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Alchimie: Automne
Alchimie: Automne
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Livre électronique407 pages6 heures

Alchimie: Automne

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À propos de ce livre électronique

La tombée de la nuit, à Brest, réserve bien des surprises.

En sortant de la faculté de médecine, une jeune étudiante voit sa vie bouleversée en l’espace de quelques minutes. Que le vent et les embruns soient au rendez-vous, c’était couru d’avance, mais que des rafales démoniaques se transforment en une tornade dévastant un quartier, rien n’était plus improbable.
Quant à sauver des griffes de la tourmente un homme à moitié mort, rien n’avait été planifié dans la soirée si bien ordonnée d’Iléana Kermarrec.
Une question la torture : qui est-il vraiment ?

Suspense et fantastique sont au rendez-vous de cette romance bretonne surprenante !

EXTRAIT

Il pleut. Les particules transparentes et salines des embruns s’accrochent, s’entremêlent et glissent le long de la paroi vitrée des portes battantes, pour se transformer en gouttes aux cristaux de sel. L’une d’entre elles s’attarde sur mon index et je la guide instinctivement vers mes lèvres comme si, telle une grenouille dans un bocal, je testais, inquiète, si je pouvais me risquer à sortir de la fac.
Une main sur la poignée, une rafale de vent balaie violemment l’un des battants, et harassée par ma journée de cours, j’hésite encore à partir et affronter cette soirée d’automne. Un étudiant me bouscule ; agacé, il se retourne et me lance un de ces regards vides et dubitatifs, qui me pétrifie d’émotions contradictoires et me fait douter de mon propre instinct.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études, notamment en observations psychanalytiques, St Gangotek s’est servie de son regard aiguisé pour analyser et décrypter ce monde que l’auteure observe passionnément depuis l’enfance, malgré ses folies et avec ses splendeurs.
St Gangotek passe son temps libre entre l’écriture, la danse, la lecture et sa famille, aussi bien humaine qu’animale (chats, chien, chevaux) dont les hennissements et galopades quotidiennes nourrissent souvent son imaginaire.
LangueFrançais
Date de sortie27 avr. 2017
ISBN9782367231716
Alchimie: Automne

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    Aperçu du livre

    Alchimie - St Gangotek

    2007.

    Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là

    Rappelle-toi Barbara

    Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là

    Et tu marchais souriante

    Épanouie, ravie, ruisselante

    Sous la pluie

    Rappelle-toi Barbara

    Il pleuvait sans cesse sur Brest

    Et je t’ai croisée rue de Siam

    Tu souriais

    Et moi je souriais de même

    Rappelle-toi Barbara

    Toi que je ne connaissais pas

    Toi qui ne me connaissais pas

    Rappelle-toi

    Rappelle-toi quand même ce jour-là

    N’oublie pas […]

    Jacques Prévert,

    extrait de Barbara, Paroles,

    Gallimard, 1946.

    Il pleut. Les particules transparentes et salines des embruns s’accrochent, s’entremêlent et glissent le long de la paroi vitrée des portes battantes, pour se transformer en gouttes aux cristaux de sel. L’une d’entre elles s’attarde sur mon index et je la guide instinctivement vers mes lèvres comme si, telle une grenouille dans un bocal, je testais, inquiète, si je pouvais me risquer à sortir de la fac.

    Une main sur la poignée, une rafale de vent balaie violemment l’un des battants, et harassée par ma journée de cours, j’hésite encore à partir et affronter cette soirée d’automne. Un étudiant me bouscule ; agacé, il se retourne et me lance un de ces regards vides et dubitatifs, qui me pétrifie d’émotions contradictoires et me fait douter de mon propre instinct.

    Attendre ? Rebrousser chemin et m’installer au chaud sur une des tables de l’austère cafétéria ? Réviser mes cours et pressentir le moment où je pourrais rejoindre mon appartement, sans finir aussi fatiguée que transie et grelottante, d’avoir combattu de puissantes bourrasques, pétrifiantes d’humidité ? Difficile et cornélienne problématique du choix, qui constamment s’immisce, s’impose et torture mon esprit.

