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Le village irlandais
Le village irlandais
Le village irlandais
Livre électronique639 pages8 heures

Le village irlandais

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À propos de ce livre électronique

Patrick Taylor a tout d’abord charmé les lecteurs avec Le médecin irlandais. Aujourd’hui, Taylor revient avec la colorée communauté de Ballybucklebo en Irlande du Nord où il se mijote toujours quelque chose sous la surface trompeusement endormie du village.

Le jeune médecin Barry Laverty vient tout juste de commencer son assistanat auprès de l’excentrique docteur Fingal Flahertie O’Reilly, mais il se sent déjà tout à fait chez lui à Ballybucklebo. Quand la mort soudaine d’un patient jette une ombre sur la réputation de Barry, ses chances de s’établir dans le village sont menacées.

Tandis qu’il attend avec anxiété les résultats de l’autopsie, Barry doit regagner la confance du village cancanier de l’Ulster, un patient à la fois. En commençant par une vendeuse en magasin exploitée avec une mystérieuse éruption cutanée jusqu’à la grossesse délicate d’une jeune femme pas encore mariée. Ballybucklebo fournit suffsamment de cas pour occuper deux médecins généralistes de campagne.

Quand un promoteur gourmand jette son dévolu sur le cœur même de Ballybucklebo — le pub du village —, il revient aux médecins de sauver le Cygne noir, affectueusement connu sous le nom de « Canard boueux » et empêcher qu’il soit transformé en piège à touriste trop cher. Après tout, les bons citoyens de Ballybucklebo ont besoin d’un endroit où boire à la santé les uns des autres…

Que vous l’ayez visité dans le passé ou que vous découvriez Ballybucklebo pour la première fois, Un village de la campagne irlandaise est le lieu idéal pour quiconque cherche de l’esprit, de la chaleur et juste une petite touche de blabla.
LangueFrançais
Date de sortie5 août 2016
ISBN9782897672645
Le village irlandais
Auteur

Patrick Taylor

Patrick Taylor, M.D., was born and raised in Bangor County Down in Northern Ireland. Dr. Taylor is a distinguished medical researcher, offshore sailor, model-boat builder, and father of two grown children. He lives on Saltspring Island, British Columbia.

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    Aperçu du livre

    Le village irlandais - Patrick Taylor

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    Copyright © 2008, Patrick Taylor

    Titre original anglais : An Irish Country Village

    Copyright © 2016 Éditions AdA Inc. pour la traduction française

    Cette publication est publiée en accord avec Tom Doherty Associates, LLC., New York, NY

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Traduction : Lynda Leith

    Révision linguistique : Nicolas Whiting

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe

    Conception de la couverture : Matthieu Fortin

    Photo de la couverture : © Thinkstock

    Cartes : Elizabeth Danforth

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89767-262-1

    ISBN PDF numérique 978-2-89767-263-8

    ISBN ePub 978-2-89767-264-5

    Première impression : 2016

    Dépôt légal : 2016

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada

    Téléphone : 450 929-0296

    Télécopieur : 450 929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Taylor, Patrick, 1941-

    [Irish country village. Français]

    Le village irlandais

    (La campagne irlandaise ; t. 2)

    Traduction de : An Irish country village.

    ISBN 978-2-89767-262-1

    I. Leith, Lynda. II. Titre. III. Titre : Irish country village. Français.

    PS8589.A93I75814 2016 C813’.54 C2016-940595-8

    PS9589.A93I75814 2016

    Conversion au format ePub par:

    Lab Urbain

    www.laburbain.com

    À tous les médecins généralistes de campagne du monde

    159746.jpg159747.jpg

    1

    * * *

    C’est le présage de quelque étrange catastrophe dans l’État.

    B arry Laverty — le docteur Barry Laverty — entendit le cliquetis d’un poêlon sur la cuisinière, et il sentit l’odeur du bacon frit. Madame « Kinky » Kincaid, la gouvernante du docteur O’Reilly, préparait le petit déjeuner, et Barry constata qu’il était affamé.

    Des pieds descendirent les marches dans un bruit sourd, et une voix grave dit :

    — Bonjour, Kinky.

    — Bonjour à vous, docteur, cher.

    — Le jeune Laverty est-il levé ?

    Malgré le fait que la moitié du village de Ballybucklebo dans County Down, en Irlande du Nord, avait fait la fête dans son jardin pendant une bonne partie de la nuit, le docteur Fingal Flahertie O’Reilly, collègue plus expérimenté de Laverty, était debout et prêt à l’action.

    — Je l’ai entendu marcher, donc.

    Barry avait un peu la tête dans le coton, mais il sourit alors qu’il sortait de sa petite chambre au grenier. Il trouvait l’habitude de la femme de Cork d’accoler « donc » à la fin de presque toutes ses phrases attachante et moins irritante que « c’est ainsi » ou que « c’est ce que je ferai » qu’ajoutaient les habitants de sa province natale d’Ulster pour accentuer leurs propos.

    Dans la salle de bain, il se lava pour effacer le sommeil dans ses yeux bleus, qui le regardaient en clignant des paupières dans la glace grossissante depuis un visage ovale sous une chevelure pâle, une mèche de cheveux dressée sur le crâne.

    Il finit de s’habiller, et il descendit à la salle à manger, passant ce faisant devant le salon du rez-de-chaussée. La pièce servait de cabinet médical au docteur O’Reilly, endroit qu’un médecin américain aurait appelé, Barry le savait, un « bureau ». Il espérait y passer beaucoup de temps à l’avenir. Il marqua une pause et jeta un œil dans la pièce à présent familière.

    — Ne restez pas planté là comme un piquet, gronda O’Reilly dans la salle à manger en face. Entrez, et laissez Kinky nous nourrir.

    — J’arrive.

    Barry entra dans la salle à manger, clignant des yeux sous le soleil d’août entrant à flots par les fenêtres en saillie.

    — Bonjour, Barry.

    O’Reilly, portant une chemise rayée sans col et des bretelles rouges pour retenir son pantalon en tweed, s’assit à la tête de la grande table en acajou, une tasse de thé dans une de ses grosses mains.

    — Bonjour, Fingal.

    Barry s’assit et se versa une tasse.

