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Les Grandes traversées
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Livre électronique437 pages6 heures

Les Grandes traversées

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À propos de ce livre électronique

Entre les Îles de la Madeleine et l’Abitibi, trois amis tentent de résister aux pires vents et aux plus fortes marées. Une saga passionnante inspirée de faits réels.


Delphine, François et Cyril sont liés par une amitié indéfectible depuis leur enfance aux Îles de la Madeleine. En 1941, la guerre fait rage dans les vieux pays et les Îles, malgré la distance, en ressentent les effets. La pêche est ardue, les marchands anglais, sans pitié, et plusieurs Madelinots vivent au seuil de la pauvreté.

Frôlant la faillite, la famille de Delphine choisit de participer à la colonisation de l’Abitibi, répondant à l’offre alléchante du gouvernement qui promet aux familles sélectionnées un lopin de terre et la somme faramineuse de mille dollars. Tout ça, juste au moment où l’amitié entre Delphine et François se transforme en quelque chose de plus fort…

Arrachée à ses racines et à son amour, Delphine peine à s’adapter à une réalité beaucoup moins reluisante que celle promise aux colons. La présence de Cyril et sa famille adoucit le choc tout en rendant encore plus précieuse la promesse secrète de Delphine et François de se retrouver. Mais dans un monde en guerre, les détours du destin ont le pouvoir de contrecarrer bien des plans…


Un roman d’une rare puissance dans lequel l’amitié, l’amour et la loyauté se déploient avec la force et la constance du vent des Îles.
LangueFrançais
ÉditeurGuy Saint-Jean Editeur
Date de sortie19 oct. 2022
ISBN9782898273674
Les Grandes traversées
Auteur

Stéphanie Martin

Stéphanie Martin est journaliste à Québec depuis de nombreuses années. Elle a commencé sa carrière au Soleil et, en 2015, elle s’est jointe à l’équipe du Journal de Québec, où elle couvre les affaires municipales. Ce premier roman écrit sur presque une décennie se veut entre autres un hommage à la capitale qu’elle adore et où elle s’est établie il y a plus de vingt ans. Elle y vit toujours, avec son mari et ses deux enfants. Originaire de Saint-Alexis-de-Matapédia, en Gaspésie, elle a également habité Rimouski.

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    Aperçu du livre

    Les Grandes traversées - Stéphanie Martin

    Partie I

    Printemps et été 1941

    Les Îles-de-la-Madeleine, mai 1941

    Delphine scrute l’horizon. Les deux pieds sur le quai de bois, elle attend le retour des pêcheurs. La jeune femme trépigne d’impatience. C’est samedi. Et demain, c’est la journée de congé de son grand ami François. Avec Cyril, ils se sont promis de faire leur première virée sur la plage. La belle saison est arrivée. Et même si le fond de l’air est encore frais, le mois de mai s’annonce prometteur.

    Devant elle, l’immense baie du Cap Vert, aux Îles-de-la-Madeleine, s’étire paresseusement dans la lumière du couchant. Son regard file le long de la dune blonde qui protège la lagune des vents du nord, puis il flotte au-dessus des eaux limpides et se porte sur les collines du Havre-aux-Maisons. Les hautes buttes arrondies se découpent contre le ciel coloré de pastel. Le vent, qui a sifflé en rafales toute la journée, s’essouffle maintenant. Delphine observe les vaguelettes qui s’épuisent. Elle espère que les marins ont fait bonne pêche.

    Autour d’elle, on s’active. Certains équipages sont déjà rentrés et déchargent le fruit de leur labeur. Les caisses de homards sont pesées et les prises, enregistrées par le marchand qui note méthodiquement les quantités. Chaque pêcheur réclame son dû.

    — Delphine !

    En entendant son prénom, la jeune femme se retourne. C’est Cyril, qui s’avance vers elle de son pas assuré. Elle lui sourit. Il n’a pas oublié le rendez-vous. Les trois amis ont l’intention de célébrer la première semaine de pêche au homard. Ils se réuniront chez les Leblanc, les parents de François. Ce dernier a promis de sortir son violon.

    — Salut, Cyril ! lance Delphine, les joues rosies par le vent. T’arrives de la forge ? Fait beau, hein ?

