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De l'audace et des larmes: Saga des Montazay I
De l'audace et des larmes: Saga des Montazay I
De l'audace et des larmes: Saga des Montazay I
Livre électronique462 pages6 heures

De l'audace et des larmes: Saga des Montazay I

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À propos de ce livre électronique

Mai 1940 : l’Allemagne lance son offensive vers l’ouest et envahit les Pays-Bas, la Belgique puis la France.
Hilde, Antoine et leurs cousins se retrouvent aux avant-postes de l’Histoire et leur destin en sera à jamais bouleversé.
Mêlant références historiques et fiction, Blandine Brisset nous fait vivre, à travers une grande épopée familiale, cet instant crucial où l’Europe est emportée par la la folie de la guerre.
LangueFrançais
Date de sortie20 oct. 2022
ISBN9782312128481
De l'audace et des larmes: Saga des Montazay I

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    Aperçu du livre

    De l'audace et des larmes - Blandine Brisset

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    De l’audace et des larmes

    Blandine Brisset

    De l’audace et des larmes

    Saga des Montazay I

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur :

    La Babouchka du 6ème étage, éd. Le Triomphe, 2018.

    Le Maître du Phare, éd. Le Triomphe, 2019.

    Quatre places pour l’Alsace, éd. du Net, 2021.

    © Les Éditions du Net, 2022

    ISBN : 978-2-312-12848-1

    Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors, ils l’ont fait.

    Mark Twain

    L’art d’être tantôt audacieux et tantôt très prudent est l’art de réussir.

    Napoléon Bonaparte

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    1

    Berlin, Allemagne, vendredi 3 mai 1940.

    Rompant le silence de la nuit, le téléphone sonna. Tirée de son sommeil, Louise se redressa dans son lit le cœur battant et pieds nus, s’élança vers l’escalier, dévala les marches quatre à quatre pour se précipiter dans le salon plongé dans l’obscurité. Elle avait les appels nocturnes en horreur car ceux-ci n’auguraient jamais rien de bon.

    – Madame Kraus ?

    – Elle-même, répondit celle-ci haletante.

    – Docteur Fischer à l’appareil. J’ai besoin de parler à votre fille Hilde, de toute urgence.

    – Ne quittez pas docteur, je vais la chercher.

    Rassurée, Louise abandonna le combiné sur la console et remonta en vitesse dans la chambre de sa fille, située au dernier étage de la maison. La sonnerie l’avait bien entendu réveillée mais elle était tout ensommeillée.

    – C’est pour toi, ma chérie ! claironna Louise en appuyant sans ménagement sur l’interrupteur. Vite, dépêche-toi !

    – Qui est-ce ? bougonna Hilde, en s’étirant avec contrariété.

    – Le docteur Fischer.

    – Fischer ? répéta-t-elle d’un air ahuri, tout en se mettant sur son séant.

    Depuis déjà deux ans, Hilde Kraus était sage-femme dans la très renommée maternité Unter den Linden, dans le centre de Berlin. S’il lui arrivait parfois d’être appelée en renfort, y compris au beau milieu de la nuit, jamais le docteur Fischer n’avait pris la peine de l’appeler en personne. Elle sauta de son lit et se rua à son tour dans l’escalier puis dans le salon, faiblement éclairé par une lampe bouillote.

    Ce fut à peine si elle reconnut la voix du médecin, rauque et impétueuse qui lui signifiait qu’elle était attendue séance tenante à la maternité. Parce qu’il était tard, un chauffeur allait passer la chercher dans quelques minutes. Aussi devait-elle se hâter de se préparer pour se tenir prête devant son domicile, dans les plus brefs délais. Le ton âpre de Fisher n’avait pas manqué de la déconcerter, mais elle n’avait guère le temps de s’interroger à ce sujet. Au cours de la succincte communication, sa mère était restée en retrait et lorsqu’elle eut raccroché, Louise ne put s’empêcher de l’interroger. Mais Hilde, tout à la fois fatiguée et soucieuse, éluda ses questions, lui enjoignant de retourner se coucher sans s’inquiéter. Ce n’était pas la première fois loin s’en faut, qu’elle était ainsi convoquée en pleine nuit. Plusieurs accouchements devaient être en cours et à coup sûr, le personnel se trouvait en sous-effectif.