    — Super journée, ajouta-t-il.

    — Je pourrais être d’accord, dit O’Reilly, si je ne me sentais pas plutôt faible. Il bâilla et se massa une tempe, ses sourcils broussailleux se rapprochant pendant qu’il parlait. Barry pouvait voir de minuscules veines dans les blancs des yeux bruns d’O’Reilly. Le visage anguleux du gros homme, avec ses oreilles en choux-fleurs et son nez penchant à bâbord, se fendit d’un sourire.

    — Quand j’étais dans la marine, c’est ce que nous appelions une « blessure auto-infligée ». C’était une sacrée soirée d’au revoir, hier.

    Barry rit et se demanda combien de pintes de Guinness son mentor avait avalées la veille. Ordinairement, l’alcool aurait autant d’effet sur O’Reilly qu’une cuillère à thé d’eau sur un feu de forêt. Barry ne savait toujours pas si l’offre magnanime de l’homme, présentée au milieu de ce qui semblait la fête qui devait mettre un terme à toutes les fêtes, l’avait été à travers la voix de la Guinness, ou alors si O’Reilly était sérieux. Au début, quand il s’était réveillé, il avait pensé avoir rêvé à toute l’histoire ; mais à présent, il se souvenait nettement qu’il avait juré, avant de poser sa tête sur l’oreiller, de rassembler son courage le matin venu pour demander à O’Reilly s’il le pensait vraiment.

    Il savait qu’il pouvait laisser les choses telles quelles et attendre qu’O’Reilly répète son offre dans des circonstances plus professionnelles, mais au diable tout cela ; c’était important. Barry regarda à l’autre bout de la table, puis droit dans les yeux d’O’Reilly.

    — Fingal, dit-il en déposant sa tasse.

    — Oui ?

    — Vous étiez sérieux, n’est-ce pas, quand vous m’avez offert un assistanat d’un an, puis un partenariat dans votre cabinet ?

    La tasse d’O’Reilly s’arrêta à mi-chemin de ses lèvres. La ligne de ses cheveux s’abaissa et froissa la peau sur son front. Une pâleur apparut sur le bout de son nez tordu.

    Barry tourna involontairement une épaule vers le gros homme, comme un duelliste au pistolet des temps anciens aurait pu le faire afin de présenter à son ennemi une plus petite cible. Le nez pâle était un signe assuré que les feux couvant sous la croûte d’O’Reilly étaient sur le point d’exploser en surface.

    — Étais-je quoi ?

    O’Reilly fit claquer sa tasse dans sa soucoupe.

    — Étais-je quoi ? répéta-t-il.

    Barry avala.

    — Je voulais seulement dire…

    — Sainte-Marie mère de Jésus-Christ Tout-Puissant, je sais ce que vous vouliez dire. Pourquoi diable penseriez-vous que je n’étais pas sérieux ?

    — Eh bien…

    Barry s’efforça désespérément de trouver des mots diplomatiques et dit :

    — Vous… enfin, nous avions pas mal bu.

    O’Reilly repoussa sa chaise loin de la table, pencha la tête d’un côté, dévisagea Barry… et commença à rire, projetant d’énormes grondements gutturaux. Barry regarda le visage d’O’Reilly avec espoir. Le bout de son nez était revenu à son habituel état rougeaud. Les rides aux coins des yeux du gros homme s’étaient creusées.

    — Oui, docteur Barry Laverty, j’étais sérieux. Évi­demment que j’étais foutrement sérieux. J’aimerais que vous restiez.

    — Merci.

    — Ne me remerciez pas. Félicitez-vous vous-même. Je ne vous aurais pas présenté cette offre si je ne pensais pas que vous aviez votre place ici, à Ballybucklebo, et si les clients ne vous avaient pas pris en affection.

    Barry sourit.

    — Continuez simplement comme ça. Vous m’entendez ?

    — Oui.

    O’Reilly se leva et contourna la table jusqu’à ce qu’il se tienne au-dessus de Barry. O’Reilly tendit sa main droite.

    — Si nous étions des marchands de chevaux, nous cracherions dans notre main avant de sceller le contrat, mais je pense que deux médecins généralistes devraient renoncer à cela en faveur d’une simple poignée de main.

    Barry se leva et prit la pince d’O’Reilly, soulagé de découvrir que ce n’était pas l’habituelle version de sa poignée de main qui vous écrasait les jointures.

    — Merci, Fingal, dit-il. Merci beaucoup, et je vais essayer de…

    — J’en suis certain, dit O’Reilly, lâchant la main de Barry, mais toute cette conversation sérieuse m’a donné une faim de loup, et je suis comme un taureau souffrant d’un mal de tête jusqu’à ce que j’aie mon petit déjeuner. Où diable est Kinky ?

    Il se tourna et commença à regagner sa chaise d’un pas tranquille.

    Barry entendit le grondement bruyant de l’estomac d’O’Reilly. Il ne dit pas « Pardon ». Barry avait appris que l’homme ne s’excusait jamais ; en effet, son aveu d’avoir la mèche courte le matin était ce que Barry savait se rapprocher le plus de l’expression des regrets que ressentait O’Reilly pour lui avoir crié dessus quelques moments plus tôt. L’homme s’expliquait rarement et semblait vivre uniquement selon ses propres règles, la première étant de « ne jamais, jamais, jamais laisser les patients avoir le dessus sur vous. »

    Barry entendit un bruit derrière lui et pivota pour voir madame Kincaid debout dans l’embrasure de la porte. Il ne l’avait pas entendue alors qu’elle arrivait. Pour une femme de sa corpulence, elle avait le pied léger.

    — Vous êtes prêts pour votre petit déjeuner, n’est-ce pas, les docteurs ?

    Elle entra dans la pièce pour ensuite déposer un plateau sur le buffet et soulever des assiettes qu’elle plaça sur la table, une devant O’Reilly et une devant Barry.

    — Je ne voulais pas vous interrompre, dit-elle. Je sais que vous discutiez de choses importantes, donc.

    Ses yeux pétillèrent, et elle décocha un clin d’œil à Barry.

    Mais vous vous emportez parfois, n’est-ce pas, docteur O’Reilly, cher ? J’ai entendu dire que ce genre de chose est très mauvais pour la pression.

