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Dans la tourmente de juin: Saga des Montazay II
Dans la tourmente de juin: Saga des Montazay II
Dans la tourmente de juin: Saga des Montazay II
Livre électronique458 pages6 heures

Dans la tourmente de juin: Saga des Montazay II

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À propos de ce livre électronique

Juin 1940 : partout, la guerre s’installe avec son lot d’angoisses et de détresses. Les accords historiques de Concarneau ont donné naissance à l’Union franco-anglaise. Mais les débuts sont chaotiques. Au plus haut sommet de l’état comme au sein des familles, les divisions s’installent et chacun choisit son camp. Comme tant d’autres, Antoine, Franz et Hilde, tentent de survivre dans ce monde imprévisible.
Après « De l’audace et des larmes », retrouvez les Montazay entre l’Ecosse, Londres, l’île de Ré et Berlin et plongez avec eux dans cet été 40, riche en rebondissements.
LangueFrançais
Date de sortie4 juil. 2023
ISBN9782312125435
Dans la tourmente de juin: Saga des Montazay II

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    Aperçu du livre

    Dans la tourmente de juin - Blandine Brisset

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    Dans la tourmente de juin

    Blandine Brisset

    Dans la tourmente de juin

    Saga des Montazay II

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    La Babouchka du 6ème étage, éd. Le Triomphe, 2018

    Le Maître du Phare, éd. Le Triomphe, 2019.

    Quatre places pour l’Alsace, éd. du Net, 2021.

    De l’audace et des larmes, Montazay I, éd. du Net, 2022.

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-12543-5

    Agissez comme s’il était

    impossible d’échouer.

    Winston Churchill

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    1

    Ramsey, Grande-Bretagne, mardi 18 juin 1940.

    En ce mardi de juin, l’Union franco-anglaise était sur toutes les lèvres. De Paris à Londres, de New-York à Moscou, du Cap à Tokyo, les médias du monde entier avaient relayé l’information la plus phénoménale, la plus stupéfiante qui soit. Si stupéfiante que la veille, Marthe Heston avait d’abord cru à une plaisanterie ou à un quiproquo. De son côté, William avait été si confus et si choqué que sur le moment, il avait été incapable de tenir des propos cohérents à son épouse. Pour se persuader qu’elle-même n’avait pas perdu la raison, Marthe avait écouté le bulletin radiophonique à maintes reprises et ce matin, à la première heure, elle avait presque arraché son journal au jeune garçon qui livrait quotidiennement la presse à Bay-Cottage.

    En une du Times, Winston Churchill et Paul Reynaud posaient pour la postérité sous un titre accrocheur. Au dos, l’article était signé Arthur Heston ; il détaillait avec précision les termes des accords de Concarneau qui, à compter du 17 juin, unissaient désormais le Royaume-Uni et la France en un seul et même pays, avec un unique Parlement, une défense, une politique extérieure et des affaires économiques communes. Dorénavant, les Anglais jouissaient de la citoyenneté française et vice-versa. Marthe dévora l’article avec fébrilité en compagnie de sa fille, sa nièce et sa belle-fille, toutes trois penchées au-dessus de son épaule.

    ***

    La sonnette tintinnabula et ce fut Emily qui, à contrecœur, se dévoua. Abandonnant sa lecture, elle se précipita dans le vestibule où une brassée champêtre fleurait bon le printemps. Derrière la porte à claire-voie, la jeune fille découvrit Dick, le facteur de Ramsey. Les cheveux ébouriffés, les joues rougies par l’effort, ce dernier affichait comme toujours un air de ravi de la crèche. Il n’était guère dégourdi mais fort aimable et si complaisant que l’on oubliait bien souvent sa maladresse proverbiale.

    – Bonjour Miss ! J’ai une lettre adressée à Hilde Kraus, annonça-t-il avec son bon sourire. Est-ce bien ici ?

    – Oh mon Dieu, répondit celle-ci après un bref instant d’hésitation. Hilde Kraus était ma cousine mais elle est décédée à Rotterdam…

    – Ah… Toutes mes condoléances Miss, dit-il d’un air penaud, en rangeant sur le champ la fameuse lettre au fond de sa sacoche.

    – Mais… Que faites-vous ? Pourquoi ne me la remettez-vous pas ?

    – Quand le destinataire est mort, nous renvoyons systématiquement le courrier à l’expéditeur, expliqua-t-il. C’est la procédure.

    – Je comprends Dick. Mais voyez-vous, il se trouve que l’expéditrice de la lettre est elle-même décédée.

    – Comment savez-vous de qui il s’agit ?

