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Désolation: Thriller
Désolation: Thriller
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Livre électronique454 pages7 heures

Désolation: Thriller

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À propos de ce livre électronique

Dans un futur proche, une prison destinée aux djihadistes condamnés à perpétuité est installée sur l'une des îles Kerguelen...

En 2021, aux îles Kerguelen, district des Terres australes et antarctiques françaises, une prison de sécurité maximale pour djihadistes condamnés à la peine perpétuelle a été installée sur un îlot du golfe. Les hivernants basés à Port-aux-Français, la station scientifique du district, sont scandalisés. Dans toute l’Europe, le terrorisme islamiste fait des ravages. Aux Kerguelen toutefois, que la sauvagerie des quarantièmes rugissants protège, veille un inquiétant gardien. Cela suffira-t-il à écarter tout danger ?
Thriller des antipodes, Désolation nous fait découvrir cet archipel mythique du bout du monde et partager le sort de de ces idéalistes scientifiques dont le quotidien va se trouver tragiquement affecté par l’existence de l’horrifique prison.

Partez à la découverte de cet archipel unique, touché par l'installation d'une prison indésirable et terrifiante, emplie de terroristes, avec ce thriller glaçant et tragique !

EXTRAIT

Pierre s’est tu un moment pour me laisser le temps, peut-être, de digérer toutes ces infos. Puis il a murmuré d’une voix rêveuse :
« Tu veux que je te parle du Skua, Marie-Paule ? »
J’ai souri.
« Si j’ai bien capté ce que m’a dit Marc sur le personnage, tu ne devrais pas avoir grand-chose à m’en dire. »
Il a souri à son tour. Son premier vrai sourire…
« Le Skua, c’est le Skua. C’est-à-dire que c’est le type qui a tout pouvoir ici en ce qui concerne la sécurité de GRISKER. Et la sécurité de GRISKER englobe tout l’archipel et touche à tous ceux qui s’y trouvent. Le Skua surveille tout, se mêle de ce que bon lui semble quand bon lui semble. Gilles, je veux dire Fuchs, le directeur, qui loge dans l’annexe à côté du CNES, ne s’occupe que de la paperasse du machin. Il ne met jamais les pieds là-bas, c’est le chef de détention sur place qui fait tourner la boutique. De temps à autre, le Skua rend visite à Fuchs, mais je le soupçonne de le faire surtout pour s’assurer que le pauvre homme, à qui les hivernants n’adressent jamais la parole, ne pète pas les plombs. Je me dis qu’il fait peut-être la même chose avec moi… »
Son ton m’a alertée.
« Tu pètes les plombs, Pierre ? »
La grimace qu’il m’a servie ne m’a pas rassurée du tout.
« Qui sait ? a-t-il feint de plaisanter. Bref, le Skua rôde et se contente de rôder. À chaque OP, je lui remets une copie de la liste des personnels civils avec leur CV. Il y a encore autre chose que je n’ai dit à personne, je n’en ai pas le droit, mais à toi je le dis quand même, et tant pis pour la clause que j’ai dû signer [...]

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sébastien Sholt est le pseudonyme d’un auteur déjà publié par ailleurs… et qui n’en dira pas davantage.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie3 oct. 2019
ISBN9791023612974
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    Aperçu du livre

    Désolation - Sébastien Sholt

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    SÉBASTIEN SHOLT

    Désolation

    ROMAN

    AVERTISSEMENT

    Ayant lieu en 2021, les événements relatés dans ce roman ne se sont donc pas produits. Leurs protagonistes sont également purement fictionnels, si bien que toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne pourrait être que le fruit du hasard.

    À Jean-Paul Kauffmann

    « En attente d’existence dans l’espace et le temps, interdites de séjour géographique, les Kerguelen sont condamnées à demeurer une sorte de limbes, lieu de pénitence.

    –Jean-Paul Kauffmann, L’Arche des Kerguelen

    Prologue

    Comme un coup de tonnerre.

    Le vent ne s’est pas levé, selon l’expression d’usage, il a éclaté d’un coup. Puis l’explosion a été suivie d’un long grondement s’amplifiant à l’infini.

    À présent, le souffle géant balaie la Terre. Un roulement de train fou faisant le tour du globe à pleine vitesse, force aveugle dévalant l’éther jusqu’à la catastrophe…

    À l’instant, la déflagration m’a figé. Puis j’ai levé la tête. Le ciel était clair. Le petit carré opaque de l’épaisse verrière à glissière électrique qui abrite l’exigu carré de la promenade avait été tiré. C’est ainsi qu’à travers la double rangée de barreaux horizontaux, à quelque cinq mètres au-dessus de ma tête, j’ai pu voir le vent, oui, le voir, et j’ai aussitôt pensé : c’est bien là !