    — À d’autres, Kinky.

    O’Reilly lui souriait largement, mais avec le genre d’air qu’un petit garçon pouvait présenter à sa mère quand il savait qu’il avait été surpris alors qu’il commettait une peccadille.

    Barry reporta son attention sur son petit déjeuner. Sur son assiette, deux tranches de bacon de Belfast tenaient compagnie à un œuf au centre orange. Une demi-tomate frite était perchée sur un triangle de pain au lait croustillant, et une saucisse de porc, deux rondelles de boudin noir et une de boudin blanc couronnaient le festin. Il sentit qu’il salivait quand la vapeur s’éleva de son assiette pour lui chatouiller les narines. Si des raisons professionnelles ne suffisaient pas à le garder ici, la cuisine de madame Kincaid ferait certainement pencher la balance.

    — Merci, Kinky, dit-il. Quand j’aurai terminé cela, je serai prêt à partir et à rameuter les vaches. Il la vit sourire.

    — Mangez le peu qu’il y a là-dedans, et laissez les vaches aux fermiers, donc.

    Elle se tourna pour partir, son chignon argenté attirant les rayons du soleil alors qu’ils se glissaient à travers la fenêtre en saillie pour briller dans ses cheveux et planter des diamants dans les carafes en cristal taillé sur le buffet.

    — Merci, Kinky, dit O’Reilly, coinçant une serviette en lin dans le col de sa chemise.

    Il agita sa fourchette.

    — Pardieu, je pourrais manger un cheval, un foutu Clydesdale, avec sa selle et tout le bataclan, ajouta-t-il en fourrant une tranche de bacon presque entière dans sa bouche.

    Barry avala un petit morceau de tomate.

    O’Reilly piqua un morceau de boudin noir et mâcha avec ce qui sembla être l’enthousiasme d’un crocodile affamé se nourrissant d’une grosse antilope.

    — Je ne peux pas affronter la journée sans mon petit déjeuner. Une fois que j’aurais avalé ça, je serai un homme neuf.

    Tandis que Barry coupait son bacon, il entendit la sonnette d’entrée, les pas de Kinky et la voix d’un homme. Kinky réapparut dans la salle à manger.

    — C’est Archibald Auchinleck, le laitier.

    — Un dimanche matin ? grogna O’Reilly à travers sa bouche pleine de pain au lait.

    — Il dit qu’il est désolé, mais…

    — D’accord, gronda O’Reilly, arrachant la serviette sur sa gorge. Entre vous qui retardez le petit déjeuner avec vos questions et les patients qui l’interrompent, dit-il en zieutant Barry, je vais mourir de faim.

    Il se leva et longea la table. Madame Kincaid remonta l’autre côté. « Ces deux-là ressemblent à des partenaires dans une gigue irlandaise », pensa Barry.

    — Je vais remettre cela dans le four. Le garder au chaud, donc.

    Elle souleva l’assiette d’O’Reilly.

    Barry acquiesça de la tête et revint à son repas. Soudainement, un rugissement fit exploser le calme de la matinée.

    — Sais-tu quel foutu jour nous sommes, Archibald Auchinleck, espèce de primate primitif et pathétique ? Le sais-tu ?

    Les cris d’O’Reilly firent cliqueter la tasse de thé de Barry.

    — Réponds-moi, lamentable andouille de parasite.

    Barry fut content de ne pas être la victime. Il tendit l’oreille, mais il ne put entendre la réponse du laitier.

    Une phrase résonna dans la tête de Barry : « Ne jamais, jamais, jamais laisser les patients… »

    — Dimanche. Bonne réponse. Un pur génie. Tu devrais recevoir le prix Nobel parce que tu sais cela. Pas lundi. Pas vendredi. Dimanche. Eh bien, je sais que selon la bonne parole, dans le chapitre 1 de la Genèse, le verset 25, lors du cinquième jour, « Dieu fit les animaux de la terre ». Des parents à toi, pas de doute, Archibald Auchinleck. Mais qu’est-ce qu’elle dit… dans le chapitre 2, verset 2, à propos du septième jour ? Dis-le-moi.

    Un marmonnement étouffé s’égara de l’autre côté du couloir.

    O’Reilly continua sa diatribe.

    — Elle dit — et je te prie de me corriger si j’ai tort : « Dieu acheva au septième jour son œuvre […] et il se reposa. » Et qu’a-t-il fait ?

    Barry put tout juste distinguer la réponse.

    — Et il se reposa, monsieur.

    « Ne jamais, jamais, jamais laisser les patients… »

    Barry put entendre O’Reilly terminer sa diatribe.

    — Oui, il se reposa. Il se reposa, oui ! Maintenant, dis-moi, Archibald Auchinleck, si notre bon Seigneur pouvait souffler le jour du sabbat, pourquoi diable ne le puis-je pas ? Qu’est-ce qui peut bien foutrement bien t’avoir possédé pour que tu viennes me déranger aujourd’hui, dimanche, avec un simple mal de dos dont tu souffres depuis de fichues semaines ?

    « … avoir le dessus sur vous. » C’était peut-être la première loi de la pratique d’O’Reilly, pensa Barry en souriant largement, mais son corollaire, la première loi à laquelle devaient obéir les patients d’O’Reilly, était : « N’aiguillonnez pas le taureau. »

    La voix d’O’Reilly baissa de volume et sembla plus lénifiante.

    — D’accord, Archie. D’accord. Assez sur le sujet. Je sais que c’est seulement le dimanche que tu ne fais pas ta tournée de lait. C’est probablement le fait d’avoir à t’accroupir et à te pencher tout le temps pour livrer les bouteilles qui te cause cette douleur vive, et avoir un garçon dans l’armée britannique doit être un souci. Parle-moi de ton mal de dos, et je vais voir ce que je peux faire pour toi.

    Barry essuya un peu de son jaune d’œuf avec un bout de pain au lait. C’était bien O’Reilly en résumé, pensa Barry : un tempérament et une tendance à exploser comme un volcan qui gronde, jumelés à un savoir encyclopédique sur ses patients et à un sens du devoir envers eux donnant l’impression que le serment d’Hippocrate était aussi banal qu’un slogan de biscuit de Noël.