    – J’ai reconnu l’écriture sur l’enveloppe. Je peux vous affirmer qu’il s’agit bien de celle de ma tante qui a été tuée lors d’un bombardement sur le continent, il y a tout juste quelques semaines.

    – Ah bon ? Ecoutez, je suis désolé Miss mais… Du coup, je ne sais pas quoi faire. Je pense qu’il est préférable que j’en réfère à mon chef.

    – Dick… C’est la guerre et je suppose que votre supérieur a d’autres affaires autrement plus pressantes à gérer. Comme vous l’avez compris, nous sommes en deuil ici et je devine que ma mère sera heureuse de lire la dernière lettre de sa sœur. Cela lui permettra peut-être de comprendre ce qui lui est arrivé avant ce maudit bombardement.

    – Vous avez sans doute raison mais…

    – Vous connaissez bien notre famille Dick, souligna encore Emily avec un sourire désemparé, tout en commençant à perdre patience face à tant de tergiversations. Que craignez-vous donc ?

    – Oh et puis, vous avez raison Miss ! Je vous la laisse. Mais s’il vous plaît, la pria-t-il en lui remettant l’enveloppe parsemée de tampons et de timbres, ne racontez à personne que je vous ai remis ce courrier sans autorisation. Je n’ai pas envie d’avoir des ennuis et de perdre ma place. Vous comprenez ?

    – Bien sûr et vous pouvez nous faire confiance, nous ne dirons rien.

    – C’est entendu alors. Merci Miss Heston et bonne journée !

    Ayant rajusté sa casquette sur sa tignasse rouquine, Dick remonta en selle avec célérité et s’éloigna vers la route en pédalant vigoureusement, afin de poursuivre sa tournée. Emily ne le quitta des yeux que lorsqu’il eût quitté le chemin et rejoint la grande route. Alors, elle ferma la porte. En se retournant, elle surprit sa cousine, dissimulée derrière la penderie encombrée de pèlerines et de pardessus.

    – Tu as reçu une lettre, lui indiqua Emily, sans parvenir à masquer son trouble.

    Cette précision était superflue ; Jane avait tout entendu. Le cœur de la jeune femme s’affola. Elle abandonna son refuge et d’une main tremblante, arracha l’enveloppe des mains d’Emily avant de s’esquiver. Ayant gravi les marches quatre à quatre, elle gagna le premier étage et s’empressa de s’enfermer dans sa chambre, située au fond du couloir.

    – Qui était-ce ? interrogea Marthe, laquelle une fois de plus, était à la recherche de ses lunettes qu’elle avait le don d’abandonner dans les endroits les plus insolites.

    – C’était le facteur.

    – Tu en fais une tête ? Aurais-tu reçu de mauvaises nouvelles ? s’inquiéta-t-elle aussitôt.

    – Non, mais Jane a reçu une lettre. Une lettre de sa mère…

    A ces mots, Marthe blêmit et chancela avant de s’adosser contre le bahut de l’entrée.

    – Juste ciel ! s’exclama-t-elle en portant instinctivement une main sur sa bouche. Ce n’est pas vrai… Tu en es certaine ?

    – Ça ne fait aucun doute, affirma Emily en enlaçant avec tendresse sa mère bouleversée. J’ai reconnu son écriture et qui plus est, son nom était inscrit au dos de l’enveloppe. Elle a été postée de Bruxelles. Ne trouvez-vous pas cela singulier ?

    – De nos jours, qu’est-ce qui n’est pas singulier ?

    – Et si nous avions été mal informés ? Si tout compte fait, tante Louise n’était pas décédée à Rotterdam ?

    – Pfff… Ne dis pas de sornettes, voyons ! L’homme qui a prévenu Grand-Père a indiqué qu’un de ses amis avait assisté à ses obsèques. Où est Jane ?

    – Dans sa chambre. Je suppose qu’elle a besoin d’être seule.

    – Cela s’entend. Mais dis-moi ma chérie… Dick ne s’est-il pas étonné de lire le nom de Hilde Kraus sur l’enveloppe ?

    – En effet… Et je dois dire que je suis assez fière de moi car j’ai eu la présence d’esprit de lui révéler que Hilde était morte, en conséquence de quoi il voulait renvoyer le courrier à l’expéditrice. Mais il a fini par entendre raison lorsque je lui ai raconté que celle-ci était aussi décédée.

    – Parfait, tu as fait preuve de perspicacité ! Ce Dick n’est peut-être pas très subtil mais il ne faudrait pas qu’il parle à tort et à travers au village…

    – A ce sujet, vous pouvez être tranquille. Il n’en dira rien car il m’a laissé entendre qu’il n’aurait pas dû me remettre la lettre sans avertir son chef au préalable.

