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Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles
Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles
Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles
Livre électronique649 pages8 heuresLe destin d'Aurélie Lafrenière

Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles

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À propos de ce livre électronique

La conclusion d’une véritable série coup de cœur! La révolution gronde dans les Treize colonies et Québec, contrôlée par les Britanniques, ne sera pas épargnée…

Fuyant les troubles qui s’amplifient à Boston, à l’automne 1775, Aurélie rentre à Québec sans James, ce qui ne manque pas de lui briser le cœur. Pour apaiser sa douleur, la jeune femme prête main-forte au commerce familial, une tâche dans laquelle elle excelle. James, de son côté, hérite d’une mission périlleuse: suivre et intercepter les troupes rebelles qui s'élancent vers le nord afin de tenter une invasion sur Québec, là où l’attend sa belle...

La bataille de Québec éclate alors qu’un mystérieux inconnu, surgi du passé de James, fait planer une nouvelle menace sur le jeune couple. Déchirée, Aurélie choisira-t-elle de suivre ses ambitions en demeurant à Québec malgré le tumulte ou de se réfugier dans la quiétude de l’Angleterre?

Une histoire d’amour bouleversante qui nous plonge dans l’une des périodes les plus déterminantes de notre histoire.
LangueFrançais
ÉditeurGuy Saint-Jean Editeur
Date de sortie10 juin 2020
ISBN9782897588854
Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2: Les rebelles
Auteur

Stéphanie Martin

Stéphanie Martin est journaliste à Québec depuis de nombreuses années. Elle a commencé sa carrière au Soleil et, en 2015, elle s’est jointe à l’équipe du Journal de Québec, où elle couvre les affaires municipales. Ce premier roman écrit sur presque une décennie se veut entre autres un hommage à la capitale qu’elle adore et où elle s’est établie il y a plus de vingt ans. Elle y vit toujours, avec son mari et ses deux enfants. Originaire de Saint-Alexis-de-Matapédia, en Gaspésie, elle a également habité Rimouski.

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    Aperçu du livre

    Le Destin d'Aurélie Lafrenière, tome 2 - Stéphanie Martin

    1

    James

    Vallée de la Kennebec, province du Maine, 10 octobre 1775

    Les

    Les

    hommes avançaient péniblement sur le sentier boueux. Sur leur gauche, les flots de la rivière Kennebec coulaient en bouillons déchaînés. La pluie n’avait pas cessé depuis plusieurs jours, rendant l’avancée difficile, parfois même périlleuse. Les semelles glissaient à l’occasion sur une pierre couverte de mousse ou s’enfonçaient dans une flaque visqueuse.

    Les arbres avaient pris des couleurs flamboyantes. Mais le brouillard, qui s’accrochait à leurs branches aux feuilles détrempées, atténuait leurs couleurs, donnant au tableau une allure lugubre.

    James Walker chassa pour la énième fois une mèche de cheveux noirs qui retombait sans cesse devant ses yeux, essuyant au passage les gouttes de pluie qui lui masquaient la vue. Ses pieds trempés le faisaient souffrir. Malgré sa cape, ses vêtements étaient imbibés d’eau et se plaquaient sur son corps, occasionnant des frottements inconfortables que chacun de ses mouvements lui rappelait désagréablement.

    Impossible de faire sécher quoi que ce soit dans cette purée. Les quelques heures passées chaque nuit à dormir sous des abris de branches ne suffisaient pas à débarrasser les tissus de l’humidité tenace. Ainsi, chaque matin, malgré le froid qui transperçait le corps jusqu’aux os, il fallait se remettre en marche.

    En dépit de tous les écueils de cette expédition automnale par temps pluvieux, James préférait nettement les jours aux nuits. Les intempéries, les saillies rocheuses qui abîment les pieds, la douleur, les chutes ; tout cela était beaucoup moins pénible pour lui que le manque aigu qui venait l’assaillir et qui emplissait ses heures de repos.

    Car ses pensées, tenues en laisse le jour par la tâche immédiate à accomplir, vagabondaient à leur guise la nuit et le ramenaient toujours à Aurélie. Sa femme.

    Leur mariage datait déjà de quatre mois, mais le fait de savoir qu’Aurélie était maintenant son épouse lui procurait encore un doux frisson, qu’il savourait comme au premier jour. Il repensait à la fougue de cette jeune femme qui avait surgi dans sa vie et ravi son cœur, et ce dernier se mettait à battre la chamade.

    Leur séparation forcée en juillet lui pesait et il lui tardait de revoir sa bien-aimée. Dans la froideur et la solitude de ses nuits en forêt, la visite nocturne d’Aurélie lui apportait une brûlure presque physique tellement l’éloignement était insupportable.

    — Hé Walker ! Vous dormez debout, ou quoi ?

    L’exclamation, lancée en anglais et teintée d’un fort accent français, le fit sursauter. Perdu dans ses rêveries, James avait ralenti la cadence sans s’en rendre compte. Il se retourna pour croiser le regard moqueur de Baptiste Lerouec, qui le toisait à quelques pouces du rebord du canot d’écorce renversé au-dessus de sa tête.

    — Contente-toi d’avancer, Lerouec ! lui lança James sur le même ton. Tu auras bien assez vite le temps de rêvasser toi aussi quand ton tour de faire l’éclaireur viendra !

    James entendit le ricanement du Français derrière son dos et sourit à son tour.

    Ils marchaient depuis presque un mois, portageant leur embarcation dans les sections les plus difficiles de la rivière. Le groupe de cinq hommes, bien armés, se déplaçait en formation serrée. L’un d’eux ouvrait la voie à l’avant, deux autres portaient le canot, et les deux derniers, chargés des provisions, fermaient la marche.

    James savait que son tour de portage reviendrait bien assez vite. Il ne s’en plaignait pas. Le détachement était équipé d’une embarcation légère et effilée. Rien à voir avec les lourdes barques à fond plat sur lesquelles s’échinaient les hommes de l’armée ennemie. James et ses compagnons les suivaient de loin depuis déjà un bon moment et ils avaient pu constater combien ils avançaient avec difficulté et semblaient mal préparés.

    Son titre de capitaine dans le 17th Regiment of Light Dragoons l’avait mené à diriger toutes sortes de missions pour le compte de l’armée britannique. Celle que lui avait confiée le commandant du régiment, le colonel George Preston, sortait de l’ordinaire, cette fois-ci.

