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Maggie d’Irlande
Maggie d’Irlande
Maggie d’Irlande
Livre électronique409 pages4 heures

Maggie d’Irlande

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À propos de ce livre électronique

Rejetée sur une plage d’Irlande suite à une expédition militaire avortée, Marguerite Maugeois est rescapée in extremis par Nolan Lamport et ses amis. Elle reprend des forces à l’abri d’une famille patriote. L’Irlande que découvre Maggie est déchirée par la rancoeur et la haine. L’élite britannique tyrannise sans cesse les petites gens. La jeune femme côtoie rapidement les révolutionnaires, qui ont juré de chasser les Anglais oppresseurs de leur Éire sacrée... Et Nolan en fait justement partie. Jetée en prison parce que soupçonnée d’espionnage, elle en est sauvée par le seigneur de Claddagh, Shayne Fergal. Se croyant à l’abri dans la seigneurie de ce gentilhomme, son passé resurgit pour la hanter.
LangueFrançais
Date de sortie13 juin 2021
ISBN9782898180811
Maggie d’Irlande
Auteur

François Guilbault

Chroniqueur et peintre, François Guilbault collectionne les ouvrages d’Histoire et a toujours été fasciné par les oeuvres de Shakespeare, de Molière et de Nelligan. Passionné de la quête du passé et des mots, il cherche à raconter ce qui a été avec sensibilité et érudition.

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    Aperçu du livre

    Maggie d’Irlande - François Guilbault

    PROLOGUE

    Décembre 1796

    — Décembre est le plus beau mois de l’année !

    — Tu es fou, mon frère !

    — N’est-il pas merveilleux quand il se déchaîne ? cria Aemus par-dessus le tumulte.

    Gearalt s’expliquait mal la fascination de son frère pour l’océan. Plus la mer se soulevait, plus son aîné s’exaltait. Et alors, son esprit s’emballait à la décrire, les mots déboulaient comme vagues en furie. Gearalt trouvait heureux qu’il n’y ait qu’un seul poète dans la famille.

    — Ce sont les bouillons des dieux de nos ancêtres, mon frère ! Ils viennent nous rappeler les rites millénaires ! Dieu soit loué pour Sa puissance ! hurla Aemus.

    Il y avait longtemps que le crachin les avait trempés de la tête aux pieds, malgré l’abri où ils s’étaient réfugiés. Sans avertir, Aemus sortit du taillis où lui et ses compagnons se terraient. Gearalt ne réussit pas à le retenir.

    — Tu es fou ! Reviens ici ! Tu vas te faire tuer !

    Malgré le vent hurlant à en défriser les démons, Aemus entendit l’avertissement. Il s’arrêta net et se retourna pour contempler son frère.

    — Gearalt Langle, suis-moi ! Viens mourir avec moi !

    Des douze enfants encore en vie de sa mère, Aemus était le plus entêté. Comment un conteur de poésies pouvait-il s’obstiner pour un tout et un rien et ne pas en démordre tant qu’on ne lui donnait pas raison ? Connaissant cette prédisposition, son cadet lui obéit.

    Lorsque Gearalt, un longiligne poids plume, tituba sous la force des rafales, Aemus s’esclaffa. Pointant la plage d’une main, il s’engagea sur le terrain vaseux, désireux de braver les vagues. On distinguait à peine les éclats de tonnerre au-dessus du tumulte des flots assaillant les rochers.

    Gearalt suivait toujours. Aemus attendit qu’il le rejoigne.

    — Ah, mon frère, il n’y a pas femme plus belle que celle-ci ! s’exclama-t-il empoignant les épaules de Gearalt de son énorme bras et en saluant de l’autre la tempête en pleine résurgence.

    Prisonnier de cette emprise, Gearalt n’eut pas le choix d’accompagner Aemus dans les flots en furie. Froids. Lugubres. Le blanc des crêtes se cassait sur leurs cuisses.

    — Tu aurais dû apporter ta cornemuse. On aurait chanté à tue-tête ! s’égosilla Aemus.

    Soudain, une énorme vague lança sur eux un morceau de bois gros comme la jambe d’un homme. Le projectile frappa Gearalt à l’épaule et le projeta dans les remous. De sa poigne de géant, Aemus le souleva par le col et constata qu’il avait perdu conscience. Il le tira jusqu’au rivage.

