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La légende de la mort chez les Bretons armoricains: Tome II
La légende de la mort chez les Bretons armoricains: Tome II
La légende de la mort chez les Bretons armoricains: Tome II
Livre électronique368 pages4 heures

La légende de la mort chez les Bretons armoricains: Tome II

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "Lorsqu'un enfant naît de nuit, et qu'il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l'accouchée court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l'état du ciel, au moment précis où le nouveau-né fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent à ce moment la lune, comme pour l'étrangler, ou s'ils épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chère petite créature finira un jour noyée ou pendue."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie11 mai 2016
ISBN9782335163353
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    Aperçu du livre

    La légende de la mort chez les Bretons armoricains - Anatole Le Braz

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    CHAPITRE X

    Les noyés

    Lorsqu’un enfant naît de nuit, et qu’il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l’accouchée court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l’état du ciel, au moment précis où le nouveau-né fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent à ce moment la lune, comme pour l’étrangler, ou s’ils s’épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chère petite créature finira un jour noyée ou pendue.

    *

    **

    Qui meurt de mort violente doit rester entre vie et mort, jusqu’à ce que se soit écoulé le temps qu’il avait naturellement à vivre .

    LXII

    Celle qui s’était noyée

    Marie Kerfant, la fille de mon parrain, se noya volontairement à Servel. Quand on retrouva le cadavre, les yeux avaient été mangés par les crabes. Les parents furent fort affligés de cette mort. Ils aimaient beaucoup leur fille et l’avaient mariée avantageusement à un brave homme. Du vivant de Marie, ils n’avaient eu qu’un reproche à lui faire, celui d’être trop ambitieuse. Quelque temps avant de se noyer, elle était venue trouver son père.

    – Mon père, lui avait-elle dit, mon mari n’est pas à sa place dans la petite métairie que nous occupons. Il lui faudrait une ferme plus importante. Celle du Bailloré est libre. Prêtez-nous mille écus, et nous la pourrons louer.

    – Non, répondit mon parrain, je ne te prêterai pas ces mille écus. Ton mari ne tient nullement à quitter la ferme où vous êtes et où vous vivez très à l’aise. C’est toi qui as toujours dans la tête mille projets ruineux. Je ne veux pas t’encourager dans cette voie qui te mènerait promptement à la mendicité.

    Marie Kerfant ne répliqua mot, mais elle s’en alla toute pâle, tant elle était vexée de ce refus et de cette réprimande.

    Quinze jours après, on apprenait sa mort.

    Ses parents n’osèrent même pas recommander des messes pour son âme, craignant qu’elle ne fût damnée.

    Or, une nuit que la vieille Mac’harit, la femme de mon parrain, tardait à s’endormir, elle entendit sur le banc-tossel, près du lit, une voix qui demandait :

    – Ma mère, dormez-vous ?

    – Non, en vérité, répondit Mac’harit. Est-ce bien toi, ma fille, qui me parles ?

    – Oui, c’est moi.

    – Pourquoi, malheureuse, as-tu fait ce que tu as fait ?

    – Parce que le père n’a pas voulu m’aider à m’établir au Bailloré.

    – Nous l’avons pensé depuis. Tu avais grand tort aussi d’être si exigeante…

    – Ne parlons plus de cela.

    – Puisque tu reviens, c’est que tu n’es pas damnée. Dis-moi comme vont tes affaires dans l’autre monde.

    – Ma foi, jusqu’à présent je n’ai pas trop à me plaindre, grâce à deux baisers que j’ai reçus de la Vierge, après avoir été noyée. Toutefois la justice de Dieu est encore à venir.

    Elle ne dit point ce que signifiaient ces paroles, et sa mère se donna garde de la questionner là-dessus. La morte cependant ajouta :

    – Priez mon homme, de ma part, de ne point se remarier avant six ans. D’ici là, il ne sera pas entièrement veuf. S’il n’attend pas que ce délai soit expiré, il fera croître ma pénitence.

    – Je le lui dirai, prononça Mac’harit. Et moi, ne puis-je rien pour toi ?

    – Si, vous pouvez supplier en mon nom Notre-Dame de Bon-Secours, de Guingamp, afin qu’elle continue à m’être favorable.