    James se revoyait, en cette journée de la fin août, à Boston, alors qu’il avait été appelé d’urgence au bureau du colonel Preston.

    — Vous êtes un homme fiable, Walker. C’est pourquoi je vous confie cette mission. Elle est capitale.

    Devant le regard interrogateur de James, le colonel avait poursuivi :

    — Vous devrez suivre les troupes de Benedict Arnold, qui, selon toute vraisemblance, vont tenter une invasion de nos colonies du nord.

    Cet ordre avait laissé James sans voix. Son armée peinait depuis des mois à défendre les Treize colonies du sud contre les Continentaux, des sujets rebelles qui contestaient l’autorité britannique. Voilà que les troupes de Sa Majesté devaient aussi avoir un œil sur leurs possessions au nord. La province de Québec, plus particulièrement les villes de Québec et Montréal, étaient convoitées par les troupes du général de l’armée continentale, George Washington, de même que la Nouvelle-Écosse. Le général y voyait l’occasion d’étendre sa mainmise sur le territoire, après le siège de Boston entrepris plus tôt cette année-là.

    James savait que, depuis plusieurs semaines déjà, des rumeurs de manœuvres de la part des rebelles circulaient. Assis derrière son bureau, le colonel Preston avait tracé un portrait peu rassurant.

    — Walker, vous savez que nous avons appris récemment qu’une mission dirigée par le général rebelle Richard Montgomery a entrepris de remonter le lac Champlain pour se rendre à Montréal avec une armée de mille deux cents hommes.

    — Des faits troublants, en effet, avait acquiescé James, l’air grave.

    — Bien sûr, nous n’avons pas attendu avant d’agir. Dès que l’information nous est parvenue, l’alerte a été déclenchée et des éclaireurs ont été envoyés à Québec afin de prévenir le gouverneur de la province, Guy Carleton. Il n’a fait ni une ni deux et dès lors, il s’est employé à réunir ses troupes pour préparer la défense de Montréal. Lui-même s’est déplacé tant la situation est grave.

    — Une sage décision, avait opiné James.

    Puis, il avait attendu la suite avec une pointe d’appréhension.

    — Oui, c’est ce que nous croyions aussi. Cependant, la situation s’est compliquée davantage. Nos informateurs nous ont rapporté des mouvements de troupes parties de Cambridge, près d’ici, pour se rendre à Newburyport, puis à Swan Island. Nous sommes forcés de constater qu’une autre colonne de plus de mille hommes s’apprête à s’élancer en ce moment même vers le nord.

    L’ampleur et la folie de l’entreprise avaient consterné James. Une expédition qui tentait d’atteindre le nord par la vallée de la rivière Kennebec, qui traversait la région sauvage du Maine : cela lui était apparu comme une tentative pour le moins audacieuse, surtout à ce temps de l’année, et dans une région reconnue inhospitalière, parsemée de forêts, de montagnes, de rivières tortueuses et de marécages.

    Preston et l’état-major craignaient que l’expédition ne se dirige tout droit vers la Nouvelle-Écosse et Halifax, qui étaient sans défense.

    — C’est pourquoi nous avons résolu d’envoyer une petite expédition à la poursuite des troupes menées par le général rebelle Benedict Arnold, avait continué le colonel. Et je ne vois personne d’autre que vous pour la diriger.

    Fébrile, James avait demandé plus de détails sur les ressources qui lui seraient allouées.

    — Vous aurez quatre hommes à votre disposition, dont l’un de nos meilleurs guides. Votre mission sera de suivre discrètement l’armée rebelle et de rapporter des nouvelles de sa progression. Des émissaires envoyés du nord devraient venir à votre rencontre ou, sinon, l’un d’entre vous devra prendre les devants pour porter un message urgent vers la Nouvelle-Écosse.

    James avait été placé devant le fait accompli. Les hommes de son équipe étaient assignés, l’expédition était pratiquement déjà organisée. Il avait quitté le bureau de Preston avec le cerveau en ébullition.

    Lorsqu’Aurélie avait quitté Boston, il lui avait promis de la retrouver à Québec. Il était loin de se douter alors qu’il allait être appelé à prendre aussi rapidement la route vers le nord.

    C’est ainsi qu’il s’était lancé dans cette pénible expédition, à la poursuite des soldats d’Arnold. Dès le début, une évidence l’avait frappé : la plupart des Continentaux n’étaient pas entraînés pour ce genre de conditions et ils ne connaissaient pas les rudiments de la navigation en eau vive et du portage. James et ses hommes avaient croisé plusieurs embarcations laissées éventrées sur la rive, des sacs de poudre détrempés et inutilisables gisant tout près. Le capitaine avait même aperçu plusieurs petits groupes de déserteurs qui s’enfuyaient sans demander leur reste.

    James consignait toutes ces informations dans un petit carnet qu’il gardait à l’abri dans une pochette de cuir sous sa cape. Elles serviraient bientôt quand viendrait le temps d’informer Québec de l’avancée de l’ennemi.

    Ce soir-là, le petit contingent s’était regroupé sous les branches de grands pins. Il était hors de question d’allumer un feu puisqu’il fallait à tout prix éviter d’être repéré. Chacun s’enveloppait du mieux qu’il le pouvait de sa cape pour se protéger du froid et de l’humidité qui transperçait les os, gardant son fusil à portée de main. Heureusement, en cette période de l’année, les moustiques avaient cessé leur ballet harassant. Le grondement de la rivière servait de trame sonore, agrémentée par le crépitement des dernières gouttelettes qui s’écrasaient au sol sur les feuilles mortes, laissant entrevoir l’espoir d’une accalmie.

    James s’était lié d’amitié avec le guide Baptiste Lerouec. Le jeune Français était le seul civil du groupe. Âgé d’à peine trente ans, il avait la sagesse d’une vieille âme. Court et trapu, il se déplaçait avec une étonnante agilité. Malgré son allégeance à sa mère patrie, la France, il louait ses services aux Britanniques, car ses connaissances sur la région et les peuples autochtones qui y vivaient leur étaient précieuses. Il avait passé des années avec les Abénaquis, dont il avait tout appris : de la chasse à la pêche en passant par la navigation sur les cours d’eau et l’orientation en forêt. La fabrication d’un canot n’avait aucun secret pour lui et réparer une embarcation d’écorce abîmée relevait de la routine à ses yeux. Il avait même emprunté les habitudes vestimentaires et la coiffure des Indiens qu’il avait côtoyés.