    Et pour achever de m’en convaincre, comme à mon intention, un oiseau a filé dans la tourmente ; et si fugace qu’en eût été la vision, j’étais sûr que c’était un skua, sûr aussi que le charognard m’avait vu sans espoir de me crever les yeux vivants, comme moi sans espoir d’accompagner jamais son vol à l’air libre et tourmenté des quarantièmes rugissants…

    Ils ne savent pas. Ils n’ont même pas su que je suis français, alors savoir que je suis déjà venu ici !… Ça les rendrait fous. Tout ce grand secret pour rien, ce transfèrement par avion à la Réunion, yeux bandés. Forcément la Réunion… Puis cet embarquement au Port, yeux bandés toujours, sur quelque bâtiment militaire. Et ces longs jours de traversée, cette houle puissante des antipodes… Et ce transbordement, enfin, sur un autre bateau… Un chaland, sans doute, comme L’Aventure, à propulseurs à bascule pour pouvoir naviguer dans le golfe et « beacher » sur les grèves… Ils ont fait ça de nuit, j’en aurais juré malgré mes yeux bandés, toujours… Pas de vent cette nuit-là, pas un souffle… Sinon, comment auraient-ils pu piloter le chaland sans risque au milieu des îles, des îlots et des récifs du golfe ?

    Dieu tout-puissant, comment ont-ils osé ?

    Et comment ont-ils pu construire ce bunker en ces lieux inviolés de la Genèse ? Comment la communauté scientifique, l’UNESCO, que sais-je, ont-elles pu laisser faire ?

    Un bref instant, le doute me prend. Les infos lâchées sur le Net n’étaient-elles que de l’intox ? Je n’ai pas souvenir, c’est vrai, que le navire ait jeté l’ancre à Crozet comme le fait à chaque rotation le Marion Dufresne, le ravitailleur des TAAF. Il n’y a pas eu de halte, j’en suis sûr. Le navire a fait route sans escale jusqu’ici…

    Mais non, c’est bien ici. Je reconnais l’air que je respire, brassé par la tempête. Ici !

    Aux Kerguelen !

    Aux îles de la Désolation !...

    La verrière se referme dans le vacarme du vent, voilant l’éclat du ciel que le troupeau galopant des nuages assombrissait déjà. La porte d’accès à ma cellule s’ouvre en même temps qu’une voix métallique claque dans le haut-parleur : Eighteen, come back ! Eighteen, come back !

    Je suis le numéro 18. Je ne sais combien nous sommes ici ni de quelles nationalités nous sommes. Imprimé sur un panneau de polycarbonate au mur de la cellule, le règlement de la prison est rédigé en anglais, en français, en arabe, en allemand, en espagnol et en turc, mais les ordres émanant des haut-parleurs sont proférés en anglais. La traduction de ces ordres simples et basiques figure en annexe, au bas du règlement. Nous voyons rarement nos gardiens, mais eux nous observent en permanence sur les écrans de vidéo de ce bunker automatisé et étanche. Ici, pas de fenêtres. Nous vivons sous cloche et sous clim à la lumière diffuse d’une dalle LED au plafond qui s’éteint la nuit, mais quand cela se produit, je ne jurerais pas que c’est la nuit. Ici tout se confond, tout est fait pour que tout soit confondu, le moindre repère est aboli. Nous ne voyons le jour que dans la courette de promenade, mais de quel jour s’agit-il, de quel temps ?...

    Ils vont nous exténuer.

    Nous vider de nous-mêmes, lentement, le plus lentement possible, jusqu’à la mort.

    Je le savais, nous le savons tous. Ce que j’ignore, en revanche, c’est sur quelle île ou quel îlot du golfe ils ont construit ce bunker de cauchemar. Un petit bâtiment, certainement peu visible, aisément camouflable dans ce décor que je connais bien. Quelque unité spéciale destinée aux « meilleurs » d’entre nous… Combien ? Cinquante ? Cent ? Sûrement pas plus. Mais où ?

    Dans ma cellule que j’ai réintégrée, je continue à marcher en rond comme dans la courette, et je passe en revue les îlots et les îles du golfe où, il y a moins de dix ans, j’effectuais des « manips » de microbiologie, et dans les cabanes desquels j’ai séjourné pendant la durée de mes prélèvements : île longue, île aux Cochons, île Mayes, île Verte… Je ricane : je les vois bien, ces chiens, nous avoir parqués sur l’île aux Cochons — où il n’y a pas de cochons, sauf nous !

    Et soudain, un souvenir me revient. Décembre 2009… L’été austral…

    Nous avons navigué onze jours, avec escale de quarante-huit heures aux Crozet, sur l’île de la Possession, pour ravitailler la base Alfred-Faure et dégourdir les jambes des huit touristes embarqués. Visite classique de la grande manchotière… Quelque trente-mille couples de manchots royaux, skuas et pétrels voltigeant, plongeant et criaillant au-dessus du grouillant magma pour bouffer les poussins… Nos excursionnistes extasiés, exultants et exaltés caméscopant à qui mieux mieux… Ils le méritent, mon frère ! Huit mille euros la balade !... Par bonheur pour eux — et pour nous —, depuis l’appareillage à la Réunion, mer calme, houle lente, profonde et hypnotique à laquelle les corps et les cœurs se sont vite habitués.

    Et puis, aux abords du golfe du Morbihan, le commandant du Marion décide une halte surprise avant le terminus de Port-aux-Français…

    Nous enfilons nos gilets de sauvetage et grimpons en deux groupes dans l’hélico. Mer de plomb comme le ciel. Paysage sinistre. Des falaises, du basalte, des grèves pierreuses, et çà et là de vertes étendues d’acæna. Silence étrange sur cette île d’outre-monde cernée d’autres îles aussi sombres qu’elle. L’hélico nous dépose au milieu de rien. Rien ?