    À peine avait-il déposé son frère sur le sol qu’il la vit.

    Une forme. Sur les galets. Secouée par le reflux.

    Un corps.

    Des jambes blanches dépassant des vêtements.

    Une femme, chevelure souillée par les déchets de l’océan.

    Remis de l’incident, Gearalt et son frère étaient agenouillés près du corps inanimé. Néanmoins, ils n’arrivaient pas à le protéger des bourrasques.

    — Ses lèvres sont bleues.

    — Est-elle morte ?

    — Non, regarde ! répliqua Aemus, pointant de la tête la poitrine peinant à se gonfler.

    — Ses doigts noircissent !

    — On est en décembre, Gearalt. L’eau est glaciale.

    — D’où vient-elle ? Qui est-elle ? Pourquoi est-elle là ? Y a-t-il eu un naufrage ? Ou a-t-elle voulu en finir avec la vie ?

    — Arrête ! Tu m’énerves avec tes questions ! C’est moi d’habitude qui les pose.

    — Qu’allons-nous faire ?

    — La ramener à la maison, mais d’abord la réchauffer. Il faut qu’elle ait chaud, déclara Aemus.

    — À la maison ? Es-tu fou ? Maman n’a pas de quoi nourrir un autre ventre.

    — Honte à toi, mon frère ! Crois-tu que le Seigneur l’abandonnerait ici ?

    Penaud, Gearalt baissa la tête.

    — Que faites-vous là ? les interrompit-on.

    Les deux jeunes frisant la vingtaine se retournèrent pour voir arriver Nolan Lamport et Alistair McCurry, le premier armé d’une fourche, le second d’une hache. Ayant de la difficulté à conserver leur chapeau sur leur tête, les deux gaillards se battaient contre le grain.

    — Il y a une femme ! leur répondit Aemus.

    — Quoi ?

    — Aidez-nous à la transporter !

    Les quatre hommes réussirent à ramener le corps toujours inerte derrière les bancs de sable, désirant le mettre à l’abri de la furie de la mer.

    — Donne-moi ta veste pour la couvrir ! ordonna Nolan à Aemus.

    Il obtempéra sans poser de question.

    — Et toi, ta cape, enchaîna Lamport à l’intention de Gearalt.

    — Es-tu fou ? Je grelotte !

    — Donne-la-lui ou je m’en charge ! le menaça son frère. Tu es décidément un mauvais chrétien, ce soir !

    Nolan et Alistair sourirent. La religion pouvait servir à tant de choses. Ne désirant pas être honni de Dieu, Lamport déposa aussi son manteau détrempé sur la jeune femme.

    — Cela ne donne rien d’attendre ici plus longtemps, déclara-t-il. C’est sans doute un naufrage. Les débris sur la plage en témoignent. Cette malheureuse aussi. Nous ne saurons qu’à la fin de la tempête ce qu’il advint de l’escadre française.

    — Comment sais-tu que le navire était français ?

    — Regarde, répondit-il, indiquant du doigt le pendentif au cou de la femme.

    Comment une chaîne aussi délicate avait-elle survécu à ce temps d’enfer sans se rompre ? Probablement un miracle. Y était attachée une délicate breloque d’argent poli en forme de fleur de lys.

    — Il faut rentrer et faire rapport. Les gens du comité décideront de la suite. Il n’y a pas raison de s’éterniser ici.

    — Nous la ramenons chez nous, dit Gearalt, désirant s’amender pour son égoïsme de tantôt.

    — Non, pas question. Je la dissimulerai dans ma charrette et la protégerai des intempéries avec une bâche. Alistair et moi nous chargerons d’elle.

    Nolan avait un talent pour énoncer clairement sa pensée, donnant l’impression de toujours être en contrôle de la situation.

    — J’aime autant que les Anglais nous ennuient, cet Écossais peu fiable et moi, au sujet de cette femme, plutôt que vous deux, ajouta-t-il. Partez retrouver votre mère.

    — Vu comme ça, il faut bien te donner raison, approuva Aemus. Je te la confie, Lamport. Allons, Gearalt, rentrons.

    Nolan lui sourit. La façon si cordiale qu’avait ce géant de vous menacer ne laissait aucun doute sur le sérieux de ses avertissements.