    Barry repoussa son assiette, se leva et regarda à travers la fenêtre en saillie. C’était une belle journée, et comme O’Reilly avait dit qu’il pouvait avoir sa journée de congé, il était libéré de toutes responsabilités envers sa pratique. Il comptait profiter de sa liberté au maximum. Demain marquerait le début de son assistanat auprès du docteur Fingal Flahertie O’Reilly.

    2

    * * *

    Plusieurs fois, j’ai vu de splendides matinées

    U n O’Reilly grommelant était de retour dans la salle à manger pour terminer son petit déjeuner réchauffé. Archibald Auchinleck, laitier de métier, était parti avec une prescription serrée dans sa main, encore débordant d’excuses abondantes pour avoir dérangé le grand homme le jour du sabbat.

    Kinky ajusta son meilleur chapeau du dimanche devant la glace dans le vestibule avant de partir assister à la messe du matin dans l’église presbytérienne de l’autre côté de la rue, en face de la maison d’O’Reilly.

    — Ce sera super avec le nouveau pasteur. J’ai entendu son sermon la semaine dernière, et on pouvait sentir ses postillons jusqu’à six bancs devant lui.

    — Vous devriez peut-être emporter votre parapluie pour vous protéger un peu de l’eau ?

    — Ne faites pas l’idiot, docteur Laverty. N’aurais-je pas l’air d’une véritable imbécile à l’église avec un pébroc ? demanda Kinky en gloussant.

    L’image ainsi conjurée fit rigoler Barry.

    — Amusez-vous, Kinky, dit-il. Vous méritez de vous divertir un peu après avoir cuisiné un petit déjeuner aussi gagnant.

    Assister à un interminable sermon en évitant les pos­tillons n’était pas son idée d’une joyeuse façon de passer un splendide dimanche matin.

    — Me divertir, hein ? dit Kinky en se redressant comme pour engager le combat, mais ensuite, elle soupira. Vous autres, jeunes gens. Vous pensez que tout devrait ressembler à ces Beatles, de nos jours. Parfois, je pense qu’ils doivent se croire plus populaires que Jésus en personne. C’est une disgrâce, donc.

    Kinky rajusta son chapeau et passa la porte avec dignité.

    — Vous avez raison, Kinky ! cria Barry dans son dos, espérant qu’il ne l’avait pas offensée.

    Il était certain que non. Toute femme qui pouvait rester comme gouvernante pour le docteur Fingal Flahertie O’Reilly depuis aussi longtemps que la fin de la Deuxième Guerre mondiale aurait été difficile à offenser. Néanmoins, un homme sage aurait bien fait de rester de son côté. Il réfléchirait à une manière de se racheter, juste au cas.

    Mais pas maintenant. Il avait d’autres plans.

    Il n’allait pas passer la journée tout à fait comme il l’avait espéré, mais comme O’Reilly adorait le dire à ses patients : « Ce que l’on ne peut pas guérir, on doit le supporter. »

    Barry se demanda si Fingal savait que la citation venait de Robert Burton, un pasteur anglais morose qui avait écrit un livre au dix-septième siècle avec le titre impayable d’Une anatomie de la mélancolie. Probablement. Pas grand-chose n’échappait à O’Reilly.

    Barry avait d’autres plans, mais ils n’incluaient pas Patricia Spence, la fille parfaite qu’il avait rencontrée par hasard le mois précédent pendant un trajet en train jusqu’à Belfast. L’étudiante en ingénierie civile de 21 ans qui avait surgi dans son cosmos aussi brillamment qu’une supernova. La jeune femme qui était tellement vouée à ses études qu’elle lui avait dit une dizaine de jours plus tôt qu’elle n’était pas prête à tomber amoureuse. Il ne l’avait pas revue entre-temps, mais la veille, en après-midi, elle était miraculeusement apparue sans s’être annoncée à la fête pour le départ des Galvin. Et le soir venu, elle lui avait cuisiné un dîner dans son appartement.

    Il pouvait encore se rappeler le goût de leurs baisers d’au revoir. Et le goût des lasagnes. Pour une ingénieure, elle n’était pas mauvaise cuisinière du tout. Mais aujourd’hui, Patricia était partie rendre visite à ses parents à Newry, à environ 75 kilomètres au sud de Belfast. Elle avait promis de lui téléphoner bientôt. Il allait devoir se contenter de cette promesse, même s’il mourait d’envie de lui parler de ses perspectives à Ballybucklebo.

    « C’est une belle journée, alors pourquoi ne pas sortir et en profiter ? » se dit-il.

    Il passa la tête dans la salle à manger.

    — Je sors un moment, Fingal.

    — Vous quoi ?

    — Je sors. Vous avez dit… vous avez dit hier que je pourrais prendre la journée de congé.

    — Seigneur. Il y a une demi-heure, vous avez dit que vous saviez que vous deviez me satisfaire pour me prouver que vous étiez digne de devenir mon partenaire. La pratique n’est pas le Butlins Holiday Camp.

    Barry marmonna pour lui-même :

    — La façon dont vous vous comportez aujourd’hui, O’Reilly, ressemble davantage à un camp de travaux forcés.

    — Quoi ?

    — Rien, dit Barry avant de prendre une profonde inspiration. Vous ne voulez pas que je parte ?

    Il vit O’Reilly secouer la tête.

    — Ça va. Je n’avais pas l’intention de gâcher votre jour de congé. Je pensais seulement à Archie Auchinleck.

    — Celui qui a mal au dos ?

    — C’est ce qu’il dit.

    Barry passa le seuil, intéressé malgré lui.

    — Pensez-vous qu’il feint la douleur ?

    O’Reilly secoua sa grosse tête.

    — Pas Archie. Il n’a pas raté un seul jour de ses tournées de lait depuis un nombre d’années seulement connu de Dieu.

    — Alors, qu’est-ce que c’est ?

    — Son garçon, dit O’Reilly en levant les yeux de son assiette. Il n’en a qu’un, et il a rejoint l’armée britannique.

    Barry se souvint d’avoir vu quelque chose à la télévision à propos de certaines troupes britanniques travaillant avec la force de maintien de la paix des Nations Unies.

    — Il n’est pas à Chypre, n’est-ce pas ?

