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LES GRANDES PASSIONS DE L HISTOIRE
LES GRANDES PASSIONS DE L HISTOIRE
LES GRANDES PASSIONS DE L HISTOIRE
Livre électronique513 pages5 heures

LES GRANDES PASSIONS DE L HISTOIRE

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À propos de ce livre électronique

Le jour où son père devint le pape Alexandre VI, Lucrèce Borgia cessa de s’appartenir. Simple jouet dans le jeu politique du Saint-Siège, à treize ans, on la maria au brutal Giovanni Sforza, maître de Pesaro. Deux ans plus tard, son père la rappelle à Rome, car son divorce se dessine, l’alliance avec les Sforza n’étant plus souhaitée. Elle ne s’en plaint pas. Elle a trouvé l’amour : Pedro Calderon, le camérier du pape. Mais César Borgia, son terrible frère, veille au grain. D’un coup de poignard, il met fin à cette passion indigne des ambitions de la famille. Elle conserve, comme seuls souvenirs, un fils et une aversion profonde pour les manigances des hommes. À l’aube de la vingtaine, Lucrèce Borgia prend conscience qu’elle doit échapper à cette famille qui n’est que source de malheurs. Grâce à son mariage avec le duc de Ferrare, elle quittera Rome et n’y reviendra jamais, pas même pour les funérailles de son père. Au gré des ans, le duc de Ferrare se réjouira de la nombreuse descendance qu’elle lui donnera, mais Lucrèce ne connaîtra jamais plus l’amour...
LangueFrançais
Date de sortie24 sept. 2021
ISBN9782898180842
LES GRANDES PASSIONS DE L HISTOIRE
Auteur

François Guilbault

Chroniqueur et peintre, François Guilbault collectionne les ouvrages d’Histoire et a toujours été fasciné par les oeuvres de Shakespeare, de Molière et de Nelligan. Passionné de la quête du passé et des mots, il cherche à raconter ce qui a été avec sensibilité et érudition.

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    Aperçu du livre

    LES GRANDES PASSIONS DE L HISTOIRE - François Guilbault

    AVIS AU LECTEUR

    La légende noire des Borgia

    Rodrigo Borgia et ses quatre enfants avaient tout pour attirer la jalousie, susciter la convoitise et être l’objet de l’envie de leurs contemporains. Mais cela n’avait rien d’anormal.

    Il était pape et, fidèle à cet emploi, vivait dans un luxe inouï. Il faisait et défaisait les rois et les princes. Qui plus est, il était homme de son époque : ce n’était pas son sacerdoce qui l’empêcherait d’aimer les femmes.

    César, le plus connu de ses fils, après avoir été cardinal de Valence, passa la majeure partie de son temps à éliminer les gens qui pouvaient entraver la mainmise de sa famille sur le royaume de Dieu sur Terre. Il n’était pas doux, encore moins gentil. Il était cruel et sans remords. C’était un prince aux ambitions non refoulées. Il servit d’exemple à Machiavel pour son ouvrage Le Prince.

    Chose curieuse, ce n’est que longtemps après leur mort que les pires et plus extravagantes histoires les concernant commencèrent à circuler. Et l’un des principaux initiateurs de cette légende noire, faite d’inceste, de meurtres, de trahison, de torture, est nul autre que Victor Hugo. Dans une pièce de théâtre vitriolique, il traîne dans la boue l’héroïne du présent roman : Lucrèce Borgia.

    Comme romancier, je le comprends. La pièce fut un succès sans précédent. Un Italien en fit un opéra. Cette pièce attire toujours le public, à preuve la représentation de 2019 au Centre historique de Vannes.

    Hugo avait compris que le sexe, le meurtre et la richesse vendent de la copie. Tant mieux pour lui. Neil Jordan, le créateur de la série télévisée Les Borgia, diffusée en 2011-2013 et mettant en vedette Jeremy Irons et François Arnaud, a fait monter les enchères. J’ai adoré la série, quoique l’historien en moi a grincé très souvent des dents. Un exemple ? César Borgia assassine froidement Giovanni Sforza en lui ouvrant le ventre. Il y a un souci : Giovanni est décédé trois ans après César. La scène est toutefois très bonne.