    ***

    Assise en tailleur sur le couvre-lit écossais, Jane fixait sans y croire l’enveloppe marronnasse et froissée qui d’après le cachet, avait été postée de Bruxelles le 25 mai. Elle avait donc mis plus de trois semaines à lui parvenir. Si aucun doute n’était permis – Jane aurait reconnu l’écriture de sa mère entre mille – elle se demandait néanmoins par quel mystère ce courrier avait pu être expédié de Belgique alors que sa mère était décédée sous les bombes de la Luftwaffe le 14 mai, à Rotterdam. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qui avait bien pu s’en charger ? Son cœur lui faisait mal et battait trop fort et si vite… Ses doigts tremblaient tant et si bien que l’enveloppe partit en lambeaux. La jeune femme découvrit alors une lettre de sa mère, datée du 13 mai. Et, coincé dans la feuille, un court billet lui glissa entre les doigts.

    Chers Anselme, Franz et Hilde,

    Je suis un ami de votre mère. Au cours du voyage qui nous a conduits de Berlin à Rotterdam, elle vous a écrit. Après son décès, j’ai estimé qu’il était de mon devoir de vous faire parvenir cette lettre, rédigée en trois exemplaires – la deuxième est partie pour Loix et la troisième pour Berlin.

    J’ai eu la chance de faire la connaissance de votre mère en 1938. Tous deux engagés en faveur de l’association de l’Aide à l’Enfance qui coordonne les Kindertransport, nous sommes devenus amis. Votre mère était une femme extraordinaire, énergique et si généreuse. Elle vous aimait du fond du cœur et était très fière de vous. Le chagrin de sa disparition ne doit pas vous faire oublier quelle femme formidable elle était.

    Sachez que votre mère a été dignement inhumée selon le rite catholique romain. Ses obsèques ont eu lieu dans la chapelle d’un monastère bénédictin et elle repose à présent au cimetière municipal de Crooswijk, à Rotterdam. En vain, j’ai entrepris des démarches pour que son corps soit rapatrié en France mais la situation était si chaotique que je n’ai rien pu obtenir. Je vous laisse mon adresse si vous souhaitez me contacter. Par ailleurs, je conserve ses affaires personnelles que j’espère pouvoir vous remettre un jour.

    Bien à vous,

    Walter Goossens.

    Place Fontainas 12, Bruxelles – Belgique

    Remuée jusqu’aux entrailles, les joues ruisselantes de larmes, Jane abandonna le billet sur sa table de chevet et s’empara avec appréhension de la lettre de sa mère, ainsi que d’un mouchoir avec lequel elle se tamponna les yeux.

    En mer du Nord, lundi 13 mai 1940

    Mes très chers enfants,

    Sans tout à fait en comprendre la raison, me voilà partie de Berlin, telle une fugitive. Ma douce Hilde, que s’est-il donc passé en cette funeste nuit du 2 au 3 mai, date à laquelle tu es partie en urgence pour ta maternité, sans même prendre le temps de m’embrasser ? Depuis, je ne cesse de m’interroger sur les évènements qui ont conduit à mon départ précipité en abandonnant derrière moi ce que j’avais de plus cher au monde, mes trois enfants. Je ne puis plus trouver le repos en songeant que j’ai été suffisamment lâche pour me sauver, sans même savoir si vous alliez bien et n’étiez pas en danger à Berlin.

    C’est un ami, Walter Goossens, qui est venu m’avertir et m’a aussitôt fait prendre la route, ne m’accordant même pas une halte rapide à la maison, afin que je puisse rassembler quelques affaires. Nous avons rejoint les environs de Dangast, dans la baie de Jade puis appareillé pour Rotterdam, à bord d’un voilier. A l’heure où je vous écris, nous sommes toujours en mer, au large de Vlieland, une île néerlandaise. Lorsque nous serons arrivés, j’ai bon espoir de pouvoir embarquer sur un bateau à destination de l’Angleterre où j’irai rejoindre les Heston.

    Je posterai cette lettre avant mon départ et espère de tout cœur qu’elle vous parviendra dans les meilleurs délais. De votre côté, promettez-moi de m’écrire très vite à Bay-Cottage ou Loix, pour me donner de vos nouvelles et me rassurer.

    S’il devait m’arriver malheur, je vous supplie de me pardonner d’être partie dans une telle précipitation, sans savoir ce que vous deveniez. Vous êtes ce que j’ai de plus précieux sur cette terre et rien ne compte davantage à mes yeux, ne l’oubliez jamais. Je sais pouvoir compter sur vos grands-parents, vos oncles et tantes pour veiller sur vous s’il m’arrivait quoi que ce soit.