    Alistair s’assura de retourner le peu de paille qu’il y avait sur le plancher de la charrette avant d’y déposer la jeune femme et de la recouvrir. Il monta sur le siège du conducteur et claqua les guides. La vieille jument n’entendit rien, mais devina l’impulsion. Nolan fermait la marche, monté sur son cheval préféré.

    Direction Dublin.

    AUPARAVANT, EN FRANCE

    NICE

    Mars 1796

    Maggie était heureuse. Tant mieux.

    Bien des raisons expliquaient cet état d’esprit, différent de celui de ses contemporains.

    D’abord le temps qu’il faisait. À la fin mars, se glissent, sur le Gard, de douces brises chaudes confirmant l’arrivée du printemps. L’air s’embaume des mille et une fragrances des fleurs enfin libérées de l’engourdissement de l’hiver.

    En second lieu, ce merveilleux voyage de Boissières à Nice.

    Elle avait choisi de passer par l’intérieur des terres. Ainsi, Avignon avait cédé le pas aux Baux de Provence, un enchantement. Une fois les précipices et boisés touffus négociés, elle s’était retrouvée à Salon-de-Provence. Elle avait souri au souvenir des histoires racontées par son amie, sœur Ange, au sujet de cet étrange devin, Nostradamus. Par la suite, direction Fréjus en passant par Draguignan, question d’éviter le trajet difficile jusqu’à Grasse. Après une halte de deux jours, Maggie avait amorcé l’étape finale. Jamais n’avait-elle longé la côte si longtemps. Les plages de galets succédaient aux falaises sans demander la permission. Le vent s’entêtait à pénétrer dans les terres. Quel bonheur enfin de voir Nice se profiler au détour du chemin.

    Pourquoi Maggie et sa fidèle Gabrielle se retrouvaient-elles à Nice, à soixante-quinze lieues¹ de chez elles ? Pour affaires. Une idée de Gabrielle, qui supervisait la production des cépages sur les terres de Boissières. En tant que châtelaine, il importait à Maggie de trouver de nouveaux débouchés pour les vins de ses domaines. Elle avait ouï-dire que le marché de l’Italie s’ouvrirait bientôt à la compétition française et elle pressentait que Nice deviendrait une plaque tournante du commerce avec les pays au-delà des Alpes.

    — Dis-moi, mon brave, pourquoi tout ce brouhaha ? s’enquit Gabrielle.

    On ne devinait pas à son habit dépenaillé que cet homme fut soldat. Seuls son mousquet, sa giberne et son air peu avenant indiquaient son réel état.

    — Il est arrivé, fut la réponse, énigmatique tout au moins.

    — Qui donc ?

    — Vous êtes bien la seule citoyenne à l’ignorer.

    — Non, ma compagne est aussi ignare que moi, répliqua cavalièrement Gabrielle, indiquant de la tête Maggie se tenant à l’écart de la conversation.

    — Bonaparte, en personne ! précisa enfin le fantassin.

    — Et où allez-vous tous ainsi ?

    — En Italie, ma belle. Vous venez avec moi ?

    Le sourire édenté du soldat avait peu de chances de séduire la plantureuse brunette.

    — Bonaparte, vous dites ? interrompit Maggie. Le général Bonaparte ?

    — Oui, citoyenne.

    — Où puis-je le trouver ?

    — Sauf votre respect, je crains qu’il n’ait pas le temps de vous rencontrer.

    — Dites-moi où il se trouve et j’en ferai mon affaire ! insista Maggie, ne laissant pas le choix à l’homme étonné.

    Gabrielle ne l’était pas moins. Elle se réjouissait, cependant, de la confirmation de son intuition, à savoir que les voies du commerce s’ouvriraient effectivement avec l’Italie. Pourvu que ce Bonaparte quelconque gagne des batailles. Mais pourquoi sa maîtresse désirait-elle le rencontrer ?

    Las de la conversation futile, le soldat indiqua une maison d’un geste désabusé.

    Marguerite Maugeois² n’éprouva aucune difficulté à se frayer un chemin dans le tumulte d’hommes en uniformes chamarrés. Elle n’eut qu’à redresser le dos et laisser flotter sa chevelure roux d’enfer sur ses épaules bien dessinées. Après que le parterre des aides de camp l’eut saluée et lui eut cédé le passage, elle se buta à une porte fermée devant laquelle un colonel montait la garde.

    — Je viens voir le général, citoyen.

