Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1: L'officier anglais
Par Stéphanie Martin
()
À propos de ce livre électronique
Forcée d’épouser un homme qui la répugne, Aurélie choisit la fuite, sans se douter qu’à Boston, où elle croit trouver refuge, gronde une guerre qui n’est pas la sienne et qui la mènera dans des situations encore plus périlleuses que celles qu’elle a fuies avec tant de ferveur. Les retrouvailles fortuites et salvatrices avec le capitaine Walker lui feront-elles entrevoir un aspect du jeune militaire qu’elle refusait obstinément d’envisager? Se révélera-t-il, malgré les mauvaises intentions qu’elle lui porte, l’instrument de sa survie?
Stéphanie Martin
Stéphanie Martin est journaliste à Québec depuis de nombreuses années. Elle a commencé sa carrière au Soleil et, en 2015, elle s’est jointe à l’équipe du Journal de Québec, où elle couvre les affaires municipales. Ce premier roman écrit sur presque une décennie se veut entre autres un hommage à la capitale qu’elle adore et où elle s’est établie il y a plus de vingt ans. Elle y vit toujours, avec son mari et ses deux enfants. Originaire de Saint-Alexis-de-Matapédia, en Gaspésie, elle a également habité Rimouski.
Autres titres de la série Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1 ( 2 )
Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1: L'officier anglais Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
En savoir plus sur Stéphanie Martin
Les Grandes traversées Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDes nouvelles de maman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Lié à Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1
Titres dans cette série (2)
Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1: L'officier anglais Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Livres électroniques liés
La Grande Ombre: Roman d'aventures historique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa vie d’un matelot: Récits d'aventures Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMaggie d’Irlande Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMon Vicomte Pour Toujours Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationÇa ne s'est pas passé comme ça - Tome 2: Les enquêtes de Mary Lester - Tome 49 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa justice de Bartholomew Roberts: Le Prêtre Pirate, #2 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationOsipov, un cosaque de légende - Tome 6: Offensive à l'Est Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa chambre du lord - Tome 4: Le ruban bleu Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPour deux sous, j'irai avec toi Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes IRLANDAIS DE GROSSE-ILE T.1 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationJournal d'une femme de cinquante ans (1/2) Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUne ville flottante Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationVoyages à travers l'Histoire: La chute de la Nouvelle-France Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Journal de la Belle Meunière Le Général Boulanger et son amie; souvenirs vécus Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa grande ombre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLady Roxana Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMistress Branican Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDe l'audace et des larmes: Saga des Montazay I Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEnlevé ! Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationHistoire de galet Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Veuve la plus riche Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Pirate: Roman historique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNord contre Sud: - Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationHier et demain Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'Inconnue du train de nuit Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationJim Harrison, boxeur Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Première Guerre Mondiale: Récits De Guerre Depuis Les Tranchées, Les Océans, Les Cieux Et D'Un Monde Déchiré Par La Guerre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMister Flow Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Amoureux de Sylvia: Une exploration poignante de l'amour et du destin dans l'Angleterre victorienne par Elizabeth Gaskell Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationHélier, fils des bois Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Fiction historique pour vous
Le Comte de Monte-Cristo Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Le Noble satyre: Une romance historique georgienne Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Rougon-Macquart (Série Intégrale): La Collection Intégrale des ROUGON-MACQUART (20 titres) Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Comte de Monte-Cristo - Tome I Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Son Duc, suite de Sa Duchesse Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBon anniversaire Molière ! Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSa Duchesse, suite du Noble satyre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLES SOEURS DEBLOIS, TOME 1: Charlotte Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Madame Chrysanthème: Récit de voyage au Japon Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationQuand l'Afrique s'éveille entre le marteau et l'enclume: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNouvelles de Taiwan: Récits de voyage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Biscuiterie Saint-Claude, tome 2: Charles Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Le VIOLON D'ADRIEN Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Le dernier feu: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMathilde Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes folies d'une jeune fille: Le destin d’un voyou, #1 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationVingt ans après Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Fille de Joseph, La, édition de luxe Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAu fil du chapeau Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Garage Rose, tome 1 Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5La Gouvernante de la Renardière: Un roman historique poignant Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTerre des hommes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Avis sur Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1
0 notation0 avis
Aperçu du livre
Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 1 - Stéphanie Martin
1
Mars 1775
Jamais
Jamais
l’arrivée d’un visiteur n’avait causé autant d’émoi dans notre maison. Ma mère nous avait ordonné d’enfiler nos plus beaux habits et nous avait répété au moins mille fois de bien nous tenir. Avec un regard en coin dans ma direction, elle ajouta sur un ton sec :
— Et surtout, pas un mot, à moins qu’on ne vous adresse la parole directement. Puis, comme se parlant à elle-même : Il n’est pas encore venu le jour où la famille Lafrenière fera mauvaise figure, Anglais ou pas.
Les apparences seront sauves, me dis-je, furieuse. Le nœud dans ma gorge se resserra un peu plus. Cette boule de rage ne me quittait plus depuis l’arrivée de cette note froide et laconique nous demandant – quoique, dans les circonstances, je doutais que nous ayons vraiment le choix – d’héberger trois officiers britanniques le temps nécessaire à leur installation à Québec.
Nous étions ainsi endimanchés depuis au moins une heure et commencions à nous impatienter quand le heurtoir de la porte se fit entendre. Un frisson d’appréhension nous parcourut. Ma sœur Flavie étira le cou pour tenter de voir par la fenêtre. Mon père se leva d’une manière officielle et nous fit signe d’aller nous placer côte à côte dans le hall, au pied de l’escalier, comme il nous l’avait montré plus tôt. Mon frère Étienne marmonna quelque chose d’incompréhensible et nous obtempérâmes. Mon père se tint bien droit, ma mère à ses côtés juste devant la porte et Maurice, notre majordome, eut enfin l’ordre d’aller ouvrir.
La première chose qui me frappa fut la taille imposante de l’officier. Dépassant mon père d’une bonne tête, l’homme devait mesurer plus de six pieds. Avec ses épaules larges et ses mollets puissants, il aurait été aussi à l’aise au port avec les débardeurs que vêtu de l’uniforme imposant des officiers britanniques : manteau rouge à revers et poignets blancs agrémentés de rangées de boutons argentés, culotte de daim, guêtres noires arrivant à mi-cuisse et bottes noires à éperons. Il avait épinglé à sa veste blanche sous son manteau une broche en argent en forme de tête de mort surmontant une inscription que je n’arrivais pas à déchiffrer. Le même insigne ornait le devant du casque de laiton et de cuir qu’il avait poliment coincé sous son bras. Cela me parut pour le moins inapproprié et je lui jetai un regard réprobateur. L’homme se tenait rigide dans le hall d’entrée.
