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Sierra Negra
Sierra Negra
Sierra Negra
Livre électronique563 pages7 heures

Sierra Negra

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À propos de ce livre électronique

1987. Un groupe de spéléologues québécois débarque pour quelques semaines dans un coin reculé du Mexique. Malgré des intérêts divergents, les membres de l’expédition poursuivent un seul but : l’exploration des gigantesques gouffres qui parsèment la sierra Negra.

Doté d’un grand cœur, Michel Bélanger, l’ingénieur de l’équipée, se liera rapidement d’amitié avec plusieurs villageois, et plus particulièrement avec une aveugle, recluse et paria du pueblo. Cette rencontre ravivera une vieille querelle entre deux clans rivaux. Confrontés au choc des cultures, les gringos découvriront qu’ils ont mis le pied dans autre chose que l’obscurité absolue des grottes.

Dans cette vaste fresque où le réel se heurte au souffle du fantastique, le réveil des passions bouleversera l’équilibre précaire entre les désirs humains et le monde des ombres. Des forces occultes et la furie des éléments feront basculer ce voyage « un peu plus sportif que prévu » dans un crescendo d’événements tragiques où la vie ne tient plus qu’à un fil.
LangueFrançais
Date de sortie11 sept. 2023
ISBN9782924847459
Sierra Negra
Auteur

Jean-Benoît Nadeau

Depuis une dizaine d’années, JEAN-BENOÎT NADEAU chronique à propos du monde francophone dans le quotidien Le Devoir. En plus de signer l’éditorial du site Avenues.ca, il collabore régulièrement au magazine L’actualité. Lauréats de plusieurs prix, Jean-Benoît Nadeau a rédigé une quinzaine de livres et au-delà de 1500 reportages et chroniques. La langue française demeure son sujet de prédilection, et de la France à la Grande-Bretagne, en passant par le Japon, c’est plus de 150 fois qu’il a régalé son auditoire avec verve et humour. Sierra Negra est le premier roman qu’il publie.

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    Aperçu du livre

    Sierra Negra - Jean-Benoît Nadeau

    Jean-Benoît Nadeau

    SIERRA NEGRA

    ÉDITIONS

    CHÂTEAU D’ENCRE

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Sierra Negra / Jean-Benoît Nadeau.

    Nom: Nadeau, Jean-Benoît, 1964 - auteur.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20230065767 | Canadiana (livre numérique) 20230065775 | ISBN 9782924847428 | ISBN 9782924847459 (EPUB)

    Classification: LCC PS8627.N33 S54 2023 | CDD

    Édition: Lison Lescarbeau

    Révision: Nathalie Savaria

    Correction: Christine Barozzi

    Mise en pages: Folio infographie

    Carte de la sierra Negra: François Gélinas

    Page couverture: Patricia Gaury et Lison Lescarbeau

    Photo de l’auteur: François Couture

    Visuels:© artyway, chrupka et Cavan Images, Adobe Stock

    Dépôt légal — 3e trimestre 2023

    © 2023 Éditions Château d’encre inc.

    Tous droits réservés.

    Les Éditions Château d’encre inc.

    407, boulevard Saint-Laurent, bureau 800

    Montréal (Québec) H2Y 2Y5

    www.editionschateaudencre.ca

    À propos de la langue espagnole

    Un glossaire en fin de livre regroupe tous les termes en espagnol.

    Certains dialogues utilisent la ponctuation de l’espagnol. Les questions débutent avec un point d’interrogation inversé (¿Ça va?), de même pour les phrases exclamatives (¡Ça va!).

    Au JJEN Club

    PREMIÈRE PARTIE

    LA GRENOUILLE D’OR

    Un

    Elle se réveilla ne sachant si c’était la nuit ou le jour. La douleur était revenue. Dans les reins, cette fois. Les reins, c’est la nuit. Mais ce n’était pas ce qui l’avait tirée du sommeil. Soif. Elle avait fini sa dernière bouteille la veille. Elle alluma une bougie et sentit tout de suite la chaleur sur sa peau.

    Quelqu’un arrive. C’était ça. Le goût de merde de pigeon. Quelqu’un, c’est le goût de merde de pigeon. Elle avait trouvé de la bonne glaise hier, mais ce n’était pas le moment. Trop mal. Elle tâtonna pour trouver ses deux galets et commença à les frotter l’un contre l’autre, en récitant un chapelet.

    Quelqu’un.

    Deux

    Ventura installa doucement la tête de son fils sur son épaule et enveloppa le petit corps sans vie. Choléra ou dysenterie? Le médecin saurait, mais ça n’a plus d’importance. Tout en marchant dans la boue vers Ocotlán avec l’enfant mort dans ses bras, il se remémorait ses derniers moments.

    La douzaine de malades avait été allongée au bord du chemin malgré les averses. Les passagers valides poussaient et tiraient le vieux camión qui avait failli capoter dans le canyon. Les grosses gouttes de pluie avaient réveillé Gregorio, bien calé entre les cuisses paternelles. Rongé par la fièvre, le petit garçon avait les yeux creux, le teint gris et de l’écume à la commissure des lèvres. Les convulsions avaient cessé, mais son souffle était devenu court.

    La fossette était réapparue sur sa joue et la lueur de ses yeux se ralluma.

    «¿Tu n’es pas en colère?

    — Je suis content de te voir, mon garçon. ¿Tu te sens mieux?»

    Ne cachant plus ses larmes, Ventura avait retiré ses lunettes embuées.

    «Dis à mamá que je l’aime.» La gorge serrée par l’émotion, le père lui avait marmotté que oui, et de ne pas s’en faire. «À grand-mère aussi.»

    Gregorio avait trouvé la force de sourire.