    De retour dans sa chambre, la jeune fille ouvrit sa penderie et attrapa une robe au hasard ainsi que sa paire d’escarpins bleus. Elle fit un rapide tour dans la salle de bain pour se laver les dents et se brosser les cheveux puis, ayant attrapé son sac à main, elle descendit les escaliers sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller ses frères.

    La nuit était fraîche et Hilde enfila en vitesse un chandail. À l’instant même où elle ouvrit la porte d’entrée, des phares jaillirent au coin de Helmstedter straße dans Güntzelkiez, un quartier résidentiel de Berlin. Une Citroën pila devant le portail rouge. Le chauffeur retira poliment son couvre-chef, vérifia l’identité de la jeune femme qui se tenait devant lui et, satisfait de sa réponse, lui ouvrit la portière. Elle avait à peine eu le temps de s’installer que la voiture démarra à une vitesse insensée. Cramponnée à la banquette arrière, Hilde ferma les yeux, espérant arriver saine et sauve à la maternité. Par chance, à presque deux heures du matin, les rues de la capitale allemande étaient désertes.

    En un temps record qui ne lui procura pas vraiment l’opportunité de s’interroger sur la situation, elle arriva à destination. Mais quelle ne fut pas sa surprise de découvrir une bonne douzaine de soldats armés jusqu’aux dents qui, de toute évidence, montaient la garde devant et jusqu’aux alentours de l’établissement. Que se passait-il donc ?

    La maternité Unter den Linden était un vaste bâtiment de style néo-classique qui avait été magnifiquement restauré en 1937. Devant l’entrée principale, Hilde Kraus ne tarda pas à repérer le docteur Fisher ainsi que sa collègue et excellente amie Amelia Friz, qui semblait avoir le plus grand mal à garder les yeux ouverts. Le médecin ne lui adressa pas un mot et le trio pénétra dans l’établissement où d’autres militaires étaient en faction.

    Si elle allait de surprise en surprise, la sage-femme avait tout de suite perçu le malaise ; le docteur Fisher n’était pas dans son état normal. Lui qui d’ordinaire se montrait si jovial et bon vivant, était fort nerveux et distant, sur la défensive aussi, ce qui ne lui ressemblait pas. Dans le hall, il se dirigea droit vers un homme arrogant en uniforme, à la poitrine bardée de médailles. Il lui indiqua que son équipe était au complet, ce qui sembla le satisfaire au plus haut point.

    Hilde jeta un regard déconcerté vers son amie mais celle-ci semblait aussi désorientée qu’elle. Ensemble, ils gravirent l’escalier central jusqu’au deuxième étage, remontèrent un long couloir silencieux aux murs peinturés en vert d’eau et s’arrêtèrent devant le bureau du médecin.

    Avec courtoisie, l’officier s’effaça pour les laisser entrer puis ferma la porte derrière lui avec soin. Chacun prit place sur des chaises cannelées réparties dans le bureau, dont le mobilier se réduisait au strict minimum. Levant des yeux interrogateurs vers le médecin, Hilde avisa derrière lui un portrait d’Hitler qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Si elle s’était habituée à croiser le regard du Führer dans le hall d’entrée de la maternité, la découverte de ce cliché dans ce modeste bureau l’étonna.

    – Mesdemoiselles, commença alors le docteur Fischer d’une voix métallique. Annabell Hitler, l’épouse de notre Führer, vient d’être admise dans notre maternité et je vous ai convoquées afin de procéder à mes côtés, à son accouchement.

    À ces mots, les deux jeunes filles blêmirent, ce qui n’échappa nullement au regard affuté du gradé qui s’était levé séance tenante.

    – Soyez-en certaines Mesdemoiselles, c’est un grand honneur qui vous est fait ! poursuivit-il avec emphase. J’avais exigé que, le jour venu, les meilleures sages-femmes de cette prestigieuse clinique soient convoquées au plus vite. Je constate que vous avez très vite répondu présent et vous en sais gré. Désormais, il ne vous reste plus qu’à vous rendre auprès de votre illustre patiente. Mais avant tout, je tiens à vous dire ceci : vous allez accomplir votre travail de la meilleure façon. Ne prenez aucune initiative seule, obéissez en toute chose. Vous n’avez pas le droit à l’erreur et la naissance du premier fils de notre Führer bien aimé doit se dérouler dans les meilleures conditions qui soient. De tout ce que vous entendrez et verrez, rien, je dis bien rien, ne doit sortir de cet établissement. Me suis-je bien fait comprendre ?