    Baptiste était adossé à un grand pin, à quelques pas de James. Ses cheveux blonds retombaient sur ses épaules et étaient retenus sur le front par un bandeau de cuir décoré de poils d’orignal. Quelques mèches étaient tressées et décorées de perles faites de coquillages taillés en petits grains.

    Ses compagnons lui enviaient secrètement sa veste et son pantalon orné de franges colorées, malgré l’allure sauvage qu’ils lui donnaient. Confectionnés avec des cuirs d’animaux bien huilés, ses vêtements le gardaient bien au sec, même sous une pluie soutenue. Pour affronter le froid et l’humidité, il s’enroulait dans une couverture de peaux de castor tannées, qu’il portait en bandoulière ou sur les épaules.

    — Une bonne journée, aujourd’hui, dit-il en prenant soin de ne pas trop élever la voix pour éviter d’être entendu par des sentinelles rebelles qui pourraient rôder dans les parages, en reconnaissance.

    Le groupe s’assurait toujours de monter son campement à bonne distance des troupes d’Arnold, mais on n’était jamais trop prudent.

    — Oui, répondit James, satisfait de leur avancée.

    Les provisions étaient maigres. Les hommes devaient se contenter d’eau fraîche, puisée dans les ruisseaux. Du lard, du fromage, des viandes et des fruits séchés, et des quignons de pain complétaient leur alimentation.

    De temps à autre, Baptiste leur dénichait quelque fruit sauvage tardif ou des champignons qu’ils se mettaient volontiers sous la dent. Tout le long de la Kennebec, jusqu’à Norridgewock Falls, ils avaient traversé des villages où ils pouvaient s’approvisionner ou se payer le luxe d’un repas chaud. Habillés en civil, ils se gardaient bien d’attirer l’attention pour ne pas éveiller les soupçons à propos de leur mission. Si bien qu’ils préféraient dormir à l’extérieur plutôt que de louer des chambres dans des établissements qui, de toute façon, étaient plutôt rudimentaires et mal famés.

    Un ronflement se fit entendre. Quelques pas plus loin, John Kingsbury et Jack Smith, les gaillards que le colonel Preston avait choisis pour leur robustesse, avaient déjà sombré dans le sommeil, trouvant le réconfort dans leurs rêves ou dans le souvenir d’une nuit plus douce. Quelque part en bordure de la pinède, on entendait les pas feutrés de Tom Hartnell, dit Slim, un grand jeune homme efflanqué qui montait la garde pour le premier quart de nuit. La pluie avait enfin cessé.

    — Ça va jusqu’à maintenant, capitaine ? L’avancée n’est pas trop pénible ? s’enquit Baptiste.

    Dans la noirceur de cette nuit sans lune, James devinait à peine le profil de son compagnon, même si celui-ci se tenait à quelques pas de lui.

    — Oh ! non. J’ai vu pire.

    C’était un euphémisme. Dans des lieux tout aussi sauvages, en Écosse, James avait survécu à une embuscade qui avait coûté la vie à son frère Peter. Oui, il avait vu pire. Il n’avait pas envie de discuter de cela avec Lerouec. Ni avec quiconque, d’ailleurs. La seule personne à qui il avait ressenti le besoin de se confier sur cet épisode sombre avait été Aurélie.

    Elle n’avait pas bronché quand il lui avait parlé de cette tragédie, des horribles accusations mensongères qui avaient été portées contre lui par un compagnon d’armes, Tommy Croft, qui avait juré l’avoir vu tirer la balle qui avait atteint mortellement son propre frère. Elle connaissait maintenant ses pires démons. Malgré tout, elle était restée.

    Machinalement, comme il le faisait plusieurs fois par jour, James porta la main à sa poitrine, là où reposait autrefois le médaillon qui contenait la miniature de son frère décédé. Il n’y était plus. Aurélie l’avait emporté avec elle. Il le lui avait laissé, quelques heures avant qu’elle n’embarque sur le navire qui devait la ramener à Québec.

    — Je le garderai toujours contre mon cœur, lui avait-elle murmuré, une larme au coin des yeux.

    Il l’avait regardée s’éloigner, frêle silhouette à la poupe du navire, regrettant de l’avoir laissée partir. Pendant combien de temps seraient-ils séparés ? Alors qu’il avait voulu la protéger en la renvoyant auprès de sa famille, à Québec, il avait ressenti un manque aigu lui vriller la poitrine. Il s’était efforcé de n’en laisser rien paraître, même si ses résolutions avaient vacillé dangereusement.

    Baptiste Lerouec semblait avoir suivi le cours de ses pensées.

    — Vous irez rejoindre votre épouse et sa famille, à Québec, plus tard ?

    Cette simple question réveilla en James à la fois un fol espoir et une peur sourde. Il souhaitait de tout son cœur serrer de nouveau sa femme dans ses bras. Mais depuis son départ de Boston en catastrophe, il n’avait eu aucune nouvelle d’Aurélie. Il tâchait de taire ses inquiétudes en se rappelant combien la poste était imprévisible en ces temps troubles. Et voilà qu’il lui était maintenant impossible de recevoir du courrier. Dans la frénésie du départ, il avait eu le temps de rédiger une note qu’il avait adressée à Aurélie, l’avisant de la mission qui devait l’amener vers les Maritimes et lui promettant de tout tenter pour la rejoindre le plus tôt possible. Il avait peu d’espoir que la missive parvienne à Québec rapidement.

    — Oui, j’irai la rejoindre. Elle y habite avec ses parents, son frère et sa sœur, répondit James, ne laissant rien paraître de son tourment intérieur.

    Baptiste se racla la gorge, hésitant. Après un mois passé avec le capitaine, dans un esprit de respect mutuel, Baptiste osa aborder la question plutôt délicate.

    — Hum. Elle devait être soulagée de les retrouver. Son passage à Boston n’a pas été de tout repos, à ce qu’on raconte.

    L’allusion était plutôt directe, mais James ne s’en formalisa pas. Il savait bien que la nouvelle de l’arrestation et de l’emprisonnement d’Aurélie pour trahison s’était répandue comme une traînée de poudre, dans l’armée britannique comme dans la bonne société bostonienne. Les accusations s’étaient révélées fausses et Aurélie, victime d’un coup monté par une rivale jalouse, avait été relâchée avec les excuses du plus haut gradé de l’armée, Thomas Gage. Cela n’avait pas empêché les mauvaises langues de se délecter de ces juteux

    commérages.