    Le blond jeune homme lui rend son sourire, dévoilant ses dents éclatantes. Les mains dans les poches, il affiche sa dégaine habituelle, nonchalante et décontractée. Partout où il va, Cyril fait tourner les têtes, surtout féminines. Il ressemble aux stars de cinéma qu’on voit sur les couvertures des magazines que Delphine commande parfois de Montréal. Avec sa taille élancée, il dépasse la plupart des jeunes gens de son entourage. Sauf peut-être François.

    — Ouais. Le père avait besoin de moi après-midi. J’avais hâte de sacrer mon camp !

    Delphine se retient de pouffer. Elle connaît l’aversion de son ami pour le travail à la forge familiale. Le père de Cyril, Placide Richard, forgeron et maréchal-ferrant, est pourtant l’un des personnages les plus respectés du village. Dans son atelier, depuis des décennies, on ne fait pas que ferrer les chevaux. On parle politique, on échange des informations sur tout un chacun, on discute de la dernière saison de pêche et on devise sur l’avenir. Le curé s’y rend régulièrement, même lorsque son cheval n’a pas besoin d’être ferré. La présence du père Lavallée témoigne de l’importance du lieu. Il est fréquenté par les gens importants.

    Placide espère que son fils va suivre ses traces. Mais Cyril, à vingt ans, a bien d’autres idées en tête. Il passe plus de temps à jaser avec les clients, accoudé au comptoir, le plus loin possible de la chaleur étouffante de la forge, qu’à ajuster les fers ou à les clouer sous les sabots. Au grand dam de son père, qui n’arrive pas à l’intéresser au métier.

    « Ferrer des chevaux, c’est un métier d’un autre temps, l’père », disserte souvent Cyril avec emphase. « C’est juste une question de temps avant que les bêtes soient remplacées par les automobiles. Regardez ce qui se passe sur la grand’terre ! »

    Ce discours irrite Placide à tout coup. Il rabroue alors son fils, et le froid s’installe de nouveau entre eux.

    — T’as encore fait des misères à ton père ? demande Delphine.

    — Ah, c’est un vieux grincheux. Il veut rien comprendre.

    — T’exagères toujours, Cyril ! Il est pas si pire que ça, ton père !

    — Pfff ! Ça paraît que c’est pas toi qui es prise avec lui à longueur de semaine !

    Delphine voudrait poursuivre la discussion, mais déjà, elle sait que son ami ne l’écoute plus. Il s’est détourné, concentrant son attention sur un groupe de pêcheurs en train de décharger les prises de la journée, un peu plus loin sur la grève.

    La jeune femme soupire. Elle ne comprend pas l’acharnement de son camarade à vouloir s’opposer à la volonté de son père. Elle-même doute de la justesse de ses arguments. Cyril prétend que les voitures vont bientôt remplacer les chevaux. Il rêve en couleurs ! On a beau être en 1941, elle ne connaît pas une famille madelinienne qui possède sa propre automobile. Bien sûr, quelques-unes de ces machines circulent sur l’archipel, pour transporter les marchandises et les clients en échange d’une certaine somme, et il y a les camions de ferme et de marchandise. Mais de là à penser que tous les habitants vont se procurer une automobile à court terme, c’est de la folie !

    Elle laisse Cyril à ses sautes d’humeur et se tourne de nouveau vers le large. Le vent soulève ses mèches châtaines ondulées. Comme à l’habitude, elle a remonté et épinglé ses cheveux sur les côtés, laissant le reste de sa chevelure retomber librement sur ses épaules. Son nez fin, constellé de taches de rousseur, lui donne un air impertinent qui contraste avec sa personnalité sage et pondérée.

    Cyril réalise qu’il a été un peu brusque avec son amie. Il l’observe du coin de l’œil. Elle pince les lèvres comme chaque fois qu’elle est contrariée. Cela le fait sourire. Sa chère Delphine ! Il regrette déjà son emportement.

    — Heille, Delphine ! R’garde !

    Elle se tourne vers lui de nouveau, les sourcils froncés. Son air s’adoucit aussitôt quand elle voit ce qu’il tient.

    — Un trèfle à quatre feuilles ! Où t’as trouvé ça ?

    — Là-bas, sur la butte en m’en venant. Tu me diras pas que c’est pas de la chance, ça ! En mai en plus !

    Elle le regarde, épatée. Comme chaque fois que les yeux bleus de la jeune femme s’animent, Cyril reste pantois. Ils sont changeants comme la mer. Aujourd’hui, le soleil les fait briller d’un éclat turquoise.