    Quant à Lucrèce, c’est une autre histoire.

    C’est en pensant à cette jeune fille mariée à treize ans, dont les amours ignorent les fins heureuses, qui n’a jamais commandé de meurtres (y penser n’est pas un crime) ni pris d’assaut une ville, que j’ai écrit ce roman. À une jeune fille qui devint une femme aimant la musique et la poésie autant que les dentelles et les huîtres.

    J’espère amener le lecteur plus près de la vérité.

    Afin de conserver l’ambiance de l’époque et des lieux où se déroule ce roman, j’ai utilisé la version italienne des noms de personnages, sauf pour Lucrèce et César Borgia. Il en est de même pour la plupart des lieux et des édifices auxquels je me réfère.

    Un index des personnages se trouve à la fin de l’ouvrage pour consultation par le lecteur.

    François Guilbault

    Montréal, mai 2021

    HABEMUS PAPAM !

    Rome, août 1492

    Papa ne fut jamais aussi beau que le jour où il devint pape.

    Il était bien normal que je réagisse ainsi à son couronnement. Je n’avais que douze ans à cette époque. Les processions, les chants grégoriens et la musique sacrée m’éblouirent. Je n’avais jamais rien vu de tel.

    Et j’étais aux premières loges.

    Avec mes trois frères.

    Lorsque papa sortit de la basilique Saint-Pierre, après la messe précédant les cérémonies de l’avènement, un murmure parcourut l’assemblée. Les prélats de l’Église lui faisaient une haie d’honneur. Vêtu de rouge, la pèlerine papale sur les épaules, sa calotte comme seule protection contre le soleil qui s’annonçait sans merci, il dominait tout Rome.

    À soixante et un ans, papa avait de la prestance. Une charpente forte, un cou large, des mains de fermier. Un nez busqué, un regard perçant, des joues sans concession. Des filins gris dans ses cheveux encore abondants.

    Placée au premier rang de la noblesse romaine, je l’observai gravir les marches menant au podium cérémonial dressé sur le parvis. Je crus percevoir le poids de ses nouvelles responsabilités dans la lenteur de son ascension. Et je vis le protodiacre s’approcher de lui, tendre les bras et poser sur sa tête la tiare pontificale, cet emblème constitué des trois couronnes représentatives du pouvoir politique, spirituel et moral du pape. On lui remit par la suite la férule crucifère des grandes occasions et le bâton de pèlerin du serviteur du Christ.

    Papa était devenu Alexandre VI.

    L’image qu’il projetait me sidéra. Il n’avait plus l’ombre d’une ressemblance avec l’homme sur les genoux duquel je m’amusais, quand j’étais enfant.

    Au moment où la procession s’ébranla en direction de Saint-Jean-de-Latran, le soleil s’extirpa des nuages. D’un éclat sans pareil, il fit briller l’habillement de la suite du pontife, pour lequel on avait dépensé sans compter. Perles, pierres précieuses, fils d’or et d’argent, crosses et mitres cardinalesques péchèrent par ostentation sous les rayons cuisants.

    Quel périple pour aller de Saint-Pierre à la colline du Latran ! Les arcs de triomphe érigés pour l’occasion n’avaient de comparables que les effigies de taureau dressées aux principaux carrefours. Plaqués d’or, ces symboles de la famille Borgia rappelaient les origines valenciennes du nouveau pontife. Les tapisseries en riches tissus et en soie pendaient des balcons surchargés de croyants. Les chants de chorales accueillaient le défilé à des endroits stratégiques du parcours, la procession s’arrêtant alors pour mieux entendre les louanges montant vers le Seigneur.

    Précédé par des centaines de prélats de l’Église, suivi par autant de nobles romains à la tête desquels nous nous trouvions, mes frères et moi, Alexandre VI bénissait ses fidèles à chacun de ses pas. Le mouvement de cette foule soulevait la poussière des rues, grave inconvénient pour les doyens du cortège. Ils ne purent quitter la procession afin de s’abreuver, lorsque l’on croisa une fontaine où coulait non seulement de l’eau fraîche, mais un vin de Toscane tout aussi vif. Le bon peuple, lui, s’en régalait.