    «Tu n’oublieras pas, papá?

    — Je n’oublierai pas.»

    Soudain, l’enfant avait émis un petit cri de surprise et la douleur l’avait emporté presque délicatement. Gregorio s’était raidi et avait expiré une dernière fois très lentement. L’étincelle de son regard s’était consumée comme la fumée au bout d’une mèche. Au même moment, la roue du camión était retombée au fond de la cavité et les voyageurs avaient lâché une sorte de grognement animal au milieu de la végétation écrasée par la pluie.

    C’était la troisième épidémie cette année. La gente blâmerait les averses torrentielles, mais Ventura savait que la cause était tout autre.

    Malgré les avertissements répétés de ses parents, Gregorio était encore allé jouer dans la boue non loin des latrines du village. Il s’était réveillé avec une diarrhée et son état s’était aggravé tout au long de la journée. On aurait dit qu’après chaque flux, son corps menu rétrécissait. Le matin, quand Ventura avait appris qu’une douzaine de cas frappaient le municipio, son inquiétude s’était muée en peur panique. Ce microbe serait un tueur.

    Vers midi, les familles avaient amené leurs malades au camión. Son chauffeur, Ricardo, était certain de pouvoir passer malgré la route défoncée, mais il ne faudrait plus tarder.

    À 15 kilomètres de là, et même si on tenait compte des nids-de-poule et des crevasses, l’hôpital de Huautla représentait un trajet de deux heures en temps normal. Cette fois, Ricardo avait dû s’arrêter entre chaque virage pour colmater les pires affaissements avec l’aide des jeunes frères de Ventura, Pablo et Luis, qui jetaient des pierres ou improvisaient des ponceaux de bois sur les brèches les plus profondes.

    Parmi les personnes atteintes, Gregorio était le plus mal en point. Devant la situation, le chauffeur avait pris le risque d’accélérer en deuxième. Dans une courbe, la route s’était éboulée sous une roue et tout le monde avait manqué d’y passer. Et en attendant qu’on dégage l’engin, Gregorio était mort sur le chemin.

    Ventura pleurait de rage. La plupart des habitants y verraient un mauvais coup du destin, mais tout cela était parfaitement évitable. Le presidente municipal avait préféré installer l’électricité au lieu d’excaver un meilleur puits et des canalisations modernes. La lumière, la télé, c’est bon pour les votes. Ça amuse les gens. L’aqueduc, les fosses septiques, des égouts, ça coûte cher et personne n’aime parler de merde. Et on chie dans l’eau qu’on boit. L’infirmière pensait comme lui, mais le presidente l’avait renvoyée pour immoralité publique.

    ¿L’imbécile, je le tue à la machette? ¿Ou je lui fais avaler son écran de télé concassé?

    Il rumina ce fantasme meurtrier jusqu’à la maison. Esmeralda, qui le vit la première, éclata en sanglots, auxquels se mêlèrent les pleurs de toute la famille et les lamentations des voisins qui avaient connu le garçonnet enjoué.

    La pluie cessa et le municipio compta ses morts: son fils, un ado et deux vieux. Le presidente municipal vint en personne présenter ses condoléances. Son regidor se retint difficilement, même si l’élu était de la famille.

    «C’est le destin, mon ami.

    — Si tu crois ce que tu dis, tu es réellement un cabrón

    Ventura rejeta la main qu’il serrait et les doigts du presidente heurtèrent le coin de la table en émettant un bruit sourd.

    «Je ne suis pas un cabrón.

    — Alors, fais le nécessaire au lieu de courir les votes. ¡On est en 1987, quand même! Aucune raison que la merde tue des enfants en 1987.

    — C’est ça, le Mexique.»

    Ventura frappa le meuble pour éviter de lui envoyer son poing dans la figure.

    «¡Qué chingue a su madre México!» cria-t-il en lui tournant le dos.

    Il arracha presque le rideau de la porte en sortant et partit vers sa plantation de café à grandes enjambées. Il faut qu’ils arrivent bientôt.

    Depuis dix ans, des spéléologues australiens exploraient les cavités du territoire. L’hiver précédent, Rolf, leur chef, s’était engagé à prospecter une nouvelle source prometteuse qui émergeait d’une grotte derrière le municipio. Ventura avait fait tester l’eau. Et elle était potable – et même très bonne, avait dit le chimiste. Ça ne peut plus attendre.

    Cette nuit-là, lorsque la respiration d’Esmeralda devint régulière, il se leva et, dans le noir, s’empara de la torche électrique qui leur servait de lampe de chevet. Une main chaude le retint. Pendant quelques secondes, le couple lutta pour le contrôle de l’objet. Elle le repoussa avec impatience et ralluma d’un coup sec.

    «¡Ventura! C’est dangereux, tu le sais.»

    Étonné qu’elle ait pu deviner son intention, il se défendit.

    «Je l’ai déjà fait avec les Australiens.

    — ¡Ce n’est pas ça qui est le problème!» Elle lui saisit la tête à deux mains. «Je pense comme toi, mais mon oncle est le presidente municipal.»

    Ventura empoigna la lampe-torche et ils se la disputèrent à voix basse pour ne pas réveiller la maisonnée à travers les minces cloisons.

    «L’eau, c’est ma responsabilité au conseil.

    — Il te faut quand même son aval.

    — Tout est de sa faute.»

    Soudain envahi de sanglots incontrôlables, il s’agrippa à sa femme. C’était la première fois qu’il pleurait depuis la mort de son fils.

    Après les funérailles, Ventura se défonça au travail, à cueillir, dépulper et laver le café, de l’aube à la brunante. Il s’agissait d’avoir l’argent nécessaire pour profiter de la présence des Australiens. Environ deux semaines avant Noël, il commença à surveiller le camión, qui transbahutait son lot de spéléologues en cette période.