— Capitaine, commença mon père en anglais, je vous souhaite la bienvenue chez moi. Je vous présente mon épouse, madame Évelyne Lafrenière, ainsi que mes trois enfants, Aurélie, Étienne et Flavie. Comme vous pouvez le constater, fit-il en indiquant le ventre rebondi de ma mère, la famille s’agrandira bientôt.
Obéissant aux instructions de maman, nous nous inclinâmes dans une courte révérence. Ce faisant, je ne quittai pas l’intrus des yeux, au grand dam de ma mère, qui fit claquer sa langue en guise de reproche. Si l’officier le remarqua, il n’en laissa rien paraître et garda son allure stoïque, ce qui ne contribua en rien à me le rendre plus sympathique.
Il devait avoir vingt-huit ou vingt-neuf ans, me dis-je. Ses épais sourcils noirs laissaient deviner une tignasse foncée qui était pour le moment retenue en arrière et impeccablement poudrée. Malgré son allure soignée, il dégageait une certaine dureté. Peut-être était-ce sa carrure, sa mâchoire volontaire ou ses yeux noirs perçants, mais le nouvel arrivant ne m’inspirait pas la plus grande confiance.
— Monsieur Lafrenière, je vous remercie beaucoup de votre hospitalité, répondit l’officier en français, récitant probablement un discours appris par cœur.
Sa voix grave et son accent prononcé lui donnaient un air encore plus autoritaire.
— Je suis le capitaine James Henry Walker et voici les lieutenants Matthew Caldwell et Jonathan Bradbury.
Tout absorbée que j’étais par mon étude détaillée et critique du capitaine, je n’avais même pas remarqué que deux hommes se tenaient dans l’ombre derrière lui. À voir leur mine sombre, j’aurais d’ailleurs pu jurer qu’ils ne demandaient qu’à se fondre dans le décor. Le dénommé Caldwell, un gringalet au teint cireux et au nez proéminent, lança un regard fuyant dans notre direction et hocha la tête brièvement en guise de salutation, avant de reprendre la contemplation du bout de ses bottes. Bradbury, à ses côtés, était un jeune homme trapu au visage rond et amical. Il fit un court salut et marmonna un « Enchanté » timide.
Apparemment, le capitaine avait épuisé toute l’étendue de sa connaissance du français, car il s’adressa à mon père dans sa langue maternelle.
— Veuillez pardonner l’heure tardive de notre arrivée. Nous avons été retenus à la garnison pour régler quelques détails concernant notre installation à Québec.
C’est à ce moment que ma mère sortit de sa torpeur et se souvint de ses devoirs d’hôtesse.
— Capitaine, lieutenants, entrez, je vous prie. Nous allons passer au salon. Antoinette nous servira du thé.
La perspective d’une boisson chaude sembla détendre les officiers, ce qui allégea l’atmosphère d’un cran. Aussitôt qu’ils eurent le dos tourné et qu’ils furent hors de portée de voix, Étienne grogna entre ses dents :
— Maudits Anglais !
— Hé ! C’est un gros mot. Je vais le dire à mère !
Flavie, outrée, s’élança vers le salon, mais fut stoppée net par la poigne de son frère sur son bras.
— Tu ne diras rien du tout à mère et je le répète : maudits Anglais ! Ce ne sont que des chiens !
Si l’argument lui parut faible, le regard assassin que lui jeta Étienne acheva de la convaincre de renoncer à sa dénonciation. Flavie leva le nez au ciel avec un « Peuh » qu’elle voulait très distingué et fila vers la cuisine où l’on entendait Antoinette s’affairer.
Étienne se tourna vers moi comme pour me défier de le contredire. Je lui touchai l’épaule, poussai un soupir résigné, puis me dirigeai vers le salon, le nœud dans ma gorge m’empêchant de prononcer les mots qui me venaient à l’esprit. Mon père m’avait bien avertie qu’en tant qu’aînée, ma présence était requise pour l’accueil des nouveaux pensionnaires. Je soupçonnais qu’il voulait plutôt s’assurer que le service soit impeccable et qu’il s’attendait à ce que je prête main-forte à Antoinette.
Ce ne fut pas nécessaire. Avec son efficacité légendaire, notre domestique avait déjà enseveli la petite table sous un assortiment de gâteaux et de pâtisseries et, au moment où je franchissais le seuil, elle déposait le plateau à thé en équilibre précaire sur un coin resté vacant. Mon regard se porta sur nos trois invités, puis sur mon père, qui me toisa d’un œil sévère. Je compris que je ne m’en tirerais pas si facilement et pris ma place, un peu en retrait, près de ma mère.
À la lumière des flammes du foyer, je pus observer à loisir les trois officiers. Le capitaine avait les traits tirés, mais ses yeux vifs suivaient la conversation avec intérêt. Je remarquai qu’il avait une façon déconcertante de fixer son interlocuteur dans les yeux et me réjouis qu’il ne m’eût pas adressé la parole. Son nez droit et ses pommettes saillantes projetaient des ombres sur son visage, accentuant les creux laissés par la fatigue. Seule incongruité dans ce masque rigide, une petite fossette au milieu du menton, laissant entrevoir le gamin qu’il avait dû être.
Les deux lieutenants semblaient peu enclins à se joindre à la conversation. Caldwell masquait à grand-peine un air de profond ennui en plongeant son long nez dans sa tasse aussi souvent que possible. Quant à Bradbury, il aurait probablement pu prononcer quelques mots, n’eussent été les pâtisseries qu’il engouffrait avidement, sans doute persuadé de passer inaperçu derrière le grand capitaine.
Les trois hommes, appris-je, étaient arrivés à Québec ce matin même, après un long voyage qui les avait emmenés du fort Lennox. Pas étonnant qu’ils n’aient pas le teint frais, ricanai-je intérieurement.
À peine avaient-ils mis les pieds à Québec qu’ils furent happés par les diverses exigences administratives reliées à leur installation dans leurs nouvelles fonctions, mais aussi au problème que posait leur hébergement, nous expliqua Walker. En effet, comme la plupart des officiers en poste à Québec, ils devaient demeurer dans une résidence louée, alors que les troupes régulières ou de passage logeaient dans les Nouvelles Casernes.