    — J’espère que ton trèfle portera chance aux pêcheurs. Avec les temps difficiles qu’on a, le mieux qu’on peut espérer, c’est que la mer soit généreuse.

    Le grondement d’un moteur, au loin, attire son attention. Elle met la main en visière et comprend que son intuition ne l’a pas trompée. Traversant lentement la baie, le bateau de François approche. Il est facile à reconnaître. Son ami l’a peint en rouge vif et se fait un point d’honneur de rafraîchir la couleur au début de chaque saison de pêche. L’embarcation en forme de long canot, large et solide, pointue aux deux extrémités, porte bien son nom : cul-pointu. Tout autour des Îles, de grandes barques de bois telles que celles-ci assurent la subsistance des pêcheurs. Bientôt, la pétarade du moteur à pistons s’accentue, à mesure que le bateau de Cléophas Leblanc et de son fils François approche.

    Ce dernier est suivi par un deuxième, dont Delphine reconnaît également l’équipage. Se hissant sur la pointe des pieds, elle envoie la main à son père. Henri Boudreau, debout à la proue, lui rend son salut, dans un grand geste, pendant que son capitaine, Léo Turbide, est penché sur sa cargaison.

    Combien de fois Delphine a-t-elle couru au quai pour accueillir son père qui rentrait d’une journée de pêche ? Depuis sa plus tendre enfance, ce rituel fait partie de sa vie. Elle a grandi au rythme des marées, bercée par le son des vagues, poussée par le vent des Îles, dont elle connaît tous les caprices. Respirant l’air salin à grandes bouffées, elle voit François qui lui fait des signes enthousiastes.

    Voilà deux ans que le jeune homme fait la pêche avec son paternel. Il s’est habitué à la présence de la frêle silhouette de son amie, fidèle figure de proue postée au bout de la jetée. Il en est même venu à braquer son regard en direction du quai aussitôt que celui-ci est en vue, dans l’espoir de l’apercevoir. Aujourd’hui, elle est là, comme elle avait promis. Le bateau s’approche et bientôt, il peut détailler le visage de Delphine. Elle a l’air de belle humeur. Il est fasciné chaque fois de percevoir le bonheur qui irradie de la jeune femme. Elle a toujours été comme ça, Delphine. Heureuse, optimiste, authentique.

    François manœuvre pour accoster son bateau. Delphine l’observe, fascinée comme toujours par l’adresse du marin. Son ami, avec des gestes souples, enjambe les caisses entassées au fond de la barque, saute sur le quai et, à l’aide d’un cordage, amarre le bateau.

    — Salut, Delphine ! Salut, Cyril !

    François a les cheveux en bataille. Ses mèches brunes retombent sur ses yeux verts. Il y passe la main distraitement et lance un franc sourire à ses amis. Aujourd’hui, comme il fait beau, il a troqué son chapeau à larges bords pour une casquette irlandaise. Il a déposé son épaisse veste carreautée sur le bord de la barque et s’active, en bras de chemise, avec ses pantalons cirés à bretelles et ses bottes de caoutchouc, qui le protègent de l’eau froide de mai accumulée au fond du bateau.

    Delphine s’étonne encore une fois du changement qui s’est opéré chez lui depuis un an. Le garçon longiligne qui la suivait dans tous ses jeux, enfant, a pris de la carrure. Sous le tissu de sa chemise se dessinent maintenant des muscles qui ont été forgés à la rude besogne. Mais dans ses yeux, Delphine voit toujours la même bonté et la même espièglerie.

    Cyril accueille François avec une bonne tape dans le dos.

    — Salut, vieux frère !

    — Pis, la pêche a-tu été bonne ? s’empresse de demander Delphine une fois les moteurs éteints et les fumées entêtantes dissipées.

    — Bof, ça aurait pu être mieux, grommelle le capitaine Turbide, qui vient de mettre le pied à terre. Pis à part de d’ça, c’est pas des affaires de femmes !

    Léo affiche son air habituel, revêche et grognon. Depuis le temps que son père fait équipe avec le vieux marin bourru, comme aide-pêcheur, Delphine ne fait plus de cas de sa brusquerie. Mais aujourd’hui, elle remarque qu’il a l’air particulièrement irrité. C’est pourquoi elle ravale la réplique qu’elle s’apprêtait à lui servir et n’insiste pas.