    Les jours passaient et l’inquiétude le gagna. L’année précédente, les Australiens avaient célébré lorsqu’ils avaient atteint la marque de 1 000 mètres sous la surface. Peut-être que Rolf a eu ce qu’il voulait. Peut-être qu’il ne reviendra plus.

    Un matin, alors qu’il attendait en contemplant la sierra depuis le balcon de la presidencia municipal, la solution lui vint d’un coup. L’air était limpide et le sommet n’était pas masqué par les nuages comme à l’habitude. Sur une des crêtes, les pins géants se détachaient très nettement sur le ciel. Un seul arbre fournirait assez de bois pour construire des dizaines de maisons. Sans compter le marché des villes. Et les artisans. Compliqué à abattre et à descendre de la montagne, mais payant. L’idée n’était pas inédite, mais les conditions là-haut, à cinq heures de marche du dernier village – brouillard, pluie, vent, froid –, seraient éprouvantes. Sauf que Ventura avait des ressources, et en particulier ses oncles. Avec un peu de chance et beaucoup de planification, il pourrait en tirer un gros bénéfice.

    Depuis deux ans, Ventura épargnait avec le rêve secret de faire une visite surprise à Rolf, à Melbourne. Mais cet argent pourrait servir à lancer l’opération de sciage et le profit financerait la nouvelle source et l’aménagement de fosses septiques modernes. Dommage pour les kangourous, mais boire de la flotte qui goûte l’eau de Javel, non merci. Et puis, il pourrait toujours bourlinguer aux antipodes quand il serait presidente municipal.

    Ventura était si absorbé par ses réflexions qu’il n’aperçut le camión qu’au moment où Ricardo accélérait pour se donner un élan devant la côte. Ventura parvint à l’arrêt en même temps que le véhicule. Pas d’Australiens! «Je monte avec toi.»

    Huautla était une ville de trente mille habitants et le bureau téléphonique était situé directement sur le zócalo. L’année précédente, Rolf lui avait donné ses coordonnées en Australie. Un télégramme serait moins cher. Mais moins rapide. ¿Et puis, à quoi sert un numéro si on n’appelle pas? Le patron n’avait jamais vu un code pareil, mais Ventura avait de quoi payer. Il poireauta plusieurs heures pour obtenir la ligne puis, en fin d’après-midi, l’opérateur lui fit signe de prendre le poste no 4. Au troisième coup de sonnerie, une voix féminine encore endormie répondit.

    Ventura s’éclaircit la gorge. Pendant l’attente, il avait répété le peu d’anglais qu’il connaissait, mais il n’était pas certain de comprendre.

    «I speak with house Rolf?

    Who?

    Rolf, he there

    Cette communication transpacifique faisait jaser autour de lui. Délibérément, Ventura tourna le dos aux curieux.

    «Sorry. Hey, wait a minute. You mean Rolf? You calling from Mexico? ¿Vous téléphonez du Mexique?

    — Je suis un ami. De Ocotlán.

    — ¿Ventura? Ventura, c’est Joyce, ici…»

    Elle lui adressait la parole en espagnol, mais il persévéra avec son anglais approximatif pour déjouer les indiscrets.

    «¿Quelque chose est arrivé à Rolf? ¿Un accident?

    No, Joy. No problem con Rolf. No here à Ocotlán. He no viendra?

    — Oui, il est parti il y a dix jours. Ils ont un problème de permis. Je devais l’accompagner, mais je suis enceinte.»

    Les 15 kilomètres de marche jusqu’à la maison donnèrent à Ventura le temps de réfléchir à la suite, car il avait raté le dernier départ du camión. L’appel avait coûté cher, mais l’essentiel était que Rolf serait là bientôt. Joyce est à plus de trente semaines, alors il pourrait devoir s’en retourner assez vite. Donc, je devrai le convaincre de m’aider dès qu’il débarquera.

    Lorsqu’il rentra, Esmeralda le vit sourire pour la première fois depuis Gregorio.

    L’avant-veille de Noël, Ricardo annonça qu’un chauffeur de Puebla avait ouï dire, par la sœur de son cousin, que des étrangers se trouvaient à Tehuacán, la première grande ville sur le chemin de Mexico.

    Deux jours plus tard, son petit frère Pablo aperçut de loin le camión poussif, distinguant, malgré la poussière, les sacs multicolores qui se détachaient très nettement du toit.

    «Les Australiens sont là! ¡Les kangourous!»

    Ventura lui fit prendre sa place à la dépulpeuse et courut les accueillir. Il ne savait pas encore que c’était nous.

    Trois

    J’avais fait une partie du voyage perché sur le camión avec les bagages. Or, l’un des sacs, qui contenait de l’huile végétale, avait fui, ce qui avait proprement lubrifié le toit du véhicule. En débouchant sur la place publique, le chauffeur freina brutalement. Surpris par cette décélération soudaine, j’ai dérapé sans pouvoir me retenir. J’ai alors culbuté sur le capot pour aller m’écraser sur les pavés.

    Un type m’a tout de suite relevé pour me serrer vigoureusement la main.

    «¡Good Friends! ¡Je désespérais! ¿Est-ce que vous rapportez des diapos cette année? ¿Où est Rolf?»

    Il avait à peu près mon âge, peut-être trente ans, et les traits indigènes. Plutôt costaud, il portait un pantalon «pattes d’eph» bleu Vierge Marie – probablement un fond de marchandises d’un entrepôt californien – et le fameux chapeau de paille Stetson, comme tous les campesinos. Mais ce qui le démarquait réellement des paysans, c’étaient ses lunettes épaisses, qui lui grossissaient les yeux, et dont une branche tenait avec du sparadrap. Cela lui donnait l’air d’un intellectuel révolutionnaire.