    La promenade qui nous mena par la via Papalis¹ du pont Saint-Ange jusqu’au Capitol nous fit passer devant l’ancien Colisée romain et l’église Saint-Clément. Ce fut épuisant. Nous suffoquions sous la chaleur accablante.

    L’apparition soudaine du principal rabbin de Rome fut l’un des aspects les plus bizarres de cette déambulation. Ses atours avaient pauvre mine à côté de ceux de notre nouveau pontife. Quel ne fut pas mon étonnement de voir cet homme offrir à Sa Sainteté un exemplaire de leur livre saint, la Torah ! J’entendis Alexandre VI accepter ce présent avec magnanimité. Néanmoins, il souligna les réserves qu’il avait par rapport à l’interprétation que la communauté juive donnait à ces écrits. J’appris par la suite que cette présentation était une tradition visant à accorder aux juifs le droit de résidence à Rome pour la durée du nouveau pontificat.

    Et que dire de l’émoi causé par l’évanouissement de papa lorsqu’il arriva devant Saint-Jean-de-Latran ! D’un peu d’eau au visage, on le ranima et deux cardinaux le soutinrent pour entrer dans la basilique. Assis sur sa chaise papale près de l’autel, il eut une seconde faiblesse. Cette fois, on le revivifia avec de l’eau bénite. Elle produisit l’effet désiré, malgré les regards perplexes des prélats qui n’avaient jamais vu l’eau sainte utilisée à cette fin.

    Quel réconfort de voir s’achever ces interminables cérémonies et homélies, toutes plus latines les unes que les autres !

    À mon grand soulagement, j’eus l’impression que papa retrouva son entrain à la sortie de son église cathédrale. Alors, les réjouissances du bon peuple se substituèrent à la fête séculière. Papa distribua beaucoup d’argent à ses ouailles en liesse. Il fut encore plus généreux en bénédictions pontificales. Tout le long du chemin du retour au palais du Vatican, ce ne fut que chants, musique, mimes et tableaux symboliques. Quand le soleil descendit à l’horizon, des milliers de torches s’allumèrent et guidèrent les pas du nouveau pape vers son domicile.

    Enfin retirée dans les jardins du Vatican, la suite de Sa Sainteté était morte de fatigue. Recouverts d’une couche de poussière soulevée des rues durant la procession, les habits cardinalices avaient perdu tout leur éclat. Ma tenue aussi.

    Mon seul regret fut que maman n’assistait pas à ce grand jour. On le lui avait défendu.

    1. Aujourd’hui la via di Banco de Santo Spirito et la via del Governo Vecchio.

    IL ÉTAIT UNE FOIS

    1480 – 1490

    LE POUPON

    1480

    — Aïe ! Par Dieu et tous ses saints !

    — Taisez-vous, signora ! Cessez de blasphémer !

    — Me taire ? Me taire ? Le ventre va me crever !

    — Mordez dans ceci !

    Rosella prit une baguette et la plaça entre les dents de la parturiente au moment même où celle-ci allait crier à nouveau.

    Le râle de Vannozza n’avait rien de celui d’une femme habituée aux accouchements. En ce moment, elle ne songeait pas à ses deux fils. Elle n’avait qu’une idée en tête : ne plus jamais avoir d’enfant.

    Ce nouveau rejeton se faisait attendre, comme s’il ne désirait pas connaître la clarté du jour. Voulait-il mourir dans son sein ? Elle ne le laisserait pas faire. Toutefois, ce serait la dernière fois qu’elle ressentirait cette douleur qui vous assomme tous les sens. Ces élancements qui, partis du bas des reins, s’attaquent à votre colonne vertébrale, comme une épée d’acier damasquiné vous fendant le dos.

    — Calmez-vous. Respirez, ma bonne signora, murmura Rosella. Vannozza n’aurait laissé personne d’autre l’approcher. Rosella avait dix ans de moins qu’elle, mais cent fois plus d’expérience dans les enfantements. Certaines des femmes qu’elle avait accouchées et des bébés qu’elle avait extirpés de leur ventre n’avaient pas survécu. L’on ne devait cependant pas mettre en cause la sage-femme. La Nature dictait ses lois.