    – Oui, répondirent en chœur les deux jeunes femmes apeurées.

    – Si vous failliez à votre promesse, les conséquences pourraient être fâcheuses. J’espère avoir été très clair, conclut le général Schnabel en regardant tour à tour les femmes puis le médecin.

    Hilde ouvrit la bouche pour lui signifier que sa recommandation était tout à fait superflue puisqu’elles étaient tenues par le secret médical et que de fait, elles n’avaient pas l’habitude de parler de leurs patientes. Mais comme le docteur Fisher la foudroyait du regard, elle la referma aussitôt, sans émettre le moindre son.

    – C’est à vous de jouer ! annonça alors le général, en ébauchant un sourire crispé.

    – Mesdemoiselles, ajouta le docteur Fisher, allez vite vous préparer puis rejoignez-moi dans la salle d’accouchement numéro trois.

    Sans plus attendre, les deux filles se levèrent et quittèrent le bureau. Elles gagnèrent le vestiaire où elles disposaient de leurs affaires personnelles et enfilèrent leurs blouses blanches, sous le regard importun d’un soldat qui avait manifestement pour consigne de les suivre à la trace. Elles brûlaient d’envie de discuter de la situation, mais sa présence les déstabilisait et elles gardèrent le silence.

    En entrant dans la salle d’accouchement, les sages-femmes tombèrent sur le docteur Fisher qui achevait de se préparer. Un peu plus d’une heure auparavant, la jeune épouse d’Hitler – qui avait fêté en grande pompe ses vingt-cinq ans le mois précédent – avait perdu les eaux et avait été transportée en toute urgence à la maternité. Récemment pourtant, Hilde avait lu dans Signal{1} que la naissance était prévue pour le début du mois de juin ; le bébé serait donc prématuré de plusieurs semaines. Etant donné le contexte, la jeune fille croisa les doigts, espérant que l’accouchement se déroulerait dans les meilleures conditions et que l’enfant serait en bonne santé.

    ***

    Le travail avait déjà commencé sous le regard quelque peu embarrassé et incommodé de deux soldats et du général Schnabel. Ce dernier ne perdait pas une miette de tout ce qui se passait et n’hésitait pas à fourrer son nez partout, ce qui n’était pas sans exaspérer le médecin dont les yeux en disaient long.

    Les traits tirés, le front perlé de sueur, la jeune parturiente semblait profondément inquiète. Avec douceur, le docteur Fischer se pencha vers elle et lui adressa quelques paroles réconfortantes avant de lui rappeler ce qui allait se passer. Un peu à l’écart, une infirmière et une puéricultrice se tenaient prêtes à intervenir à tout moment.

    – Quelle est la fréquence des contractions ? demanda le médecin en se tournant vers Amelia.

    – Cinq minutes, docteur.

    – Parfait, merci. Le col est déjà bien dilaté. Tout va bien Frau Hitler, dit-il pour la rasséréner.

    Mais une contraction survint. Le visage déformé par la douleur, elle hurla, sous le regard pétrifié du général. Tandis que la souffrance s’atténuait, la jeune femme se mit à gémir spasmodiquement. Hilde lui prit la main et lui murmura des mots rassurants afin qu’elle ne sombre pas dans le découragement. Annabell Hitler l’écoutait mais ne semblait pas l’entendre, terrifiée à l’idée d’endurer une énième contraction.

    À présent, cela faisait trois heures que le travail avait commencé. Frau Hitler paraissait à bout de force, se plaignant de terribles douleurs dorsales. Le personnel, très professionnel, gardait son sang-froid et s’évertuait à masquer sa fatigue.

    – C’est normal que ce soit si long ? souffla soudain Schnabel au médecin.

    – Évidemment ! Que croyez-vous ? Un bébé ne vient pas au monde en quelques minutes, même si cela peut arriver. En ce qui concerne Frau Hitler, je pense qu’il y en a encore pour plusieurs heures, Général.

    – Plusieurs heures ? répéta-t-il effaré.

    – Tout à fait. Si vous désirez prendre un peu l’air, n’hésitez pas. Le bébé ne sera pas là dans cinq minutes, je puis vous l’assurer !

    – Je regrette, j’ai le devoir de rester ici.

    – Comme vous voulez.