    — Il ne reçoit pas.

    — Si je viens rencontrer le général, c’est qu’il m’attend, répliqua Maggie sans ambages.

    L’officier hésita. Cette femme parlait comme le général. Peu de mots. Dans le vif du sujet.

    — Il ne m’a rien dit, citoyenne.

    — Vous confie-t-il tout ce qu’il a en tête ? rétorqua-t-elle du tac au tac.

    Époustouflée par les mensonges de sa maîtresse, Gabrielle la contemplait de son regard des grandes surprises. D’un coup de cils, Maggie lui signifia de changer d’air.

    — J’aimerais bien savoir qui vous êtes, jeune homme. J’informerai le général de votre zèle à nous en défendre l’accès, poursuivit-t-elle.

    — Muiron, colonel Muiron.

    Elle le défia du regard.

    — Pour vous servir, citoyenne, ajouta-t-il.

    — Alors, faites, en m’ouvrant cette porte !

    Gabrielle regarda le plafond. Muiron plongea son regard dans celui de l’entêtée. Il sourit à la pensée des difficultés qu’elle pourrait causer à son supérieur. Il mit la main sur la poignée et ouvrit la porte, baissant la tête suffisamment afin qu’elle lui rende son sourire.

    — Général, je suis étonnée de vous trouver ici ! déclara Maggie, annonçant ainsi son entrée.

    Caché derrière une pile de dossiers, Bonaparte leva le regard sans lâcher sa plume. Muiron avait reçu l’ordre de ne laisser passer personne. Il le chapitrerait après s’être débarrassé de l’importune.

    Mais il hésita. Cette chevelure unique ne lui était pas étrangère. Cessant d’écrire, il appuya ses épaules sur le dossier de la chaise, désirant mieux considérer la visiteuse.

    Mais où l’ai-je déjà vue ?

    — Citoyenne, je regrette d’avoir bien peu de temps à vous consacrer.

    — Si vous aiguisiez votre mémoire, vous m’inviteriez à m’asseoir, rétorqua Maggie, tout sourire.

    Il la contempla d’un air contrarié. Nul n’ignorait sa mémoire phénoménale. S’il oubliait quelque chose, c’est que cet objet n’avait pour lui aucun intérêt, encore moins d’importance. Il trouvait cette femme fort habile. Elle savait le provoquer pour se voir accorder son attention.

    — Vous ne m’avez pas donné le temps de le faire, citoyenne. Je vous en prie, proposa-t-il en indiquant la causeuse de brocard émeraude à sa gauche.

    Coquette, Maggie laissa paraître un sourire de gratitude et, se posant légèrement sur le siège, feignit être impressionnée.

    Quand l’ai-je croisée ?

    — Je vous avouerai ma surprise de découvrir les rues de Nice sous l’assaut de vos troupes. Il y a du soldat partout ! Lorgnez-vous vers l’Italie ? s’enquit-elle.

    — Vous vous intéressez à de tels sujets ? lui reprocha-t-il gentiment.

    — Alors, parlons d’autre chose, général. Comment allez-vous ?

    Déconcertante.

    — Pour un jeune marié, je n’ai pas à me plaindre.

    — Marié ? Où puis-je trouver votre épouse ? J’aimerais lui offrir mes hommages.

    Veut-elle s’incruster ? Pourquoi ?

    — À Paris, citoyenne.

    — Que fait-elle là-bas, si loin de vous ?

    — On n’amène pas son épouse à la guerre.

    — Vous parlez en général. Parlez-moi en homme, osa Maggie.

    Cette façon de répliquer ne m’est pas étrangère.

    — J’ai épousé la citoyenne Beauharnais le 9 mars. Le 12, je montais en calèche pour venir ici.

    — Et votre nouvelle épouse vous a laissé la quitter ?

    Cette femme a des choses à comprendre.

    — Seule la France importe, citoyenne. Chacun, selon son rôle, doit la servir. Certains renoncent à leur foyer pour la défendre. D’autres préparent le retour des guerriers.

    — Ainsi il est vrai que vous vous rendez en Italie.

    — Je crains ne pas avoir le choix de vous répondre. Si je m’en abstiens, vous serez encore ici demain matin à me poser des questions.

    Maggie ne sut cacher son étonnement devant ce propos que certaines auraient pu confondre avec une galanterie. Elle préféra l’ignorer.