    Elle se tourne plutôt vers son père et s’enquiert de leur journée. Les « cages à homards » étaient-elles pleines ? Le vent soufflait-il du nord ? Y avait-il beaucoup de bateaux à l’eau ? Ont-ils bon espoir pour le reste de la saison ? La curiosité de la jeune femme n’a pas de limite. Cela fait sourire Henri. Le grand gaillard aux larges épaules lui répond, tout en soulevant un des casiers de bois qui renferment quelques dizaines de homards grouillants.

    — Coudonc, ma fille, un vrai moulin à paroles ! Laisse-moi le temps de décharger mes prises, pis je te conterai ça à soir.

    — Ah ! Ce soir, papa, on va chez nos voisins. Hein, François ? T’as pas changé d’idée ?

    — Tu me connais, Delphine, toujours partant !

    Le jeune homme bombe le torse. Chez les Leblanc, on est pêcheur de père en fils. Voilà déjà quelques semaines qu’il se lève au petit matin. D’abord, la pêche au hareng l’a occupé depuis la mi-avril. Mais lui, c’est le homard qu’il préfère. Il aime la rudesse du travail, la finesse et le flair qu’il faut acquérir pour savoir où trouver la précieuse ressource. Il y a six jours, il a repris la routine, réapprenant les gestes maintes fois répétés, et à certains moments, la fatigue était si intense qu’il aurait pu dormir n’importe où. Mais le samedi soir a un effet revigorant. Comme par magie, ses forces reviennent, et avec elles, le désir de partager du bon temps avec ses amis.

    — Vous êtes tous invités, ben sûr. Hein, papa ? Surtout que ça fait longtemps qu’on n’a pas tenu une veillée chez nous.

    Cléophas opine du bonnet. Homme de peu de mots, le pêcheur aguerri sourit sous sa moustache. Il aime les soirées animées. Il s’installe d’ordinaire sur sa berçante, une pipe au coin de la bouche, et observe la compagnie qui s’égaie dans sa cuisine.

    — Comme de raison, dit-il avec sa voix rauque. D’après moi, Adéline s’est préparée comme si elle attendait tout le canton.

    François éclate d’un grand rire franc.

    — Oh, pour ça, on peut se fier sur maman !

    — Parle-moi de ça, François ! lance Cyril.

    Une voix forte interrompt les réjouissances.

    — Heille, Leblanc pis Turbide, on n’a pas juste ça à faire ! Vous déchargez ou pas ?

    Le petit groupe se retourne et aperçoit la silhouette trapue d’Alphonse Chiasson. Le jeune blanc-bec, les poings sur les hanches, prend son rôle au sérieux. Depuis que son patron, Bruce Lowell, lui a laissé le contrôle des achats au quai du Cap-Vert, il se fait un point d’honneur de faire respecter son autorité, tel un petit tyran. À vingt-cinq ans, il se considère comme supérieur aux autres en raison de sa position.

    Bruce Lowell est l’un des marchands principaux sur l’île du Cap aux Meules. C’est à lui que les pêcheurs vendent leurs prises, qu’il refile ensuite à prix d’or sur les marchés de la Nouvelle-Écosse et du continent. Mais c’est aussi chez lui que les Madelinots doivent s’approvisionner en produits divers et en agrès de pêche, et c’est dans son usine que les produits de la mer sont transformés. Il exerce donc une influence considérable sur toute l’industrie. Il tient plusieurs pêcheurs sous son emprise, comme en témoignent les notes de crédit de certaines familles qui s’élèvent à l’équivalent de leur salaire annuel.

    La mainmise du marchand fait souvent rager François, qui prend un malin plaisir à le surnommer « la pieuvre Lowell », à cause de ses tentacules, qui s’insinuent dans tous les aspects de leur vie. L’intervention de l’employé le pique au vif.

    — C’est beau, Chiasson, rétorque François, pas besoin de faire ton p’tit boss de bécosse. On s’en vient.

    « Maudit prétentieux », grogne-t-il entre ses dents en se détournant vers la barque.

    — Qu’est-ce que t’as dit, Leblanc ?

    Alphonse s’avance vers eux, l’œil mauvais. François lui fait face de nouveau, le menton relevé et le regard en feu.

    — Ce que j’ai dit ? Tu veux vraiment le savoir ?

    Delphine ne peut détacher ses yeux de son ami. Jamais elle ne l’a vu ainsi. Lui qui est d’ordinaire si doux et conciliant semble sur le point de sauter à la gorge de son interlocuteur.