— L’armée avait tout réglé pour notre arrivée, indiqua-t-il. Nous devions habiter une grande maison située sur la Grande Allée. Mais voilà qu’une semaine avant la date prévue, une partie du toit de la demeure s’est effondrée sous le poids de la neige. Avec comme résultat de la rendre inhabitable. Il va falloir quelques semaines pour remettre le tout en état.
Une obscure relation de mon père dans l’armée anglaise avait eu la brillante idée de suggérer que nous hébergions les officiers. Nous disposions d’une chambre libre et Flavie pouvait très bien dormir dans ma chambre pour quelque temps, avait calculé mon père, ce qui libérerait une autre chambre, que nous pouvions mettre à la disposition des militaires. Bien sûr, l’armée promettait en échange une compensation financière appréciable. Et, songeai-je, une autre occasion pour mon père de demeurer dans les bonnes grâces de l’état-major.
Je fus extirpée de mes pensées par un changement dans le bourdonnement monocorde de la conversation. Nos invités s’apprêtaient à prendre congé et ma mère héla Antoinette pour qu’elle les conduise à leur chambre. Le capitaine Walker s’inclina dans une courte révérence.
— Bonne nuit, monsieur Lafrenière. Madame.
Puis, comme s’il venait de s’apercevoir de ma présence :
— Mademoiselle.
Il tourna les talons et suivit Antoinette vers l’étage, flanqué de ses deux compagnons. Ce furent Caldwell et Bradbury qui héritèrent de la chambre de Flavie. Du haut de ses seize ans, Étienne avait catégoriquement refusé de céder la sienne, située à côté de celle de nos parents, au dernier étage, et près des petites pièces réservées aux domestiques, sous les combles. Si bien que nous nous retrouvions, Flavie et moi, au premier, sur le même palier que les militaires. Le capitaine Walker fut assigné à la pièce qu’avait occupée ma grand-mère Jones pendant dix ans. C’était une chambre étroite, peu éclairée, située tout au bout du couloir et jouxtant la mienne.
Quand je me glissai enfin sous les couvertures, grelottante, la maison était paisible. Dans le lit, Flavie dormait comme un bébé. Seul le craquement occasionnel des planches au-dessus de ma tête brisait le silence : mon père ou ma mère se préparait pour la nuit. Puis, plus rien. Il faisait encore froid dehors, malgré le fait que mars tirait à sa fin. Je tirai la couette sous mon menton et, avant que mon esprit s’aventure à ressasser les événements de la journée, je sombrai dans un sommeil de plomb.
* * *
Je m’éveillai au matin avec un léger goût amer et un certain malaise. L’arrivée des officiers m’apparaissait comme un mauvais rêve et j’aurais bien aimé qu’il se dissipe au lever du jour. Mais je savais très bien que ce n’était pas le cas et, pour la première fois de toute ma vie, je me sentis comme une étrangère dans ma propre maison. Je n’avais nulle envie de descendre à la salle à manger et d’y rencontrer un des trois hommes. Encore moins de devoir subir le regard perçant du capitaine. Je dus néanmoins me résoudre, après plusieurs minutes à farfouiller inutilement dans ma chambre, à sortir de ma retraite. Flavie, éternelle lève-tôt, était descendue sur la pointe des pieds il y avait une bonne heure.
Je fus à moitié soulagée de constater que le capitaine était parti pour le quartier général à l’aurore. En revanche, ses deux acolytes étaient bel et bien attablés devant un copieux petit-déjeuner. S’il me restait un mince espoir que cette visite inopportune fût un rêve, il s’évanouit instantanément. Les militaires m’accueillirent avec un « Good morning, miss » poli auquel je répondis par un hochement de tête et un sourire forcé, avant de bifurquer vers la cuisine.
J’avais toujours été incapable de camoufler mes émotions – surtout les plus intenses – ce qui, selon ma mère, était pratiquement un handicap. Une jeune femme bien élevée, me répétait-elle ad nauseam, doit conserver un visage gracieux en toutes circonstances. Pour illustrer son propos, elle me servait cet air mièvre et béat qui était sa spécialité.
— Ce n’est point surprenant qu’à vingt ans, tu n’aies pas encore trouvé de mari, ma fille, lâchait-elle invariablement, convaincue qu’elle détenait là un argument massue.
Ce n’est certainement pas auprès de ces hommes que je trouverai un mari, pensai-je, je ne suis pas à ce point désespérée.
Comme je m’y attendais, Flavie et Étienne avaient pris place sur des tabourets et, accoudés au comptoir de la cuisine, dévoraient les beignets au miel que leur servait Antoinette. Observer notre bonne au travail m’avait toujours impressionnée. Malgré sa corpulence amplifiée par ses épaisses jupes, elle se déplaçait dans la pièce avec une aisance et une précision surprenantes. Sa tenue était toujours impeccable, ses cheveux grisonnants parfaitement retenus sous son bonnet blanc.
— Mademoiselle Aurélie, fit-elle en m’apercevant. Je vous sers un peu de thé. Madame votre mère est allée rendre visite à madame De Grandpré ce matin. Elles devaient passer l’avant-midi à broder pour la kermesse de dimanche. Et monsieur votre père est parti avant le lever du jour pour ses affaires. J’ai essayé de lui faire avaler quelque chose, mais il n’a rien voulu entendre, comme d’habitude. Je lui ai quand même préparé des provisions pour la route. Il est tellement occupé ! Votre frère et votre sœur ont déjà commencé à manger. J’ai préparé des beignets, en voudriez-vous quelques-uns ?
Tout en me récitant cet exhaustif compte rendu, pas un instant elle ne délaissa sa besogne. Une délicieuse odeur de pâtisserie flottait dans l’air. Je pris place devant la tasse fumante que me tendit Antoinette. Devant mon air renfrogné, elle se pencha vers moi et posa sa main potelée sur la mienne. Elle dit tout bas, d’une voix douce :
— Voyons, ma rousse, qu’est-ce qui vous préoccupe ?