    — Vous vous demandez sans doute pourquoi j’insiste, n’est-ce pas ? le questionna-t-elle, revenant à son sujet originel.

    D’un hochement de tête, Bonaparte avoua sa curiosité.

    — Salvatore ayant trouvé la mort sous votre commandement à Toulon³, général, vos agissements m’intéressent.

    Bonaparte retrouva, à la vitesse de l’éclair, le souvenir auquel la femme se référait.

    — Salvatore Canonne ! Vous me voyez confondu, citoyenne, de ne pas vous avoir reconnue sur-le-champ.

    — Je n’ai pas de mérite à me rappeler de vous. Je ne croise pas autant de gens qu’un général de la République.

    — Vous êtes trop bonne.

    — Votre temps est précieux. Je ne vous imposerai pas ma présence plus longtemps.

    — Citoyenne, vous désirez me demander quelque chose. Je vous saurai gré de m’en faire part. Comme Corse, j’ai l’obligation d’honorer la mémoire d’un autre Corse.

    Maggie inspira profondément, ce qui la fit paraître encore plus statuesque.

    — Je voudrais accompagner votre armée.

    — Pardon ?

    — Vous voyez à son ravitaillement. Il vous faut quelqu’un pour s’occuper de sa santé. J’en ferais mon affaire.

    Pendant un instant, Bonaparte considéra rejeter du revers de la main cette offre insolite et invraisemblable. Seules les femmes de plaisir et les cantinières suivaient la troupe. Il était dangereux pour une femme bien de s’y retrouver. Néanmoins, il hésita.

    — Dites m’en plus, je vous prie.

    — Depuis près de dix ans, j’arpente les rues de Nîmes et je soigne les laissés-pour-compte. J’étais à la Bagarre⁴. J’y ai sauvé bien des blessés. J’ai créé une œuvre pour les défavorisés, que mon amie, sœur Ange, soutient de ses bons soins.

    — Une sœur ? Il y en a encore ? répliqua Bonaparte, sarcastique.

    — Elle le sera toujours, dans l’âme. Alors, aussi bien continuer à l’appeler ainsi.

    Le général se leva pour observer par la fenêtre les troupes défilant. Elles paieraient cher les ambitions de la République. Le réconfort et les soins de cette femme pourraient effectivement consoler bon nombre de moribonds sur le champ de bataille. Mais non.

    — Citoyenne, vous auriez dû vous rendre à Paris plutôt que de vous déplacer ici. Allez-y. On a un plus grand besoin de vous là-bas.

    — Je n’en ai pas l’intention, général, sauf votre respect.

    Bonaparte lui jeta un regard d’acier sidérant.

    — Votre ardent souhait, citoyenne, est de venir en aide aux soldats de la République. C’est une dévotion remarquable, j’en conviens. Néanmoins, ceux que vous voyez dans cette ville sont des roublards, de vieux grincheux. Ils ont vu le champ de bataille, ils ont entendu l’éléphant rugir⁵. Ils ne craignent plus les privations, les ayant toutes subies. Ils savent prendre soin d’eux-mêmes et de leurs compagnons. Le général Hoche, chargé de mater la rébellion de la Vendée⁶, n’a pas ce luxe. Les rangs de son armée débordent de jeunots imberbes ne sachant quoi faire de leurs dix doigts. Hoche a un plus grand besoin de vous que moi. Montez à Paris.

    Cette dernière phrase étant dite avec un soupçon d’émotion, le regard de Maggie interrogea Bonaparte à ce sujet.

    — Vous ne me dites pas tout, citoyen général, déclara-t-elle, dévisageant sans broncher cet homme si sûr de lui-même.

    Il lui sourit. Elle était si différente de sa nouvelle épouse.

    — La France a perdu l’homme auquel vous étiez attachée. Je ne voudrais pas que le même sort vous attende, lui confia-t-il, imperturbable.

    En sortant du bureau, Maggie salua de son plus beau sourire le colonel Muiron. Sévère mais galant, il fit de même.

    — Pouvez-vous m’indiquer où se trouve ma compagne ? demanda-t-elle, cherchant Gabrielle du regard, ne la trouvant pas.

    — Sortie, citoyenne. Un sergent l’accompagne. Il ne faut pas errer seule dans les rues, par les temps qui courent.