    «¿Rolf? ¡Ah! ¡Rolf! À Tehuacán, il attend son permis.»

    Autour du véhicule, c’était la confusion la plus totale. En ce jour de Noël, les villageois pressés de rendre visite à leurs parents en ville essayaient de monter à bord du véhicule, pendant que les occupants se débattaient pour en sortir. Sur la place, les retrouvailles se traduisaient en effusions bruyantes, tandis que des dizaines de mains détachaient déjà nos bagages pour se les passer au-dessus des têtes. On aurait dit une bataille de fourmis se disputant le cadavre d’une chenille.

    Ce tohu-bohu contrastait avec le calme étrange qu’Ann et moi avions éprouvé sur le toit du vieux bus scolaire qui assurait la seule navette vers cette bourgade du bout du monde. L’idée d’y monter avait été celle du chauffeur, qui s’inquiétait des attaches et de la fuite d’huile végétale. Nous ne nous étions pas fait prier pour quitter l’habitacle bondé où s’entassaient à trois par banquette les voyageurs endimanchés, dans un capharnaüm de cages à poulets, de boîtes de denrées, de cabas, de valises, de piñatas et de regalos bien emballés. Sur le chemin en mauvais état, l’autobus cabossé tanguait et rebondissait à tel point que c’étaient plutôt les sacs qui nous avaient retenus. Malgré ses désagréments, notre position nous avait offert une vue panoramique sur notre destination, la sierra Negra, prêtant à notre inconfort une magie inattendue.

    C’était un paysage d’une beauté stupéfiante, extraordinairement jeune, qui semblait avoir été débité à la hache. Nous longions une vallée très encaissée, aussi escarpée qu’un canyon par endroits. De l’autre côté, le massif montagneux remplissait tout l’horizon avec sa végétation luxuriante entrecoupée de falaises aux strates fantaisistes. Là où des coulées de boue avaient dévalé vers le río tout au fond, de fines lignes rougeâtres se découpaient sur le tapis vert de la selva. Au loin, les nuages du golfe du Mexique ricochaient contre les contreforts comme des gerbes d’eau en suspension. Et au-dessus de nous s’élançait la gigantesque vague de pierres couverte d’un velours émeraude qui en formait le sommet, le mont Zizintépetl.

    Mais ce panorama n’était plus qu’un souvenir au pied de la presidencia municipal jaune, presque aussi imposante que l’église, qui nous masquait toute la perspective. Son large balcon en mirador dominait l’agglomération de toits de tôle, de cabanes brunes et de maisons en blocs de béton. Quelque part sur le zócalo, un haut-parleur crachotait la voix suave de Frank Sinatra chantant qu’il serait de retour pour Noël.

    L’intellectuel campesino avait fini de me secouer la main: il la tenait en contemplant le jonc de fer à mon auriculaire.

    «¡Good Friends, moi aussi, j’ai voulu être ingeniero

    Tout sourire, il me tapotait la main. Puis il a voulu enlever la poussière sur mon épaule, mais il a interrompu son geste en grimaçant au contact de l’espèce de substance huileuse dont j’étais enduit de la tête aux pieds.

    «Empilez votre matériel juste là. Je préviens le presidente municipal

    Il s’est tourné vers un ado qui lui ressemblait comme un fils, ou un frère, pour lui donner un ordre auquel je n’ai rien compris. J’ai finalement repris mes esprits. Il nous confond avec les Australiens. Encore sonné, je lui ai demandé son nom.

    «Buenaventura Leal, mais tout le monde ici m’appelle Ventura. Je suis maintenant regidor.

    Señor, vous vous trompez. Nous…»

    Ventura s’était déjà éclipsé sans que j’aie eu le temps de corriger la méprise sur notre origine. Pour ce voyage très à l’écart des stations balnéaires habituellement fréquentées par les touristes du Québec, nous avions convenu entre nous, dès notre arrivée à Mexico, qu’il serait plus simple de nous présenter comme Canadiens et non comme Québécois.

    Encore un peu étourdi, je me suis assis sur le parechoc pour reprendre mes esprits. La foule m’ignorait et le haut-parleur débitait ses cantiques surréalistes. C’était maintenant Dean Martin qui se réjouissait de voir tomber autant de neige. Manifestement, Noël était une affaire sérieuse, ici. Plusieurs commerces étaient surmontés de petits sapins accablés par la chaleur et le poids des décorations.

    Du coin de l’œil, j’ai aperçu la silhouette en asperge de Trevor, notre jefe. Très friand de commandites technos, il arborait ses lunettes de soleil de marque Wobulo Billy, qu’il a remontées sur son front avant d’ouvrir la bouche.

    «Dis donc, Michel. Tony se demande si tu ne pourrais pas nous refaire ta cascade pour la caméra.»

    C’était lâché sur un ton blagueur, mais je savais qu’il le pensait réellement. J’ai ironisé.

    «Merci. Je vais très bien, je t’assure.»

    Ann, qui supervisait ce qui se passait sur le toit, lui est immédiatement tombée sur la tomate.

    «Cazzo, Trevor! Franchement! Michel a failli se tuer!

    — Oui, c’est vrai. Excuse-moi… Rien de grave, j’espère?» Puis il a rabattu ses binocles devant ses yeux. «Méchante cascade. Dommage qu’on n’ait pas pu filmer ça.»

    Après avoir esquissé un sourire, il a repris le tournage de l’opération «déchargement». Notre expédition de huit membres traînait une demi-tonne de nourriture, d’équipement et d’effets personnels dans une trentaine de sacs et trois barils.