    — Soulagée n’est pas le mot que j’aurais choisi, souffla James, réprimant un sourire. Madame Walker est, disons, volontaire, et elle aurait préféré rester plutôt que de rentrer chez elle.

    « Volontaire ». Le qualificatif ne convenait pas tout à fait pour décrire le caractère bouillant de sa femme, songea-t-il. « Têtue » serait plus approprié.

    Son sourire s’élargit lorsqu’il repensa à leur improbable rencontre et à leur union, qui avait surpris tout le monde, à commencer par eux-mêmes.

    Tout les opposait en théorie. Lui, soldat de Sa Majesté, elle, fière Canadienne française, qui avait fui la perspective d’un mariage forcé avec un homme qu’elle détestait et qui l’avait agressée. Ils s’étaient retrouvés à Boston, en pleine guerre. Si le charme de la belle Aurélie l’avait tout de suite frappé lors de leur rencontre à Québec, jamais il n’aurait pu rêver de la retrouver un jour dans son lit, encore moins pour la vie entière !

    Baptiste s’étira et se cala dans une position plus confortable.

    — Ouais. Elle m’a tout l’air d’une femme d’exception, votre Aurélie, dit-il en bâillant. Chanceux !

    Puis, il se tut, et au bout de quelques minutes, sa respiration régulière laissa deviner qu’il avait cédé au sommeil.

    Chanceux, oui, acquiesça silencieusement James Walker. En fait, il avait encore de la difficulté à croire en sa veine. La pétillante et ardente Aurélie était maintenant sa femme et portait son nom. Il s’appuya contre le tronc rugueux, rajusta le capuchon de sa cape sur sa tête et ferma les yeux. Ses pensées le ramenèrent à l’auberge, à Boston, où les deux amoureux avaient passé leur nuit de noces, après leur mariage clandestin. La chaleur des boucles cuivrées et du regard d’Aurélie contribua largement à lui faire oublier l’humidité glaciale de la forêt.

    *  *  *

    Il s’éveilla en sursaut, le cœur tambourinant dans sa poitrine. L’écho de son cri retentissait encore dans la forêt. Enveloppé dans les brumes du rêve, qui se dissipaient peu à peu, James tenta de calmer sa respiration. Les cauchemars l’accompagnaient depuis longtemps maintenant, le ramenant toujours à cette même vallée en Écosse, à cette bataille sanglante, sans merci. Cette fois, au lieu de ceux de Peter, c’était les yeux d’Aurélie qui le fixaient avec horreur, juste avant qu’une balle vienne trouer sa peau au niveau du cœur. La tache de sang ne faisait que s’agrandir, encore et encore, jusqu’à colorer de rouge tout son champ de vision.

    James ferma les yeux et secoua la tête pour chasser cette image abominable. Encore déboussolé, il chercha pendant quelques secondes à s’orienter. Le sol humide et les pierres saillantes sous son poids le ramenèrent vite à la froide réalité de cette étendue sauvage du Maine dans laquelle il pataugeait depuis des jours. Baptiste avait été réveillé par son cri, constata-t-il, embarrassé. Le jour n’était pas encore levé, mais la lumière dans la forêt avait changé, l’obscurité laissant place à la promesse d’une aube blafarde. Si bien qu’il vit que le Français l’observait, sans dire un mot.

    — Ça va, laissa tomber Walker. Juste un mauvais rêve.

    Baptiste comprit le message et n’insista pas. Le capitaine était déjà passé à autre chose. Il fit une croix sur ce qu’il restait de sa nuit et, imitant James Walker, il se leva péniblement et se mit en train, prenant soin d’effacer les traces de leur passage. Plus loin, Kingsbury, Smith et Hartnell commençaient à remuer. Comme tous les matins, les hommes lèveraient le camp avant l’aurore.

    *  *  *

    — Damn it ! maugréa Jack Smith pour la dixième fois depuis le départ de la troupe, au petit matin.

    Le ciel avait cessé de déverser des torrents sur leur tête, mais il se faisait toujours menaçant et rien ne semblait vouloir sécher, encore moins le sol spongieux sous leurs pieds, qui glissaient à chaque pas. Smith venait une fois de plus de trébucher sur un rocher sournois.

    Les hommes en avaient assez de portager et auraient bien voulu emprunter la voie facile de la rivière Kennebec. Ils avaient préféré se tenir sous le couvert des arbres pour la majeure partie de la matinée. Les troupes d’Arnold n’étaient pas très loin devant.

    Depuis le matin, Baptiste ne cessait de maugréer à voix basse. Il semblait nerveux et s’arrêtait à tout moment pour consulter la carte de la région. Si ses hypothèses étaient exactes, les rebelles se dirigeaient tout droit vers Great Carrying Place. Lerouec se grattait la tête d’incrédulité à l’évocation de cette possibilité. Cela signifiait que l’expédition ne prenait pas du tout la route des Maritimes. Elle s’engageait plutôt dans un portage de douze milles à travers les montagnes, les lacs et les étendues marécageuses. Un parcours harassant qui la mènerait – si elle y survivait – jusqu’à la rivière Dead, puis éventuellement, à la Chaudière, qui s’écoulait jusque devant Québec.

    Une véritable folie.

    — Merde de merde, grommelait Baptiste, en français. Il est complètement dingue, ce Benedict Arnold !

    Cela signifiait que les cinq compagnons devaient tout faire pour parvenir à Québec avant les hommes d’Arnold, afin de prévenir l’armée britannique. Cette nouvelle stupéfia James. Il était à la fois exalté à l’idée de revoir Aurélie et affolé qu’elle et sa famille se trouvent dans la ville que les insurgés menaçaient d’attaquer.

    Baptiste, lui, n’avait qu’un souci en tête : trouver le moyen le plus rapide d’atteindre Québec. Lui-même n’avait pas tellement envie de s’engager dans une entreprise aussi ardue. Connaissant la région comme le fond de sa poche, il savait que les conditions pouvaient y être exécrables. Surtout en automne. Depuis qu’ils avaient quitté Norridgewock Falls, le 9 octobre, le mercure avait baissé à un niveau inquiétant. L’air avait pris cette odeur caractéristique annonciatrice des premières neiges : un arôme frais, presque piquant, qui saisit et chatouille les narines.