    Deux heures plus tard, la jeune femme épuisée soufflait autant qu’elle le pouvait, lorsque le médecin s’agita, affichant des signes d’inquiétude. Fort malencontreusement, cela n’échappa pas au général qui pourtant, tombait de sommeil.

    – Que se passe-t-il ? Vous semblez bien fébrile !

    – Laissez-moi travailler, Général, voulez-vous ? Le bébé se présente mal et la délivrance risque d’être un peu compliquée.

    – Comment ça, le bébé se présente mal ? Que voulez-vous dire par là ?

    – L’enfant n’est pas dans la meilleure position qui soit pour naître.

    – Je vous rappelle que vous n’avez pas le droit à l’erreur, docteur !

    – Je ne puis l’oublier, vous me l’avez répété cinquante fois, Général, riposta Fisher avec humeur. Mais si vous voulez que tout se passe au mieux, laissez-nous travailler et restez en retrait. Hilde et Amelia, approchez, je vous prie.

    Piqué au vif et fort soucieux, Schnabel recula par la force des choses, cédant la place aux sages-femmes.

    – Le bébé se présente en position postérieure, expliqua le médecin. Nous allons décambrer Frau Hitler pour atténuer la pression sur les lombaires. Par ailleurs, l’expulsion s’annonce difficile et nous allons devoir recourir aux forceps. Vous savez ce qu’il vous reste à faire ?

    Sans prononcer un mot, les deux filles acquiescèrent. De son côté, le visage trempé de sueur, Frau Hitler avait bien du mal à masquer son inquiétude. Aussi, Fisher s’empressa-t-il de la rassurer à nouveau. Certes, son bébé était mal positionné, par conséquent, il n’arriverait pas tête la première. Il eut beau lui préciser que cela se produisait de temps à autre, la pauvre femme n’en menait pas large, craignant que le médecin n’en vienne à pratiquer une césarienne. Mais celui-ci écarta cette possibilité et lui expliqua que l’expulsion de son enfant, qui se présentait par le siège, serait plus lente que prévue et que pour l’aider, l’équipe médicale allait recourir aux forceps.

    Il était sept heures cinquante-quatre lorsque le nouveau-né glissa dans la main du médecin puis cria. Faiblement. Le visage baigné de larmes, sa mère était exténuée. Le général Schnabel qui, petit à petit s’était écarté de la table d’accouchement, accourut pour voir le bébé. D’une main tremblante, Fisher venait de couper le cordon ombilical, lorsqu’un bruit sourd le fit sursauter. Il se retourna et découvrit le général étendu sur le sol, blanc comme un linge ; il venait de tourner de l’œil. Néanmoins, l’infirmière n’eut pas le temps de réagir. Honteux de son instant de faiblesse, l’officier avait déjà repris ses esprits.

    – Il est beau ? s’enquit-il avec brusquerie, en se tenant droit comme un piquet.

    – C’est une fille, marmonna le docteur qui s’éloignait avec l’enfant, en pressant le pas.

    – Une fille ? Non… Ce n’est pas possible ! s’emporta Schnabel lorsqu’ils furent sortis de la salle.

    – Et alors ? s’offusqua le médecin.

    – Le Führer attendait un fils, pas une fille ! mentionna l’autre dans un état de panique incommensurable.

    – Il y a autre chose de bien plus inquiétant que le sexe de ce bébé, général ! lâcha-t-il d’un ton glacial.

    2

    Ramsey, Royaume-Uni, vendredi 3 mai 1940.

    D’un geste indolent, Marthe Heston rejeta le drap et l’édredon en patchwork avant de s’asseoir au bord de son lit. Elle se frotta les yeux. Il n’était pas sept heures et la lumière filtrait à travers les rideaux d’étamine. William était déjà levé et elle l’entendait qui se rasait en sifflotant, dans le cabinet de toilette attenant à leur chambre. C’était la première chose qu’il faisait à son réveil. Son épouse elle, commençait sa journée à l’étage inférieur. Elle n’était disponible pour personne tant qu’elle n’avait pas savouré son café.

    La porte s’ouvrit et William apparut souriant, les joues rasées de près, sa serviette autour du cou.

    – Bonjour ma chérie ! Bien dormi ? demanda-t-il, en déposant un baiser sur son front.

    – Comment dormir avec tout ce vent ? C’était infernal ! grommela-t-elle.

    – Eh oui ! dit-il fataliste en tirant les rideaux. Et à priori, c’est loin d’être fini. Regarde, le ciel est plombé et l’horizon complètement bouché.