    – C’est bien. Mais de ce qui est dans la maison n’y a-t-il rien qui te convienne ?

    – Je n’ai besoin de rien.

    – Tu vis, cependant. Explique-moi donc comment tu fais pour vivre ?

    – Vous voyez, je suis vêtue de haillons. Ce sont les vêtements que vous donnez aux pauvres. Je me nourris de même du pain que vous leur distribuez.

    Ce disant, elle disparut. On ne la revit plus. Elle est sans doute sauvée, car sa mère accomplit son vœu à Notre-Dame de Bon-Secours, et son mari attendit sept ans pour reprendre femme.

    (Conté par Fantic Omnès. – Bégard, 1887.)

    *

    **

    Pour retrouver le cadavre d’un noyé, on prend une botte de paille ou une planche, on y assujettit une écuelle de bois qu’on emplit de son, et dans le son on plante une chandelle bénite, allumée. On pose le tout sur l’eau. La chandelle se dirige vers l’endroit où gît le cadavre. Il n’y a qu’à chercher là où elle s’arrête.

    *

    **

    Quand on retire de l’eau le cadavre d’un noyé, il se met à saigner du nez, si parmi les personnes présentes se trouve quelqu’un de ses proches.

    *

    **

    Lorsqu’un équipage de barque vient à périr en mer, c’est toujours le corps du patron que l’on retrouve en dernier lieu.

    *

    **

    Quand il y a des naufrages dans la baie de Douarnenez, la mer transporte les noyés dans la grotte de l’Autel, près de Morgat. Leurs âmes séjournent en ce lieu pendant huit jours, avant de partir définitivement pour l’autre monde. Malheur à qui troublerait leur pénitence, en s’aventurant dans la grotte durant ces huit jours ! il y périrait de male mort.

    *

    **

    Les nuits de tourmente, on entend tout le long de la côte les noyés qui s’appellent entre eux.

    *

    **

    Quand un pêcheur périt en mer, les goélands et les courlis viennent siffler et battre de l’aile aux vitres de sa maison.

    *

    **

    À Gueltraz (île Saint-Gildas), près de Port-Blanc, on voit souvent débarquer des noyés qui viennent faire provision d’eau douce. Ils cheminent, silencieux, en une longue procession qu’une femme conduit. Quelquefois cependant on les entend chuchoter entre eux à voix basse. Mais de leur conversation on ne distingue jamais qu’un mot : ia ! ia !… (oui ! oui !…)

    La silhouette de leur navire s’aperçoit au loin, comme perdue dans les nuages.

    *

    **

    Quand les pêcheurs de Trévou-Tréguignec s’embarquent la nuit pour la pêche, ils voient souvent des mains de cadavres se cramponner au bordage des bateaux. Les femmes ne s’accrochent pas ainsi avec les mains, mais elles laissent flotter sur les eaux leurs cheveux, où les rames s’embarrassent.

    LXIII

    La tête du mort

    Mon père, Yves Le Flem, avait coutume d’aller la nuit chercher des épaves le long de la grève.

    Cette nuit-là, il avait emporté son filet sur ses épaules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il s’acheminait de ce côté, tout en flânant.

    Tout à coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit à rouler avec bruit dans les galets.

    – Qu’est-ce que cela peut être ? se dit-il.

    Il courut après l’objet qui dégringolait toujours, car la pente à cet endroit était rapide.

    Jugez de son désappointement, quand, l’ayant saisi, il s’aperçut à la lueur de sa lanterne que c’était une tête de mort.

    Il n’eut rien de plus pressé que de lancer au loin cette épave humaine.

    Mais aussitôt une grande clameur s’éleva de la mer.

    Mon père épouvanté crut voir des milliers de bras qui s’agitaient hors de l’eau.

    En même temps des mains invisibles s’efforçaient de lui arracher son filet.

    Il comprit qu’il avait mal agi en manquant de respect à la tête de mort. Il savait d’autre part qu’il ne fait pas bon avoir affaire à des noyés. Le voilà de se remettre en quête du crâne ; le retrouver ne fut pas chose facile.

    Mon père se disait :

    – Si je l’ai rejeté dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui s’agitent là-bas si désespérément vont m’entraîner avec eux dans l’abîme.

    Fort heureusement, la tête de mort avait été arrêtée par un rocher.