    — Ça ne me dit rien qui vaille, cette histoire, laissa-t-il tomber avant de se remettre en marche.

    Avec ses mocassins, le Français se mouvait avec aisance, transportant le canot sur une épaule et gardant malgré tout un équilibre parfait. James, qui se tenait derrière, maudissait ses bottes de cuir aux semelles rigides. Mais sa carrure et sa grande taille lui permettaient de suivre la cadence. À grandes enjambées assurées, il accompagnait son partenaire de portage, habitué maintenant aux rigueurs de l’exercice.

    — Quand ils seront à Carrying Place, nous nous arrangerons pour les contourner, puis les devancer, avisa Lerouec, d’une voix égale, qui ne trahissait aucun signe d’essoufflement. Nous serons ainsi en bonne position pour prévenir Québec de leur avancée.

    — Et c’est quoi, cet endroit ? demanda Slim sur un ton las.

    Depuis le départ, les hommes ne se plaignaient pas de cette mission qui leur avait été imposée. La rigueur de l’expédition commençait maintenant à se faire sentir. Et James craignait que le moral des troupes ne souffre des conditions difficiles qui s’annonçaient avec le mercure frôlant maintenant le point de congélation, dans cette région montagneuse.

    — C’est le point de transition entre les rivières Kennebec et Dead, expliqua Baptiste. Je ne te mentirai pas, Slim : c’est une des pires sections de portage de la région. Les Indiens l’utilisent depuis des lustres pour franchir la distance jusqu’à Québec. Mais eux, au moins, ils savent comment s’y prendre.

    Baptiste avait lui-même fait le portage à quelques reprises.

    Il appréhendait que les difficultés soient accrues à l’approche de l’hiver.

    — On n’a pas fini de s’éreinter. Il faut d’abord franchir ces hauteurs que tu aperçois, là-bas.

    Les regards des hommes se tournèrent vers l’endroit pointé par le Français. Sur la rive opposée de la Kennebec s’étirait une crête qui se dressait à une hauteur d’au moins mille pieds. Slim soupira.

    — Ensuite, on devra passer par trois vastes étangs, séparés les uns des autres par des marécages, pour enfin rejoindre la Dead. Je te jure que je ne donnerais pas cher de la peau des hommes d’Arnold s’ils s’y aventuraient l’été. On dit que les moustiques dans cette région peuvent dévorer un bœuf entier.

    Baptiste s’esclaffa, étant apparemment le seul du groupe à trouver ce trait d’esprit désopilant. James aperçut le regard inquiet qu’échangèrent Slim et ses deux autres compagnons.

    La voix grave de Smith interrompit l’hilarité du Français.

    — La carte montre que la Dead et la Kennebec se rejoignent en amont. Pourquoi ne pas suivre la rivière jusque-là ?

    — Impossible, trancha Baptiste. La Dead n’est pas navigable à cette hauteur à cause des rapides. Et le portage de Carrying Place offre un raccourci d’au moins vingt-cinq milles.

    Le gaillard se renfrogna. Slim soupira de nouveau. Kingsbury se moucha bruyamment. Depuis quelques jours, il était embêté par un vilain rhume. Cela n’augurait rien de bon pour la suite, songea James. Comme pour ajouter à l’ambiance déjà morose, la pluie se remit à tomber, drue et froide. Les hommes rentrèrent la tête dans les épaules et accélérèrent le pas.

    Léonard

    Great Carrying Place, province du Maine, 11 octobre 1775

    Léonard Larue maudissait le jour où il avait choisi de s’embarquer dans une folie pareille. Les troupes diminuaient à vue d’œil, au même rythme que les réserves de nourriture. Quand ce n’était pas la désertion, c’était la maladie qui affligeait les hommes. La dysenterie et le rhume faisaient des ravages, et l’état-major, mené par Benedict Arnold, avait même ordonné la construction d’un abri pour loger temporairement les plus mal en point. D’autres avaient eu la mauvaise idée de boire de l’eau stagnante. Ils se tordaient maintenant de douleur sous l’effet de violentes crampes.

    Les « bateaux » achetés pour mener l’expédition à bon port étaient de véritables passoires et une quantité astronomique de nourriture avait été gaspillée. Forcés de couper leurs maigres rations de moitié, les hommes étaient affamés, frigorifiés et épuisés. Ils étaient réduits à manger le cuir de leurs chaussures et le suif des chandelles.

    Ce matin, un homme était mort, écrasé par la chute d’un arbre. Il s’en était fallu de peu pour qu’un groupe de soldats avides ne fassent qu’une bouchée du pauvre bougre, qui avait finalement été enterré sous un amas de pierres. Frustrés, les lascars s’étaient résignés, mais avaient lancé un regard lourd de sous-entendus au chien du capitaine Dearborn.

    On s’était bien vite rendu compte que les cartes avec lesquelles avait été organisée l’expédition étaient inexactes et sous-estimaient la distance à parcourir jusqu’à Québec. Le commandement devait donc constamment envoyer des détachements en reconnaissance, afin de tracer la route pour le reste des bataillons. Malgré tout, les comptes-rendus s’avéraient souvent imprécis. Il en résultait d’énormes pertes de temps.

    Dans ces conditions inhumaines, les idéaux de Léonard en prenaient pour leur rhume. S’engager avec le colonel Arnold pour participer à l’expédition qui allait mener à la prise de Québec lui avait paru excitant et noble. Il s’exaltait à l’idée de libérer la colonie du nord du joug de l’Empire britannique.

    Il regrettait à présent le confort de l’imprimerie d’Harold, à Boston. Les muscles endoloris au terme d’une longue journée à manipuler la lourde presse à imprimer, l’odeur entêtante de l’encre, les caisses de papier à transporter, les heures à aligner les caractères de plomb, tout cela était une sinécure à côté de ce qu’il vivait aujourd’hui. Jamais son corps et son âme n’avaient été soumis à une telle épreuve. Ses amis Harold et Dora Appleby occupaient une grande place dans ses pensées. Ils avaient été une deuxième famille pour lui, après le décès de ses parents. Ils lui manquaient cruellement.