    Rosella avait recueilli chacun des garçons de Vannozza à leur arrivée. Elle les avait lavés, après les avoir frappés assez violemment pour qu’ils se mettent à pleurer à tue-tête. Ensuite, elle les avait déposés sur un linge blanc dont elle les avait enveloppés. Et c’est elle, Rosella, qui les lui avait présentés. Elle ne cessait pas de s’émouvoir au spectacle d’une mère prenant dans ses bras son nouveau-né pour la première fois.

    Elle essuya le front de Vannozza.

    Chétive, les épaules voûtées, les mains démesurément grandes, l’œil fade, Rosella n’attirait pas les regards. Vannozza était à cet égard son antithèse. Pas aujourd’hui, par contre, pas à présent que l’enfant s’annonçait. Vannozza était boursouflée de partout. Ses seins débordaient. Ses cheveux roux manquaient d’éclat. Collés à son front comme un poulpe à un rocher, ils lui conféraient un air de désarroi. Dans son cou, le long de ses bras, au creux de ses jambes, la sueur se frayait un chemin. Son regard avait perdu ce petit air hautain que toute femme d’une beauté exquise aime bien parader. Les yeux rougis et bouffis, elle cherchait un exutoire à ses douleurs.

    Dans la chambre, tout était bouleversé. Les soubrettes s’occupaient à des tâches inutiles, évitant ainsi la colère de leur maîtresse. Vannozza ne supportait plus leurs piaillements. Elle n’eut pas été surprise si un abbé était arrivé pour lui donner les derniers sacrements tant son personnel paniquait au moindre de ses cris.

    Son époux aurait-il pu mettre de l’ordre dans cette confusion ? Impossible. Jamais il n’aurait osé pénétrer dans ce lieu sacré de la féminité. On l’en aurait chassé à coups de balai ! De toute façon, il n’était même pas au palais. Il était à la chasse. À quelle sorte de gibier ? Dieu le savait et Vannozza n’en avait cure. Un époux n’était pas nécessairement un père.

    — Aïe ! Pitié !

    — Amenez la chaise, qu’on en finisse ! ordonna Rosella.

    Elle posa une main sur la nuque de Vannozza et la redressa.

    Elle indiqua à une servante où mettre le siège d’accouchement, et aux autres d’aider la femme en douleur à se déplacer.

    — Non, je suis capable seule !

    — Laissez-vous faire, signora. Il ne faut pas tomber.

    — Personne ne me dira… Aïe, aïe ! Oh, mon Dieu !

    Rosella poussa d’une main les domestiques malhabiles, entoura la taille de Vannozza, se glissa sous son aisselle et la souleva en grinçant des dents.

    — Allez, venez. Vous êtes rendue à terme, signora. Encore un petit effort.

    — Désires-tu prendre ma place ?

    — Ne me faites pas rire, je vous en prie !

    Rosella ne craignait pas les grognements constants de Vannozza Cattanei. Chaque parturiente avait son cérémonial d’accouchement. Elle, c’était le drame, les cris du fond de l’âme, l’invocation des saints. Rosella se serait attendue à ce comportement de la part d’une femme née dans les Pouilles. Toutefois, Vannozza venait de Mantoue, une ville brumeuse et froide. De qui tenait-elle son caractère de volcan ? On racontait que sa mère avait non seulement séduit son père, mais que sa forte personnalité l’avait aidée à le subjuguer, comme César avec les Gaulois.

    Vannozza releva sa chemise de nuit jusqu’à la taille et s’assit sur la chaise. Soudain, elle se mit à haleter.

    — Les poignées, signora, saisissez les poignées.

    — Je sais ! Je sais ! Aïe !

    Postée sur un petit banc en face de Vannozza, Rosella réussit à palper le crâne grâce à l’entaille qu’il y avait sur le siège.

    — Ça y est. Je sens sa calotte. Poussez ! Poussez !

    — Je pousse ! Je pousse ! Oh, mon Dieu !