    O’Reilly fit oui de la tête.

    — Je le crains. Et les Turcs, les Grecs ou d’autres bougres d’idiots leur tirent dessus. Le pauvre vieil Archie est fou d’angoisse, dit O’Reilly en se levant. Je n’aurais pas dû crier contre lui. Il n’y a pas une seule foutue chose que nous, les docteurs, puissions faire jusqu’à ce que son garçon rentre à la maison. C’est diablement frustrant.

    « Et vous vous mettez en colère quand vous êtes frustré, n’est-ce pas, Fingal ? » pensa Barry.

    — Partez, donc. Profitez au maximum de votre temps. C’est dommage que nous soyons dimanche.

    — Pourquoi ?

    — Tout autre jour, vous auriez pu vous faire couper les cheveux.

    — Mais je n’en ai pas besoin.

    — Ce sera le cas bientôt. Je vais vous faire travailler si dur à partir de maintenant que vous n’en aurez plus le temps.

    Barry vit les rides d’humour se creuser aux coins des yeux d’O’Reilly, et il sut que c’était une menace creuse, malgré le fait que si les patients continuaient à venir comme ils l’avaient fait au cours du mois passé, il y aurait bien assez de travail à faire. Et il avait hâte de s’y mettre.

    — D’accord, quand mes cheveux descendront sur mon col, vous pourrez dire aux clients que j’essaie de décrocher un emploi avec les Beatles.

    O’Reilly rit.

    — Écoutez, si vous allez faire le boulot, faites-le bien. Laissez-les vraiment aller. Vous pouvez tenter de vous joindre aux Rolling Stones. Je les ai vus au bulletin de nouvelles. Ils ont l’air d’un groupe de meules de foin qui déambulent.

    — Je n’ai jamais entendu parler d’eux.

    — Je pense que cela va venir, dit O’Reilly. Ils ont un son intéressant.

    Barry l’observa tandis qu’O’Reilly pelait une orange et réussissait, il ne savait comment, à conserver la pelure intacte en une seule longue spirale continue.

    — Je vous crois sur parole.

    — Faites, et vous pouvez me croire sur parole à un autre sujet, dit O’Reilly, qui souriait largement. Je vous ai promis la journée de congé aujourd’hui, alors partez et amusez-vous.

    — Merci, Fingal.

    Barry sortit par la porte d’entrée et commença à marcher sur la rue principale de Ballybucklebo. De l’autre côté de la route, il pouvait voir les portes ouvertes de l’église presbytérienne, le pasteur vêtu de sa robe noire accueillant son troupeau sur les marches.

    Le soleil d’août avait dépassé le sommet des collines de Ballybucklebo et brillait dans le ciel bleu comme un œuf de rouge-gorge. Le clocher penché de l’église en face jetait une ombre asymétrique sur les ifs et les pierres tombales dans le petit cimetière de l’église.

    Barry regarda les gens se hâtant dans la rue principale vers l’église, des hommes en costumes noirs, des femmes vêtues de robes d’été avec des chapeaux et des gants blancs, des enfants bien mis et propres. Comme il s’en souvenait pour avoir lui-même été amené à l’église chaque dimanche à Bangor, lorsqu’il était enfant, ils y allaient pour recevoir leur dose hebdomadaire des feux de l’enfer et de soufre. Les presbytériens pouvaient être sévères. John Calvin, John Knox et leurs semblables. Ils ne toléraient pas les sottises.

    Barry reconnut certains des fidèles. Julie MacAteer, avec sa longue chevelure blonde qui oscillait sous un petit chapeau de paille — la jeune femme de Rasharkin, dans County Antrim, qui avait élu domicile au village dernièrement. Elle lui sourit.

    — Bonjour, docteur.

    — Bonjour, Julie

    Maggie MacCorkle, qui s’était présentée la première fois avec une plainte concernant des maux de tête — cinq centimètres au-dessus de son crâne — portait un chapeau excentrique. Barry ne put s’empêcher de le fixer, car chaque jour, elle mettait des fleurs différentes dans la bande du chapeau. Aujourd’hui, il s’agissait de deux mufliers marron.

    — Bonjour, docteur Laverty.

    — Bonjour, Maggie. Et comment allez-vous, aujourd’hui ?

    — J’ai un tout p’tit mal de tête, dit-elle en désignant un point exactement à cinq centimètres au-dessus de sa tête. Mais il y a pas de souci à s’faire, docteur.

    — Et Sonny ?

    Il se dit alors qu’il devait se souvenir de ne pas s’informer de la santé de ses patients lors de son jour de congé.

    Sonny était dans une maison de convalescence à Bangor, récupérant d’une pneumonie.

    Maggie sourit de son sourire édenté.

    — Le vieux bouc se remet, maintenant ; merci, docteur. J’vais le ramener à la maison d’un jour à l’autre.

    Tous les deux dans la soixantaine, Sonny et Maggie devaient se marier sous peu.

    — Je suis content de l’entendre. Transmettez-lui mes hommages lorsque vous le reverrez.

    — Je le ferai.

    — Et dites allô au Général.

    Le Général Sir Bernard Law Montgomery : le chat borgne aux oreilles abîmées de Maggie, qui, étant de l’Ulster comme son célèbre homonyme militaire, aimait une bonne bagarre et avait les cicatrices pour le prouver.

    Barry sourit. Connaître ces gens — non seulement leurs noms ou leurs maladies, mais aussi leurs vies — et les voir le saluer comme un ami le réchauffait autant que le soleil matinal.

    Il n’était pas pressé ; il continua sa promenade en écoutant les sons du village.

    Les merles chantaient dans les ifs du cimetière. La voix de soprano d’une grive, répétant chaque note deux fois, s’éleva au-dessus des registres plus graves. Des couples de tourterelles turques se perchèrent sur des fils téléphoniques et roucoulèrent leur amour. Les chansons des oiseaux devaient concurrencer avec le faible carillon venant du clocher de l’église catholique à l’autre bout de la rue principale.

    Barry vit un couple s’approcher. L’homme, vêtu d’un complet noir et d’un chapeau melon, était petit et rondelet. Il marchait bruyamment, accompagné par une femme aussi courtaude portant une robe fleurie. Il avait la mine renfrognée, et elle était visiblement essoufflée parce qu’elle essayait de suivre son rythme pressé.