Je souris malgré moi en entendant ce surnom affectueux qu’elle me donnait depuis ma plus tendre enfance. Avec cette tignasse rousse flamboyante, je passais difficilement inaperçue. Toute petite, je priais tous les soirs pour me réveiller le lendemain avec les cheveux noirs, bruns ou blonds comme ceux des fillettes de mon âge. Avec le temps, j’avais appris à vivre avec cette chevelure inusitée et même à l’apprécier. Elle me venait de ma grand-mère paternelle, Clarissa. D’aussi loin que je pouvais me rappeler, elle avait toujours eu les cheveux blancs comme neige. Mais un jour, elle m’avait montré une miniature d’elle alors qu’elle avait vingt ans. La ressemblance était frappante. Le même visage oblong, les mêmes yeux émeraude, les mêmes sourcils frondeurs, les mêmes boucles rebelles rousses. En revanche, je n’avais pas hérité de sa bouche mince, mais plutôt des lèvres roses et charnues de ma mère.
— N’aie jamais honte de ce cadeau que Dieu t’a offert, me sermonnait souvent grand-mère quand je pestais contre ma chevelure. C’est un signe de la passion qui coulait dans les veines de tes ancêtres et maintenant dans les tiennes.
Combien de fois l’avais-je suppliée ensuite de me raconter les histoires épiques de cet aïeul qui fut un redoutable Viking ou de cette autre qui devint la maîtresse d’un roi d’Angleterre ?
Antoinette me regardait en affichant un air soucieux.
— Ce qui me préoccupe ? Mais rien, voyons. À part le fait que nous hébergeons trois Anglais qui ne nous apporteront que du souci, tout va pour le mieux, ironisai-je.
— Vous exagérez, vous ne les connaissez même pas.
— Je connais suffisamment les militaires en général pour savoir que ce ne sont que des malotrus et des ivrognes. Ne me dis pas, Antoinette, que tu ressens de la sympathie pour ces Anglais après ce qu’ils ont fait à notre famille ?
— Oui, intervint Étienne avec véhémence. C’est à cause d’eux si Charles est parti. Jamais je ne leur pardonnerai !
La colère faisait trembler sa voix et ses beaux yeux noisette s’assombrirent. Je ressentis une vague intense de tristesse, comme chaque fois que je repensais à mon frère aîné. Un silence soudain s’abattit sur la pièce. Je plongeai mon nez dans ma tasse. Flavie enfourna le reste de son beignet et Antoinette se signa discrètement. Étienne venait de dire tout haut ce que personne n’osait aborder depuis l’annonce de la venue des militaires chez nous. Mon estomac se serra.
Dehors, la journée s’annonçait superbe. Un rayon de soleil pénétrait dans la pièce et traçait une longue traînée de lumière sur la surface du comptoir. Antoinette avait entrouvert une fenêtre et une brise fraîche vint chatouiller mes narines. Le temps allait être doux, chargé de ces odeurs enivrantes annonciatrices du printemps qui me faisaient sentir si vivante d’ordinaire. En temps normal, cela aurait dû me ravir. Mais, à travers le joyeux chant des mésanges qui batifolaient dans le buisson sous la fenêtre, on entendait le cliquetis des ustensiles provenant de la salle à manger où les officiers terminaient leur repas. Puis, un mouvement brusque de chaises qu’on repousse, des pas qui s’éloignent et le bruit de la porte d’entrée qu’on ouvre et referme. Je relâchai mon souffle, comme si tout mon être avait été tendu vers une menace qui s’écartait enfin.
— Je suis d’accord avec Étienne. Je ne peux pas supporter l’idée que ces intrus vivent sous notre toit, lançai-je. Je ne comprends pas pourquoi père a accepté cela.
— Ce n’est pas si terrible, intervint Flavie. Moi je les trouve plutôt intéressants. Surtout le grand capitaine. On dirait un pirate ! Tu ne trouves pas qu’il est franchement séduisant ?
Je lui jetai un regard noir.
— Séduisant ? Dieu du Ciel, Flavie, tu n’as que treize ans ! Tu devrais plutôt jouer à la poupée.
Voyant son air outré, je me hâtai de poursuivre.
— Séduisant ou pas, cela ne change rien au fait. Il est Anglais et c’est notre ennemi.
— Allons, les enfants. De toute façon, ceci est une discussion qui ne mène à rien. Mademoiselle Aurélie, madame Dupuis, votre professeure de piano, arrivera dans quelques minutes. Et vous deux, madame votre mère voulait que vous récitiez vos leçons ce matin.
Antoinette avait toujours été plus qu’une domestique chez nous. Quand elle prenait son ton de gouvernante, nous n’avions d’autre choix que d’obéir. Elle n’avait pas perdu son autorité sur moi non plus, malgré mes vingt ans. Je me dirigeai donc vers le salon à contrecœur, troublée par les souvenirs que cette conversation avait remués en moi. Je m’assis au piano, laissant mes doigts errer distraitement sur les touches.
Charles avait les mêmes yeux que moi. Avec les années, son visage était devenu de plus en plus flou dans mon esprit. Mais ses yeux, je les voyais chaque matin dans la glace. C’était ma façon de le garder vivant. Mon frère avait seize ans quand il est mort. C’était en 1768. J’avais treize ans. Il avait toujours été un garçon fougueux, et quand les Anglais avaient pris Québec, en 1759, il n’avait que sept ans. Des bombes étaient tombées près de notre maison, rue Saint-Louis. Un boulet avait même traversé un mur, causant de lourds dommages. Je crois que cette journée fut mon premier souvenir. Les images étaient imprimées dans ma mémoire. L’épaisse fumée qui avait envahi la maison. Et les cris. Ceux de ma mère, ceux du bébé Étienne, qui avait quelques mois, et ceux de Charles.
Les images de cette journée avaient laissé une marque indélébile dans son âme d’enfant. Pour lui, toutes ces horreurs se cristallisaient en une version bien simple de la réalité : une guerre entre les bons et les méchants. Quand il avait vu les hommes en habit rouge défiler dans les rues de notre ville en ruine, il était resté pétrifié. Les méchants avaient gagné. Ceux qui avaient ébranlé les fondations de sa maison, incendié des quartiers entiers et tué tous ces hommes venaient le narguer sous son nez.
Il avait vécu le régime militaire et avait conservé une hargne profonde envers ceux qu’il appelait « les envahisseurs ». Il avait en horreur tout ce qui représentait la Couronne britannique. Si bien que, plus tard, il lui arriva d’être impliqué dans une échauffourée avec des soldats anglais à la sortie d’un des établissements mal famés qu’il fréquentait avec ses amis. Un soir, derrière une taverne du faubourg Saint-Jean, ils s’étaient battus contre des soldats anglais. Charles avait reçu un coup de poignard vicieux. Affolés, les autres s’étaient enfuis, le laissant se vider de son sang dans le caniveau. Quand ses amis eurent repris leurs esprits et vinrent enfin lui porter secours, il était déjà trop tard.