    Enfin, je vous demande de prendre soin de vous et de vous aimer tous les trois. Je vous soupçonne d’avoir chacun des positions fort divergentes sur de nombreux sujets mais je forme un vœu : ne perdez jamais de vue que le plus important dans la vie, ce ne sont pas les orientations politiques mais la famille. Vous êtes riches de deux cultures. Quoi qu’il arrive, chérissez la France autant que l’Allemagne. Sous aucun prétexte, ne trahissez vos valeurs, vos racines, vos convictions, votre religion catholique et encore moins votre famille. Votre père, que vous n’avez malheureusement pas eu le temps de bien connaître, se faisait un devoir de toujours faire passer sa famille avant tout le reste…

    … Il est minuit passé. Je reprends ma lettre. Après un long voyage, nous sommes arrivés à Rotterdam où nous avons retrouvé les cousins de Walter chez qui nous logeons. Nous avons apprécié de partager un vrai dîner et je me réjouis d’avance à l’idée de dormir dans un bon lit ! Les Pays-Bas se battent déjà et je crains que le bateau pour l’Angleterre ne puisse lever l’ancre de sitôt en raison de la situation militaire mais j’irai aux nouvelles dès mon réveil. Je suis si fourbue que je poursuivrai ma lettre demain !

    Rotterdam, mardi 14 mai 1940

    Mes très chers enfants,

    Il est environ 13 h 30 ce mardi et je reprends ma plume dans la cave où je viens de trouver refuge avec Walter et ses cousins. La Luftwaffe bombarde la ville et c’est absolument terrifiant. Vous n’imaginez pas le vacarme qu’il y a… Dans cet espace exigu et obscur, les gens transpirent la peur, personne ne parle ; un minuscule nourrisson de quelques semaines à peine, hurle près de moi. J’ai posé une photo de vous sur mes genoux, ainsi je sens votre présence et cela m’aide à rester courageuse.

    Je vous aime tant mes chers enfants. Quelle terrible tragédie sommes-nous en train de vivre ? Que Dieu vous préserve de vivre de tels tourments.

    Ce matin, je n’ai pas eu le temps d’aller me renseigner au port pour…

    Restée en suspens, la lettre avait un goût d’inachevé et le dernier paragraphe avait sans nul doute été recopié par le fameux Walter Goossens car l’écriture était analogue à celle du billet. Pour Jane, c’était une évidence. Ce devait être à cet instant précis qu’une bombe avait dû pulvériser l’immeuble situé au-dessus de la cave. Et c’était donc au milieu de cette phrase que sa mère avait été assommée par la poutre qui lui avait volé la vie.

    Affalée sur son lit, le visage enfoui dans un gros polochon, Jane pleurait toutes les larmes de son corps. Avant de fermer les yeux pour toujours, les ultimes pensées de sa mère avaient été pour ses frères et elle. Dans sa lettre, une de ses dernières phrases exprimait tout l’amour qu’elle avait pour eux. Malgré tout, Jane n’avait retenu qu’une chose. Dans la nuit du 3 mai, elle avait quitté sa mère sans l’embrasser. Jamais elle n’y avait songé jusqu’à ce jour et c’était pourtant vrai. Cette nuit-là, si pressée qu’elle était de rejoindre la maternité, elle n’avait même pas pris le temps d’embrasser sa mère… de lui donner un dernier baiser.

    ***

    Le temps était au beau fixe et la mer d’un bleu céruléen s’étendait à l’infini. Au cœur de l’après-midi, installée à la table du jardin, à l’abri du soleil sous le grand parasol, Marthe écrivait à ses parents tout en gardant un œil sur les deux fillettes qui jouaient sur la pelouse. Ses échanges épistolaires avec l’île de Ré s’étaient taris et elle était chaque jour plus soucieuse pour sa famille qu’elle ne parvenait plus à joindre par téléphone. Elle avait déjà noirci deux pages de sa belle écriture serrée lorsque le moteur d’une voiture la tira de ses réflexions. Il ne pouvait s’agir de William, parti en vélo à son cabinet médical. Aussi, Marthe posa son stylo sur la table et se leva. Contournant la maison, elle se retrouva dans la cour et reconnut la Bentley du maire de Harwich.

    Aux côtés de Monsieur Taylor, dont les cheveux avaient prématurément blanchi à l’annonce du décès de son fils aîné à Dunkerque, se tenait à sa grande surprise, Eleanor Cunningham. Elle était la responsable local du Movement for the Care of Children from Germany{1} dans lequel Marthe s’était tant investie depuis quelques années. Très élégante comme toujours, celle-ci était toute de noir vêtue et son tailleur mettait sa fine silhouette en valeur. Avec prévenance, le maire ouvrit sa portière. Son air préoccupé et son regard fuyant achevèrent d’inquiéter Marthe qui d’instinct, devina que les nouveaux-venus n’étaient pas porteurs d’une heureuse nouvelle.