    Alors qu’il fixait avec un air hagard les premiers flocons qui tombaient du ciel dans ce paysage apocalyptique jonché de marécages et d’arbres morts, il se demanda pour la première fois s’il ne devrait pas, lui aussi, profiter d’un moment d’inattention de ses supérieurs et prendre la clé des champs.

    Pour aller où ? Il pestait intérieurement contre son manque de connaissances sur l’orientation en forêt. Il avait bien appris, enfant, à allumer un feu, à pêcher et à chasser le petit gibier. Mais rien ici ne ressemblait au terrain de jeu de sa jeunesse. Ici, tout n’était que désolation. Il y avait plusieurs jours qu’il n’avait pas vu le moindre lièvre. Pas même un écureuil.

    Il se demanda avec une inquiétude grandissante si ses pieds et ses orteils survivraient au supplice du bain glacé dans lequel ils s’enfonçaient, pas après pas, depuis l’aube, alors qu’il poussait la lourde barque à travers l’étendue bourbeuse. À ce rythme, il commençait à douter que l’expédition rejoigne Québec avant que l’hiver n’ait tout recouvert de sa redoutable chape de glace et de neige.

    La destination, Québec, était la bouée à laquelle il s’accrochait, seule source d’encouragement dans cette mésaventure. Ce pays de neige qu’il avait souvent rêvé de connaître et dont Aurélie lui avait si souvent parlé. Avec son fleuve, son cap pailleté de pierres scintillantes comme des diamants et même ses Indiens, qu’il imaginait féroces comme dans les histoires que lui racontait sa mère quand il était petit. Oui, il espérait réussir à franchir la distance qui le séparait de cette cité intrigante. Et peut-être, qui sait, y revoir sa chère amie Aurélie.

    James

    Dead River, province du Maine, 21 octobre 1775

    James sentait la fatigue l’étreindre. Il était maintenant convaincu que leur groupe avait devancé l’armée d’Arnold. Cela s’était fait au prix d’un effort presque surhumain. Dormant peu et marchant presque nuit et jour, ses comparses et lui avaient contourné le large bataillon en empruntant des sentiers connus seulement des Indiens. Ils avaient profité du couvert de la nuit pour franchir les trois lacs qui jalonnaient le portage, se laissant guider par le sens de l’orientation aiguisé de Baptiste Lerouec.

    Au petit matin, la rivière Dead se présenta à eux, avec ses remous qui laissaient entrevoir que le cours d’eau portait bien son nom. Fronçant les sourcils, James lança une brindille au milieu des flots, en amont. Celle-ci flotta sur place une fraction de seconde, mais fut vite emportée par le courant et repassa devant lui à une vitesse impressionnante. Quiconque s’y aventurait le faisait à ses risques et périls. Pagayer contre cette furie jusqu’au lac Mégantic allait nécessiter une force et une constance à toute épreuve, réalisa-t-il. Son corps rompu par le froid et ses muscles endoloris tressaillirent à la simple idée du calvaire qui les attendait. Il invoqua l’image d’Aurélie pour se donner du courage.

    Le groupe décida de s’arrêter quelques minutes au bord du cours d’eau, le temps d’un maigre goûter. Les provisions se faisaient toujours plus rares et chacun était conscient de la précarité de la situation. Si bien que personne ne se plaignit de la frugalité du repas, que tous grignotèrent en silence. John ne mangea presque rien. Depuis quelques jours, la fièvre et la toux s’étaient mises de la partie, et le gaillard peinait à suivre la cadence.

    La forêt était maintenant tapissée d’un mince couvert de neige mouillée. Le vent s’était levé et les quelques rares arbres dont les branches étaient encore chargées de feuilles étaient lentement délestés de leur verdure. Les feuilles se déposaient sur le sol comme autant de taches de couleur sur une toile blanche.

    James sentit la menace avant que ses sens ne la lui confirment. Un regard vers Baptiste lui certifia que son intuition ne le trompait pas. Le Français s’était tendu comme un arc et scrutait les alentours d’un œil inquiet. Voyant leur réaction, les trois autres soldats comprirent que quelque chose clochait et tous firent un pas vers l’endroit où ils avaient posé leur arme. James saisit son fusil et le cala contre sa cuisse, cherchant à se rendre le moins visible possible en se glissant entre les branches d’un large buisson.

    Les voix leur parvinrent quelques secondes plus tard, portées par le vent en bouffées qui couvrait de temps à autre le grondement de la rivière.

    Deux hommes, trois tout au plus, analysa rapidement James. Des soldats d’Arnold ? Il reconnut alors quelques mots d’anglais, ce qui renforça son hypothèse. Les visiteurs se souciaient peu d’attirer l’attention, puisqu’ils discutaient à voix haute, en criant presque.

    Les cinq compagnons se regardèrent et se comprirent sans avoir à se parler. De là où ils se trouvaient, il leur était impossible de se cacher. Les nouveaux venus devaient eux aussi chercher à prendre la voie navigable de la Dead. Et comme ils se trouvaient précisément à l’endroit où une percée dans le couvert d’arbres offrait une descente parfaite pour accéder à la rivière, il y avait fort à parier que les étrangers s’y dirigeaient aussi. James jura entre ses dents. Et il pria pour que l’effet de surprise leur soit favorable.

    Chacun se tapit du mieux qu’il le put pour se soustraire au regard des arrivants le plus longtemps possible. Leur canot avait été laissé plus loin, sous les branchages. Il était visible, mais il était trop tard pour y changer quoi que ce soit.

    Les hommes n’étaient plus qu’à quelques pas, maintenant. Froidement, James saisissait chaque mot de leur conversation. Il était question de rationnement et de privations. Il s’agissait clairement de membres de l’expédition d’Arnold. Il pouvait distinguer deux voix différentes, mais il lui était difficile de conclure que les intrus n’étaient pas plus nombreux.

    Son pouls s’accéléra. Comme chaque fois qu’il s’engageait dans une bataille, James ressentit cette étrange sensation qui lui donnait l’impression de flotter au-dessus d’un précipice. Ses sens devenaient particulièrement aiguisés. La peur ou les craintes s’étaient envolées, et l’heure n’était plus à la réflexion. C’était plutôt l’urgence et l’instinct de survie qui dictaient ses actes. Sous l’effet de l’adrénaline, il savait qu’il était prêt à faire face à toute éventualité. Il banda tous ses muscles et attendit le moment propice.