Pris dans le feu de l’action au moment du meurtre, aucun n’avait pu identifier avec certitude l’assaillant de mon frère. Les quatre soldats impliqués avaient alors été traduits devant le tribunal militaire, mais, devant l’absence de preuves, ils avaient été condamnés à cinquante coups de fouet et trente jours d’emprisonnement sans solde pour ivresse et désordre public. Le meurtre était toujours resté impuni. Mes parents avaient été dévastés. Pour Étienne et moi, la douleur avait été supplantée par la révolte devant cette injustice. Mais le jour où nous inhumâmes Charles, mon père, qui s’était jusque-là enfermé dans un mutisme inquiétant, avait pris la parole.
— Mon fils aîné est mort. Il a passé des années à s’élever contre l’autorité et voyez où cela l’a mené. Une mort absurde, indigne d’un jeune homme intelligent et responsable. Que cela vous serve de leçon, mes enfants. Maintenant, je ne veux plus qu’il soit fait mention de cet événement. Jamais.
Il avait parlé sur un ton dur et cassant. Il avait posé ses yeux sur Étienne et moi. Des yeux qui renfermaient un chagrin insondable, mais qui ne laissaient place à aucune réplique. Ma mère, qui sanglotait dans son mouchoir, avait étouffé un petit cri de détresse. Puis ce fut tout. Nous n’en reparlâmes plus, sauf en de rares occasions, par des sous-entendus. Jusqu’à aujourd’hui.
J’en voulais à mon père de nous imposer la présence de ces militaires. Jusqu’à un certain point, je le trouvais lâche de ne pas avoir su dire non. N’avait-il pas le moindre égard pour la mémoire de mon frère ? Tout cela pour maintenir notre statut et ne pas déplaire à l’administration britannique.
Après la Conquête, la bourgeoisie française avait périclité et perdu une grande part de son influence. Mon père, en fin renard, avait travaillé d’arrache-pied pour établir des relations lucratives avec les Anglais. Nous jouissions d’une situation enviable sous la gouverne française, et Édouard Lafrenière n’allait pas laisser une richesse et un rang acquis si durement lui glisser entre les doigts. Il avait donc sorti de son jeu un atout de dernier recours : ses origines anglaises et son parfait bilinguisme.
La mère de mon père, Clarissa Jones, était la fille d’un marchand anglais de Boston. En visite avec son père dans la colonie, elle avait rencontré mon grand-père, Jean-Pierre Lafrenière, un modeste cultivateur, et en était tombée éperdument amoureuse. Elle s’était mariée contre la volonté de son père. Édouard, ses frères et ses sœurs avaient donc été élevés en français et en anglais. Ce que mon père avait voulu nous inculquer également, arguant que connaître plusieurs langues était un atout indubitable dans les affaires.
Puisqu’il était l’un des principaux fournisseurs de l’armée française, il avait tout de suite offert ses services à l’état-major britannique et mis à contribution son réseau de contacts impressionnant afin de fournir aux officiers des objets pratiquement introuvables, comme du savon, de l’alcool et des produits fins. Cela lui avait valu une grande considération et, de fil en aiguille, il avait bâti sa réputation. La consécration de ses efforts avait été sa toute première invitation au bal du gouverneur, au château Saint-Louis. Pour un Canadien français, être admis dans le cercle restreint de la haute société anglophone à Québec relevait du tour de force. Seule une poignée d’entre eux y étaient parvenus.
Mon père était donc un marchand riche et influent, qui avait même des entrées chez le gouverneur Guy Carleton. Pour rien au monde il n’aurait risqué de lui déplaire. Héberger des officiers n’était qu’une partie de sa stratégie pour consolider ses acquis.
J’avais un profond respect pour le travail qu’il avait accompli, mais je ne pouvais m’empêcher de ressentir un malaise en raison du lien direct qui s’opérait dans mon esprit entre les Anglais et la mort de Charles. C’est pourquoi la réussite de mon père restait pour moi quelque peu entachée. Quoi qu’il en soit, me dis-je, j’allais devoir m’y faire et apprendre à vivre avec cette situation.
Je promenai paresseusement mon regard dans cette pièce si familière que j’appréciais tant. Le salon avait toujours été mon endroit préféré dans la maison. Il y pénétrait une belle lumière, grâce aux larges fenêtres aux deux extrémités de la pièce, qui occupait toute la longueur de la maison. L’une donnait sur la rue et l’autre, sur le petit jardin derrière l’imposante demeure de pierres. La partie avant était aménagée avec de confortables sofas, deux tables basses et un bahut, dans lequel mon père conservait son précieux whisky. Dans un coin, une vénérable horloge grand-père égrenait les secondes dans un tic-tac réconfortant. L’âtre occupait une bonne partie du mur de cette section du salon. C’est là, habituellement, que nous recevions les invités.
Le reste de l’espace servait de boudoir. Le piano trônait au centre. De petits fauteuils étaient disposés çà et là. Au mur, une formidable tapisserie était suspendue, du plafond au plancher. Fruit du travail méticuleux de ma grand-mère Jones, elle représentait une scène de chasse dans la campagne anglaise.
Dans mes moments de cafard, j’allais souvent m’asseoir sur le rebord de la fenêtre en saillie. Durant la belle saison, je pouvais passer de longues minutes, le menton appuyé sur les genoux, à contempler le jardin et ses colorés massifs de fleurs. Dans un coin, un lilas touffu jetait son ombrage sur un parterre de fougères. Dans l’autre, un auguste orme étirait ses branches au-dessus des lucarnes sombres de la maison.
J’entendis de légers coups frappés à la porte. Ludivine Dupuis était pile à l’heure, comme à son habitude. Maurice, notre majordome, la fit entrer et la mena au salon. La grande dame, sèche et sévère, était vêtue de gris de la tête aux pieds, ce qui accentuait encore plus son air austère. Seule frivolité qu’elle se permettait, un col blanc raide d’empois. Avec ses pommettes hautes, ses yeux accentués par des lunettes épaisses comme des loupes et sa manie de se tenir les mains relevées sur sa poitrine maigre, elle me faisait penser à une mante religieuse, cet étrange insecte que j’avais vu illustré dans un livre.