    Non, quelque chose là-bas, face à l’océan : des croix et des stèles, une petite vingtaine, fichées plus ou moins de guingois, bousculées par des vents profanateurs. L’accompagnateur de nos touristes nous informe : ce sont les tombes de phoquiers américains décédés au XIXe siècle, lors de leurs campagnes de chasse.

    Chacun se tait, feint de se recueillir… En réalité, c’est le décor qui pèse sur l’esprit, l’infinie désolation du lieu qui nous accable. Une touriste s’enquiert : « Comment s’appelle cette île ?

    Les Américains l’avaient baptisée Grave Island, répond l’accompagnateur.

    Grave Island ?

    L’île du Cimetière, c’est son appellation aujourd’hui. »

    L’île du Cimetière !

    Voilà bien sûr où nous sommes !

    J’ai dormi et j’ai rêvé de vent. Que dis-je, d’ouragan ! L’ouragan m’a enlevé, fondu en lui, dissous dans ses plis et ses replis, dans ses remous et dans ses trombes, dans son maelström. C’était moi, j’étais lui, et nous avons balayé, flagellé l’archipel honni, clamant dans l’éther la colère divine des cinquantièmes hurlants. Sur la base, hommes et femmes s’égaillaient comme des fourmis affolées ou se terraient dans leurs baraquements dérisoires tandis que nous arrachions pylônes, antennes, radômes et paraboles dressés vers le ciel pour recueillir la rumeur éternelle des hommes et des étoiles en vue de dominer l’univers. Ignominie et sacrilège ! Et nous avons tourbillonné sans relâche, de plus en plus vite, de plus en plus fort, autour de la Désolation la bien-nommée, ainsi qu’une meute tourne et tourne autour de sa proie pour l’étourdir et l’exténuer. Sur les îles et les presqu’îles, les cabanes des scientifiques s’envolaient comme des fétus par nous emportées puis aspirées dans nos vortex, et leurs occupants couraient en tous sens par les grèves et les vallons, par les monts et les falaises, hagards et dévêtus comme au premier jour, cherchant refuge dans les trous des tourbières et les creux des rochers.

    Et un chœur unique et primitif, tantôt couvrant notre clameur, tantôt l’accompagnant, se pouvait seul encore distinguer : celui ricanant des hôtes sanctifiés des lieux depuis la Création : les éléphants de mer, les gorfous macaronis, les manchots royaux et les manchots papous, les otaries, les skuas, les cormorans, les pétrels et les grands albatros, Allah tout-puissant les bénisse !

    Livre premier

    C’est un homme d’une quarantaine d’années, assez grand, osseux, athlétique, aux yeux gris-vert, toujours rasé de près et le crâne de même, comme un militaire. C’est peut-être un militaire. Ici, personne ne le sait, pas même le disker. Ce matin, il porte sa casquette de baseball noire, le vent est faible, et ses lunettes noires, le ciel est clair. S’il n’est pas un militaire, alors il pourrait être un flic. On ne sait pas. De lui on ne sait rien. Sur la base où chacun est à sa place et vaque à son office, il fait tache. Il flâne et baguenaude, pénètre ici, fouine par-là, hume l’air, vous regarde dans les yeux froidement sans vous saluer quand vous le croisez en vous gratifiant d’un vague sourire sans cesser de vous regarder froidement dans les yeux. Par bonheur, il s’en va souvent. On le voit monter dans l’hélico et disparaître. On sait où il va. On ne sait pas en revanche ce qu’il y fait. Il reste là-bas aussi longtemps ou aussi brièvement que ça lui chante, du moins quand la météo permet à l’hélico de voler ou quand le chaland est disponible. Il a cependant toujours la priorité, sauf en cas d’appel à l’aide des VSC sur les lieux de leurs manips. Il ne demande pas, il ordonne. Le disker accède à ses désirs sans poser de questions. À la Réunion, le préfet des TAAF lui a dit : « Vous faites ce que vous voulez et comme vous le voulez aux Kerguelen. Le disker a reçu des instructions. Chacun sera aux ordres quand vous l’exigerez. Comme vous le savez, vous ne dépendez de personne, pas même du directeur de GRISKER. Vous ne dépendez que de moi… et encore ! »

    Mais l’homme ne demande pas grand-chose. Il se balade, passe boire une bière à Totoche où il ne se lie avec personne, à la bibliothèque pour y chercher un livre, furetant dans les rayonnages sans rien demander puis s’en allant le plus souvent sans rien emporter ; ou bien, comme ce matin, assis devant la cale, il reste à contempler l’eau grise et agitée du golfe où patrouillent les sternes en vol rasant, prêtes à piquer sur leur proie.

    Et le voici qui revient. Il a assez vu la mer, sans doute, ou s’est assez abîmé dans le néant, peut-être. Avant de regagner le Louison, le bâtiment d’habitation polyvalent — touristes, visiteurs et quelques VSC — où il a sa chambre, il passe à la coop s’approvisionner en denrées diverses, chocolat, eau minérale, conserves, miel, biscottes, qu’il stocke chez lui en prévision des jours où il n’aura pas envie de prendre ses repas à « Ti ker », le restaurant de la base. Des jours où il n’aura pas envie, en somme, d’adresser la parole à quiconque, même par monosyllabes. Cette fois-ci, en plus de ses denrées habituelles, il prend une bouteille de whisky. Il en prend quelquefois. En voudrait-il prendre davantage qu’en dépit du règlement qui en limite l’achat à une bouteille par mois, on le laisserait faire.