    Elle entend près d’elle Cléophas qui prend une goulée d’air, probablement aussi surpris qu’elle de la réaction de son fils. Autour, d’autres pêcheurs ont cessé leurs manœuvres pour assister à la scène inusitée.

    — Ouais, réplique Chiasson, belliqueux. J’aimerais ben ça que tu me redises ça dans le blanc des yeux si t’es game.

    Le petit homme fait une tête de moins que François, mais, avec toute l’autorité dont il se sait investi, il affronte sans ciller le regard du jeune pêcheur. Celui-ci fait un pas de plus dans sa direction et s’apprête à riposter.

    — François ! tonne Cléophas.

    Le jeune homme se fige sur place, saisi. Jamais son père n’élève la voix. Il sait qu’il est allé trop loin. À contrecœur, il fait un pas de recul. Il décèle dans les yeux d’Alphonse une lueur triomphante qui lui tord l’estomac. Dégoûté, il lui tourne le dos d’un geste rageur et saute dans le bateau, d’où il se met à décharger les caisses avec dépit.

    Alphonse profite de son avantage pour afficher un air narquois.

    — Vous m’apporterez ça à la pesée, comme d’habitude. Et que ça saute !

    Puis, se tournant vers Léo Turbide, il ajoute :

    — Toi, Léo, faut que je te parle seul à seul, après. Viens me voir aussitôt que t’as fini.

    Le vieux loup de mer encaisse l’ordre sans broncher. Il marmonne quelques mots d’assentiment et se dirige lui aussi vers sa barque, le pas lourd.

    Delphine et Cyril échangent un regard interrogateur. Décidément, l’atmosphère sur le quai est chargée aujourd’hui.

    Les trois amis marchent en silence. Delphine n’ose pas revenir sur l’incident. Même Cyril, qui d’ordinaire a la langue bien pendue, est à court de mots. François avance, l’échine courbée. Jetant un coup d’œil oblique, Delphine constate qu’il garde la mâchoire serrée. Pour alléger l’ambiance, elle fredonne une mélodie joyeuse, déterminée à rendre le sourire à son ami.

    Le tableau qu’ils forment tous les trois fait partie du paysage des Îles, où plusieurs les surnomment les trois mousquetaires du Cap-Vert. François, Delphine et Cyril sont à l’aube de la vingtaine. Ils ont emprunté mille fois la route de terre battue entre le quai et leurs maisons, les deux garçons encadrant leur compagne, François à droite, Cyril à gauche. Les demeures des Leblanc, des Boudreau et des Richard s’alignent l’une à côté de l’autre le long de la route, dans le même ordre, la face tournée vers la mer.

    C’est comme si leurs destinées étaient liées. Les trois familles se sont installées au Cap-Vert en même temps, au début des années vingt. Adéline Leblanc a été la première à donner naissance à un garçon vigoureux, François, en janvier 1921. Rose-Aimée et Placide Richard ont ensuite accueilli Cyril en février. Les voisins avaient parié qu’un troisième garçon viendrait compléter le trio. Mais le 12 juillet, Élise Boudreau a accouché d’une fille calme et délicate.

    La petite Delphine s’est vite taillé une place dans la confrérie. Les trois bambins ont grandi ensemble, courant dans les buttes, chassant les hirondelles sur les caps et passant leurs étés au quai, à pêcher avec leurs cannes de bois.

    Ils se complétaient bien, l’un et l’autre. À la petite école, Delphine était la plus studieuse. C’était souvent elle qui aidait les deux autres à réciter leurs leçons. Amoureuse des mots, elle a toujours adoré la lecture, mais surtout l’écriture. Combien d’histoires a-t-elle inventées et consignées dans ses petits carnets pour ses amis !

    Avec son éternelle bravade, Cyril se mettait souvent dans de beaux draps, mais arrivait généralement à se tirer des situations les plus délicates grâce à son charme qui opérait à tout coup auprès des maîtresses. François, fort et vaillant, rêvait de grand air et d’escapades, les yeux constamment rivés sur l’océan, qui exerçait sur lui un attrait aussi puissant que celui du chant d’une sirène.

    — Vous savez pas ce que j’ai appris aujourd’hui ? intervient Cyril.

    — Non, quoi ? dit Delphine, heureuse de la distraction.

    — Ç’a l’air que Joseph à Armand se serait chicané avec les Anglais, la semaine passée, au quai de Cap-aux-Meules !