    – Bonjour ! lança néanmoins Marthe, en affichant un sourire de circonstance. Qu’est-ce qui vous amène à Bay-Cottage ?

    – Bonjour Marthe. Votre époux est-il ici ? s’enquit Monsieur Taylor.

    – Non, répondit-elle inquiète, songeant aussitôt à son fils George, porté disparu depuis quelques jours. Il est à son cabinet.

    Au même instant, poussée par la curiosité, Emily apparut à la fenêtre à guillotine du premier étage, désireuse de découvrir qui venait d’arriver.

    – Pourrions-nous discuter dans un endroit tranquille ? suggéra Madame Cunningham en l’apercevant.

    – Bien sûr. Suivez-moi, proposa Marthe, de plus en plus troublée par cette énigmatique visite.

    Elle se tourna vers le porche de l’entrée et poussa la porte. En entrant, le contraste entre la température extérieure et celle de la maison la fit frissonner. A moins que cela ne fût simplement la manifestation de son angoisse grandissante. Le trio traversa le salon inondé de soleil puis pénétra dans le bureau de William dont elle referma la porte avec soin. A proximité de la fenêtre, un lilas répandait une délicieuse fragrance. Chacun prit place dans les clubs disposés autour de la cheminée.

    – Alors, que se passe-t-il ? demanda Marthe, avec une visible appréhension.

    Le malaise était tangible. Pourtant, Marthe connaissait bien Eleanor Cunningham qui, au fil du temps, était devenue une amie, de même que Monsieur le Maire. A plusieurs reprises en effet, elle avait eu affaire à lui au sujet de l’association d’aide à l’enfance et des Kindertransport{2}. De plus, il lui avait accordé son soutien fin mai alors qu’elle se trouvait sans nouvelle de William, suite au naufrage de son bateau au retour de Dunkerque. Mais à cet instant, elle les trouva tous deux fort empruntés. Alors que le silence s’installait, Taylor adressa un regard implorant à sa voisine, l’invitant à prendre la parole. Sans doute pour se donner du courage, celle-ci toussota avant de se lancer.

    – Ma chère Marthe, commença-t-elle d’un air embarrassé, nous sommes venus te prévenir que les parents d’Irene viennent d’arriver à Harwich.

    – Les parents de… d’Irene ? répéta Marthe abasourdie. Vous voulez dire, d’Irene Hansen, notre petite princesse ?

    – Tout à fait.

    – Mais… Comment est-ce possible ? balbutia Marthe, sous le choc et à court de répartie.

    – Laisse-moi t’expliquer… reprit Eleanor. Jan Hansen est un diplomate suédois. Son épouse Beata et lui résident à Berlin depuis des années. Fin juin 1939, Beata Hansen a eu un souci de santé qui a nécessité une hospitalisation en urgence. Comme son mari ne pouvait s’occuper de leur jeune enfant en raison de sa charge de travail, ils ont décidé de la confier à une amie. Peu après, celle-ci a choisi de prendre la route – avec leur accord – en direction d’un village saxon au nord de Meissen, afin de retrouver sa famille et de profiter de la campagne. Mais un soir, des SA{3} ont fait une descente au village. De confession juive, l’amie en question a eu le reflexe d’envoyer sa fille et Irene chez ses plus proches voisins, un vieux couple de paysans. Quelques jours plus tard, ne sachant que faire des fillettes, ceux-ci se sont rapprochés d’une association d’aide à l’enfance dont on leur avait dit le plus grand bien. A leur soulagement, les enfants ont été aussitôt pris en charge. A sa sortie d’hôpital, Beata Hansen a contacté son amie afin de récupérer sa fille ; sans succès. Inquiets de son silence, les Hansen se sont résolus à se rendre sur place et sont donc arrivés dans le petit hameau, sis au bord de l’Elbe. C’est là qu’on leur a fait savoir qu’une rafle venait d’avoir lieu dans les environs, entraînant des centaines d’arrestations, dont de nombreux enfants. Hélas, personne n’était en capacité de les renseigner au sujet de leur fille. Sans délai, Jan Hansen a remué ciel et terre pour retrouver sa trace. Après des mois d’enquête, le couple a fini par apprendre que leur fille avait été évacuée par les Kindertransport et se trouvait en sécurité au Royaume-Uni. De façon rocambolesque, ils ont alors gagné Londres avant de mettre le cap sur Harwich où ils sont arrivés hier soir. Monsieur Taylor et moi-même les avons reçus en fin de matinée et nous voici donc venus pour t’informer que… qu’Irene allait pouvoir retrouver ses parents.