    Les rebelles étaient quatre. Les deux groupes se virent en même temps, mais ce fut Baptiste qui réagit le premier. En une fraction de seconde, il avait bondi de sa cachette en poussant le plus horrible cri de guerre qu’il ait été donné à James d’entendre. Saisi d’effroi, le soldat qui ouvrait la marche se figea, la bouche ouverte. Cette erreur lui fut fatale. En un geste leste et précis, Baptiste enfonça la lame de son couteau juste sous ses côtes. Le jeune homme parut si surpris qu’en d’autres circonstances, son expression aurait pu être comique. Il porta les mains à son flanc et s’effondra à plat ventre dans la neige, qui se teinta rapidement de rouge.

    Pris au dépourvu, ses compagnons tentèrent d’empoigner leurs armes, mais James, Smith, Kingsbury et Hartnell fondirent sur eux. James saisit son fusil et abattit la crosse sur l’épaule du plus grand d’entre eux, qui ne put parer le coup. Il tomba à genoux et James profita du choc pour lui servir un autre coup, cette fois, derrière la nuque. Le colosse tomba inerte.

    Une détonation retentit. James se tourna et constata qu’un des rebelles avait raté sa cible. Il n’eut même pas le loisir de songer à recharger son arme. Smith le plaqua au sol avec force et on entendit l’air sortir des poumons du pauvre bougre. Quelques coups de poing le mirent hors d’état de nuire.

    Pris de panique, le quatrième homme recula de plusieurs pas, tourna les talons et se mit à détaler dans la direction d’où il était venu.

    On entendit un autre coup de fusil. Au même moment, le fuyard eut un soubresaut, comme piqué par une guêpe, et s’étala, inanimé, dans un lit de fougères flétries. James tourna la tête vers sa droite et vit Baptiste, bien campé sur ses deux jambes, le mousquet à l’épaule, le canon encore fumant.

    Haletants, toujours sous le choc, les cinq compagnons n’eurent encore une fois qu’à échanger un regard. Vite. Le temps pressait. Tout ce chahut avait peut-être ameuté les troupes d’Arnold, qui ne devaient pas être loin.

    — Fouillons-les d’abord. Prenez tout ce qui peut être utile. Nous partons dans une minute.

    James avait utilisé son ton d’officier, autoritaire et précis, même s’il tentait de calmer les battements de son cœur. Il serra les poings pour empêcher ses mains de trembler. Il se pencha sur l’homme qu’il venait d’assommer, et retourna les poches et les replis de sa veste, guettant le moindre mouvement qui laisserait deviner que le soldat allait reprendre connaissance.

    Il y trouva plusieurs plis cachetés qui étaient adressés à Richard Montgomery. Le cœur du capitaine fit un bond. Seul Benedict Arnold lui-même pouvait écrire au commandant de l’expédition en route pour Montréal. Ces missives contenaient sans doute des informations de la plus haute importance. Il lui fallait à tout prix les transmettre au commandement à Québec.

    James fourra les lettres dans sa poche, se promettant de les ouvrir aussitôt qu’il se trouverait en lieu sûr. Il arrivait à la fin de sa fouille lorsqu’une voix caverneuse le fit sursauter.

    — Debout !

    Le capitaine bondit sur ses pieds et se retourna d’un bloc, une main sur le coutelas qu’il gardait à sa ceinture. La vision saisissante qui s’offrait à lui le cloua sur place. L’Indien était au moins aussi grand que lui. Malgré la morsure cinglante du froid, il était torse nu et arborait de nombreux tatouages. Son crâne était rasé d’un côté et une lourde chevelure noire retombait sur son épaule droite. C’est son visage qui frappa James davantage. Son air dur était accentué par des peintures de guerre. Une bande noire partait des oreilles et passait devant ses yeux, comme un bandeau. Des lignes rouge vermillon tracées à la verticale rejoignaient ensuite son menton et le bas de sa mâchoire, comme une grille sanguinolente.

    L’Indien le tenait en joue avec un fusil européen. Un coup d’œil rapide lui confirma que ses compagnons étaient eux aussi bien surveillés. D’autres individus, non moins menaçants, se tenaient à l’écart, armés jusqu’aux dents. James jura entre ses dents. Jamais il ne les avait entendus approcher.

    Repensant aux histoires d’Européens torturés par les Indiens qu’il avait maintes fois entendues, un frisson lui parcourut l’échine. Il chercha en vain une échappatoire. Inutile de tenter quoi que ce soit. Ils étaient à la merci des Sauvages.

    2

    Aurélie

    Québec, août 1775

    Le

    Le

    cap Diamant se profilait à l’horizon, alors que nous contournions la pointe de l’île d’Orléans. Le soleil venait de disparaître derrière le promontoire. Nimbé d’une lumière orangée teintée de rose, le château Saint-Louis montait la garde sur ma ville. Avec ses clochers s’étirant vers le ciel, ses remparts et ses petites maisons de pierres et de bois sagement alignées au pied de la falaise, Québec m’accueillait à bras ouverts, comme si je ne l’avais jamais quittée.

    Je fus submergée par une grande bouffée d’émotion. Je portai une main à mon cœur pour l’empêcher de sortir de ma poitrine. Québec, cette ville qui m’avait vue naître et grandir, qui avait survécu aux bombardements. Elle avait été l’écrin de mes aspirations de jeune fille et je l’avais fuie, inconsolable et désabusée.

    Malgré tout, c’était chez moi. Et cette simple constatation suffit à faire affluer les larmes. Elles roulèrent sur mes joues et je ne tentai pas de les tarir. En quelques mois d’absence, Québec m’avait tellement manqué. Et ce ne fut qu’au moment des retrouvailles que je pris la mesure de l’immense vide que l’éloignement avait créé en moi.

    Sur le quai, le français chantant des gens de Québec jaillissait en grandes exclamations partout autour de nous, un plaisir oublié avec mon immersion dans la société bostonienne. Je souris à un matelot, qui me salua en soulevant son chapeau.

    — Bien le bonjour, mademoiselle !

    Mon père, qui me suivait de près et à qui rien n’échappait, s’empressa de préciser à l’inconnu qu’il fallait m’appeler « madame ». Bon joueur, le marin s’inclina bien bas dans une courbette élaborée et reprit de son ton le plus officiel :

    — J’aurais dû m’en douter. Dans ce cas, je vous souhaite, madame, une belle journée et bienvenue à Québec ! Ainsi qu’à vous, monsieur !