    À ces mots, François relève la tête brusquement.

    — Comment ça ? s’enquiert-il.

    — Tu sais comment il est impulsif. Il s’est mis dans la tête de s’obstiner avec les hommes à Lowell ! Il criait à qui voulait l’entendre que c’était juste des voleurs, pis que le prix qu’ils payaient aux pêcheurs pour leurs prises était ridicule !

    — Ah ben maudit ! jure François entre ses dents. Je suis content qu’y en ait au moins un qui trouve le courage de leur dire !

    — Voyons, François ! intervient Delphine. Tu peux pas dire des affaires de même !

    — Je peux certain ! Tu vois pas leur jeu, Delphine ? Les marchands sont là à nous prendre notre pêche pour quasiment rien. Ils s’en mettent plein les poches et pendant ce temps-là, les Madelinots meurent de faim ! Ça fait un bon bout de temps que je jongle à ça, pis plus ça va, plus je trouve qu’on se fait avoir dans cette affaire-là.

    Ils sont arrivés devant la maison des Boudreau. Comme à l’habitude, les deux jeunes hommes reconduisent leur amie jusqu’à l’extrémité de la cour qui grimpe vers la modeste demeure. Delphine n’aime pas tellement la tournure de la conversation. Elle se plante devant son ami.

    — Moi, je vais te dire ce que je pense. T’as rien à gagner à te colletailler avec les Anglais. Tu peux juste t’attirer des problèmes.

    Les yeux de François luisent d’une indignation qu’il peine à tempérer. Il s’apprête à répliquer vertement, mais l’expression soucieuse de son amie le freine dans son élan. Désarçonné, il choisit plutôt de s’engager sur un terrain plus neutre.

    — Bon, d’accord, Delphine, on en reparlera. Tu viendras, tantôt ? Mon invitation tient toujours. Donne-moi le temps de me changer et je te promets que je te ferai danser. Ça fait si longtemps que j’ai pas sorti mon violon !

    Les traits de Delphine se radoucissent. « On en reparlera. » Elle a bien l’intention de revenir sur le sujet. Mais ce soir, l’heure est à la fête. Un sourire hésitant étire ses lèvres.

    — Oui, je viendrai. À tantôt !

    Elle regarde François et Cyril, qui repartent, chacun de leur côté. Ses deux amis remontent l’allée qui mène à leur propre demeure. Les trois maisons, telles des sentinelles perchées sur la colline qui surplombe la baie, ont essuyé bien des tempêtes. Leurs façades, percées de petites fenêtres sur deux étages et recouvertes de bardeaux de cèdre grisonnant, en témoignent. Delphine sait combien chacune des familles a trimé dur et combien le labeur fait partie du quotidien derrière leurs quatre murs. Elle ressent une bouffée de fierté envers sa famille et celle de ses amis. Oui, elles sont habituées à travailler fort. Mais elles savent aussi s’amuser. Elle rentre le cœur léger, chantonnant doucement.

    La cuisine des Leblanc est bondée. Après le souper, les voisins ont convergé vers la maison du Cap-Vert. De la route, ils ont été accueillis par les fenêtres illuminées. L’électricité, qui éclaire les grandes villes depuis plusieurs années déjà, n’a pas fait son chemin jusqu’aux Îles, si bien que l’archipel compte toujours sur les chandelles et les lampes à l’huile pour s’éclairer. Les visiteurs se sont entassés dans la grande pièce de la maison de François et de ses parents, Cléophas et Adéline, dans une atmosphère joyeuse. L’air enfumé fait toussoter Delphine quand elle franchit la porte. Les hommes ont sorti leur pipe et profitent de leur petit péché mignon, réservé pour les moments de détente, en les bourrant de leur meilleur tabac. Les volutes dansent dans l’espace et s’enroulent jusqu’au plafond.

    Tout le monde est là. Delphine est accompagnée de ses parents, Henri et Élise, et de ses trois frères, les jumeaux Fernand et Lionel, douze ans, et Maurice, neuf ans. Ces derniers passent en trombe et la bousculent, pressés d’aller retrouver Marie, la sœur de Cyril, qui a le même âge que les jumeaux et qui leur fait signe, contente de retrouver ses complices. À côté de Marie, Judith, sa sœur plus âgée, se tient bien droite et promène son regard hautain sur l’assemblée. Elle aperçoit Delphine et lui fait un petit signe de tête sec, avant de l’ignorer complètement. Delphine soupire. La sœur de Cyril l’exaspère. En dehors de son cercle très restreint d’amies, Judith considère que les autres personnes ne sont pas dignes de son attention. Elle lui a toujours opposé une froide indifférence.