    Dès le début du récit, elle avait compris et son cœur s’était mis à saigner. Prenant sur elle, Marthe avait écouté Eleanor jusqu’au bout, retenant ses larmes tant bien que mal. Sans conteste, elle savait bien que ces trois petits, dont William et elle prenaient soin avec amour depuis des mois, n’étaient pas les leurs. Quelque part, ils avaient sans doute une famille, peut-être plus de parents comme Elise mais qui sait, des frères, des sœurs, des grands-parents ou des oncles et tantes ? Les Heston avaient bien conscience qu’un jour, ils devraient se séparer d’eux et les laisser retourner dans leur patrie, auprès des proches qui leur restaient. Mais Marthe n’avait pas imaginé que ce moment puisse advenir si vite. Elle aurait dû se réjouir de cette nouvelle en considérant qu’enfin, Irene allait retrouver son père et sa mère à qui elle avait dû si cruellement manquer au cours de ces interminables mois. Mais la perspective de se séparer de la fillette aux yeux si bleus, au sourire si doux, au rire si joyeux, lui était insupportable. Elle s’était tant attachée à elle… Comme William, Elise et Mark, comme tout le reste de la famille.

    – Etes-vous certains que ces personnes sont les véritables parents d’Irene ? intervint Marthe, la mine défaite. Qu’il ne s’agit pas d’imposteurs ?

    – Sans l’ombre d’une hésitation, répondit Monsieur Taylor du tac au tac. Vous pensez bien que nous avons pris toutes les précautions et avons procédé à de scrupuleuses vérifications. Il n’y a aucun doute possible. Par ailleurs, les Hansen étaient en possession de photographies qui n’ont fait qu’appuyer leurs dires.

    – Quand Irene doit-elle retrouver ses parents ? s’enquit alors Marthe, d’une voix brisée par l’émotion.

    – Demain matin. Nous avons tous rendez-vous à la mairie de Harwich à neuf heures. Monsieur et Madame Hansen sont descendus au Pier Hotel. Ils avaient d’abord exprimé le souhait de la retrouver dès ce soir, précisa Monsieur Taylor. Mais Madame Cunningham et moi-même avons estimé que votre mari rentrant tard du travail, ce serait compliqué. En effet, il nous a paru important que vous puissiez passer une dernière soirée avec elle pour lui faire vos adieux et la préparer à ces retrouvailles.

    – La mère de la petite est assez fragile, poursuivit Madame Cunningham. A n’en pas douter, elle a été très perturbée par cette terrible séparation d’avec sa fille. Mais Monsieur le Maire et moi-même lui avons assuré, ainsi qu’à son mari, combien Irene avait été aimée et choyée dans votre foyer. Malgré la situation, ils ont exprimé une certaine gratitude et vous sont profondément reconnaissants d’avoir veillé sur leur fille.

    – Si votre époux pouvait vous accompagner au rendez-vous demain matin, ce serait aussi bien, crut bon d’ajouter Monsieur Taylor.

    – Il sera présent à mes côtés, cela va sans dire.

    – Souhaites-tu que je reste avec toi pour expliquer la situation à tes proches ?

    – Merci Eleanor mais ce sera inutile. Je vais attendre William et ensemble, nous annoncerons la nouvelle à Irene puis au reste de la famille.

    ***

    Le maire de Harwich et Eleanor Cunningham étaient repartis, laissant Marthe assommée de chagrin sur le pas de sa porte. D’une main fébrile, elle tenta d’effacer ses larmes avant de retourner au jardin où sa fille l’avait remplacée pour surveiller Elise et Irene qui faisaient du vélo ainsi que Mark. Réveillé de sa sieste, celui-ci babillait sur une couverture, à l’ombre du pommier.

    – Que voulaient-ils ? se renseigna Emily, en relevant distraitement les yeux de son magazine.

    Remarquant le visage abattu de sa mère, la jeune fille se redressa sur sa chaise, saisie d’un sombre pressentiment.

    – Que se passe-t-il encore ? s’affola-t-elle. Vous avez eu des nouvelles de George, c’est ça ?

    – Non ma chérie, il n’est pas question de ton frère. Ne t’inquiète pas… Tout à l’heure, je t’expliquerai.

    – Et pourquoi pas maintenant ? s’impatienta-t-elle.

    – Parce que ! répliqua Marthe avec irritation, tout en s’éloignant vers la mer, submergée par une vague de tristesse.