    Ann, maintenant descendue, m’a envoyé un coup de fesse amical.

    «Ça va, Michel?

    — Plus de peur que de mal.»

    Je l’ai prise par l’épaule pour la rassurer, mais je me suis aussitôt essuyé la main. Elle aussi était couverte du même enduit d’huile mêlé de poussière.

    Le noyau du groupe se composait de six spéléologues expérimentés: Trevor, Ann, Isis, Maurice, Hugo et moi. Les deux autres, un caméraman et un preneur de son, s’étaient joints à nous à l’aéroport, à l’invitation de Trevor.

    En principe, notre équipée se voulait une affaire sérieuse aux visées somme toute modestes: une première incursion dans une région méconnue pour évaluer le potentiel de gouffres inexplorés, en prévision d’une opération d’envergure l’année suivante. Toutefois, Trevor avait un second agenda, comme nous l’avons découvert en voyant «les artistes» atterrir au comptoir de la compagnie aérienne.

    La majorité d’entre nous avait plutôt mal accueilli cette décision unilatérale. D’autant que nos deux «Turistatas» – le terme était d’Ann – n’avaient aucune espèce d’expérience des cavernes. Passe encore pour Tony, le caméraman: c’était un grimpeur chevronné, ce qui ne le qualifiait nullement pour filmer à 300 mètres de profondeur dans l’humidité, l’obscurité, la saleté et autres misères souterraines. Quant au preneur de son, c’était une catastrophe: il arrivait du milieu de la télé et il s’était présenté au terminal avec deux valises et ses petits souliers noirs en cuir verni. Spontanément, Ann l’avait surnommé «Le Çon» et, une semaine plus tard, je ne savais toujours pas son vrai nom.

    En tout, nous aurions dû être onze, en comptant les deux «Turistatas». Excepté qu’en réaction aux manigances de Trevor, trois participants très compétents nous avaient largués dès l’atterrissage pour aller se greffer à une autre des très nombreuses expéditions spéléologiques au Mexique.

    Pour ma part, j’avais choisi d’être patient. Après tout, j’avais consacré des mois aux préparatifs, aux entraînements, aux réunions, acheté du matériel neuf et mon billet d’avion, et demandé huit semaines de congé sans solde au labo. Si rien ne marchait avec Trevor, je pouvais toujours me rabattre sur l’expédition de Rolf, ou partir faire la tournée des plages ou des sites archéologiques.

    Notre projet était mal barré et, les jours passants, il devenait de plus en plus évident que le noyau réduit à six personnes formait un groupe disparate, traversé d’objectifs contradictoires, qui le rendaient quasi dysfonctionnel.

    Le plus décevant dans tout ça, c’était de voir Trevor essayer de finasser pour dissimuler une décision que tout le monde finirait par apprendre à la dernière minute – sauf Maurice qui était forcément dans le coup.

    En fait, nous étions tous étonnés qu’Ann n’ait pas plaqué Trevor illico. Elle rageait que son conjoint l’ait tenue à l’écart de ses plans, refusant même de lui avouer comment il avait payé l’équipe de tournage. Malgré sa colère, son implication se compliquait de considérations matrimoniales et professionnelles, car elle entretenait plusieurs projets de photoreportages autour de l’expé. Je savais, pour en avoir longuement discuté avec elle, qu’elle éprouvait une certaine curiosité morbide de voir jusqu’où irait son «futur ex».

    Une fois le bus disparu et la foule dispersée, il restait encore une vingtaine d’adultes et d’enfants qui nous fixaient de loin. Un sous-groupe de badauds s’était détaché pour suivre Ann, à la recherche de sujets photo. Maurice, le gourou du matos, avait entrepris de repérer le sac contenant la bouteille d’huile végétale qui avait fuité.

    Tony étant parti filmer dans le village, Trevor est revenu vers moi.

    «Le mec qui te serrait la main, on aurait dit qu’il te connaissait.

    — Il nous attendait. Ils nous prennent pour les Australiens. Il va falloir clarifier ça.»

    Trevor, je le fréquentais depuis nos études en génie. Un type bien, un peu tête enflée par moments, mais généralement d’excellente compagnie, et toujours très drôle dans les petites grottes boueuses et froides qui constituent l’ordinaire des spéléologues québécois. À quelques occasions, je l’avais entendu exprimer le désir de découvrir et d’explorer un «moins mille», la marque mythique des grands gouffres. La chose est presque banale: tous les initiés fantasment à l’idée de descendre à 1000 mètres de profondeur. Cette équipée mexicaine était un pas vers cet objectif, et nous avions tous accepté de le suivre par amitié, par intérêt ou pour le dépaysement.

    Trevor ne l’avait jamais dit ouvertement, mais tous savaient qu’il aspirait à devenir une sorte de Jacques-Yves Cousteau de la spéléo. En soit, rien de mal, sauf que notre jefe brûlait les étapes. Organiser une expédition du genre était déjà une charge énorme sur ses épaules, surtout pour une première fois. La contrainte additionnelle de tourner un documentaire l’avait rendu presque frénétique et souvent déplaisant.

    C’est d’ailleurs la présence de la caméra qui expliquait le détour ridicule par Ocotlán. Il aurait été beaucoup plus commode d’accéder à la zone de la sierra Negra qui nous intéressait par le nord, du côté de Tlacotepec ou de Coyomeapán. Trevor avait choisi de faire ce crochet pour la simple et bonne raison que cette approche serait nettement plus photogénique, ce sur quoi il n’avait pas tort. Or, ce circuit nous compliquerait sérieusement la tâche, du fait qu’il nous obligerait à descendre puis à remonter une profonde vallée. Du grand n’importe quoi.

    «Il vient ou quoi, ton type?