    Ses emplettes effectuées, il regagne sa chambre, jette sur le lit sa « zézette », la radio VHF dont disker, toubib et manipeurs ne se séparent jamais, range ses provisions, ôte son blouson fourré d’aviateur, dépose sur la table de chevet son holster de hanche d’où dépasse la crosse d’un Sig Sauer P 320, puis se verse un demi-verre de scotch qu’étendu sur son lit et le regard dans le vide il s’emploie à siroter.

    À cette heure-là, le bâtiment est silencieux. Les hivernants qui logent au Louison avec lui — pas de touristes en ce moment — vaquent à leurs occupations ou entretiennent leur forme au L 7, la salle de sport. Lui se repose ; et tandis qu’il se repose en sirotant son scotch le regard dans le vide, il passe en revue les uns et les autres, les personnels de la base, les civils en fait, les civils surtout, comme il le fait à chaque nouveau contingent de volontaires des TAAF ou de l’IPEV, et ce faisant il lâche un soupir désabusé. On peut deviner sa déception. La même déception chaque fois. Rien à se mettre sous la dent. Rien qui puisse le moindrement éveiller sa méfiance. Tous ces volontaires sont de jeunes gens vêtus de probité candide et de lin blanc. De naïfs scientifiques occupés de climatologie, de biologie, de radioactivité, d’oiseaux, de plantes, d’invertébrés, d’insectes, de mammifères marins et terrestres… Lui, les mammifères qui l’occupent (mais ne le préoccupent guère ici) sont les hommes. Des gamins et des gamines, en l’occurrence, juste soucieux de la protection de la nature et dont certains — il les surprend parfois — évoquent GRISKER à voix basse, avec un mélange de crainte et de réprobation.

    On le surnomme le Skua. Il le sait, ne s’en formalise pas. Son régime alimentaire est pourtant frugal. Qui l’a surnommé ainsi ? Un de ces gamins, sans doute, une de ces gamines… Souvent il songe à eux quand il s’en revient de GRISKER. Après les fauves, les poètes. Il se dit alors — mais chasse vite cette pensée — qu’il aimerait être eux, n’avoir jamais été lui. Comment se sent-on d’être eux ? Il suppose que ça doit être léger, léger, qu’on doit glisser avec grâce sur la patinoire de l’existence en exécutant des flips et des axels, les yeux au ciel et un sourire extatique aux lèvres…

    Trois quarts d’heure plus tard, ranimé par le scotch, il renfile son blouson, récupère zézette et pistolet, et sort. Le ciel est bleuâtre, l’air vif, le vent presque amical, et deux éléphants de mer sont affalés au beau milieu de la « rue » qui mène à la flottille et à la cale. Sur le seuil du Louison, le Skua hésite entre se rendre à la « discothèque », la résidence du disker, ou à l’annexe qui jouxte la résidence II du CNES et de Météo-France, un préfabriqué rajouté là pour y installer le bureau du directeur de GRISKER et son logement. En « taafien », l’idiome des TAAF en usage à Port-aux-Français — PAF — où presque tout se trouve affublé d’un nom en « ker » (pour Kerguelen), le plus souvent calembour ou mot-valise, cette annexe détestée pour sa seule existence et ce quelle représente a été baptisée Urtiker. Personne n’y met jamais les pieds, sauf évidemment le Skua, et parfois le disker à l’invitation du directeur.

    L’homme opte pour l’annexe. Il y trouve Fuchs en train d’examiner des documents en buvant du thé. C’est une visite comme ça, histoire de tuer le temps. L’un et l’autre n’ont rien à se dire aujourd’hui et le savent. Fuchs propose du thé au Skua, qui décline. « Vous retournez là-bas ? », demande Fuchs. Le directeur dit toujours « là-bas » au lieu de GRISKER, qui est pourtant la dénomination officielle — GRave ISland KERguelen — du centre de détention à vie de l’île du Cimetière. Évasif, le Skua répond qu’il n’en sait rien. « Tout est calme là-bas », marmonne-t-il.

    Là-bas, tout est toujours calme… Le directeur croise les doigts. Qu’au moins jusqu’au terme de sa mission de deux ans il n’arrive rien dans ce maudit blockhaus dont la seule évocation lui donne des crampes d’estomac !

    Les deux hommes bavardent poussivement un petit quart d’heure. Comme à son habitude, Fuchs évite de regarder le Skua dans les yeux quand il parle avec lui. Le personnage le rassure, certes, mais il l’effraie aussi. Il ne le trouve pas normal. Ou plutôt, il ne trouve pas normal que ce genre d’homme exerce une telle fonction. Quelle fonction, d’ailleurs ? C’est là que le bât blesse. Rien d’officiel ne précise ni même ne mentionne le rôle du Skua sur l’archipel. L’homme est investi d’un pouvoir exorbitant, et le fonctionnaire Fuchs n’arrive pas à s’y faire. Le Skua a même autorité sur le pacha du Nivôse, la frégate de la Marine nationale qui surveille au large la zone de pêche exclusive, pour lui ordonner de rallier la base séance tenante en cas de problème ! C’est le disker qui le lui a dit. Fuchs trouve cela tout simplement inouï.