    Elle descendit le sentier sableux accédant au rivage. Du sommet de la dune, elle aperçut la silhouette de sa nièce qui, les pieds dans l’eau, errait comme une âme en peine à quelques mètres de là. Marthe retira ses sandales et se porta à sa rencontre.

    Décelant une présence, Jane se retourna. Son visage défait et ses yeux rougis par le chagrin bouleversèrent sa tante. Lorsque celle-ci fut parvenue à sa hauteur, la jeune fille tomba dans ses bras puis éclata en sanglots. La laissant pleurer tout son soûl, Marthe l’enlaça et caressa ses cheveux blonds avec douceur. A bien des égards, elle s’inquiétait pour sa nièce dont la sensibilité à fleur de peau engendrait des accès de larmes qui s’intensifiaient au fil du temps. Il était vrai que Jane avait toutes les raisons d’être mal en point. Après son invraisemblable évasion de Berlin un peu plus d’un mois auparavant, elle avait appris le décès de sa mère puis participé, avec un courage édifiant, à l’évacuation des Tommies massés sur les plages de Dunkerque, à bord du voilier de son oncle. Elle avait fini par retrouver Franz, son frère, mais cela n’avait pas suffi à guérir son cœur de toutes ses blessures. Et il était compréhensible que la réception d’une lettre posthume de sa mère, ne pouvait que l’avoir secouée au plus profond de son être.

    – Ma chérie… J’ai appris que tu avais reçu une lettre de ta mère, commença Marthe, en refoulant ses larmes avec stoïcisme.

    – …

    – Tu veux m’en parler ?

    – C’est ma faute, tante Marthe… Tout est ma faute, hurla-t-elle minée par le désarroi. Mère ne serait jamais morte si je n’étais pas partie à la maternité. Franz et moi n’aurions pas été obligés de fuir et Anselme… Il ne serait pas en prison à Paris !

    – Que vas-tu chercher là ? Voyons, calme-toi ma chérie. Tu n’es en rien responsable de cet enchaînement de circonstances. Cette nuit-là, en partant à la maternité, tu n’as fait que ton devoir. Rien ni personne ne pouvait présager ce qui allait découler de cet évènement, tu comprends ?

    – C’est faux ! Je sais que je suis responsable de tout le malheur qui a frappé ma famille. Je suis maudite !

    – Ne dis pas de telles sottises enfin, c’est absurde ! Je t’en prie, cesse de te tourmenter ainsi.

    Jane était dévastée. Mais c’était la première fois qu’elle s’incriminait de la sorte. Ses propos étaient si virulents que décontenancée, Marthe commença à s’interroger. Louise lui aurait-elle fait des reproches dans sa lettre ? Bien que cette possibilité lui paraisse pour le moins improbable, elle serait pourtant en mesure d’expliquer bien des choses, à commencer par l’attitude si torturée de sa jeune nièce. Tout à coup, William apparut sur la dune.

    ***

    Interloquée, Marthe consulta sa montre. Il n’était pas dix-huit heures. Jamais son mari ne rentrait de si bonne heure de son cabinet médical qui ne désemplissait pas du matin au soir, si bien qu’il lui arrivait souvent de rentrer à la nuit tombée. D’emblée, Marthe subodora qu’une calamité de plus venait de se produire. En effet, rien d’autre ne pouvait justifier le retour de William à cette heure inaccoutumée. Or, la journée avait été suffisamment riche en émotions et elle n’était pas certaine de pouvoir supporter une énième mauvaise nouvelle. A mesure qu’il se rapprochait, le cœur de Marthe battait de plus en plus vite.

    Une agréable brise marine agitait les ramures des quelques arbrisseaux dispersés sur la dune. Ayant rejoint les deux femmes sur la plage déserte, William se tourna vers sa nièce et l’étreignit contre son cœur avec affection.

    – Emily m’a dit pour ta lettre… lui marmonna-t-il à l’oreille.

    – Elle ne sait pas tout, gesticula Jane, les yeux encore brillants et la goutte au nez.

    – Pourquoi ? Que devrait-elle savoir ? s’étonna William, déconcerté par les mimiques de sa femme qui à l’évidence, cherchait à le dissuader de prolonger cette discussion.

    Jane ne répondit pas. Au bout de quelques instants de silence, Marthe se tourna vers son mari.

    – Dis-moi mon chéri, que fais-tu ici à une heure pareille ?

    – Pouvons-nous nous asseoir ? proposa ce dernier.

    Les femmes obtempérèrent et s’installèrent côte à côte sur le sable tiède de cette fin d’après-midi estival. Sur des charbons ardents, Marthe consulta son époux d’un regard anxieux. De profondes rides lui barraient le front, signe indéniable qu’il était préoccupé.