    – Pfft, quel pays…

    – Va donc prendre ton café ma chérie ! Je te sens bien partie pour des jérémiades à n’en plus finir…

    Marthe n’eut pas le temps de riposter ; des sanglots l’arrêtèrent dans son élan. Elle enfila sa robe de chambre écossaise, chercha du bout des orteils ses vieilles pantoufles qui avaient fui sous le lit et sortit. Dans une douce clarté mordorée, elle gagna l’escalier qu’elle gravit en vitesse pour se diriger vers la chambre du fond.

    Dans un berceau au charme désuet recouvert de voilage, un adorable poupon de sept mois criait à pleins poumons. Marthe se pencha vers lui en souriant et ce dernier, une fois calé contre son épaule, s’apaisa aussitôt. Il lui adressa un large sourire édenté qui la fit fondre instantanément, lui faisant presque oublier son café. Elle déposa un baiser sur la tête duveteuse du petit Mark et le berça avec tendresse tout en lui fredonnant une comptine. Puis, lui ayant passé une brassière de laine bleu pâle, confectionnée avec amour par sa belle-mère, ils descendirent ensemble au rez-de-chaussée.

    Dans la cuisine, la radio diffusait le journal du matin. William avait allumé un feu dans la cheminée pour réchauffer l’atmosphère. Il avait aussi préparé le café et dressé la table pour le breakfast. Sur le fourneau à bois, une casserole de lait chauffait pour le biberon et des toasts dorés refroidissaient sur la table de chêne. Plusieurs pots de confiture maison y étaient alignés, ainsi que du miel crémeux offert par des voisins qui possédaient une dizaine de ruches dans la campagne environnante.

    Installé sur la chaise haute qui avait vu passer des générations de bébés, Mark gazouillait tout en fixant son biberon qui, pour son plus grand bonheur, se remplissait de lait tiède. Marthe fixa la tétine avec précaution. L’enfant ayant abandonné son hochet, se mit à boire goulûment, tenant son biberon entre ses menottes potelées.

    – À quelle heure le bateau doit-il arriver ? s’enquit William en tartinant un toast de marmelade.

    – Vers onze heures, répondit Marthe.

    – Pauvres petits, la traversée doit être mouvementée…

    – C’est certain… As-tu beaucoup de patients aujourd’hui ?

    – En pagaille ! Mais viens donc me retrouver au cabinet, nous déjeunerons ensemble.

    – Si le bateau est ponctuel, oui !

    La porte de la cuisine s’entrebâilla. Les yeux encore lourds de sommeil, Irene entra, traînant ses pieds dans des chaussons trop grands et suçant son pouce, tout en serrant contre son cœur une vieille peluche informe qui ne la quittait jamais.

    – Tiens, tiens, voilà ma princesse ! s’exclama Marthe qui terminait son café.

    – Bonjour ma jolie ! ajouta William en attrapant la fillette dans ses bras. Tu as bien dormi ?

    L’enfant acquiesça d’un sourire et s’approcha de Mark pour l’embrasser sur sa joue rebondie. Ce dernier, sans lâcher son biberon, attrapa sa main et resserra ses petits doigts autour. Puis Irene s’installa sur le banc de bois et, sans attendre son bol de lait, mordit dans un toast ruisselant de miel.

    ***

    Depuis la Nuit de Cristal en novembre 1938, plusieurs associations avaient coordonné leurs efforts pour planifier des Kindertransport{2}. En d’autres termes, il s’agissait de mettre des enfants allemands et autrichiens – juifs pour une grande majorité – en sécurité sur le sol britannique. La plupart des parents étaient décédés, portés disparus ou avaient été déportés. Deux cents enfants issus d’un orphelinat juif berlinois étaient ainsi arrivés à bord d’un premier bateau dans le port de Harwich, dans le sud de l’Angleterre, le 2 décembre 1938. De ce jour, les convois s’étaient succédés avec une régularité de métronome, permettant des centaines de milliers d’évacuations.

    Avec une intense émotion, Marthe avait assisté à l’arrivée du premier bateau. La détresse de tous ces petits l’avait profondément affectée. En rang d’oignon et en silence, ils étaient sortis sous l’autorité de quelques adultes, les plus âgés veillant sur les plus jeunes. La plupart étaient bien chétifs et vêtus de guenilles. Nombreux étaient ceux qui pleuraient, posant sur cette terre nouvelle des yeux apeurés.