    Une fois dans la rue, se frayant un chemin au travers des jeunes militaires empanachés, Maggie cilla, aveuglée par la luminosité du soleil. Les soldats se ressemblaient tous. Comment trouver un sergent ? Inspectant du regard les affiches des commerces, elle se dirigea vers la première guinguette qu’elle reconnut.

    Impossible d’y pénétrer. Il y avait un attroupement à l’entrée de l’établissement. Mais, chose étrange, pas un mot ne s’en échappait. Tassant gentiment les individus d’une main, elle reconnut Gabrielle. Elle s’en approcha. La jeune femme avait le regard rivé à un écriteau retenu par des clous.

    Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner… Votre patience à supporter toutes les privations, votre bravoure à affronter tous les dangers, excitent l’admiration de la France ; elle a les yeux tournés sur vos misères. Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises, presque pas de pain, et nos magasins sont vides ; ceux de l’ennemi regorgent de tout : c’est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez, partons⁷ !

    Bonaparte.

    1. Une lieue équivaut à quatre kilomètres.

    2. À la suite des répressions à l’égard des artistocrates, bon nombre de personnes de naissance noble laissèrent tomber la particule de leur patronyme, pour mieux se fondre dans la masse.

    3. Salvatore Canonne, d’origine corse, était l’amoureux de Maggie. Il mourut en protégeant Bonaparte d’un coup mortel. Voir Révolution du même auteur, publié aux Éditions ADA.

    4. Euphémisme utilisé pour nommer les massacres pseudo-révolutionnaires qui eurent lieu à Nîmes, en juin 1790. Voir Révolution par le même auteur, aux Éditions ADA.

    5. Les militaires appelaient souvent le canon l’éléphant.

    6. Insérée entre la Loire et la Bretagne, cette région occidentale de la France fut réfractaire à la Révolution française dès le début du régime. On y fomenta plusieurs attentats, coups de main et plans dans le but de renverser le nouveau régime. On prit même les armes pour lutter contre les armées de la République.

    7. Texte original de la proclamation adressée par Bonaparte à l’armée d’Italie, le 27 mars 1796.

    BOISSIÈRES

    Avril 1796

    — Maggie, je m’étonne de vous revoir si tôt ! Le Seigneur ne vous appelait-il pas en Italie ?

    Il n’y a qu’en public et en présence d’étrangers que Marguerite n’utilisait pas son surnom, ce Maggie légendaire qui avait tant étonné sœur Ange, lors de leur première rencontre.

    — Je désirais vous surprendre, au cas où vous seriez avec votre amant. Je ne vous crois pas quand vous me dites que seul Jésus vous intéresse.

    Seigneur, pardonnez-lui ! songea sœur Ange, quoiqu’elle ne pût s’empêcher de sourire. Elle n’avait jamais tenu compte de ces répliques caustiques, Maggie n’ayant pas une once de méchanceté dans le cœur. Par contre, elle était aussi imprévisible que les vents d’hiver déferlant des Cévennes.

    — Trêve de balivernes, jeune femme. Venez, nous devons parler.

    Lorsque la nonne empruntait ce ton empreint de gravité, Maggie se pliait à ses souhaits. Néanmoins, elle fut étonnée d’être devancée. Elle aussi avait quelque chose à annoncer à son amie.

    — Asseyons-nous ici, si vous le voulez bien, l’invita sœur Ange, indiquant le banc de pierre adossé à la rambarde entourant la terrasse du château de Boissières.

    — Je suis heureuse de vous revoir, sœur Ange, quoique surprise de vous retrouver ici. Vous ne visitez pas Boissières assez souvent.

    — Vous avez raison. Je devrais sans doute m’y terrer. Les ordres religieux ne sont plus les bienvenus dans cette France toute chamboulée.

    — J’ai réglé votre problème, mon amie.

    — Comment cela ? M’avez-vous aménagé un lit dans la chambre de Gabrielle ?

    — Non. J’ai fait part au général Bonaparte de votre existence et de ce que vous faites à l’Hôtel-Dieu. Il se réjouit de vous savoir à pied d’œuvre.

    — Vous vous moquez, Maggie. Mon Patron ne vous pardonnera pas.

    — Le Seigneur est déjà au courant. Ne sait-Il pas tout ? répliqua la jeune femme, pouffant en même temps que son amie.