    Mon père la reporta pieusement à l’endroit où elle gisait quand son pied l’avait heurtée tout d’abord.

    Grâce à quoi il put rentrer chez lui sain et sauf.

    (Conté par Marie-Yvonne Le Flem. – Port-Blanc.)

    *

    **

    Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. C’est pourquoi les noyés, qu’ils aient péri volontairement ou non, restent faire pénitence à l’endroit où ils ont été engloutis, jusqu’à ce que d’autres viennent se noyer à la même place. Alors seulement, ils sont délivrés.

    *

    **

    Vers 1856, trente-deux personnes affrétèrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, à l’embouchure de la rivière de Quimper. Le temps était beau. La traversée de la baie se lit sans encombre. Mais à l’entrée des Vire-Court, en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite d’une fausse manœuvre.

    Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs années après, le souvenir en était encore présent à toutes les mémoires, et les bateaux qui descendaient la rivière se garaient avec soin des parages où l’accident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine à s’en écarter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs même y sombrèrent par la suite. À chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, voix basse, sur le port :

    – Ah ! vous voyez,… vous voyez !… Les anciens se sont fait remplacer… C’est des nouveaux qu’il faut se défier maintenant.

    (Conté par René Alain. – Quimper, 1889.)

    *

    **

    Quand on fait remarquer aux femmes de l’île de Sein combien leur cimetière est étroit, elles vous répondent par le dicton suivant :

    Être an Enez hac ar Beg

    Éman berred ar gwazed.

    [ Entre l’Île et la Pointe (du Raz) est le cimetière des hommes ].

    (Communiqué par Le Bour. – Audierne.)

    *

    **

    Les noyés, dont le corps n’a pas été retrouvé et enseveli en terre sacrée, errent éternellement le long des côtes.

    Il n’est pas rare qu’on les entende crier, dans la nuit, lugubrement :

    – Iou ! Iou !

    On dit alors, dans le pays de Cornouaille :

    E-man Iannic-ann-ôd o iouall ! (Voilà Iannic-ann-ôd, – Petit-Jean de la grève, – qui hurle !)

    Tous ces noyés hurleurs sont indistinctement appelés Iannic-ann-ôd.

    Iannic-ann-ôd n’est pas méchant, pourvu qu’on ne s’amuse pas à lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur à l’imprudent qui se risque à ce jeu ! Si vous répondez une première fois, Iannic-ann-ôd franchit d’un bond la moitié de la distance qui le sépare de vous ; si vous répondez une deuxième fois, il franchit la moitié de cette moitié ; si vous répondez une troisième fois, il vous rompt le cou.

    LXlV

    Iannic-ann-ôd

    Un domestique de ferme revenait de conduire les bêtes aux champs, un soir d’été, dans le temps où l’on commence à leur faire passer les nuits dehors. Comme il cheminait par un sentier de grève, il entendit sonner sur les galets les sabots de Iannic-ann-ôd. Le domestique était un luron. Il savait toutes les histoires qui se débitent, aux veillées d’hiver, sur le compte de Iannic-ann-ôd, et il s’était promis de les vérifier à la première occasion.

    – Ma foi, se dit-il, je vais en avoir le cœur net.

    En garçon avisé toutefois, il attendit d’être assez près de la ferme, avant de répondre aux « Iou » stridents, que poussait derrière lui le rôdeur de plages.

    Alors seulement, il poussa à son tour un « Iou » sonore.

    Iannic-ann-ôd fut sans doute interdit de tant d’audace, car il se tut subitement. Le domestique constata qu’en revanche il s’était fort rapproché. Sa silhouette apparaissait maintenant là-bas, à l’autre bout du sentier, toute noire dans le clair de lune.

    Voici les cris de reprendre de plus belle.

    Cette fois, le domestique n’y fit écho qu’arrivé au milieu de la cour de la ferme.

    Iannic-ann-ôd touchait à ce moment à la barrière.

    Il hurlait avec une rage croissante :

    Iou ! Iou ! Iou !

    Il y avait de la provocation dans sa plainte.

    Le domestique s’était mis à courir vite, vite, aussi vite que s’il avait eu des ailes aux talons.

    Parvenu au seuil du manoir, il cria le troisième « Iou », en même temps qu’il refermait le lourd battant de chêne.