    Fernand, Lionel, Maurice et Marie la forcent de nouveau à s’écarter, alors qu’ils se ruent tous vers la sortie, Lionel en tête, criant au passage à leurs parents qu’ils vont faire un tour dehors.

    — Éloignez-vous pas trop ! Il va faire noir bientôt, lance Élise.

    Mais les gamins sont déjà à l’extérieur, et leurs rires leur parviennent dans une cascade cristalline.

    Adéline, la mère de François, approche pour accueillir les nouveaux venus.

    — Ah, ceux-là ! Toujours à galoper partout !

    La remarque fait sourire Élise.

    — Surtout quand Lionel est là pour marquer la cadence. Une chance qu’il a son frère Fernand, mon plus sage, pour tempérer un peu ses ardeurs !

    Les deux mères se font l’accolade. Le contraste entre les voisines est frappant. Élise, petite et frêle, est enveloppée par la corpulente Adéline. Cette dernière ponctue toutes ses phrases de gestes exubérants, alors qu’Élise est la retenue incarnée. Mais il ne faut pas se fier aux apparences, songe Delphine tout en observant sa mère. Sous ses dehors fragiles se cache une efficacité à toute épreuve. Delphine a hérité d’elle sa méthode et sa rigueur, tout autant que sa taille fine, mais c’est de son père, Henri, qu’elle tient son caractère rieur et sa curiosité insatiable.

    Adéline s’approche d’elle pour lui faire la bise.

    — Ma foi du Bon Dieu, Delphine ! T’es ben swell, à soir ! Je vais être obligée de donner raison à mon François quand il me dit que tu embellis chaque jour !

    Le compliment inopiné surprend la jeune femme, qui rougit jusqu’à la racine des cheveux. C’est vrai qu’elle a revêtu sa plus belle robe et qu’elle a soigné sa coiffure, mais elle ne s’attendait pas à ce que cela suscite des remarques. Son trouble s’amplifie quand elle réalise que l’auteur de ces louanges, le visage tout aussi empourpré, s’est approché et a intercepté l’échange.

    — Voyons, maman ! Vous voyez ben que vous la gênez, là ! bredouille François.

    Il s’est rafraîchi avant que les invités arrivent, note Delphine, quelque peu déstabilisée. Son ami a troqué ses hardes de pêche pour un pantalon à bretelles et une chemise de lin propre. Ses cheveux, d’ordinaire indisciplinés, ont été sagement gommés et lissés, lui conférant un air très élégant. Alors que Delphine s’apprête à lui renvoyer le compliment, la porte s’ouvre derrière elle, et la famille Vigneau s’engouffre dans la maison, entraînant dans son sillage une bouffée d’air frais.

    Lucie précède ses parents, Théophile et Cécile. Delphine suppose que son frère et sa sœur, Marcel et Sophie, ont dû rencontrer les autres enfants et choisir de rester un peu dehors pour profiter de la soirée douce. Les Vigneau habitent un peu plus bas, le long des caps, et les gamins se fréquentent régulièrement.

    — Y fait-tu assez beau pour un mois de mai ! s’exclame Lucie.

    La jeune femme, qui a dix-neuf ans comme Delphine, a les joues rosies par la brise. Avec ses cheveux blonds bouclés toujours impeccablement coiffés et sur lesquels le vent de l’archipel ne semble avoir aucune prise, elle est rayonnante dans son petit manteau de laine bourgogne, assorti à son chapeau. C’est soir de sortie, et Lucie a revêtu sa robe du dimanche. Elle chérit ces moments où elle peut se retrouver avec des gens de son âge et où elle échappe à la tâche de s’occuper de Marcel et Sophie, beaucoup plus jeunes qu’elle. Elle salue Delphine et lance un « bonjour » sonore à la ronde.

    Quand ses yeux se posent sur François, la jeune femme émet une exclamation admirative.

    — Wow, François ! T’es donc ben beau, tout endimanché de même !

    Delphine remarque l’air flatté de François et ressent une étrange pointe de contrariété de s’être fait damer le pion par la nouvelle venue. Mais elle n’a pas le temps de s’y attarder que Cyril surgit entre François et elle et leur passe chacun un bras sur les épaules, dans un geste grandiloquent.