    — Donne-lui le temps, Kupzinsky.»

    Pour le taquiner, il m’arrivait de le railler. Depuis Mexico, j’en rajoutais en le nommant à la mexicaine – Koupetezinesky –, ce qui lui faisait sept belles syllabes au lieu de trois.

    Dix ans auparavant, dans un moment de candeur estudiantine, Trevor m’avait confié que son nom de famille était pour lui un fardeau et qu’il aurait préféré en avoir un dans le genre du mien (Bélanger). C’était absurde, mais il considérait son patronyme comme une «marque» un peu nulle, un obstacle sur la route de la célébrité. Et effectivement, on ne peut pas être un Cousteau si on s’appelle Kupzinsky. Néanmoins, cela ouvre la porte à devenir soi-même. Heinz se prénommait Henry avant de se transformer en ketchup. De toute manière, s’il n’aimait pas son nom, Trevor n’avait qu’à nous dire sa préférence. J’avais moi-même hérité d’un état civil à penture que j’ai réduit à Michel Bélanger. Malgré toute l’énergie qu’il mettait pour se forger une réputation, il était étrangement défaitiste quant à sa dénomination. Je savais par Ann qu’il avait même entrepris des démarches pour changer de nom, faute de pouvoir s’en faire un.

    Trevor avait une façon très particulière d’exprimer son mécontentement. Il tirait sa lèvre inférieure très loin devant lui pour reprendre ensuite une apparence normale. Même sorti de sa mauvaise humeur compulsive, il avait le don de se concentrer sur les détails irritants. Je m’attendais à ce qu’il m’envoie mon vieux diminutif, Bébel, mais il m’a surpris avec une nouveauté.

    «Dis donc, Miquet…»

    J’ai tout de suite pensé que mon passeport avait dû le renseigner sur mon véritable prénom, Miquel, choisi par ma Catalane de mère. Dès le primaire, j’avais appris à le dissimuler pour m’éviter les Miquet, Miquette, Mickey Mouse, Mi-cuit, Mi-couille et autres quolibets spirituels sur le même thème.

    Il a reniflé.

    «Dans quoi tu as pilé? Tu sens vraiment le cu-rieux…»

    En fait, l’huile végétale dont j’étais couvert rancissait au soleil.

    «Tout le toit était lubrifié à l’huile…»

    Il m’a interrompu en me regardant droit dans les yeux.

    «Et le lubrifiant, ça te connaît, hein, mon Bébel?»

    J’ai choisi de la rire et de lui donner une bourrade, puis il est reparti. Il se doute de quelque chose.

    Quatre

    Nous attendions toujours des nouvelles de Ventura sur notre pile de bagages. Sammy Davis Junior, qui avait pris le relais de Sinatra et de Martin, nous informait que toutes les langues du monde ont leur mot pour Christmas.

    La rue principale d’Ocotlán était bordée d’un côté par le long mur de la presidencia municipal et de l’autre par une rangée de cabanes brunes pourvues d’un toit en tôle. En ce jour de Noël, la plupart des commerces étaient fermés, sauf les tiendas. Il s’agit de petites épiceries qui font également débit de boisson. On les reconnaît à leur comptoir monté à même la cloison. La clientèle venue y étancher sa soif était plus nombreuse que d’habitude.

    Pour passer le temps, Isis, le caméraman et Le Çon avaient jeté l’ancre au «point d’eau» le plus proche. Le trio échantillonnait une des spécialités du terroir, la caña, un alcool de canne à sucre qui dégage une forte odeur de mélasse. Une heure avant midi. Je devinais qu’Isis avait déjà entrepris des recherches pour se procurer des hongos, les champignons hallucinogènes auxquels la région doit sa renommée. Ocotlán se trouve à moins de 20 kilomètres de Huautla de Jiménez, haut lieu du psychédélisme des années 1960. Depuis le début du voyage, Isis et les deux «artistes» étaient obsédés à l’idée d’entreprendre un pèlerinage sur les traces des Rolling Stones, des Beatles, de Jim Morrison et de Bob Dylan, entre autres célébrités.

    Un drôle de moineau, cette Isis. Une ex-hippie nouvelâgeuse avec un goût certain pour les mouvances qui demandent le plus d’investissement personnel, comme le végétalisme, le triathlon et le taekwondo, discipline dans laquelle elle avait brillé au point d’ouvrir sa propre école. Parmi le groupe, elle était, de loin, la plus forte physiquement. Lorsqu’elle ne faisait pas la fiesta, elle courait ou répétait ses routines d’arts martiaux. Je ne connaissais personne d’autre capable de s’enfiler un 15 kilomètres à l’aube, à jeun, après une nuit de bringue. Quand ce n’était pas la téquila, c’était le mezcal, et maintenant la caña – en attendant les hongos.

    Rolf nous avait expressément avertis d’éviter les tiendas près de la presidencia. Déjà, ayant flairé le pactole, quelques pochetrons qui écumaient les bouis-bouis voisins migraient là où s’était planté le trio. Devant les premiers quémandeurs, Isis a tout de suite cédé en payant la traite à tout le monde.

    Sachant que nous étions considérablement plus en moyens que la plupart des habitants et que certains d’entre eux nous solliciteraient pour obtenir des regalos, nous avions établi une politique avant le départ: «Pas de cadeau, pas de dons.»

    En me voyant approcher du comptoir et décommander la tournée, Isis s’est défendue sur-le-champ.

    «Mais nous devons établir des contacts avec la gente locale. Il disait ça aussi, Rolf. Et puis, ça ne coûte presque rien.»