    Le Skua se lève et prend congé. Par la fenêtre de son bureau, le directeur regarde l’homme s’éloigner en direction du port, chaloupant de ce pas élastique qui n’appartient qu’à lui. Comme toujours, Fuchs se demande à quoi le Skua peut bien penser, à quoi il peut bien employer son temps sur cette base où il n’a strictement rien à faire… Sans occupation routinière et précise aux Kerguelen, surtout pour un solitaire invétéré comme lui, l’esprit s’évapore, se dissout, et vous sombrez jour après jour dans un temps indifférencié et mortifère. Il faut avoir une tâche. Celle du Skua, pense Fuchs, n’en est pas une. L’homme veille, aux aguets. Mais aux aguets de quoi ? De tout et de rien. Plus sûrement de rien. Que peut-il arriver là-bas ? Le blockhaus est étanche, tout ce qui touche à la sécurité y a été pensé jusqu’aux moindres détails. Les quatre-vingts condamnés ne peuvent communiquer avec personne, pas même entre eux, jamais. Ils sont enterrés vifs sur cet îlot de malheur. Soustraits à la communauté humaine jusqu’à leur dernier souffle. Quant aux Kerguelen, comment les approcher dans ces quarantièmes rugissants et ces cinquantièmes hurlants ? Avec quel moyen de transport qui ne soit le Marion Dufresne II sur lequel personne n’embarque sans y être habilité ? Et une fois à Port-aux-Français, comment gagner l’île du Cimetière ? Comment monter à bord de l’hélico ou du chaland sans l’autorisation du disker ?

    Fuchs hoche la tête. Si élastique que soit son pas, ce type va s’enliser dans le sable des jours comme les VSC dans les souilles des Kerguelen, ces terres spongieuses qu’il leur faut traverser au cours de leurs manips, et dont ils ne parviennent souvent à s’extraire qu’en s’aidant mutuellement.

    Mais qui aidera le Skua, ce Drogo des Terres australes ?

    Avec un haussement d’épaules, le directeur se replonge dans l’examen de ses documents. Il administre, tel est son job. Et cela lui suffit.

    Journal d’André Queven

    Brest, 3 novembre 2021

    Par ces temps qui courent, comme on dit, mais dont j’ai plutôt l’impression qu’ils explosent sous nos pas d’automates ou de somnambules comme autant de mines antipersonnel dont les éclats meurtriers nous mutilent jour après jour, il m’a paru de la dernière urgence de mettre la plus grande distance possible entre la société humaine et moi.

    Toutefois, j’ai tourné sept fois ma conscience dans la coque où je crois qu’elle se tient avant de me résoudre à cette extrémité : est-ce que ce n’était pas une lâcheté ? Par ailleurs, cette fuite (honteuse), ne serait-elle pas qu’un dérisoire subterfuge puisqu’il me faudrait bien revenir au bercail, y rechausser mes pantoufles et me rasseoir devant le clavier de l’ordinateur pour y saisir — comme le gel saisit le vif, et non comme le feu saisit le steak — ces notes, ces réflexions, ces faits, bref, ce journal dont je suis en train de coucher les premières lignes sur mon cahier de voyage ? Enfin, aussi loin que je m’exilasse, qu’est-ce qui m’assurait que la rumeur du monde — c’est-à-dire son hystérie, sa rage et ses braillements — ne m’y violenterait pas encore ?

    Ces réserves m’ayant semblé frappées au coin du bon sens — il m’arrive d’être lucide, cela m’énerve assez —, je les ai bientôt chassées, et l’aspect éculé de mes pantoufles comme celui misérable de mon deux-pièces cuisine où la lumière du jour, si j’ose dire, me donne souvent l’impression de squatter une sacristie, n’ont pas été pour rien dans cette irrépressible et un peu vaine décision de boucler mon paquetage, puis de mettre le cap sur les Kerguelen avec l’aérienne insouciance du grand albatros.

    Oui, les Kerguelen, carrément. C’est-à-dire, n’ayons pas peur des mots puisque nous sommes écrivain : les îles de la Désolation…

    Caractériser d’insouciance aérienne mon état d’esprit au moment d’aborder les préparatifs d’un tel voyage — une expédition, en fait — est peut-être excessif. Quant à évoquer l’albatros, dont la grâce et la puissance du vol relèguent mon imagination d’auteur au rang de hoquet cérébral…

    La vérité est qu’il n’est pas simple de mettre pied aux Kerguelen. L’accès à cet archipel est presque aussi protégé que celui d’un site d’essais nucléaires, si j’ose cette comparaison. Jusqu’à il y a peu, sauf si vous étiez journaliste accrédité, deux options s’offraient à vous pour pouvoir vous y rendre et y séjourner : soit vous vous portiez volontaire au service civil (VSC) ou volontaire civil à l’aide technique (VCAT) pour une mission d’un an relevant d’une spécialité scientifique ou autre recherchée par les TAAF (Terres australes et antarctiques françaises) ou par l’IPEV (Institut polaire Paul-Émile-Victor), ou bien encore vous étiez fonctionnaire de catégorie A, officier de l’armée, ou quelqu’un ayant une expérience de commandement ou de management, et vous postuliez à la fonction de chef de district (« disker » pour les Kerguelen, « discro » pour Crozet et « disams » pour Saint-Paul et Amsterdam) - mission de treize mois, voyage inclus ; soit vous étiez un touriste, et vous réserviez votre voyage six mois à l’avance, le nombre de visiteurs étant limité pour chaque rotation (quatre par an) du Marion Dufresne II, le navire ravitailleur des TAAF basé à la Réunion.

