la fenêtre. 4 h 55. Elle gémit. Dès qu’elle fermait les yeux, les masques revenaient tournoyer sous ses paupières. Le message était clair. La culpabilité flamboyait dans son esprit comme les chiffres sur le réveil. Elle dit adieu au répit qu’elle avait voulu se ménager. 5 h 10. Les masques continuaient à tournoyer dans sa tête et dans son lit.

    — D’accord ! Je me lève, se résigna-t-elle.

    En passant dans la salle de bains, elle revisita sa liste de choses à faire. Récupérer ses affaires au garde-meubles, aller voir ses parents, affronter leur curiosité excessive et leur regard compatissant – elle ne savait pas lequel était le plus pénible. Charlie grimaça et lissa ses cheveux vers l’arrière. Passer la soirée avec Laura et Gaëlle. Elle sourit. Ébouriffa ses boucles cuivrées. Aller voir Marc…

    ***

    Depuis le hangar, Lucas observait la lumière briller dans la chambre du haut. Apparemment, il n’était pas le seul à qui le sommeil refusait d’accorder la paix et l’oubli. Il espérait ne pas être totalement responsable de l’insomnie de la jeune femme. La pauvre, elle n’avait pas mérité d’être prise pour cible. Les poings serrés à blanchir les jointures, il rentra dans le studio aménagé, enfila un jogging et sortit courir. Une mauvaise habitude qu’il avait prise. À sortir hurler la nuit à la lune, il allait se transformer en loup-garou.

    ***

    À cette heure matinale, Charlie ne croisa que quelques phares égarés sur l’autoroute. Arrivée à Bordeaux, elle se dirigea vers la Garonne et attendit sur les quais que le reste du monde se réveille. Pendant son absence, les hangars sombres de la rive droite avaient disparu, remplacés par des écoquartiers ornés de murs végétaux. Rive gauche, les immeubles haussmanniens toisaient les parvenus de toute leur hauteur. Entre les deux, la ligne sinueuse du fleuve coupait toujours la ville en deux. Charlie se demanda si le tramway avait suffi pour combler le fossé.

    Ses formalités terminées, il fut l’heure de se rendre chez ses parents. Chez les Monset, le déjeuner était servi à 12 heures 15 précises.

    Effleurées d’embrassades, remarques mouchetées sur sa coiffure.

    — Toujours aussi échevelée ma fille. Qu’est-ce qu’elle y pouvait si ses cheveux ne rentraient pas dans un carré ? Marc avait aimé enrouler les longues mèches autour de ses doigts.

    Émincé de canard, soupe de nectarine baignant dans l’ennui.

    — Quel dommage que tu ne sois pas rentrée à temps pour les fêtes de Noël, déplora sa mère pour la énième fois. Nous avions un sapin magnifique, dans les tons blanc et argent. Et le fils des Branteix est rentré d’Australie ; vous auriez pu échanger vos impressions de voyages.

    Charlie se félicita intérieurement d’avoir repoussé son retour. Une soirée mondaine était la dernière chose qu’elle aurait souhaitée. Le silence s’installait. Son père se racla le fond de la gorge, préalable à la première question. Sa mère se redressa, buste droit et chignon parfait, prête à approuver sa parole.

    — Si nous parlions de tes projets, Charlotte-Sophie ? La jeune femme sursauta. Quand son père se mettait à composer ses prénoms, cela ne présageait rien de bon.

    — Papa ! Je viens de rentrer !

    — Je peux appuyer ta candidature à l’université, si tu le souhaites. La rentrée de janvier est presque clôturée, mais avec mes relations, je…

    Sur le manteau de la cheminée, la pendule actionna son carillon. Charlie saisit l’occasion.

    — Déjà ! s’exclama-t-elle en se levant, je suis désolée, mais il faut que je file.

    — Attends, il faut qu’on parle de ton avenir, ma fille.

    — La prochaine fois, d’accord ? L’administration ne badine pas avec les formalités et il faut vraiment que je me mette en règle. De toute façon, je ne suis pas loin.

    — Justement, grimaça sa mère. Tu aurais pu t’installer chez nous, ton ancienne chambre est libre et…

    — Je sais maman. Merci pour le déjeuner, coupa Charlie.

    — Et ta tante Sophie ? Qu’est-ce que je lui dis quand elle arrivera et que tu ne seras pas là ?

    — Que je l’embrasse et que je la verrai bientôt.

    Charlie planta un baiser sur chaque joue et s’esquiva dans un grand sourire. Elle se retrouva dehors, encore surprise de s’en être tirée aussi facilement. Aspirant à pleins poumons la grisaille urbaine, elle se dirigea vers le cimetière du centre-ville.

    ***

    — Elle est en retard, s’exclama Laura.

    — Non, c’est nous qui sommes en avance. C’est sûrement ça qui te fait bizarre.

    — Ah ah très drôle ! Non, sérieux, je m’inquiète. Et si elle n’avait pas envie de nous voir. Peut-être qu’on lui rappelle trop de mauvais souvenirs ? Tu te souviens, dans ma dernière pièce, l’héroïne avait…

    Gaëlle écoutait distraitement son amie pendant qu’elle allumait les bougies colorées. Des étincelles jaillirent sur toutes les étagères. Comme les idées qui pétillaient en permanence derrière le front de Laura. Gaëlle s’interrogeait parfois sur les bizarreries de la vie. Ses meilleures amies étaient une directrice de théâtre absurde – domaine qui lui restait étranger – et une entomologiste qui manipulait ce qu’elle détestait le plus au monde : des rampants grouillants, des invertébrés gluants… Gaëlle frissonna et avala une gorgée de vin.

    — Tu te rends compte ? Il y a plus d’un an qu’elle est partie. Quand je pense qu’au départ, c’était juste pour un mois ! Et pendant tout ce temps, presque pas de nouvelles. Radio ragot zéro ! Je t’assure, j’ai même failli prendre le premier avion pour aller la voir !

    — Tu exagères Laura. Elle nous a envoyé des mails toutes les semaines.

    — Non, mais tu les as lus ? On aurait cru un dépliant touristique ou une pub pour « Cœurs solidaires ».

    — Il y a certaines choses difficiles à écrire, concéda Gaëlle en repensant à ses propres voyages en Roumanie.

    De son côté, Laura n’en revenait toujours pas. La mort de Marc les avait toutes secouées. Lui, un sportif, accro au bien-manger-bien-bouger, le voilà qui s’écroulait un matin en faisant son jogging. C’était vraiment injuste.

    — À ton avis, Doc ? Tu crois qu’elle est sortie de

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