    Les ivrognes, comme des veaux, se sont immédiatement tournés vers moi pour m’implorer. Isis et les deux autres n’ont pu s’empêcher de sourire avec l’air de penser: «Tu vois, démerde-toi, maintenant.» C’est donc bibi qui a porté l’odieux d’annoncer la nouvelle.

    «Nous n’avons pas d’argent pour ça. Nous ne payons que pour le travail effectué. Lo siento. C’est fini, il n’y aura plus d’alcool. Lo siento.»

    Les poivrots, sentant la source se tarir, sont passés en mode lamentations. Pour ne rien envenimer, j’ai quitté les lieux sans rien dire, après m’être assuré qu’Isis respecterait la consigne. Je venais à peine de regagner notre point de chute qu’une vieille éponge cirrhotique a traversé la rue en m’invectivant. Et deux autres soulons, des jumeaux à l’évidence, le suivaient en gloussant.

    Mes parents m’ont élevé en espagnol, qui était la langue du foyer chez nous, mais sur le coup, j’ai été franchement secoué de ne rien comprendre à ses paroles. J’ai mis quelques secondes avant de réaliser que le type m’enguirlandait en náhuatl, principal idiome indigène du Mexique. J’en avais déjà entendu des bribes au marché de Tehuacán, et dans la bouche de Ventura quelques minutes plus tôt, mais c’était la première fois que l’on s’adressait à moi ainsi.

    Intellectuellement, je savais que ce problème se poserait tôt ou tard. Presque tous les habitants de la région s’expriment d’abord dans cette langue et ne maîtrisent pas forcément l’espagnol, qu’ils ont appris à l’école, à la télé ou dans la rue. Au printemps, j’avais même pris la peine de m’inscrire à un cours d’anthropologie mexicaine à l’université. Toutefois, la réalité n’avait rien à voir avec les théories: j’y étais subitement confronté par l’intermédiaire d’un ivrogne qui parlait avec ses mains, dont l’une serrait une machette.

    Le type pimentait son discours de termes en espagnol, et j’ai pu saisir qu’il voulait que les gringos retournent au Gringoland, mais pas avant qu’on lui donne des gringodólares. Dès que j’ai ouvert la bouche pour le calmer, il a tout de suite réagi en me traitant de pinche gringo et de güero, en imitant mon accent.

    Soudain, tout est devenu très silencieux sur la place, mis à part les cris du mécontent et la voix suave de Dean Martin m’assurant que la paix régnait en cette sainte nuit. Je surveillais surtout le mouvement du coupe-coupe: l’outil agricole me paraissait effilé en diable. Ses acolytes en rajoutaient et le ton montait très vite. Finalement, j’aurais peut-être dû m’inscrire au taekwondo avec Isis, au lieu de faire de l’anthropo.

    Tandis que je m’efforçais de contrôler un début de panique, j’ai remarqué que les deux comparses refluaient vers la tienda seulement au moment où Ventura est entré dans mon champ de vision.

    Le regidor a agrippé l’autre avant de le pousser violemment. Mon assaillant, en trébuchant, a lâché son arme.

    «Les machettes sont interdites dans les commerces. ¡Fuera!»

    Ventura lui a donné un coup de pied avant de lui confisquer l’outil. Sans cesser de rigoler, les deux clones sont venus relever leur acolyte. Puis ils ont déguerpi.

    «Désolé, Good Friends. Nous avons souvent des ennuis avec Honorato et ses… disons, ses fils. Ils sont de Llorón. Rassurez-vous, nous ne sommes pas comme ça ici.

    — Merci. Je ne savais pas trop comment gérer la situation.»

    J’avais employé le verbe manejar et l’expression l’a fait rire.

    «¡Comme vous dites, Good Friends! Maintenant, allons gérer le presidente

    Cinq

    Une vingtaine d’hommes emplissaient le cabinet de Willubaldo Zapata. La pièce était meublée d’un bureau, de trois classeurs et de quelques chaises additionnelles. La carte de l’Australie, quelques photos grand format de stalactites et un long panneau routier vert indiquant «SANTA ANA OCOTLÁN DEL PROGRESO 8 KM» ajoutaient des touches de couleurs aux murs blanchis.

    Seuls Trevor et Maurice auraient dû nous représenter, mais Ventura avait insisté pour que l’ingeniero soit également du nombre. Depuis la porte, Tony filmait l’audience. De tous les conseils divergents que nous avions reçus depuis notre arrivée, celui-ci faisait l’unanimité: toujours rencontrer les autorités, même si la démarche semble inutile. Et en particulier les presidentes municipales, qui exercent le contrôle politique et administratif du territoire.

    Cette rencontre rendait Maurice particulièrement appréhensif. Cela se voyait à la manière dont il tripotait son vieux mousqueton fétiche. En réunion, il avait l’habitude de le manipuler presque constamment, en le passant d’un doigt à l’autre ou en faisant cliqueter le cran de sûreté pour marquer un point. Cette fois-ci, l’anneau métallique tournait comme une dynamo.

    Il était l’opposé de Trevor: trapu et chauve comme une patinoire, il arborait une grosse barbe noire qui était un peu le prolongement de sa poitrine velue. Cela donnait à sa tête l’aspect d’une tulipe jaillissant d’un bulbe poilu.

    Les deux amis formaient une bonne équipe: Trevor avait l’ambition de réussir et Maurice, le sens technique et logistique. C’était ce duo qui, deux ans auparavant, avait entrepris d’étudier une pile de cartes et de rapports géologiques pour en déduire que la sierra Negra devait receler quelques grands gouffres encore inexplorés.

    L’élu s’est levé et a ouvert les bras. Il avait la peau et les moustaches claires et portait un t-shirt des 49ers de San Francisco.