    — Pour l’amour de Dieu, Flo, avance.

    Le conseiller et madame Florence Bishop, le couple le plus riche de Ballybucklebo. Barry n’avait jamais rencontré madame Bishop avant aujourd’hui, mais d’après ce qu’il savait de ses échanges avec le conseiller, Bishop était le plus cupide et le plus sournois de tout Six Counties.

    — Bonjour, conseiller. Bonjour, madame Bishop.

    Barry fut récompensé par un faible sourire et un « Bonjour, docteur » de la dame, ainsi qu’un grognement du conseiller. « Eh bien, O’Reilly avait raison. Ce ne sont pas tous vos patients qui vont vous aimer », pensa Barry. Et le conseiller Bertie Bishop avait de bonnes raisons d’avoir de l’aversion pour ses conseillers médicaux. Jusqu’à la semaine précédente, il aurait pu penser qu’il était l’homme le plus malin du village. Il n’était pas le premier, et il ne serait certainement pas le dernier homme à sous-estimer le degré de ruse dont O’Reilly pouvait faire preuve.

    Barry tourna le coin et passa entre des rangées de petites maisons à un étage blanchies à la chaux de chaque côté de la rue principale. Certaines avaient des toits de chaume, d’autres en ardoise, et les petits bâtiments, les uns attachés aux autres, se bousculaient comme un groupe de voisins se massant sur l’artère pour attendre un défilé.

    Il atteignit le carrefour central au milieu du village, où le poteau de mai permanent, peinturé de spirales rouges, blanches et bleues, accordait sa compagnie amicale au seul feu de circulation de Ballybucklebo. Un cheval et une charrette montée sur des roues en caoutchouc attendaient patiemment le feu vert. Les yeux de la jument rouanne étaient bien protégés contre l’éblouissement par une paire d’œillères en cuir et un chapeau de paille avec des trous découpés pour ses oreilles. Elle grignota dans sa musette, leva la queue et lâcha un tas de pommes de route qui brûleraient sur le macadam.

    — Bonjour, docteur Laverty, dit le conducteur, un homme que Barry ne reconnut pas. Super journée.

    — Ce l’est, en effet, dit Barry, ravi d’être reconnu par un étranger. Ce l’est, en effet.

    Il traversa la route. La brise qui transportait l’odeur des algues salées du lac Belfast faisait osciller l’enseigne suspendue du pub à proximité, le Cygne noir, connu des habitants du coin sous le nom du Canard boueux. Ses charnières rouillées grincèrent.

    Tandis qu’il marchait sous le pont à une seule arche du chemin de fer, il entendit le train à destination de Bangor cliqueter au-dessus de sa tête et sentit les vapeurs de diesel. Il avait voyagé sur ce train quotidiennement depuis sa maison jusqu’à l’Université Queen’s à Belfast, quand il était étudiant. Il avait rencontré Patricia Spence dans ce train par un pur hasard quand il avait fait le trajet jusqu’à Belfast, un mois plus tôt. Il avait une raison de contempler le train avec affection, tout comme les gens du coin, qui l’appelaient « l’escargot ».

    Le train était lent, c’est vrai, mais cela n’allait-il pas avec le rythme de vie d’un endroit comme Ballybucklebo — rural, endormi et en paix avec lui-même ? C’était un village qui semblait divorcé de la haine intestine qui coulait sous la surface d’une bonne partie du reste de l’Ulster.

    Barry commença à grimper la dune basse qui séparait la route du rivage du lais. Il savait qu’en hiver, quand les vents du nord-est faisaient rage, seules les dunes empêchaient l’eau du lac d’attaquer violemment les maisons derrière elles.

    Il ramassa un caillou et le lança à travers l’étroite plage et dans l’eau.

    Évidemment, il n’avait pas à s’inquiéter des querelles sectaires, ici.

    O’Reilly avait garanti cela à Barry, et il lui en avait offert une preuve. Seamus Galvin, un catholique, était première caisse de l’orchestre de cornemuseurs des Highlanders de Ballybucklebo. Barry avait vu l’orchestre dans la récente parade du 12 juillet, et ni Seamus ni les gens de l’Ordre d’Orange n’avaient semblé s’y opposer. Le prêtre catholique local et le pasteur presbytérien jouaient au golf ensemble tous les lundis. Barry se demanda si d’autres golfeurs pouvaient sentir les postillons du pasteur à quelque distance, plus loin dans les allées.

    L’image le fit rire et l’emplit de reconnaissance ; O’Reilly lui donnait l’occasion de s’installer dans cet endroit où les histoires entre les membres du camp orange et ceux du camp vert semblaient n’avoir aucune importance.

    Il allongea le pas et suivit la crête des dunes, triste que Patricia ne soit pas avec lui pour se promener parmi les ammophiles à ligule courte et les pourpiers de mer. Il décida qu’il allait marcher pendant une heure, puis rentrerait chez O’Reilly pour déjeuner. « Non », se corrigea-t-il. Il allait devoir commencer à penser à la maison de pierres grises au numéro 1 de la rue principale comme étant sa maison à lui aussi. Dans un an, les mots « Dr Barry Laverty, M. D., C.M. et D.E.S., médecin et chirurgien » allaient, il l’espérait, être inscrits sur une seconde plaque en bronze à côté de la porte d’entrée.

    « Super journée », avait dit l’étranger dans la charrette. Barry dansa une petite gigue. Pardieu, ce l’était. C’était son foyer. Il se sentait totalement chez lui, ici dans ce Ballybucklebo rural, bien plus qu’il ne l’avait jamais été pendant ses jours d’étudiant dans une Belfast débordante d’activités. Il allait bientôt avoir des nouvelles de Patricia et, encore plus important, Barry avait décidé de la direction que devait prendre sa carrière.

    Il entendit pleurnicher au-dessus de sa tête ; il s’arrêta et leva les yeux pour voir des goélands planant dans le vent, leurs ailes déployées avec raideur. À présent qu’il était engagé dans un assistanat, il avait hâte de déployer ses propres ailes professionnelles. O’Reilly était destiné à le voir et à accorder plus d’indépendance à Barry, parce que… dans un an seulement, il allait être un partenaire à part entière, ici à Ballybucklebo.