    Ce simple incident me confirma que mon nouveau statut allait provoquer quelques changements dans ma vie sociale à Québec. À commencer par la relation avec mes parents. Déjà, j’avais constaté lors de mon voyage en mer que mon père me traitait différemment. Même si je sentais souvent poindre en lui la tentation de me dicter ma conduite ou de clore une discussion sans appel, je perçus qu’il faisait des efforts pour entendre mon point de vue. Cette nouvelle attitude me déboussolait.

    Évidemment, il ne fallut que quelques secondes avant qu’une connaissance de mon père nous repère. Un grand homme aux favoris épais nous accosta d’une voix forte.

    — Édouard Lafrenière ! Quelle surprise ! Ne me dis pas que tu nous ramènes ta belle grande fille ?

    Je sentis l’irritation de mon père juste à voir la ligne de ses épaules se raidir. Il se retourna pour faire face à son interlocuteur et réussit à se composer un air digne.

    — Martin Saint-Jacques ! C’est un plaisir de te voir. Quel bon vent t’amène au port ce soir ?

    Typique de mon père. Détourner une question embêtante en lançant la discussion sur une autre piste.

    Loin de s’en laisser imposer, Saint-Jacques repoussa les pans de son justaucorps, cala ses pouces dans les poches de son gilet et se balança nonchalamment sur les talons, comme s’il avait tout son temps. Tout en me détaillant de la tête aux pieds, il expliqua qu’il avait affaire au chantier maritime du Cul-de-Sac, où il venait de discuter avec le contremaître chargé de la construction de son nouveau navire.

    — C’est que les affaires vont plutôt bien, tu sais ! Les armateurs comme moi ont du pain sur la planche. La guerre, au sud, ça fait croître les profits !

    Mon père lui servit un sourire poli.

    — Eh bien, me voilà heureux pour toi ! D’ailleurs, parlant de commerce, il faudra qu’on reparle de cette commande de café. Je voudrais augmenter la quantité. Avec tous ces militaires en ville, les stocks ne suffisent plus. Et j’ai aussi une occasion d’affaires avec Halifax dont je voudrais te parler.

    Du café ? C’était nouveau ? À ma connaissance, Édouard ne faisait pas le commerce du café. D’ailleurs, j’étais à la fois curieuse et inquiète de savoir comment se portaient les affaires de l’entreprise familiale d’importation de produits fins. Quand je m’étais enfuie, elle était au bord de la faillite et j’avais appris en surprenant une conversation privée entre mes parents que mon père avait été forcé de conclure un arrangement avec son plus féroce compétiteur, Antoine De Grandpré, pour se sortir la tête de l’eau. Une offre d’association pour sauver l’entreprise familiale en échange de ma main pour son fils Rodolphe. Ma fuite avait évidemment chambardé les plans des deux hommes d’affaires. Je n’avais pas encore abordé le sujet avec mon père, et lui l’avait soigneusement évité pendant tout le voyage.

    — Ouais, assurément que ça m’intéresse, ça, Lafrenière, relança Saint-Jacques. On en discutera demain, si tu veux. Viens me voir au port à midi.

    — Très bien, alors à demain, mon cher.

    — C’est entendu. À demain ! lança-t-il. Puis, s’adressant à moi : « Au revoir, mademoiselle Lafrenière. »

    J’allais répondre, mais pour la deuxième fois en quelques minutes, mon père toussota et sentit le besoin d’intervenir.

    — Ah, Saint-Jacques, tu sais que maintenant Aurélie n’est plus une petite fille. Il faut l’appeler madame Walker, puisqu’elle est mariée à un capitaine de l’armée britannique, fils d’un propriétaire terrien anglais de York.

    Je crus entrevoir une étincelle de fierté dans les yeux d’Édouard quand il prononça ces mots. Avais-je rêvé ?

    Saint-Jacques parut très intéressé par cette information portée à sa connaissance.

    — Alors, c’est bien vrai ce qu’on raconte ? C’est que nous avons entendu tellement de choses depuis votre départ de Québec, mademoi… madame. Vous savez comment sont les gens. Parfois, la moindre rumeur peut prendre une ampleur inattendue. Et cet heureux élu, c’est bien ce militaire qui a été hébergé chez vous, le printemps dernier, n’est-ce pas ?

    — Celui-là même, intervint mon père. James Walker.

    Puis, coupant court à la lancée de Saint-Jacques, il tendit sa main, que l’autre serra à contrecœur, déçu de se voir privé de confidences supplémentaires.

    — Bien le bonsoir, et à demain, Martin. Viens, Aurélie, nous allons prendre une voiture, m’informa-t-il en m’incitant à avancer d’une légère pression dans le dos.

    Mon père se chargea des bagages. Nous contournâmes une ribambelle d’enfants, quelques groupes de voyageurs et les étals odorants de pêcheurs qui, après avoir vendu leurs prises aux plus offrants, remballaient tranquillement leurs affaires. La lumière du jour baissait. Dans quelques minutes, il ferait nuit. Malgré tout, l’air était étouffant. J’entendis des voix autoritaires appeler d’un coin de la grande place. Comme s’il s’agissait là du signal de ralliement, les gamins détalèrent dans cette direction et disparurent au coin d’une ruelle.

    Une fois installé dans la voiture, mon père poussa un long soupir. Il se cala dans son siège, l’air renfrogné.

    — Il fallait que nous tombions sur cette fouine de Saint-Jacques, maugréa-t-il, davantage pour lui-même que pour moi. Ah ! Et puis, que veux-tu ? Il fallait bien un jour que la nouvelle se sache. Et avec Martin Saint-Jacques, on peut être certains que demain, tout Québec saura que la fille de Lafrenière est rentrée de Boston avec la bague au doigt, et bien mariée, à part ça. C’est mieux ainsi.

    — Père ! m’indignai-je, outrée d’être ainsi impliquée dans ce qui semblait être une mauvaise mise en scène. C’est de votre fille dont vous parlez !

    Il parut surpris de ma remarque.

    — Oui, effectivement. Et tu devrais me remercier. Aurélie, tu n’as pas idée de ce qui a circulé sur ton compte pendant ces mois où tu as été absente.

    Je me tus, intimidée et inquiète. Je ne me faisais pas d’illusions. Malgré le bonheur que j’avais ressenti en remettant les pieds

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