    Un formidable coup s’abattit du dehors sur la porte ; on eût juré qu’elle volait en éclats. Et la voix du hurleur s’éleva menaçante :

    – Passe pour une fois : mais si tu y reviens, je ferai de toi un homme !

    Le domestique se l’est tenu pour dit.

    (Conté par René Alain. – Quimper 1889.)

    LXV

    La chance de Jean Duigou

    Jean Duigou, marin-pêcheur à Landévennec, pêchait une nuit, dans la rade de Brest, à quelques encablures de terre, tout seul dans son bateau. Tout à coup, d’un des bois qui couvrent cette côte, s’éleva un hurlement prolongé. Jean Duigou, pensant que c’était quelque farceur qui voulait lui faire peur, répondit par un hurlement semblable.

    Une seconde fois, le même cri de détresse retentit. Et Jean Duigou d’y répondre encore.

    – Il commence à m’agacer, ce vilain singe ! se dit-il. Et s’il recommence, je lui riposte par un « coc’h ! » qui s’entendra jusqu’au fond de la rade.

    Il n’avait pas fini de se parler de la sorte que la voix du personnage invisible hurla pour la troisième fois :

    – Iou… ou… ou !

    Alors, Jean Duigou, de toute la force de ses poumons :

    Coc’h évid-out… out… out… (M… pour toi !) beugla-t-il.

    Mais le dernier son s’étrangla dans sa gorge. Quelqu’un se tenait dans le bateau, derrière lui, et lui étreignait le cou entre des doigts aussi durs que des pinces de fer. Une sueur de souffrance et d’angoisse inonda le visage du pêcheur.

    – Qui que vous soyez, au nom de Dieu, lâchez-moi ! supplia-t-il.

    Alors, l’autre :

    – Oui, je te lâche, mais ce n’est point parce que tu as invoqué le nom de Dieu… Si ton bateau n’avait pas été en chêne, c’en était fait de toi.

    Ce disant, il desserra les doigts et disparut.

    Jean Duigou avait eu de la chance. Et il vit bien que ce que disent les vieilles gens est vrai : à savoir que le bois de chêne est un talisman précieux contre les mauvais esprits.

    (Conté par Pierre Le Golf. – Argol.)

    LXVI

    Les cinq trépassés de la Baie

    C’étaient deux marins de Quimper.

    Ils s’étaient chargés de transporter dans leur chaloupe des fûts de cidre à destination de Benn-Odet.

    Peut-être s’attardèrent-ils chez l’aubergiste à qui ils avaient à livrer la cargaison. Toujours est-il qu’ils laissèrent passer l’heure de la marée. Parvenus à l’endroit qu’on nomme « la Baie », ils n’eurent plus assez d’eau et durent échouer piteusement dans les vases… Six heures à attendre avant la prochaine marée, et cela en pleine nuit !… Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Tous deux se roulèrent dans les plis de la voile qu’ils avaient amenée. Déjà ils fermaient l’œil, quand une voix très forte les appela l’un et l’autre par leurs prénoms respectifs.

    – Ohé ! Yann !… Ohé ! Caourantinn.

    – Ohé ! répondirent Caourantinn et Yann.

    C’est de la sorte que les marins ont coutume de se héler entre eux.

    – Venez nous chercher ! reprit la voix.

    La nuit était si noire qu’on n’y voyait plus à deux brasses. La voix, quoique très forte, semblait venir de très loin. Puis, elle avait en vérité quelque chose d’étrange. Yann et Caourantinn se touchèrent du coude.

    – Je crois bien, dit Yann, que c’est la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ôd.

    – Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous cois. Ce n’est pas le moment de lever le nez.

    Et ils s’entortillèrent plus étroitement dans la voile.

    Mais ils avaient encore plus de curiosité que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage.

    – Vois donc ! dit-il à son compagnon.

    Le fond de la haie, à leur gauche, venait de s’éclairer subitement d’une lumière qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumière se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes étaient debout, les bras tendus en avant. Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement de cirés blancs parsemés de larmes noires.

    – Ce n’est pas Yannic-ann-ôd, dit Yann ; ce sont des âmes en détresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette année as fait tes Pâques.

    Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains, et cria :

    – Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes échoués ici. Venez à nous vous-mêmes ou dites-nous ce qu’il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons.

    Les deux marins virent alors les cinq fantômes s’asseoir chacun à son banc. L’un prit le gouvernail, les autres se mirent à ramer. Mais, comme ils ramaient tous du même côté, l’embarcation, au lieu d’avancer, virait sur place.

    – Sont-ils bêtes ! grogna Yann ; en voilà des matelots d’eau douce !… J’ai bien envie d’aller leur montrer la manœuvre. C’est peut-être ça qu’il leur faut. Qu’en dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ?

    – Non pas ! si tu y vas, je t’accompagne.

    – Après tout, il n’y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau là où il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens çà, camarade, à la grâce de Dieu !

    C’est à peine s’ils eurent de l’eau jusqu’à mi-jambes.

    Ils s’acheminèrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche.

    Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait.

    Quand les deux compagnons furent tout près d’elle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumière qui éclairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, à la place où étaient les quatre rameurs, s’allumèrent quatre cierges. À leur clarté douteuse, Yann et Caourantinn s’aperçurent que le cinquième fantôme, celui qui tenait tout à l’heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l’eau la tête et les épaules.

    Ils s’arrêtèrent, saisis d’épouvante. À vrai dire, ils eussent préféré être ailleurs. Mais comme ils s’étaient tant avancés, ils n’osaient plus rebrousser chemin. L’homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu’il eût fallu être mauvais chrétien pour n’en avoir point pitié.

    – Êtes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann.

    Comme s’il eût deviné leur pensée et les sentiments qui les agitaient, l’homme leur dit :

    – N’ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq âmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n’est rien auprès de la leur. Voilà plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d’un homme de bonne volonté.

    – S’il n’est que de bien vouloir, nous sommes à votre disposition, répondirent Yann et Caourantinn.

    – Vous irez, s’il vous plaît, trouver le recteur de Plomelin, et vous le prierez de faire dire pour nous, au maître-autel de l’église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, à ces cinq messes, assistent régulièrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants.

    Douè da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) murmurèrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux.

    Le lendemain, Yann et Caourantinn allèrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payèrent d’avance les vingt-cinq messes. Ils assistèrent eux-mêmes à toutes ; pour être sûrs des trente-trois assistants exigés, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde à la fois aux messes basses de Plomelin.

    Le sixième jour, Yann dit à Caourantinn :

    – Si tu veux, nous nous rendrons à la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait ?

    – Soit, répondit Caourantinn à Yann.

    Et la nuit venue, ils descendirent la rivière dans leur chaloupe. Ils mouillèrent à l’endroit où ils avaient échoué six jours auparavant. Et ils attendirent. Bientôt, la lumière qu’ils avaient déjà vue commença de monter au-dessus des flots. Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque réapparurent les cinq fantômes. Ils avaient toujours leurs cirés blancs, mais les larmes noires n’y étaient plus. Leurs bras, au lieu d’être tendus en avant, étaient croisés sur leur poitrine. Leur face rayonnait.

    Et, tout à coup, sonna une musique délicieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleuré de bonheur.

    Les cinq fantômes s’inclinèrent tous à la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce :

    Trugarès ! Trugarè ! Trugarè ! (Merci ! merci ! merci !)

    (Conté par Marie Manchec, couturière. – Quimper, 1891.)

    LXVII

    Les naufragés de Gueltraz (Île Saint-Gildas)

    En face de Port-Blanc, sur la côte trécorroise, est un îlot fait de quelques masses de rochers et planté d’un bois de pins. On l’appelle Gueltraz. Il est habité par un fermier et sa famille, qui vivent plus encore du goémon qu’ils ramassent que des pommes de terre qu’ils récoltent.

    Leur meilleure aubaine, ce sont les épaves que la mer leur jette quelquefois, car ces parages sont hérissés d’écueils.

    Un matin, après une nuit de tempête, ils trouvèrent d’énormes madriers que les vagues avaient roulés sur le galet. Ils les eussent volontiers traînés jusqu’à la ferme, mais leurs forces réunies n’auraient pas suffi à les remuer. Ils durent se contenter de faire bonne garde autour des pièces de bois ; ils avaient à craindre que la marée suivante ne les remportât.

    Ils restèrent là

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