    Ses propres enfants ayant tous quitté le nid, Marthe avait très vite proposé ses services au Movement for the Care of Children from Germany{3}. À leur arrivée en Grande-Bretagne, les enfants étaient pris en charge par des familles résidant aux quatre coins du pays, qui s’engageaient à subvenir à leurs besoins ainsi qu’à leur offrir une bonne éducation. Certains étaient accueillis au sein de colonies de vacances, comme celle de Dovercourt Bay à Harwich. Tout cela nécessitait une considérable logistique et le dévouement de nombreux bénévoles. Parmi eux, Marthe s’était dépensée sans compter pour organiser l’accueil des petits au sein de familles du sud-est.

    Mais un jour, en janvier 1939, une petite fille affublée d’un manteau beaucoup trop grand pour elle et les yeux dissimulés sous un grand bonnet tricoté, était restée seule sur le quai enneigé. Bouleversée par son désarroi, Marthe n’avait écouté que son cœur. Sans même avertir son mari au préalable, elle avait décidé de la ramener chez elle. Sur le moment, en apprenant la nouvelle, William avait maugréé mais lorsqu’il avait découvert la frimousse de la fillette avec ses grands yeux noisette et ses nattes brunes, il s’était reproché sa réaction première. Elise arrivait tout droit de la capitale autrichienne et sur ses papiers, il était mentionné qu’elle était orpheline. Petit à petit, l’enfant s’était épanouie, apprenant l’anglais avec une facilité déconcertante. Lorsque ses parents adoptifs avaient estimé qu’elle était prête, elle avait rejoint l’école communale de Ramsey avec enthousiasme. Force était de constater qu’elle s’était vite et très bien intégrée dans sa classe.

    Plus tard, en juillet 1939, Marthe était revenue du port de Harwich en compagnie d’une autre petite fille prénommée Irene, aussi blonde qu’Elise était brune et originaire d’un minuscule village de Saxe. Suite à des évènements sans conteste traumatisants, elle était devenue mutique. Des mois durant, elle n’avait pas prononcé un mot. L’adaptation avait été longue mais la douceur et la patience de Marthe avaient fini par payer. Désormais, Irene souriait et, sans être une grande causeuse, discutait avec aisance en allemand comme en anglais. William n’avait trop rien dit en voyant arriver cette deuxième enfant mais il avait fait promettre à sa femme, de ne plus récidiver.

    Marthe tint sa promesse jusqu’en décembre de la même année. Dans les bras d’une adolescente maigrichonne, à peine vêtue malgré un froid mordant, un minuscule nourrisson était arrivé et personne n’avait voulu s’en charger. C’est ainsi que Mark était arrivé à Bay-Cottage. Mis devant le fait accompli, William n’avait pas tardé à s’attendrir devant le petit d’homme qui venait de lui être confié. Les trois enfants étaient relativement faciles et sages. Les filles jouaient souvent ensemble, sans trop se chamailler et elles étaient en adoration devant le garçonnet qu’elles ne se lassaient pas de cajoler. Mais pour Marthe et William, la charge de ces trois bambins, déjà fragilisés par de terribles épreuves, n’était pas si simple à gérer au quotidien, d’autant plus dans ce contexte de guerre.

    À chaque fois qu’un Kindertransport était annoncé à Harwich, Marthe devait se rendre au port et s’organisait en conséquence. Après avoir déposé les filles à l’école de Ramsey, elle poursuivait sa route une dizaine de minutes jusqu’au domicile de sa belle-mère pour lui confier Mark. Sybil Heston avait fêté ses quatre-vingt-six printemps en avril mais vivait toujours seule dans sa maisonnette. D’humeur joyeuse, les enfants ne se faisaient jamais prier pour se rendre chez elle. En effet, ils ne doutaient pas que la vieille dame leur raconterait des histoires extraordinaires et qu’elle aurait préparé à leur intention quelques douceurs, pour assouvir leur gourmandise.

    ***

    Il était près de dix heures ce matin-là, lorsque Marthe atteignit Harwich sur sa vieille bécane rouge. Située dans le district de Tendring dans le comté de l’Essex, la ville se trouvait également sur l’estuaire de la Stour et de l’Orwell, dans le sud-est du pays. Avant tout, il s’agissait d’un port de la mer du Nord particulièrement actif depuis le début du confit. Avec ses rues pittoresques et sinueuses, ses maisons d’époque géorgienne ou victorienne, Harwich était une cité fort agréable. Plus Marthe approchait de sa destination, plus elle percevait une agitation inaccoutumée. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais une certaine tension était palpable. Elle remonta la rue et posa pied à terre à un niveau où le point de vue lui permettait d’embrasser le port et ses alentours.