    Je ne suis ni un scientifique (sauf à considérer que la grammaire et l’orthographe sont des sciences sinon dures, du moins molles), ni, ce qu’à Dieu ne plaise, un fonctionnaire ou un militaire. Touriste, en revanche, qui me paraît un état cousin germain de celui d’écrivain au point qu’un œil mal exercé (ou un regard mal intentionné) peut facilement les confondre, je pouvais envisager de l’être avec entrain.

    Un entrain fortement atténué, toutefois, pour ne pas dire étouffé, par le tarif un rien rédhibitoire de la balade : huit mille cinq cents euros (le double en cabine individuelle), nonobstant les extras, notamment les pots offerts tantôt aux uns et aux autres, tantôt aux autres et aux uns, en des lieux et des occasions aussi divers que variés, sur le bateau, au bar de Port-aux-Français (PAF le bien nommé) baptisé Totoche par les distingués bipèdes de la principauté, voire dans les cabanes des manipeurs perdues au milieu de nulle part, où la biotopette de gnôle peut s’avérer utile à la bonne compréhension du biotope et de toute la foutue ménagerie qui s’y vautre, y râle, y caquette, y piaille, y clabaude, y hurle, y rote, s’y dévore et s’y reproduit. Autre bémol, et de taille : comme aux Crozet et à Amsterdam, les touristes ne se posent aux Kerguelen que le temps d’une escale de quelques jours. L’essentiel de leur randonnée australe consiste surtout à arpenter le pont du Marion Dufresne en bâillant aux pétrels et ses coursives en bâillant d’ennui : l’« expédition » n’est qu’une croisière…

    Toutes ces informations, je les ai bien sûr pêchées sur le Net en visitant non seulement les sites des TAAF et de l’IPEV, mais aussi les nombreux blogs des VSC, jeunes scientifiques tout ébaubis de leur découverte de l’archipel dont ils rendent compte avec d’émouvants gazouillis de bébés phoques. Si bien que, gavé d’informations tant sur le patois taafien constitué d’abréviations reposantes, d’apocopes imprévisibles, d’aphérèses inattendues et de métonymies subtiles - OP pour opération portuaire, DZ pour drop zone, bib pour médecin, bout de bois pour menuisier, pimponker pour pompier, etc., j’en passe et des meilleures - que sur le décor de mon futur séjour, j’ai fini par me demander pourquoi diable me donner le mal (de mer) d’y aller, puisque en somme je m’étais déjà tordu les chevilles dans les champs de godons de Ratmanoff, embourbé dans la vallée des Souilles, que j’avais déjà foulé les vertes prairies d’acæna de Port-Couvreux, cueilli des moules dans l’eau glacée du fjord Henry-Boissière, traqué sur l’île Haute les derniers mouflons boulotteurs de chou de Kerguelen et ratiboiseurs d’azorelle, barboté dans les sources chaudes de Val Travers, trimballé sur le dos comme un sherpa les cages du « popchat » chargé de réguler la population foisonnante des harets croqueurs de pétrels à PJDA, effectué d’abscons transects de végétation avec un binôme d’appétissantes « écobiotes » à Val Studer, et, last but not least, que je m’étais déjà abîmé dans la contemplation du soleil couchant embrasant les noires falaises de la baie de l’À Pic, refuges des gorfous macaronis et des albatros à sourcils noirs. Franchement ?

    … Mais, je le répète, les temps explosent comme des mines sous nos pas. Des fous hurlent à nos portes et les râles de leurs victimes nous déchirent les tympans. « À feu et à sang ! », telle est la clameur qui, tel un cordon Bickford, court de lointaines contrées du Sud jusqu’au pied de la ligne Maginot crevée de toutes parts de notre Europe…

    Je fais des phrases et j’exagère peut-être. Peut-être… Mais ce peut-être trahit un doute alarmant qui a emporté ma décision. Certes, comme je l’ai dit, je ne pourrai rester dans l’éden désolé et venteux que j’ai passé ces derniers mois à explorer sur la Toile. Mais qu’importe ! Du moins aurai-je interposé entre mon esprit alarmé et la tourmente qui menace un coupe-feu provisoire, et me serai-je absenté du monde pour un temps. Un temps propice peut-être à la réflexion et à l’apaisement. Peut-être…

    Toujours est-il qu’au bout de quelques mois, j’ai fini par trouver le moyen de passer tout un hivernage aux Kerguelen comme un VSC. À force de fureter sur le Net, je suis tombé un beau matin sur un appel à candidatures émanant, via les TAAF, de la Direction des affaires culturelles océan Indien (DAC-OI). Une aubaine ! Qu’on en juge (ce « on » personnifiant bien sûr ce journal, promu interlocuteur intime pour la durée de cette aventure) :

    « Vous êtes poète, écrivain, musicien, chorégraphe, plasticien, vidéaste, photographe… Vous voulez vivre une expérience extraordinaire, environ trois mois de création dans les Terres australes françaises entre novembre et avril ; vous n’avez pas peur de l’éloignement et vous êtes en bonne santé physique. Vous séjournerez sur l’une des bases subantarctiques françaises aux côtés des personnels qui mènent sur place des missions de souveraineté, de recherche scientifique ou de préservation des milieux naturels.