    Rosella extirpa l’enfant et Vannozza s’évanouit. Les soubrettes la réconfortèrent de leur mieux. L’une lui passa une serviette d’eau froide sur le front, l’autre lui présenta des sels. Rosella éloigna cette offrande d’un geste brusque. Elle ne croyait pas aux poudres de perlimpinpin.

    — C’est une fille, signora ! Une grosse fille dodue ! s’écria-t-elle à la découverte du sexe de l’enfant.

    Cette annonce ramena des couleurs sur le visage épuisé de Vannozza. Elle entrouvrit les yeux, sourit faiblement.

    — Une…

    Une gifle. Le poupon hurla.

    — Ma fille.

    — Oui.

    — Ma propre fille.

    Elle ferma les paupières et se mit à pleurer.

    Depuis l’antichambre, l’on entendait des pas aller et venir. L’impatience du père qui se manifestait.

    LE CARDINAL

    — Ce n’est pas sérieux, Rodrigo. On ne peut pas l’appeler ainsi.

    Du coin de l’œil, il observait Vannozza. Elle s’amusait bien à le contrarier.

    — Tu n’aimes pas Annunziata ?

    — Si l’ange Gabriel en était le père, je ne dis pas, se moqua-t-elle. Malheureusement, tu n’es qu’un pauvre cardinal !

    Comme elle le faisait souvent lorsqu’elle désirait le convaincre, elle s’approcha de lui, s’arrêta à ses côtés. Son parfum devait d’abord rejoindre les narines de son amant. Au bout de quelques instants, elle frotta son coude contre le sien.

    — Quand l’on nomme sa fille Annunziata, c’est que l’on espère que notre prochain rejeton soit un garçon. N’avons-nous pas assez de nos deux turbulents ?

    — Quel est le rapport ?

    Cette réplique ne surprit pas Vannozza.

    Rodrigo Borgia ignorait tout de la tâche d’élever des enfants. Trop occupé à jouer au cardinal, il ne voyait ses fils qu’à l’occasion des repas, et ce, pas nécessairement chaque jour. Il n’avait pas à subir leurs espiègleries, leurs sautes d’humeur, ni leurs incessantes bousculades.

    Il y avait près de cinq ans que Vannozza n’avait pas eu d’enfant. Elle aurait trente-huit ans, dans quelques mois, et avait l’impression d’en avoir dix de plus. Elle aurait désiré s’occuper de la bonne marche de l’abbaye de Sainte-Scholastique. Cet imposant ensemble de bâtiments, perchés sur la Rocca Abbatiale dominant Subiaco, était l’une des nombreuses propriétés de Rodrigo. Ils y venaient pour qu’elle accouche ou pour échapper aux griffes de la peste à Rome, durant l’été. Mais elle peinait à relever de ses couches.

    La population locale l’avait bien accueillie, dès le départ. Elle aimait gérer le personnel, coordonner les travaux de réfection, voir à la culture des jardins, s’assurer de la bonne santé des animaux du cheptel abbatial. Vannozza était une matrone dans l’âme.

    Elle en avait aussi l’agréable allure. Les quelques livres en trop qu’elle n’avait pas encore perdues n’enlevaient rien à l’harmonie incontestable de son visage. D’ailleurs, Rodrigo ne détestait pas lorgner le balancement naturel de sa démarche. Les formes généreuses de Vannozza en accentuaient le charme.

    — Il faudrait trouver un autre nom, Rodrigo.

    — Si tu souris.

    Le physique de son amant, comme le sien, avait évolué depuis leur rencontre. Il avait épaissi, s’était découvert des rondeurs nouvelles. Par contre, ce diable de cardinal, rendu à l’aube de la cinquantaine, dégageait toujours un charme fou. Sa voix profonde, douce, sensuelle vous envoûtait. Son regard brumeux vous enveloppait.

    Si tu souris, songea-t-elle.

    Elle ne connaissait nul autre homme qui aurait exigé d’elle quoi que ce soit d’aussi facile.

    L’esprit, l’intelligence et la perspicacité de Rodrigo la séduisaient encore plus que son allure tout espagnole.