    De fabuleux nuages annonciateurs de pluie semblaient planer au-dessus de la mer et il faisait si sombre, que l’on aurait pu se croire en début de soirée. Il y avait foule au niveau du débarcadère où de nombreux véhicules de secours stationnaient. Saisie d’une folle appréhension, Marthe donna un violent coup de pédale et repartit de plus belle, luttant contre le vent qui se renforçait de minute en minute. En arrivant sur place, elle ne tarda pas à apercevoir le maire de la ville au milieu des badauds. Monsieur Taylor discutait avec un officier de police. Après avoir déposé son vélo contre un mur, elle se porta à sa rencontre.

    Marthe parvint à son niveau, à l’instant même où le policier prenait congé de lui. Elle fut aussitôt frappée par son apparence. Les yeux ternes et le teint blafard, le maire était profondément tourmenté et en quelques mots, lui annonça l’effroyable nouvelle. Le bateau d’enfants tant attendu venait de faire naufrage dans une mer démontée, à une trentaine de miles, au large de la côte. Au premier appel de détresse, les secours étaient partis et depuis, on attendait leur retour avec appréhension.

    Peu après, le maire fut appelé à la Capitainerie et proposa à Marthe de l’accompagner. Par radio, les premiers sauveteurs à avoir atteint la zone du naufrage faisaient état d’un grand nombre de victimes, sans plus de précision. En revanche, ils réclamaient du renfort à cor et à cri. Aussitôt, des ordres fusèrent, afin que de nouveaux canots de sauvetage quittent Harwich.

    Il était midi et désormais, tous les responsables des associations et comités œuvrant en faveur des Kindertransport étaient réunis à la Capitainerie du port, en compagnie du maire et de plusieurs notables de la ville. Des tasses de café et de thé circulaient et tous étaient dans l’intolérable attente du retour des secouristes. Le vent avait baissé d’intensité mais le brouillard s’était levé, si bien que de la pièce où ils se tenaient, personne n’était en mesure de discerner ce qui se passait en mer. Pourtant, tout à coup, un homme muni d’une paire de jumelles et qui scrutait l’horizon depuis un bon moment, poussa une exclamation.

    La petite assemblée se pressa devant la baie vitrée mais nul ne parvenait à distinguer quoi que ce soit. Il fallut attendre encore d’interminables secondes avant qu’une embarcation n’émerge de l’épaisse brume. À l’instant, Monsieur Taylor affirma qu’il s’agissait du canot qui était parti en premier ; il attrapa son pardessus et alla aux nouvelles.

    Certains lui emboîtèrent le pas, d’autres se contentèrent de le suivre des yeux. Le maire luttait contre les éléments et le dos voûté, avançait vers le quai où le bateau s’apprêtait à accoster. Là où en temps normal, des cars stationnaient pour emmener les enfants vers leurs destinations, de nombreuses ambulances étaient garées et le personnel médical était sur le pont, prêt à prendre en charge les rescapés.

    Enfin, le bateau fut là. Un homme d’équipage à la barbe fournie et complètement trempé, sauta à terre pour amarrer l’embarcation malmenée par le courant. Ceux qui s’étaient regroupés sur le quai furent aussitôt alarmés par les visages défaits des hommes qui, les uns après les autres, apparaissaient sur le pont. Cela n’augurait rien de bon. Le capitaine descendit enfin.

    – Alors ? demanda Monsieur Taylor, avec une visible appréhension.

    – C’était effroyable monsieur le Maire, confessa-t-il en proie à de fortes émotions. En trente ans de mer, je n’ai jamais vécu un tel cauchemar.