    Il se dit alors qu’une demi-heure lui suffirait peut-être avant qu’il prenne la route du retour, car il attendait avec beaucoup d’enthousiasme son déjeuner et la perspective d’un après-midi paresseux. Évidemment, c’était à moins que se présente quelque chose d’inattendu, comme c’était souvent le cas ici.

    3

    * * *

    Cette blessure fut la plus cruelle de toutes

    B arry était assis dans le salon d’O’Reilly à l’étage, ses pieds relevés sur un tabouret, avec un autre des bons repas de Kinky dans l’estomac. Il avait presque terminé les énigmatiques mots croisés du Sunday Times . Il se demanda quand O’Reilly serait de retour. Tous les deux, ils étaient presque entrés en collision quand Barry avait passé la porte d’entrée au moment où O’Reilly sortait précipitamment. Il avait marmonné : « Chassez le naturel, et il revient au galop. » Puis il s’était mis à pester contre ces gens qui galopaient et que l’on devait visiter, car tout cela allait le mettre en retard pour son deuxième repas de la journée.

    « Ah, les joies de la pratique à la campagne », pensa Barry. Et le plaisir de ne pas avoir, pour une fois, à répondre à une urgence, particulièrement si elle impliquait l’un des patients à problèmes d’O’Reilly. Barry se demanda brièvement de qui il pouvait bien s’agir, puis il reporta son attention sur sa grille.

    Il fronça les sourcils en lisant le numéro 12 horizontal : « S’est déchaîné dans une prison, entraînant une importante perte de vies (7). » Sa concentration n’était pas aidée par les attentions de lady Macbeth, la chatte d’un blanc éclatant d’O’Reilly, qui, perchée sur les cuisses de Barry, n’arrêtait pas de donner des petits coups avec sa patte sur le bout de son crayon.

    Barry fixa la grille. En résolvant certains des indices à la verticale, il avait à présent trois lettres : « C », « N » et « E ». Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que cherchait le créateur de l’énigme. C’était l’ennui avec ces trucs : on devait, d’une manière ou d’une autre, s’infiltrer dans l’esprit de la personne qui les avait créés. C’était comme essayer de faire de même avec le docteur Fingal Flahertie O’Reilly.

    — Quelque chose qui s’est déchaîné en prison… Déchaîné…

    La sonnette d’entrée retentit. Barry entendit Kinky répondre à la porte, et d’en bas lui parvinrent des sons de voix et les sanglots d’un enfant. Barry repoussa une chatte insatisfaite sur le plancher, se leva et descendit. Kinky le rencontra dans le couloir.

    — C’est le petit Colin Brown et sa maman. Le petit muirnin — c’est « chéri » pour vous, docteur, cher —, le petit poussin s’est coupé à la main, donc. Madame Brown dit qu’elle a arrêté les saignements, alors je les ai installés dans le cabinet pour attendre le retour de docteur O’Reilly. Je leur ai dit que c’était votre jour de congé.

    L’inattendu s’était produit.

    — Je vais m’occuper d’eux, dit-il, sachant que c’était précisément ce qu’aurait fait O’Reilly, et il se dirigea au trot vers le cabinet.

    Madame Brown, portant son chapeau et son manteau du dimanche, était agenouillée devant le vieux secrétaire à cylindre d’O’Reilly, essayant de réconforter son fils de six ans. Barry reconnut le petit garçon, Colin. La veille, il jouait avec bonheur dans le jardin d’O’Reilly, hurlant de rire. Aujourd’hui, ses hurlements étaient accompagnés de larmes, et des ruisseaux de morve coulaient de ses deux narines. Sa main droite était enveloppée dans un torchon taché de sang.

    Barry s’accroupit à côté de la mère.

    — Que s’est-il passé ?

    — Je n’en suis pas sûre, dit-elle. Je pense qu’il jouait avec un des outils de Derek. Le pauvre petit garçon est rentré en courant de la cabane à outils en saignant partout sur son chemin, alors je lui ai enveloppé la main — elle désigna le torchon d’un signe de tête —, et je l’ai tout de suite amené ici, c’est ce que j’ai fait.

    — D’accord, dit Barry en se tournant vers le garçon, puis-je y jeter un œil, Colin ?

    Le petit garçon fit le dos rond, pencha la tête d’un côté et tint sa main blessée contre son torse.

    — Non.

    Il renifla et jeta un regard à sa mère avant d’ajouter :

    — Ma maman dit que vous n’êtes pas obligé. Ma maman dit…

    — Peut-être que ta maman pourrait nous aider ? dit Barry avec patience.

    Madame Brown s’approcha davantage.

    — Allons, Colin. Le gentil docteur va régler le problème, pour ça oui. Il ne va pas te faire de mal.

    Barry souhaita que sa dernière remarque puisse être vraie, mais à en juger par la quantité de sang sur le torchon, la coupure était profonde, et elle allait nécessiter des points de suture. Il était toujours déchiré quand il travaillait avec des enfants ; il détestait le fait qu’ils ne puissent pas comprendre pourquoi il leur faisait mal.

    Colin essuya sa lèvre supérieure avec la manche de son chandail, puis il tendit sa main à sa mère. Voir la confiance dans les yeux de l’enfant blessa Barry aussi profondément que l’outil qui avait dû trancher la petite main.

    — Elle fait mal, gémit Colin.

    Madame Brown émit de petits bruits de bouche apaisants et déroula le torchon.

    — Allons, dit-elle, montre-la au gentil docteur.

    Colin tendit sa main, paume en l’air, à Barry. Il ne voyait pas grand-chose d’autre que du sang.

    — Je pense, dit Barry, que je vais devoir la nettoyer.

    Il se leva et traversa la pièce pour se tenir debout à côté du divan d’examen, là où il était collé contre le mur peinturé en vert.

    — Je vais demander à ta maman de t’amener ici. D’accord, Colin ?

    Barry attendit que madame Brown ait guidé le garçon jusqu’à lui, et il le souleva sur le divan. « Au moins, le pauvre petit a arrêté de pleurer », se dit Barry. Il poussa un chariot d’instruments à côté du divan. Un paquet déjà stérilisé était posé d’un côté du plateau recouvert d’une serviette verte.