    Un peu plus âgée, sœur Ange pouvait être confondue avec une femme d’artisan. Bien mise de sa personne, ses cheveux cachés sous une coiffe de batiste, l’air accueillant, l’on ne distinguait pas initialement la beauté de son visage. Cependant, dès le premier regard, on se laissait captiver par la joie que l’on y lisait, la gaieté de la lèvre rieuse, la simplicité naturelle de l’arc sourcilier.

    — Assez de plaisanteries, mademoiselle, gronda-t-elle Maggie gentiment. Qu’allez-vous faire ?

    — À quel sujet ?

    — Quitterez-vous Boissières ?

    Comment sœur Ange arrivait-elle à deviner que Maggie avait songé à s’éloigner ?

    — Vous me voyez confondue, avoua-t-elle. Je n’en ai dit mot à personne.

    — N’en avez-vous pas parlé à mon Patron ? répliqua la nonne, d’un air des plus solennels.

    — Sœur Ange, ne revenons plus là-dessus. Je laisse entièrement votre Seigneur à vos bons soins. Libre à vous de l’aimer autant que vous le désirez. Je n’ai pas le scrupule religieux.

    — Vous devrez apprendre à vous méfier des gens qui se moquent de vous. Vous ne les reconnaissez pas tous, répliqua la nonne, mi-sérieuse. Alors, dites-moi, si le cœur vous en dit.

    Sœur Ange comprenait comment amener Maggie à se confier. La jeune femme se leva, posa les mains sur ses reins et inspira profondément.

    — Quand Salvatore était encore là, j’attendais son retour. Je préparais Boissières à son arrivée. Je souhaitais qu’il y trouve un havre de paix où travailler la terre, semer des enfants. Boissières, c’était notre avenir. Il y a deux ans, lorsque le général Bonaparte passa m’annoncer sa mort, je me suis demandé : pourquoi Boissières ? Je n’ai jamais souhaité devenir comtesse, hériter de ces domaines. J’ai assumé. Par respect pour mes ancêtres, ma famille. Et avec Salvatore, cette soumission se poursuivait. Je n’ai aucune envie de plier l’échine devant la vie. La soumission ne me sourit plus.

    — Mais ce n’est pas le cas, Maggie. Vous tenez Boissières à bout de bras.

    — La terre ne m’a jamais parlé. Ce sont les gens, les pauvres, les miséreux, les malades, les moribonds qui m’appellent. Je n’ai jamais compté mes heures, mes pleurs ou mes inquiétudes quand je les ai soignés à vos côtés. Sans prier Dieu, je me suis sentie bénie de Sa grâce. Et c’était bon.

    Sœur Ange avait vu juste. Elle avait constaté l’effondrement de son amie à l’annonce du décès de Salvatore. Cette tristesse s’était résorbée dès son retour à Nîmes pour s’occuper des souffrants. L’Hôtel-Dieu et les rues mal famées étaient son domaine de prédilection. Son refuge. Son seul espoir.

    — En avez-vous discuté avec Gabrielle ?

    — Non, pas vraiment. Elle a d’autres préoccupations.

    — A-t-elle croisé un beau militaire ?

    — Je ne le lui souhaite pas. Nos vignobles la passionnent. Elle a vraiment le sens des affaires. Étonnant, pour une fille de forgeron.

    — Un forgeron ne forge pas gratuitement. Il calcule son dû. Soyez plus indulgente. Mon Patron vous le rendra.

    Sœur Ange faisait office de conscience ambulante. Où qu’elle se trouvât avec Maggie, elle ne laissait passer aucune occasion de lui indiquer le chemin de la belle âme, comme elle disait.

    — Quand croyez-vous partir ?

    — Je ne sais trop.

    — Menteuse, la tança la religieuse.

    — Bon, ça va, curieuse ! se défendit Maggie.

    — La curiosité n’est pas un péché. Ce peut même être une qualité. Cependant, en ce qui concerne le mensonge…

    — Savez-vous qu’il m’est parfois difficile de discuter avec vous ?

    — Cessons de dériver, Maggie, je vous prie. Dites-moi ce qui se passe.

    — J’ai croisé le général Bonaparte.

    — J’avais bien deviné la raison de votre départ soudain pour Nice, intervint sœur Ange. Dès la première rumeur de son arrivée, vous avez fait

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