    – Je vois…

    – Pardonnez ma franchise monsieur le Maire, mais non, vous ne voyez rien ! Le navire a coulé à pic en moins de cinq minutes. J’aimerais savoir quel est l’imbécile qui a donné le signal du départ d’un bateau chargé d’enfants, alors qu’une tempête de force onze s’annonçait dans les heures à venir ? Par ailleurs, un enfant sur deux était dépourvu de gilet de sauvetage. Les vagues étaient énormes et rendaient notre intervention quasi impossible. Notre canot était entouré d’une multitude d’enfants qui hurlaient et se débattaient en tous sens pour ne pas sombrer et nous, nous étions impuissants… Nous ramenons une poignée de survivants. Les bateaux qui nous suivent eux, sont chargés de cadavres, conclut-il en ravalant ses larmes. Les gosses ont besoin de soins médicaux monsieur le Maire. Vous pouvez faire monter les médecins et infirmières à bord.

    3

    Berlin, Allemagne, vendredi 3 mai 1940.

    Le général Schnabel était dans tous ses états. Lorsqu’Hitler l’avait désigné parmi les fidèles pour assister à l’accouchement de son épouse, il était devenu ivre d’orgueil. Jusqu’à cet instant précis, il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il lui faudrait annoncer autre chose qu’une heureuse nouvelle à son Führer, à savoir la naissance d’un fils en excellente santé. Comment Hitler allait-il réagir en apprenant celle d’une fille, qui plus est handicapée ? S’il avait pu prévoir un tel scénario, à coup sûr, Schnabel aurait refusé cet insigne honneur. Cela faisait des mois que le Führer ne parlait que de son héritier… Et puis, comment lui expliquer que son nouveau-né était infirme, quand depuis un an sa Chancellerie avait commencé à euthanasier les enfants handicapés du pays, sous l’autorité de Philipp Bouhler. Sans conteste, Hitler ne manquerait pas de l’accuser de négligence, quand bien même le docteur Alex Fisher prétendait que la malformation de l’enfant n’était pas liée à l’accouchement en lui-même. Il n’en demeurait pas moins qu’Hitler aurait besoin d’un coupable et que, erreur médicale ou non, la faute retomberait inévitablement sur l’équipe de la maternité et lui-même.

    Le temps était orageux et un timide rayon de soleil s’efforçait de percer la couche nuageuse. Les cloches de l’église de Friedrichswerder sur la Schinkelplatz carillonnèrent. Les deux hommes se trouvaient à présent enfermés dans le bureau où du café et des tranches de pain d’épice les attendaient sur un plateau. Fisher était épuisé par une nouvelle nuit sans sommeil et la naissance de cette petite fille, atteinte d’une malformation congénitale, l’avait bouleversé. C’était seulement la troisième fois, depuis le début de sa longue carrière, qu’il était confronté à cela. Mais dans le cas présent, il avait toutes les raisons d’être inquiet car il soupçonnait sans peine, que les illustres parents de l’enfant n’allaient pas en rester là. Il suffisait d’observer et d’écouter le général qui se tenait devant lui, pour s’en convaincre.

    Celui-ci, toujours dans un état de consternation et d’effroi, faisait les cent pas entre la fenêtre et la porte, tout en trempant de temps à autre ses lèvres dans sa tasse de café noir. Tout à coup, il s’arrêta puis se tourna avec lenteur vers le médecin. Ses yeux presque gris le fixèrent avec une lueur diabolique puis, après avoir posé sa tasse sur la table, il s’approcha tout près de lui pour chuchoter à son oreille.

    – Vous n’êtes pas sérieux ? suffoqua Fisher, en blêmissant. Vous n’y pensez pas !

    – Je ne vois pas d’autre alternative pour nous protéger. Parce que, croyez-moi, ce n’est pas seulement vous et moi qui devrons subir l’ire d’Hitler, mais aussi les sages-femmes et tout le personnel présent dans la salle d’accouchement.

    – Mais ça n’a pas de sens ! Je ne peux tout de même pas, en mon âme et conscience…

    – Je ne vous demande pas d’avoir des états d’âme, vociféra l’officier, en brandissant son arme de service en direction du médecin. Obéissez !

    – Mais… Et que va devenir sa fille ?

    – Quelle fille ? Si vous tenez à votre vie, ne parlez plus jamais d’elle. Vous m’entendez ? Hitler n’a jamais eu de fille. Est-ce bien clair ?

    Dans un état second, le docteur Fisher quitta son bureau et tomba nez à nez avec Hilde Kraus, une des sages-femmes de son service, dont il appréciait tout à la fois le tempérament et les compétences professionnelles. Il l’interpella avec nervosité et lui enjoignit d’aller chercher le petit David, dans la chambre 122. Il précisa que sa mère ne devait pas l’accompagner et qu’elle

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