    – John est passé au cabinet, énonça-t-il sans préambule.

    A ces mots, Jane reporta subitement son attention sur William et redressa la tête avec un intérêt non dissimulé.

    – Il m’incombe de te dire que la police a interpellé un espion allemand au port de Harwich.

    – Non ! s’écria Jane. Oh non…

    – Jane, reprit aussitôt William. Pour l’instant, rien ne nous permet de penser que cet homme est à ta recherche. Nous savons bien que cela te taraude mais toutefois, veille à ne pas oublier que le pays est en guerre. Sans contredit, l’espion capturé à Harwich n’est pas le seul à avoir débarqué sur notre sol et nous avons toutes les raisons de croire qu’il soit porteur d’un ordre de mission bien différent de celui que tu imagines.

    – Où est-il en ce moment ? s’alarma Marthe.

    – Au poste de police. Mais d’ores et déjà, Scotland Yard envisage son transfert sur Londres.

    – Et comment John a-t-il été averti ? interrogea Jane, qui s’efforçait vainement de combattre les tremblements de tout son corps.

    – En début d’après-midi, la nouvelle de l’arrestation a été transmise aux officiers de sa base. Il leur a été demandé de redoubler de vigilance envers toutes les personnes paraissant suspectes. John n’en a pas su davantage mais il a aussitôt pensé à toi.

    – Que t’a-t-il conseillé ? s’enquit alors Marthe.

    – Il estime que Jane devrait quitter Bay-Cottage. Dans les plus brefs délais.

    – Je vais me réinstaller à Wood-Cottage ? questionna celle-ci, partagée entre l’angoisse et l’heureuse perspective de retourner vivre en compagnie des jumeaux O’Connor.

    – Non, cette fois-ci il préconise un éloignement plus conséquent. Je sais de source sûre que la région va sous peu, passer en zone militaire. Par conséquent, tous les habitants vont devoir évacuer.

    – Evacuer ? répéta Marthe, ébaubie.

    – Une bande de vingt miles de terre à partir des côtes va être militarisée de sorte qu’en cas d’invasion, les habitants ne courent aucun risque et que l’armée puisse agir à sa guise.

    – Mais où allons-nous aller ? s’affola Marthe, le regard perdu sur l’horizon azuré.

    – Je n’en sais rien… Mais nous allons prendre le temps d’y réfléchir afin de nous tenir prêt à partir demain ou après-demain.

    – Demain ? s’exclama Marthe. Si vite !

    – Oui… Le plus tôt sera le mieux.

    – Eh bien… Nous ne sommes pas au bout de nos peines… A mon tour, je dois vous annoncer quelque chose, signala alors Marthe d’une voix à peine audible. Tout à l’heure, Monsieur Taylor est venu me rendre visite. Avec Eleanor Cunningham.

    – Vraiment ? s’étonna William. Et que voulaient-ils ?

    – Les parents d’Irene sont à Harwich. Ils sont venus la chercher.

    Ebranlés par cette nouvelle inopinée, William comme sa nièce, restèrent cois. Avec des trémolos dans la voix, Marthe leur relata l’entretien qu’elle avait eu dans l’après-midi. Aux cent coups, William s’inquiéta aussitôt pour la petite Elise. Comment allait-elle pouvoir surmonter cette séparation, cette nouvelle épreuve ?

    – Je n’arrive pas à y croire… Quelle histoire ! conclut celui-ci. C’est tout bonnement terrible !

    – Je ne suis pas de votre avis, rétorqua Jane. Irene va retrouver ses parents. C’est une chance inespérée…

    – Tu as raison ma chérie, repartit Marthe bouleversée. C’est un vrai miracle que ses parents aient réussi à retrouver sa trace et à venir jusqu’ici, surtout en pleine guerre.

    Avec affection, William enlaça sa nièce qui se blottit contre lui. Ils se turent un long moment, bercés par le ressac régulier et rassurant.

    – Maintenant, nous allons devoir annoncer la nouvelle à Irene. Mais surtout à Elise, murmura-t-il. Cela ne va pas être simple… Quand Irene doit-elle retrouver ses parents ?

    – Demain matin, répondit Marthe. Nous avons rendez-vous à neuf heures à la mairie.

    – Quelle journée ! déclara alors William. J’ai hâte qu’elle se termine. Cela commence à faire beaucoup…

    ***

    En quelques mots, Emily et Victoria, la femme d’Arthur, furent tenues au courant du départ imminent d’Irene. Mais le plus dur restait assurément à venir. Main dans la main, William et Marthe gagnèrent l’étage et la chambre des fillettes qui venaient de sortir de leur bain

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