    — Alors as-tu une suggestion ?

    — Oui, Ignazia, proposa-t-il.

    — Non.

    — Angelina.

    — Encore moins.

    — C’est plus aisé de trouver des noms de garçon, grommela-t-il.

    — Tu as la mémoire courte, se moqua-t-elle.

    — Comment cela ?

    — Nommer Juan ne présenta pas de difficulté. Par contre, César, César ! Il t’a fallu deux mois pour te décider ! Comment as-tu fait pour arrêter ce choix ?

    Vannozza pouvait être malicieuse comme un bedeau. Rodrigo aimait qu’il en soit ainsi. Il avait tendance à en imposer aux gens facilement, à les plier à ses volontés à force de persuasion, d’entêtement. Il avait trouvé dans cette femme d’humble famille son égale. Elle avait déployé des trésors d’ingénuité pour en arriver à ce qu’ils passent une première nuit ensemble au moment où elle le souhaitait bien. Il ignorait toujours qu’elle avait calculé soigneusement la forme et l’intensité de chacun de ses refus initiaux. Elle avait agi prudemment, car les enjeux étaient importants.

    Rodrigo n’avait pas que du charme. Seule la fortune qu’il avait accumulée égalait la trajectoire de sa carrière.

    Il avait eu la chance de grandir dans le giron d’une famille de petite noblesse espagnole dont l’un des membres, son oncle Alfonso Borgia, était devenu pape sous le nom de Calixte III en 1455. Auparavant, en 1445, pour ses quatorze ans, Rodrigo avait été nommé sacristain à la cathédrale de Valence, l’évêché dont son oncle tirait alors des bénéfices non négligeables. Quelques années plus tard, devenu diacre de certains sièges épiscopaux métropolitains, Rodrigo avait vu sa fortune s’arrondir. Sa Sainteté Calixte III désirant qu’il vienne le rejoindre à Rome, il s’y était installé afin de se trouver plus près du Saint-Siège.

    Dès son accession au pontificat, Calixte III avait énoncé une politique fondamentale :

    « La moindre des choses que peut faire un pape pour ses parents est de les pourvoir de biens pendant qu’il est encore vivant. »

    Voilà comment Rodrigo s’était retrouvé évêque de Valence. L’année suivante, il agissait comme vicaire apostolique. Cette même année de 1457, il accédait au poste de vice-chancelier de l’Église. Il se retrouvait le bras droit du pontife. À vingt-six ans, il occupait la position la plus élevée dans la hiérarchie vaticane.

    — Je ne m’étonnerais pas que tu désires appeler notre fille Agrippine, marmonna Vannozza, mi-sérieuse.

    — Je n’y avais pas songé, mentit-il, un sourire en coin.

    — Je ne désire pas qu’elle souffre d’une telle réputation, Rodrigo. Ce serait une honte.

    Il trouvait amusant que sa maîtresse aborde ce sujet.

    Rodrigo Borgia n’avait jamais eu la honte facile. Sa renommée auprès des dames en témoignait. Néanmoins, le pape Pie II, le successeur de son oncle, avait réussi à le culpabiliser suffisamment pour qu’il devienne plus discret dans ses ébats séculiers. Rodrigo se souvenait encore des termes de la lettre que le pontife lui avait adressée, à la suite des rumeurs à propos d’une fête à Sienne.

    « Nous avons appris qu’il y a trois jours, plusieurs dames de Sienne s’étaient rassemblées dans les jardins de Giovanni Bichi et que vous, sans vous préoccuper de votre position, leur avez tenu compagnie pendant cinq heures durant l’après-midi, et que vous étiez accompagné d’un cardinal qui, si ce n’est pour le siège apostolique, tout au moins étant donné son âge avancé, aurait dû vous rappeler votre rang. Selon ce que l’on Nous a raconté, il y eut beaucoup de danse et de badinage et vous vous êtes comporté tel un garçon du peuple. La décence empêche de relater tout ce que l’on dit s’y être passé, le genre de choses qui ne siéent pas à votre position : les époux, pères, frères et autres parents escortant les jeunes filles se virent défendre l’accès de telle sorte que vous puissiez jouir en paix, et que vous-même, assisté de quelques serviteurs, avez organisé et mené la danse. On raconte que, à Sienne, l’on ne parle actuellement que de cela et que tous tournent votre frivolité en ridicule ; il est certain qu’ici, à Bagni, où il y a plusieurs visiteurs tant ecclésiastiques que laïques, vous êtes la risée de tous². »