— Mademoiselle Aurélie, comment allez-vous aujourd’hui ? commença-t-elle de sa voix nasillarde. Puis, sans attendre la réponse : mettons-nous au travail, voulez-vous ?
Avec un soupir de résignation que je tentai à peine de réprimer, je me mis à la tâche monotone d’exercer mes gammes.
* * *
La journée passa dans une succession de tâches insipides avant que je puisse trouver le temps de m’évader de l’atmosphère feutrée de la maison. L’après-midi tirait à sa fin quand je descendis la rue Saint-Louis d’un pas léger. J’avais revêtu ma cape, et bien que l’air fût encore frisquet, le soleil réchauffait délicieusement mon visage. Le printemps n’allait pas tarder cette année. Je respirai profondément et une myriade d’odeurs m’assaillirent en même temps. Le délicat effluve de terre humide rivalisait avec les bouffées d’air qui montaient du fleuve. Beaucoup moins subtiles, les odeurs pénétrantes de la ville s’y mêlaient. Celles des chevaux, des eaux du caniveau, de la boulangerie du coin. Un mélange hétéroclite qui me réconforta.
Je marchai jusqu’au château Saint-Louis, contournai les remparts et, comme à mon habitude, me postai sur le bord de la falaise, d’où la vue était imprenable. Bientôt, la navigation allait reprendre sur le fleuve. Les glaces fragmentées, qui étincelaient au soleil, allaient se dissoudre et le cœur de la ville se remettrait à battre, avec soulagement, comme si on l’avait privé d’oxygène pendant trop longtemps.
Quand mon regard s’aventurait vers l’horizon à l’est, je distinguais la pointe de l’île d’Orléans et l’embouchure de la rivière Saint-Charles. Devant et à l’ouest, la côte de Lévis était encore endormie sous son manteau de neige. J’adorais me tenir ainsi sur mon promontoire et embrasser du regard une si grande étendue de territoire. L’été, je me passionnais des allées et venues des bateaux, de l’arrivée et des départs des grands voiliers qui traversaient l’Atlantique ou descendaient vers les Antilles. Je me prenais à rêver d’y embarquer moi aussi et de découvrir ces pays qui me paraissaient si exotiques.
Perdue dans mes pensées, je remarquai à peine que la lumière baissait rapidement. Je bondis et repris le chemin de la maison d’un pas hâtif. Je contournais le château Saint-Louis et m’engageais sur la place d’Armes quand on me héla. Je ne réagis pas tout de suite, peu habituée à me faire aborder en anglais.
— Miss Lafrenière, quelle coïncidence !
Je figeai sur place. Ne voyant pas comment je pourrais échapper à cette rencontre inopportune, je me retournai, à contrecœur.
— Il est bien tard pour qu’une jeune femme se promène seule dans les rues, lança le lieutenant Bradbury, un sourire en coin. Auriez-vous l’amabilité de nous laisser vous raccompagner ?
Par « nous », il entendait lui-même et, bien sûr, son inséparable acolyte, le lieutenant Caldwell, qui ne s’était toujours pas départi de sa mine renfrognée. Décidément, ce devait être naturel chez lui, me dis-je.
— Puisque nous allons au même endroit, répondis-je. Je me mordis les lèvres pour ne pas ajouter : « Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher. »
— Parfait. Cela nous permettra de faire plus ample connaissance.
Je me réjouis que la maison soit située à une courte distance, ce qui limitait considérablement les possibilités en matière de conversation. Je hochai la tête et leur emboîtai le pas.
— Quelle magnifique journée nous avons eue, ne trouvez-vous pas ? dit Bradbury. J’espère que vous avez pu en profiter un peu.
— À peine. J’ai pris quelques instants pour admirer le fleuve.
— Je meurs d’impatience de contempler cette magnifique étendue d’eau dont on m’a tant parlé.
— La ville de Québec vous plaît-elle, lieutenant ?
— Mademoiselle, je n’aurais pu imaginer un endroit aussi charmant. Et cet air pur ! Si vous pouviez en exporter vers l’Angleterre et Londres, vous feriez fortune.
Le jeune homme semblait d’excellente humeur. Son visage aux joues pleines et aux lèvres charnues rayonnait de plaisir. Il était un peu plus petit que moi et devait lever le nez pour me regarder dans les yeux, ce qui lui donnait un air comique. Je ne pus m’empêcher de sourire, conquise par son enthousiasme.
— Je tâcherai d’exposer cette idée à mon père. Il serait bien capable de trouver un moyen d’en faire le commerce.
Le lieutenant éclata de rire.
— Dans ce cas, s’il cherche un associé, faites-lui savoir que je suis intéressé.
— Je n’y manquerai pas. Je constate que vous n’avez pas trop le mal du pays.
— Oh, vous savez, soupira-t-il, nous sommes habitués à quitter la mère patrie durant plusieurs mois. J’aime voir du pays. Le plus difficile, c’est l’éloignement de notre famille. J’ai deux sœurs qui me sont très chères et que je vois beaucoup moins souvent que je le souhaiterais.
— Ce doit être pénible, effectivement.
Ma bonne humeur s’était évanouie d’un coup. Je fus prise d’une profonde nostalgie du temps où mon grand frère était encore avec nous. Cela allait bientôt faire sept ans qu’il était mort et, encore aujourd’hui, il m’arrivait de replonger dans le gouffre qui m’avait engloutie alors. Charles était mon idole, mon protecteur. Sa perte avait brisé quelque chose en moi.
Le lieutenant Bradbury posa une main inquiète sur mon avant-bras.
— Mademoiselle, vous êtes toute pâle. Vous ne vous sentez pas bien ?
Je retirai mon bras, comme si j’avais été pincée. Bradbury arqua les sourcils, pris de court par ce changement brusque d’attitude.
— Je vais très bien, merci. Je suis simplement un peu fatiguée. Nous sommes presque arrivés.
Nous franchîmes les derniers pas qui nous séparaient de la maison dans un silence gêné. Sitôt passé le seuil, je remerciai les officiers de m’avoir escortée et me précipitai vers ma chambre. Dans l’escalier, je croisai Étienne qui me fixait, les yeux ronds de stupeur. Il m’avait aperçue en compagnie des Anglais. Je lui lançai un regard qui disait : « N’en rajoute pas » et me réfugiai dans ma chambre.
Je m’assis sur le lit, haletante, et enfouis mon visage dans mes mains.
— Voyons, Aurélie, dis-je tout haut à la pièce vide. Quelle idée de te mettre dans un état pareil !