    À l’issue de cette résidence de création, votre travail sera présenté à la Réunion, en Métropole (…) en Europe et dans le reste du monde.

    Cette résidence est dotée d’une bourse de 6000 € et les frais (…) »

    Etc.

    L’aubaine, te dis-je, mon cher André ! (Je viens de décider d’appeler mon journal André comme moi, je trouve que c’est plus vivant, et dans les solitudes extrêmes où je vais m’exiler, je me sentirai moins seul.)

    La résidence répond à la dénomination suggestive d’« Atelier des ailleurs » (quoique la poésie du mot atelier, à laquelle un Ponge pourrait être sensible, me laisse quant à moi un peu songeur). Juste ce qu’il me fallait, donc, à cela près que, là encore, le séjour de trois mois m’a paru beaucoup trop court. Je ne suis pas un stakhanoviste de l’écriture, tu es bien placé pour le savoir, mon cher André ; les crampes aux mains que me cause le malaxage des phrases ralentissent souvent ma production. Il me faut toujours aussi un certain temps pour démêler les impressions dont la réalité m’assaille, ainsi que les réflexions que le télescopage de mon hypersensibilité d’artiste avec sa trivialité de harengère m’inspire. Bref, il me fallait trouver un « truc » pour décrocher une rallonge de neuf mois à mon séjour de boursier des Ailleurs et ainsi pouvoir hiverner aux Kerguelen comme un VSC.

    Et si je cumulais, ai-je alors eu l’illumination, la résidence de création avec la croisière touristique ? En somme, si, renonçant aux 6000 € de la bourse, je me proposais en plus de payer mon voyage comme un touriste ? L’idée m’a paru futée, sinon perverse. Restait en ce cas une dernière chose à régler, ou plutôt à faire régler par mon éditeur : les 8000 € de la croisière…

    Je ne désire pas m’étendre ici, mon cher André, sur le choc que peut causer à un éditeur normalement constitué la suggestion d’offrir une croisière à l’un de ses auteurs, en l’occurrence à l’un de ses auteurs les moins vendus. Si la capacité d’un auteur à faire prendre au lecteur des vessies pour des lanternes est une qualité recherchée par un éditeur (toujours normalement constitué), celle de tenter la même chose sur lui est carrément rédhibitoire. Il allait donc me falloir allécher rondement le mien avec un projet bien carré, plus carré assurément que celui que je présenterais au jury de la DAC-OI en appui de ma candidature.

    Mais quel projet ? Aucune idée valable ne me venait à l’esprit. La plupart des lauréats de l’Atelier des ailleurs sont des photographes, des plasticiens, des vidéastes, et jusqu’à des chorégraphes que la danse nuptiale des éléphants de mer de trois tonnes doit sans doute inspirer. Rarement des écrivains. Je n’en ai déniché qu’un seul, le pauvret, que le disker de service a viré au bout de deux mois, profitant d’une « eva-san » (évacuation sanitaire, voyons !). Qu’un inoffensif écrivain puisse faire sortir de ses gonds un solide et impavide disker, voilà qui ne laissait pas de m’inquiéter. Je connais bien mon inoffensivité. Elle peut s’avérer vite insupportable, notamment à des gens rompus à la fréquentation de vents rugissants et de personnels hyperactifs. L’inutilité patente d’un écrivain, son indolence insoucieuse et son dilettantisme frivole peuvent facilement exaspérer de trapus et bougons congénères pénétrés du sens de leur rôle dans la harde.

    C’est alors que, furetant toujours sur la Toile, je suis tombé un autre beau matin sur une information dont l’énormité m’a sidéré. Cette information est certes du domaine public, sinon je ne l’aurais pas trouvée ; mais elle n’apparaît que de manière détournée et par rebonds aléatoires et obstinés de site en site, comme si on voulait que l’affaire se sache tout en la dissimulant. Comme si on vous laissait croire, en somme, que vous perciez un secret, déjà pourtant éventé. Cette mise en scène, si mise en scène il y avait (ce que je crois), confère à l’information un caractère sombrement clandestin et en amplifie la nature horrifique. C’est bien simple, mon pauvre André, je n’en suis pas encore remis. Cette découverte remonte à six mois. Mon sujet, certes, je le tenais, je le tiens. Mais je le tiens comme on tient une grenade dégoupillée entre les mains. Et ce qui rajoute à mon effroi, s’il est possible, c’est que dans aucun des blogs pourtant bavards des VSC, dans aucun de ceux des touristes s’étant rendus aux Kerguelen, ni dans aucun de ceux, officiels, des diskers en fonction pendant la mise en œuvre de la Chose et depuis sa mise en service, n’en avait fait ni n’en faisait état. Le silence des touristes, on peut le comprendre : on leur taisait l’affaire (il y avait de quoi, en effet, durablement altérer l’édénique renom des Kerguelen), et la manière dont l’information se trouve distillée ou instillée sur Internet n’en facilite pas la connaissance. Les VSC, les VCAT, en revanche… De l’ordre du refoulement, leur silence me paraît motivé par la peur. Quant à celui des diskers, c’est plus simple : à l’évidence, en cette affaire, la nature de leur fonction les tient à un surréaliste devoir de réserve.