    Deux ans plus tard, Rodrigo s’éprenait de la femme qui lui donna ses trois premiers enfants. Par contre, il avait suivi les conseils de Pie II et s’était montré si discret concernant cette relation que tous ignorent encore l’identité de la mère. Inconstant dans les affaires de cœur, Rodrigo était néanmoins fidèle à celle qui enfantait ses rejetons. Il voyait à son bien-être et à celui de sa progéniture. Un fils, Pedro Luis, qu’il expédia en Espagne pour son éducation, et deux filles, Isabella et Girolama, s’étaient succédé. Jusqu’à ce qu’il croise le regard de Vannozza Cattanei.

    Elle lui chavira le cœur et c’est à elle qu’il se mit alors à faire des bébés.

    — Que dirais-tu de Lucrèce ? suggéra-t-elle.

    — Ce serait un choix curieux.

    — Comment cela ?

    — Sais-tu qui est Lucrèce ?

    — On m’a parlé d’Agrippine, la mère du terrible Néron, mais pas de celle-là.

    — Dans l’Antiquité romaine, Lucrèce s’est donné la mort après que son beau-fils l’eut violée. Cet événement signa la fin de la monarchie et la création de la République romaine dans un bain de sang.

    Ce commentaire rappela à Vannozza à quel point le passé captivait Rodrigo. L’effervescence culturelle née de la redécouverte des auteurs anciens avait gagné tous les brillants esprits d’Italie. Personnellement, elle ne trouvait aucun intérêt à cette quête de la connaissance.

    — Cela m’importe peu. C’est tout bonnement un joli nom. Toi, qu’en penses-tu ?

    Il hésita. Il en aimait la sonorité.

    — Ai-je vraiment le choix ?

    — Ce n’est pas une réponse.

    — Viens ici, l’invita-t-il.

    Elle se laissa saisir. Qu’il était bon de sentir de nouveau son épiderme frôler celui de Rodrigo !

    Il ne restait plus qu’à organiser le baptême.

    2. HOLLINGSWORTH, Mary, The Borgias – History’s Most Notorious Dynasty, Quercus Editions Limited, Londres, 2014, p. 60. Traduction libre de l’anglais par l’auteur.

    LA CHUTE

    1484

    Quatre ans s’étaient écoulés. Néanmoins, Vannozza contemplait sa fille avec autant de joie et de satisfaction que le jour où elle était née.

    Elle s’était plus rapidement lassée de ses fils, car il n’y avait rien d’amusant à élever des garçons. Ce n’étaient que batailles constantes, impolitesses sans cesse renouvelées, réprimandes répétées ad nauseam. Les blanchisseuses consacraient tout leur temps à garder leurs vêtements propres, sans vraiment y réussir. Juan et César, âgés de huit et neuf ans respectivement, allaient bientôt être confiés à des institutions de haut savoir.

    Cet éloignement ferait revenir le calme et la paix dans le palais de Giorgio della Croce, le second époux de Vannozza. Ancien secrétaire apostolique du pape Sixte IV, ce brave homme de soixante-dix ans n’avait pas hésité à convoler en justes noces avec la belle Italienne. Son bon ami, Rodrigo Borgia, l’avait convaincu, il y a plusieurs années, qu’il ne fallait pas laisser cette veuve à la merci des ambitieux. Modeste, effacé, préférant écouter le luth à sept cordes aux exercices du corps, Giorgio veillait, depuis lors, avec bienveillance sur Vannozza Cattanei. Ce qui la rendait heureuse lui convenait. Qu’il s’agisse d’un bouquet de fleurs reçu d’un inconnu ou de ses sorties fréquentes inexpliquées, ou encore des enfants que Dieu lui donnait en cours de route, le vieil homme ne cherchait pas à la prendre en défaut.