    — Qu’est-ce que vous attendez pour nous rejoindre, vous deux ?

    — Allez, les trois mousquetaires ! Vous avez sûrement des choses à vous raconter, leur lance Adéline dans un clin d’œil.

    Les jeunes se rassemblent dans un coin, quelque peu à l’écart de leurs aînés, pour discuter et rire. Delphine remarque que son père a déjà pris place près de Cléophas, Théophile et Placide, de l’autre côté de la pièce. Le forgeron, avec sa moustache et sa voix tonitruante, accapare toute l’attention. À côté de lui, son épouse Rose-Aimée est toujours aussi discrète et effacée. Les autres femmes se sont regroupées autour de la table de la cuisine, où Adéline a déposé des dizaines de petites bouchées, sucrées ou salées, qu’elle a pris la journée à cuisiner. Adéline fait des miracles avec le peu qu’elle a.

    — Elles sont bonnes, tes galettes, Adéline, la félicite Élise.

    La cuisinière s’enorgueillit.

    — Ah ! Merci ! Mais Seigneur ! J’ai été chanceuse de trouver un sac de farine. Ça arrive de plus en plus souvent que les tablettes soient vides. Le marchand arrête pas de me dire qu’il a de la misère à s’approvisionner en Nouvelle-Écosse.

    — Oui, déplore Rose-Aimée, qui s’est approchée. Les temps sont durs, aux Îles, ces dernières années. La guerre est ben loin d’ici, mais ça nous affecte pareil.

    Élise s’insurge à son tour.

    — Henri se plaint que les saisons de pêche sont pas à la hauteur de ses attentes. Pis comme si c’était pas assez, le prix offert pour les prises de nos pêcheurs continue de baisser. Paraît qu’il manque de marchés où les écouler.

    Leurs soupirs assombrissent quelque peu l’atmosphère de fête. Les femmes n’ignorent pas qu’un nombre grandissant de familles vivent dans la crainte d’une famine. Les yeux sont tous tournés vers la mer, en ce début de saison, et nombreux sont ceux qui incluent dans leurs prières ferventes le souhait d’une pêche abondante.

    Malgré tout, dans un ironique coup du sort, la plus grande déception de la vie d’Adéline et Cléophas est aussi l’élément qui leur permet de mieux tirer leur épingle du jeu que la plupart de leurs voisins. La joie de vivre de la pétulante dame est en effet assombrie depuis longtemps par le drame qui l’a frappée. Son mari et elle, qui espéraient tant une famille nombreuse, ont dû faire une croix sur leur rêve après la naissance de François.

    La sage-femme, en plantant ses yeux dans ceux d’Adéline, avait confirmé ce qu’elle redoutait, après l’accouchement qui avait failli la tuer. « T’es chanceuse d’être en vie, Adéline. Profite bien de ce beau garçon-là. Parce que j’ai ben peur que ça sera ton dernier. » La femme forte qu’elle a toujours été s’était rebellée de tout son être contre ce mortifiant pronostic. Mais au bout d’un certain temps, elle avait bien dû se rendre à l’évidence. Le Bon Dieu avait d’autres plans pour elle.

    Avec le revenu de Cléophas, qui se débrouille bien à la pêche, son clan peut vivre décemment. Mince consolation pour Adéline. Mais si les rires des enfants n’ont pas empli sa maison, elle avait fait en sorte qu’elle ne soit jamais vide. Les voisins, les tantes, les oncles, les cousins sont toujours les bienvenus chez les Leblanc. Quand sa mère Émérentienne, que tout le monde appelait Memé, a perdu son mari, elle l’a accueillie chez elle. Jusqu’à son décès, l’année précédente, la vieille dame affectionnait particulièrement Delphine, qu’elle considérait comme sa petite-fille, et Fernand, qui était friand des ritournelles qu’elle aimait leur chanter.

    Delphine sourit à Adéline, qui s’avance avec son plateau de faïence, sur lequel elle a posé de petits gobelets et une bouteille que tous connaissent bien. La bagosse de Cléophas est la meilleure du canton. Le vin artisanal aux petits fruits fait sa fierté. Quand il reçoit chez lui, il se fait un point d’honneur de partager sa cuvée saisonnière avec chacun.

    Le délicieux nectar est particulièrement apprécié aujourd’hui. Après le décès de Memé, les Leblanc

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