    De cette découverte a résulté pour moi un pénible dilemme. Je tenais certes un sujet qui avait une chance raisonnable de séduire mon éditeur, mais qui risquait aussi d’effrayer le jury de la DAC-OI (et de provoquer des cris de pétrels affolés « là-haut », aux ministères de la Culture et de l’Intérieur, si ce jury avait le culot de retenir ma candidature) ; et d’autre part, alors que je voulais m’isoler du monde sur une terre vierge de la nuisance des hommes, j’allais retrouver là-bas cette même pollution, qui plus est concentrée sous les espèces d’une tumeur à proprement parler effrayante. Cela me rappelait cette malheureuse Israélienne paniquée par les attentats perpétrés dans son pays, qui trouva la mort dès son arrivée à Londres dans l’explosion kamikaze du bus où elle venait de monter…

    La question que je me pose aujourd’hui, mon cher André, est pourquoi ne pas avoir aussitôt abandonné ce projet pour un autre moins problématique ? Il va à l’encontre de l’esprit même de ma démarche et ne pouvait que déplaire au jury de la DAC-OI. Alors ? Je ne trouve qu’une réponse d’artiste : tandis que je lisais sur Internet les blogs des uns et des autres, que je regardais les vidéos et les photos de leurs séjours, que je scrutais la carte de l’archipel, j’entendais le vent, je sentais l’océan — bien différents de ceux d’ici, à Brest —, toute une nature qui me hurlait la solitude éternelle et déchaînée des grands espaces, l’exacte antithèse de la vociférante et pathétique clameur humaine. Et cet appel, ainsi du moins l’interprétais-je, bien qu’émanant des antipodes, me paraissait irrépressiblement sourdre de moi : contre tout bon sens, je voulais aller là-bas.

    Contre tout bon sens, dis-je, car cet appel s’accompagnait d’une menace obscure qui s’est brutalement imposée à mon esprit.

    Elle rôde au-dessus de ma tête, cette menace, plus encore à présent. À ma stupeur, en effet, le jury de la DAC-OI a retenu ma candidature, mon éditeur a accepté de régler le prix de la croisière en à-valoir de mon prochain roman, les TAAF m’ont autorisé à séjourner un an aux Kerguelen, et, cerise sur le gâteau, le désistement de dernière minute d’un touriste me permet d’embarquer sans plus attendre.

    Les dieux seraient-ils avec nous, mon cher André ? Ou bien, comme à leur déplorable habitude, auraient-ils plutôt remonté à notre intention l’implacable mécanisme du fatum ?

    N. B. : Je m’aperçois qu’au terme de cette exposition des faits, je n’ai pas précisé la nature de cette « tumeur » dont l’existence aux Kerguelen m’a tellement stupéfié. Je comptais sans doute le faire plus tard : j’ai pour manie, en effet, d’entretenir dans mes romans un suspense de pacotille qui n’est pas loin de faire de moi un romancier de gare… Ce n’est pourtant pas le cas ici, je le jure. Simplement, en relisant les premières pages de ce journal, je réalise combien cette affaire m’a tourmenté et me tourmente encore ; si bien que, comme dans les blogs des hivernants, j’ai peut-être moi aussi refoulé la Chose… N’aie crainte, mon cher André, l’oubli sera bientôt réparé ; je ne me laisserai pas dominer par la peur.

    À présent, avant de les enfourner dans ma cantine, je dois passer mes affaires à l’aspirateur afin de ne pas risquer d’introduire sur l’archipel graines, larves, œufs et propagules d’espèces allochtones invasives (et le contenu de la Chose, alors, il n’est pas invasivement allochtone, peut-être ?), puis procéder au check-up de départ en relisant une dernière fois le « Guide pratique de l’hivernant » établi par les TAAF…

    Journal de Marie-Paule Le Roy, médecin à Port-aux-Français, mission 71

    17 octobre 2021

    C’est ma seconde mission à Port-aux-Français, à quatre ans d’intervalle, et je n’avais jusqu’alors jamais sacrifié à cette pratique du blog ou du journal si courante chez les hivernants. J’ai bien trop à faire ici, au Samuker, comme « bib ». Je n’ai à franchement parler personne avec qui partager mes travaux et mes jours sur un blog. Quant à tenir un journal… À quoi bon ? Mon agenda médical me suffit amplement. Je n’éprouve nul besoin de coucher mes états d’âme sur le papier ; je les connais, mes états d’âme ; ils sont la plupart du temps d’ordre professionnel et je veille à ce qu’ils le restent. Si je suis venue ici, c’est pour fuir tout ce qui me déplaît chez moi en France et tout ce qui me déplaît chez moi en moi. Oublier la métropole et oublier la Marie-Paule, telle est ma devise. Ici, la nature (quand je dis la nature, je pense surtout au vent immense, parfois gigantesque) ainsi que votre tâche vous dépossèdent et donc vous soulagent de vous-même. Le bonheur ! N’avoir à se préoccuper que des autres, leur être utile et parfois même — un luxe — indispensable, dans cette petite et fragile communauté humaine coincée entre l’avant et l’après et confinée au milieu de nulle part — un paradoxe

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