Je me relevai après quelques instants et entrepris de mettre de l’ordre dans ma coiffure, pour occuper mon esprit. Je me plaçai devant la glace et retirai mon bonnet. Des boucles flamboyantes tombèrent en cascade sur mes épaules, comme l’eau d’un ruisseau qu’on aurait libérée d’une digue. Avec une brosse, je tentai tant bien que mal de les discipliner et de les ramener dans un chignon convenable.
Vraiment, j’allais devoir apprendre à vivre avec cette situation, raisonnai-je. J’étais une adulte, tout de même, inutile de réagir en enfant. Je devais mettre mes émotions de côté. Il devenait évident que je ne pourrais pas éviter ces hommes éternellement. Qu’à cela ne tienne. Personne ne m’obligeait à les aimer. J’allais donc agir convenablement en leur présence, mais sans plus.
Et c’est ce que je fis ce soir-là au souper. Mon père discuta affaires avec les deux lieutenants pendant une bonne partie du repas. Comme mon opinion n’était pas requise, je gardai les yeux sur mon assiette. Le capitaine n’était toujours pas rentré. Tant mieux, songeai-je.
— Et vous, Caldwell, en quoi consistent vos tâches à la garnison ? demanda Édouard.
— Principalement à l’inspection des canons et à la tenue de l’inventaire, répondit-il d’une voix remarquablement nasillarde. À tour de rôle, nous effectuons aussi l’inspection des casernes et de la tenue des soldats.
Jamais je n’aurais cru que cet homme pouvait prononcer autant de mots à la fois.
— Fascinant, répliqua mon père sur un ton affecté. Et le capitaine Walker ? Il semblerait qu’il ait un horaire plutôt chargé.
— Le capitaine est membre du 17th Regiment of Light Dragoons, répondit Bradbury. Il est spécialiste des mouvements de cavalerie. Son régiment est en route pour les colonies, au sud, mais l’expertise de Walker est requise ici, à Québec, pendant quelque temps. Et le régiment a un lien particulier avec Québec, ayant été formé à la suite de la bataille des Plaines. Une journée de bataille simulée est d’ailleurs prévue la semaine prochaine sur les hauteurs d’Abraham. Il doit s’assurer que tout sera prêt, ce qui explique son absence.
— Il semble en effet que ce soit d’importantes responsabilités, intervint ma mère, sa fourchette suspendue dans les airs entre deux bouchées.
— Tout à fait. Le capitaine est un expert des grandes manœuvres militaires. Il est aussi un tireur hors pair et une fine lame. Je ne connais pas un homme plus doué au combat.
— Vraiment ? Aurons-nous la chance d’apprécier ses talents ? Je crois qu’il est possible d’assister à ces batailles simulées, s’enquit Évelyne.
— Bien sûr. Plusieurs curieux viennent observer les manœuvres, à ce qu’on m’a dit. Mais vous êtes mieux placés que moi pour connaître le meilleur point de vue.
— Ce ne sont pas des endroits pour les dames, voyons, ma chère, interrompit papa. Surtout dans votre état. Déjà que je trouve insensé votre entêtement à participer à cette kermesse demain. Je crois qu’une femme ne devrait pas sortir passé un certain stade. Mais puisque vous y tenez tant…
Maman ouvrit la bouche pour répliquer, mais la referma presque aussitôt. Elle baissa les yeux sur son ventre proéminent et reprit son repas en silence, pendant que les hommes se lancèrent dans une dissertation sur les stratégies militaires.
À quarante ans, Évelyne aurait bien voulu éviter cette cinquième grossesse. Quand elle avait réalisé ce qui lui arrivait, elle était restée cloîtrée dans sa chambre pendant une semaine. Nous avions tous été pris de court par cette nouvelle. Si mes calculs étaient bons, elle en était à son huitième mois. J’appréhendais un peu l’accouchement, car je craignais d’être appelée en renfort si la sage-femme ne pouvait se présenter à temps. Cependant, je n’osais pas exposer mes craintes à ma mère. Pas une fois, depuis l’annonce de sa grossesse, elle n’avait fait allusion à l’accouchement ou même au bébé. C’est pourquoi je faillis m’étrangler quand, après le souper, alors que nous étions toutes les deux installées tranquillement au salon, elle aborda directement la question.
— Aurélie, si tu es d’accord, je voudrais que tu sois la marraine du bébé. S’il m’arrivait quelque chose, je veux que tu t’en occupes comme si c’était le tien.
Elle avait dit cela sur un ton tout à fait détaché. Je pris quelques secondes pour me remettre du choc et la regardai droit dans les yeux. Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse. Ses cheveux, bien que striés de gris, avaient gardé quelques mèches d’un noir de jais envoûtant. Ses yeux bleu azur étaient bordés de longs cils ébène qui avaient dû briser bien des cœurs. Mais les années avaient fait leur œuvre et d’insidieuses rides marquaient désormais son visage.
— Bien sûr, dis-je enfin, remuée. Je suis honorée que vous ayez pensé à moi pour une telle responsabilité. Mais il ne vous arrivera rien, j’en suis certaine.
— Oh, tu sais, à mon âge…
Elle ne termina pas sa phrase et son regard se perdit dans la contemplation des flammes dansant dans l’âtre. Je n’osai rien rajouter. Je baissai les yeux sur l’ouvrage de broderie que j’avais entrepris davantage par désœuvrement que par réel intérêt. C’était une taie d’oreiller que j’agrémentais d’un motif floral complexe. Quand la porte d’entrée s’ouvrit, j’accueillis la distraction avec joie. C’était le capitaine Walker, qui rentrait de sa longue journée de travail. Il nous aperçut au salon et fit un détour pour nous saluer. Il avait les traits tirés et ses cheveux, d’ordinaire parfaitement coiffés, étaient indisciplinés et s’échappaient du ruban qu’il avait noué sur sa nuque.
— Bonsoir, capitaine. Vous avez travaillé tard, lança Évelyne.
— Bonsoir mesdames, répondit-il en nous regardant à tour de rôle. Effectivement, la journée a été longue. J’ai bien peur de ne pas être de très bonne compagnie ce soir. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de monter à ma chambre pour me reposer.
— Mais non, voyons, dit ma mère, câline. Je demande à Antoinette de vous monter quelque chose à vous mettre sous la dent ?
— Non, merci. J’ai dîné au mess des officiers. Vous êtes bien aimable. Je vous souhaite le bonsoir.