    — Crois-tu que ce soit une bonne idée ? demanda Vannozza.

    — Oui, oui. Regarde comme elle est heureuse ! la réconforta Rodrigo.

    — Je trouve que c’est trop. Je n’ai jamais eu de poney, moi ! protesta-t-elle.

    — Tu n’es pas Écossaise.

    — Elle non plus.

    — Mais son père est Espagnol.

    — Ce que tu dis n’a ni queue ni tête ! maugréa-t-elle, constatant que rien ne le ferait changer d’idée.

    Au début de leur relation, Vannozza avait dû s’habituer au luxe dans lequel vivait son nouvel amant. Avant lui, elle avait joui des faveurs de ferblantiers, de tisserands et d’occasionnels curés. Des gens modestes, comme elle. À cette époque, elle ne possédait que deux robes, quatre jupons et deux paires de souliers dont les semelles étaient trouées. Son premier époux, lui aussi trouvé par Rodrigo, l’avait introduite à la vie de palais romaine. Toutefois, elle ne recherchait pas le clinquant.

    Observant Lucrèce, impatiente de monter sur le charmant animal, elle considérait que ce genre de présent était de trop. Un chat n’aurait-il pas autant fait l’affaire ? Un chien, à la rigueur ! Rodrigo aimait trop cette fillette. Que d’efforts avait-il déployés pour dénicher un vrai poney Shetland, l’archétype de cette race ! À Rome, cette trouvaille relevait de l’exploit.

    Elle se complaisait dans les attentions nombreuses dont elle était l’objet et le confort dans lequel elle et ses enfants vivaient. Néanmoins, elle éprouvait un malaise. Quelle aurait été sa vie si elle n’avait pas croisé la route de ce beau cardinal ? Elle aurait eu des enfants, sans doute. Cependant, auraient-ils joui d’autant de luxe, auraient-ils été si à l’aise ? Poser la question, c’était y répondre. Et Vannozza n’était pas idiote. Sa mère lui avait appris que tout ce que l’on économisait aujourd’hui nous servirait au centuple plus tard.

    Étonnement, Rodrigo avait été sensible à cette insécurité. Il avait lui-même négocié les contrats de mariage de son aimée. Il lui importait qu’elle sortît de ces relations en meilleure posture financière qu’elle n’y était entrée. Les décès s’étant succédé, elle possédait maintenant quelques édifices dont la valeur s’appréciait, au fil des ans. C’était sans compter un pécule économisé pièce à pièce.

    — Tu la gâtes trop.

    — N’as-tu de cesse de me critiquer ? Une enfant n’a pas le droit de s’amuser avec des animaux ?

    — Ce n’est pas là le problème, Rodrigo. Que vas-tu lui offrir à ses cinq ans ? Un éléphant ?

    — Non. J’avais pensé à une girafe !

    — Tu ne veux vraiment rien comprendre !

    — Regarde-la, ma belle. Vois comme elle est heureuse.

    Dans la cour, la fillette à la chevelure de soleil tapait des mains, désirant attirer l’attention du poney. Un palefrenier le retenait par une longe pendant qu’une soubrette apportait le petit banc à marches.

    — C’est moi, c’est moi ! s’exclama Lucrèce, réclamant le droit de monter la bête en premier lieu.

    Lorsqu’elle se mit à sautiller et à montrer son impatience, Rodrigo s’approcha, la saisit sous les aisselles et la déposa sur la selle.

    — Bravo ! Bravo ! Allons cheval, avance ! se réjouit la petite.

    À la surprise générale, l’animal lui obéit, comme si une abeille géante venait de le piquer. Il secoua la tête, se cabra et se dirigea vers la seule porte permettant de se sauver de l’endroit clos de tous bords. Déconcerté, le palefrenier échappa la longe. La soubrette priait sainte Geneviève à grands cris. Vannozza rougissait de colère. Rodrigo ne comprenait pas exactement ce qui se passait.

    — Arrête, cheval ! Maman !

    L’alarme tétanisa Vannozza. Relevant ses jupes, elle s’élança et, d’un

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