    — Peux-tu mettre ta main ici, Colin ?

    Il attendit jusqu’à ce que le garçon allonge le bras et dit :

    — Bon garçon.

    Barry ouvrit l’emballage extérieur du paquet. À l’intérieur, une serviette à main stérile et une paire de gants de caoutchouc accompagnaient un rouleau d’instruments et deux bols brillants en acier inoxydable. Il prit une bouteille de solution saline sur la tablette inférieure du chariot, dévissa le bouchon et en versa un peu dans le bol en métal. Ensuite, il versa le Dettol. Le fluide éclaboussa le deuxième bol. Il allait devoir nettoyer la plaie avec le désinfectant, mais il frissonna en pensant au fait que la solution allait piquer et brûler — à moins… oui. Cela pourrait fonctionner.

    — Je vais seulement me laver les mains, dit-il en se déplaçant jusqu’au lavabo et en ouvrant les robinets.

    Pendant qu’il se frottait les mains, il pouvait sentir les yeux du garçon lui transpercer le dos.

    Barry entendit des pas derrière lui, et il se tourna pour voir O’Reilly, qui se tenait debout et qui l’observait. L’homme paraissait rouge, et des rides lui barraient le front, mais il offrit un signe de tête rassurant à Barry.

    — Je viens de rentrer. Continuez.

    Barry se retourna et finit de se frotter les mains. Il était déçu de voir O’Reilly ici, le supervisant comme s’il était encore un étudiant. Néanmoins, il allait avoir besoin d’assistance. À tout le moins, voir Barry ici alors qu’il travaillait montrerait à O’Reilly que, malgré sa pique plus tôt aujourd’hui, le jeune docteur Laverty était bien conscient qu’il n’était pas dans l’un des camps de vacances Billy Butlins.

    Barry retourna à son chariot, s’essuya les mains et enfila les gants de caoutchouc.

    — Maintenant, dit-il en déballant le paquet et en retirant les boules de coton et une paire de forceps, nettoyons cela.

    Il agrippa le coton avec les forceps, le trempa dans la solution saline et épongea délicatement la paume de la main du garçon. Elle allait avoir besoin de points de suture. La plaie, qui mesurait cinq centimètres, courait en diagonale sur la paume, depuis la peau palmée entre le pouce et l’index vers le poignet du garçon.

    Barry se tourna vers O’Reilly.

    — J’ai besoin d’un coup de main.

    Barry fit un rapide mouvement avec son poignet droit, montrant à O’Reilly en mimant l’action qui devrait être prise pour placer une suture.

    O’Reilly acquiesça de la tête.

    — Local ?

    — S’il vous plaît.

    Barry se plaça de manière à ce que son corps bloque à la vue de Colin la seringue hypodermique. Il tira la tige du piston, attirant de l’air dans la cartouche.

    — Tenez, dit O’Reilly.

    Il tint une bouteille de Xylocaïne d’une main, essuya son bouchon de caoutchouc avec un tampon trempé dans l’alcool à 90 %, inversa la bouteille et attendit pendant que Barry enfonçait une aiguille à travers le bouchon de caoutchouc et injectait de l’air. La pression força l’anesthésique local à sortir de la bouteille et à entrer dans la seringue. Barry dépose la seringue hypodermique sur la serviette stérile.

    Barry leva une petite tasse en métal.

    — Pourriez-vous verser un peu d’anesthésiant local là-dedans ?

    C’était la technique qui, il l’avait espéré quelques moments plus tôt, pourrait fonctionner.

    Barry vit les sourcils d’O’Reilly se froncer pendant qu’il versait. Il aurait pu parier que l’homme plus âgé n’avait jamais vu ce truc. Barry l’avait appris un an plus tôt d’un supérieur, chef de clinique dans le service des urgences. Sans parler, il souleva la tasse, se tourna et versa un filet de la solution direction dans la plaie.

    Colin gémit et essaya de retirer sa main, mais sa mère avait fermement empoigné l’avant-bras du garçon.

    — Cela ne prendra qu’une petite minute, fiston. Encore une petite minute.

    — Cela parle au diable, dit O’Reilly. Je me demande pourquoi nous n’avons pas pensé à cela. Je suppose que l’anesthésiant local est absorbé directement ?

    — Oui ; et le petit ne sentira pas le Dettol ni…

    Barry articula « l’aiguille » en silence.

    — On est toujours étonné par l’astuce des hommes, dit O’Reilly avec un grand sourire. Vous savez, mentionna-t-il en se tournant vers madame Brown, cela a été une super journée, celle où le docteur Laverty est arrivé à Ballybucklebo.

    Barry se sentit rougir.

    — À présent, Colin, dit-il en espérant qu’il avait laissé suffisamment de temps à l’anesthésiant local pour qu’il fasse son effet, je vais peinturer la coupure en brun.

    Barry se servit des forceps pour tremper une boule de coton dans le Dettol. Il hésita, puis il tamponna la paume avec expertise, se préparant à un cri perçant. Le Dettol dans une plaie ouverte brûlait habituellement comme un brasier. Le petit n’émit pas un couinement. L’anesthésiant fonctionnait. Il tamponna la coupure généreusement avec l’antiseptique, la tache brune luisant sous la lumière entrant par la fenêtre.

    — Maintenant, Colin, ta maman va continuer à te tenir le bras. Barry lâcha les forceps sur la table et, bloquant encore la vue de l’enfant, il souleva la seringue. Il se servit des forceps pour soulever une lèvre de la plaie, exposant le gras jaune sous le derme et les bandes rouges des muscles en dessous.

    Il y avait un peu de sang dans la plaie — on devait s’y attendre —, mais il n’y avait aucune artère qui pompait et crachait. Bien.

    — Tu sentiras peut-être une petite poussée, Colin.

    Barry enfonça l’aiguille sous le gras à une extrémité de la plaie et avança régulièrement sa pointe jusqu’à ce qu’elle soit proche de l’autre bout. Puis, il la retira lentement, pressant le piston en même temps. Le bord enfla et blanchit tandis que la solution anesthésiante locale était poussée dans les tissus. Il sortit l’aiguille. Puis il

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