Il s’inclina et disparut dans l’ombre en direction de l’escalier.
Cette courte distraction passée, je n’eus d’autre choix que de me replonger dans mon fastidieux travail de broderie. À mes côtés, ma mère restait silencieuse, le regard toujours fixé sur le brasier.
* * *
Je m’éveillai en sursaut, le cœur battant la chamade, sachant que j’avais été réveillée par un bruit, mais incapable d’identifier lequel. Je cherchai frénétiquement dans la brume qui enveloppait mon cerveau. Tremblante, je me hissai sur mes coudes, scrutant l’obscurité, l’oreille tendue. Un cri ? Mais de qui ? Comment ? Je n’eus pas le temps de réfléchir à la question, le son se reproduisit. Cette fois, j’étais complètement éveillée. Je bondis hors de mon lit sans que j’aie eu conscience d’avoir ordonné à mes jambes de bouger. C’était bien un cri. Le cri d’un homme. Terrifié.
La nuit était sans lune et il faisait un noir d’encre. J’entendais la respiration régulière de Flavie qui dormait à poings fermés, indifférente à ce qui se passait. Le reste de la maison était plongé dans la même léthargie. Poussée par une impulsion que je ne comprenais pas, je me glissai hors de la chambre. Le couloir était glacial, mais ce n’était pas uniquement pour cette raison que je frissonnais sous ma robe de nuit. Une peur irrationnelle nouait mes entrailles. J’entendais des plaintes étouffées. Il m’était difficile de dire de quelle chambre elles provenaient et je pensai distraitement que j’aurais dû allumer une chandelle.
Ma respiration commençait à se calmer quand un craquement quelques pas derrière moi me fit pivoter d’un bloc. Je crus d’abord que j’avais mal jugé mes distances et que j’avais frappé un mur. Mais quand deux larges mains me saisirent brusquement par les épaules, mon cœur cessa de battre. J’aurais voulu hurler, mais le seul son qui s’échappa de ma gorge fut un faible râle. Puis, mes genoux cédèrent et je me serais affalée si je n’avais pas été fermement soutenue par deux bras solides.
* * *
Je dus perdre conscience quelques instants puisque je me retrouvai assise sur un lit, penchée vers l’avant, sans avoir la moindre idée de comment j’étais arrivée là. La pièce était faiblement éclairée par une unique chandelle. Je me redressai et recouvrai mes sens tout d’un coup. Je reconnus l’ancienne chambre de grand-mère Jones.
— Vous vous sentez mieux, mademoiselle ?
Je tournai la tête en direction de l’ombre qui avait parlé. Le capitaine Walker s’avança dans la lumière. Il avait un air inquiet derrière lequel perçait une pointe d’irritation. Ses épais cheveux noirs tombaient sur ses épaules et, curieusement, il portait ses bottes et son manteau, comme s’il venait de s’habiller à la hâte.
— Si je me sens mieux ? Pour l’amour du Ciel, vous avez failli me faire mourir de peur. Et pouvez-vous me dire ce que vous faites au beau milieu de la nuit tout habillé ?
Je ne voulais pas dire cela, ce n’était pas de mes affaires, mais c’était sorti tout seul. Et cela me fit soudainement prendre conscience de mon propre état d’indécence, vêtue comme je l’étais, uniquement d’une mince chemise de nuit. Je croisai instinctivement les bras sur ma poitrine. J’entraperçus le regard du capitaine qui, pendant une fraction de seconde, suivit mon geste. Le temps d’un clignement de paupières et il avait déjà détourné la tête.
— J’avais envie de prendre l’air. Je suis profondément désolé de vous avoir causé une frayeur, mademoiselle.
— C’est vous qui avez crié ?
Qu’est-ce qui me prenait ? Ce n’était pas dans mes habitudes de faire preuve d’impudence. Mais apparemment, une conversation aux petites heures de la nuit n’entrait pas dans ma définition du terme « habitudes ».
— Je m’excuse de vous avoir réveillée. J’ai dû faire un cauchemar.
Il avait dit cela sur un ton agacé. J’arquai un sourcil incrédule. Il s’approcha de la porte et j’en profitai pour me lever. De toute évidence, cette conversation était terminée. Je n’en saurais pas plus sur l’attitude étrange du capitaine. Et, pour être bien honnête, une fois le choc passé, je n’avais qu’une envie : me glisser sous la couette et retrouver la chaleur réconfortante de mon lit.
Un silence embarrassant commençait à s’installer, ni l’un ni l’autre ne sachant comment prendre congé. Je piétinai sur place, les yeux rivés au plancher. J’étais plutôt grande pour une femme et je n’avais pas l’habitude de devoir lever les yeux pour m’adresser à quelqu’un. La taille de l’officier me mettait quelque peu mal à l’aise. Enfin, le capitaine parla.
— Bien… Je vous raccompagne à votre chambre ?
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
— Je vous remercie de cette délicate attention, mais puisque c’est la porte d’à côté, je devrais être capable de m’y rendre sans encombre. À moins que d’autres individus dans votre genre rôdent dans le couloir cette nuit…
J’affichais un sourire moqueur. La surprise, l’embarras et l’amusement se succédèrent sur son visage. C’était la première fois qu’il délaissait le masque impassible qu’il arborait toujours en ma présence. L’amusement l’emporta, puisqu’un sourire éclaira ses traits. Il avait une bouche large aux dents blanches et droites. Je dus admettre que ce simple sourire le métamorphosa, lui conférant un charme indéniable.
— Si jamais vous rencontrez un de ces malfrats, criez et je viendrai à votre secours.
— Promis.
Il ouvrit la porte et je sortis sur la pointe des pieds. Un mince ruban de lumière éclaira le corridor et je n’eus pas besoin de tâtonner pour atteindre ma chambre. La main sur la poignée, je me retournai et aperçus la silhouette du capitaine qui surveillait ma progression. Je distinguai un léger hochement de tête de sa part, puis la porte se referma.
Je me précipitai sous les couvertures. Peu à peu, un cocon de chaleur m’enveloppa. Je tendis malgré moi l’oreille vers la chambre adjacente. J’entendais des pas aller et venir. Puis, le craquement du lit sous le poids de l’officier. Visiblement, le capitaine Walker avait abandonné l’idée d’aller prendre l’air.
* * *
J’ouvris un œil et compris ce qui me rendait inconfortable : un rayon de soleil, qui s’immisçait par les volets entrouverts, se posait