    «Mes chers amigos australianos, je vous souhaite la bienvenue au nom du pueblo de Santa Ana Ocotlán del Progreso. Je profite de l’occasion pour souligner que cela fait dix ans aujourd’hui que vous gratifiez notre municipio de votre présence. Mes regidores, le secretario general et moi-même, au nom de nos concitoyens, tenons à vous exprimer notre gratitude pour la faveur que vous nous faites de venir chez nous, accompagnés cette année par la télévision australienne.

    Deux ou trois membres de la clique ont applaudi mollement. Mettant de côté sa façon habituellement cavalière de s’adresser aux gens, Trevor s’est levé pour lui répondre.

    «Au nom de mon équipe, je vous remercie, señor presidente Zapata. Cependant…»

    L’édile, en train de s’asseoir, a stoppé net.

    «Je suis désolé de devoir vous informer que nous ne sommes pas australiens, mais canadiens.»

    Le presidente municipal a levé les bras avec bonhomie.

    «Mais non, il ne faut pas le prendre aussi mal. Il n’y a pas de honte à être canadiense. Nous sommes vos amis. C’est un beau pays, le Canada. Le pays de Santa Clos. La neige. Les arbres de Noël. Nous en avons installé une cinquantaine chez nous cette année. Tous décorés. Même qu’il neige sur le Zizintépetl certains hivers. ¡Tous les canadienses sont les bienvenus à Santa Ana Ocotlán del Progreso!

    — Malheureusement, señor presidente, notre permis d’explorer concerne la sierra Negra, de l’autre côté de la vallée.»

    Cette fois, l’auditoire a retenu son souffle avec pour fond sonore la voix suave de Bing Crosby chantant Noël Blanc.

    «Rassurez-vous, señor presidente. Nous étions avec les Australiens à Tehuacán. Ils ont été retardés, mais ils arriveront d’ici peu.»

    Tout le monde s’est alors mis à parler en même temps. Après avoir obtenu le silence, l’élu a entrepris de nous convaincre de demeurer sur place. Après tout, son municipio avait bien assez de grottes pour satisfaire le Commonwealth au complet. Trevor lui a expliqué que c’était une question de courtoisie entre spéléologues.

    «¿Mais qu’espérez-vous trouver dans la sierra? Ce sont des sauvages.»

    Trevor a fait une pause, puis il s’est fendu de conjectures jargonnantes et de termes techniques sur un ton pénétré pour expliquer le potentiel cavernicole. Le presidente, largué, est retombé sur la position par défaut de tout premier magistrat qui se respecte.

    «Et je suppose que vous avez un permis.»

    Maurice a ouvert cérémonieusement son porte-documents expansible à poignée. Organiser une expédition comme la nôtre requiert une quantité étonnante de papiers officiels et de cartes. C’était son ami Henri De Vroede, le chef de l’expé des Belges, que nous avions retrouvé à Tehuacán, qui lui avait conseillé d’en acheter un, pour l’épate.

    La lettre tamponnée et datée de l’avant-veille affichait le sceau de l’État de Puebla. Le palais du gouverneur priait «les autorités civiles et militaires» afin qu’elles «assistent, par tous les moyens possibles, cette très importante expédition canadienne d’explorateurs souterrains dans sa recherche du patrimoine national des États-Unis du Mexique». Et c’était signé licenciado Carlos Esram Andrade, directeur du département des enquêtes politiques et sociales.

    Le presidente a saisi l’épître avec délicatesse et l’a longuement considérée. En principe, notre permis n’était pas requis à Ocotlán: le río Petlapa, au fond de la vallée, est la ligne de démarcation entre les États d’Oaxaca (celui d’Ocotlán) et de Puebla (celui de la sierra Negra). Toutefois, comme nous allions passer quelques jours ici le temps d’organiser le transport, autant rester dans ses bonnes grâces.

    Les regidores scrutaient la lettre par-dessus l’épaule du patron. Je pouvais voir, au mouvement de leurs yeux, que deux d’entre eux ne savaient pas lire, mais ils ont frotté le papier et examiné les cachets pour en supputer la valeur. Ventura, qui l’avait parcouru avant tout le monde, a produit la même mimique appréciative que les autres.

    «De todos modos, la sierra n’est pas de ma juridiction. Mais il y a un léger obstacle technique: le hamaca.»

    Trevor a finalement retiré ses lunettes de soleil commanditées, qu’il avait continué de porter jusque-là. Devant ses sourcils en points d’interrogation, l’édile a poursuivi.

    «Pour franchir le canyon du Petlapa, il faut passer sur un pont de corde, le hamaca

    Il s’en est suivi une assez longue explication. Il en est ressorti que l’unique passage à gué était à 25 kilomètres en aval, en bas des rapides du Petlapa. La seule solution était d’envoyer un messager à Llorón, la localité située sur l’autre berge pour demander des mules entraînées pour marcher sur le pont branlant. Apparemment, les bêtes de Llorón «avaient ça dans le sang».

    Le presidente aurait certainement brillé dans une ligue d’impro et nous nous sommes regardés tous les trois. À l’évidence, l’élu en beurrait épais, mais de toute façon, il faudrait quelques jours pour établir un plan de match, trouver suffisamment d’animaux et peut-être un guide.

    «¿N’y aurait-il pas un moyen plus rapide qu’un messager?

    — Dans la sierra, il n’y a ni route, ni téléphone, ni radio. C’est seulement sous mon mandat que, nous, nous avons obtenu l’électricité.»

    Murmure d’approbation de l’assistance.

    «Je comprends votre irritation, señores. J’ai vingt-deux localités sous mon autorité et j’ai parfois bien du mal à communiquer, surtout avec celles à plus de douze heures de marche. Comme le dit un vieil ami, un véritable sage, qui est l’oncle du

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