    Une accalmie soudaine, tel un signe du destin, me rassure et exorcise mes mauvais démons. Alors je saisis le parapluie dans mon sac, et m’élance à l’assaut du vent du large qui s’engouffre sous le préau. Obligée de le maintenir à deux mains, je me dirige courbée face aux rafales hasardeuses et changeantes, jetées par une puissance mystique délivrant ses sorts ; à l’aveugle ou guidée par une divine providence ?

    J’avance dans le soir qui a baissé son rideau de nuit et pour autant, la douceur atmosphérique brestoise ne réchauffe pas le piéton ; nous cherchons souvent un refuge sous un abri de tramway, un porche, et fuyons ce climat aussi vif que pernicieux en nous agglutinant les uns contre les autres, tels des remparts malouins ; ils recréent par procuration ceux détruits durant le siège de 1944, rappelant combien notre esprit de résistance brestois est ancré dans nos gènes et proportionnel aux tonnes de bombes tombées sur la ville.

    La descente de la longue volée de marches me paraît moins pénible que d’habitude, entraînée par ce souffle marin ourdi d’intentions secrètes qui me pousse à chaque fois un peu plus en avant. Cette sensation m’évoque modestement, celle de sentir un cheval se ragaillardir à l’approche de la piste, les embruns nous fouettant les sens. Tout mon corps perçoit alors la tension du sien qui n’attend qu’une chose, mon accord pour y aller. Son pas se fait de plus en plus pressant et une seule pensée de ma part lui suffit pour partir plein galop. Ardeur et fascination s’entremêlent dans le panorama, où la piste et la mer toutes proches s’étendent à l’infini, où le soleil réverbère les cristaux de sable aveuglants, tel un mirage où nous pourrions galoper ainsi, éternellement…

    Une bourrasque retourne mon parapluie et me ramène à la réalité. Me voilà, tel un astre de la nuit transportée dans cette douce orbite de l’esprit. À peine surprise, ne connaissant que trop bien ce travers de ma personnalité, je remets ce satané parapluie en place et j’arrive bientôt au passage clouté pour rejoindre mon quartier, le 8 square de la FTPF, qui n’est qu’à deux pâtés de maison de la faculté. Sur le trottoir d’en face, j’observe des brestois agglutinés contre la vitre d’un abribus ; insoumis, ils échappent à ce vent gorgé d’une pluie fine et pénétrante. Encore et toujours perdue dans mes pensées, je m’apprête à traverser la route. Soudain, un éclair blanc, suivi du rugissement d’un moteur, passe à toute allure devant moi, est tout près de me percuter et m’asperge par la même occasion avec une flaque d’eau stagnante.

    –Abruti dégénéré mental ! m’époumoné-je.

    Trop tard, la voiture a déjà filé et je me retrouve comme une idiote, le bas de mon pantalon trempé et mes chaussures gorgées d’eau. Sans décolérer, je constate l’ampleur des dégâts et l’inévitable : foncer jusqu’à mon appartement et prendre une douche. Je traverse en courant la rue avec la sensation désagréable d’eau spongieuse dans mes chaussures ; frigorifiée, je me dépêche, en avançant droit vers le square. Une bourrasque s’engouffre sous mon parapluie et me déstabilise ; alors je coupe en direction du parc central recherchant l’abri des arbres. Plus que cent cinquante mètres et je suis chez moi ; par contre, si je passe à travers le petit bois, il ne restera plus que cent mètres.

    Armée de mon parapluie, tel un bouclier, le sac collé contre mon flanc, je bataille et plus j’avance, plus j’ai l’impression de reculer. D’habitude le temps venteux de Brest n’est pas aussi virulent, et je ne me souviens pas que la météo ait annoncé des intempéries pour ce soir. Une violente rafale me maintient sur place ; les deux mains sur le manche de mon parapluie, je tiens bon. Cette soudaine tempête prend une telle ampleur que je commence à m’alarmer ; elle m’inspire un tel effroi que je me concentre sur un endroit chaud et sécurisant et me visualise déjà à la maison. Une seconde d’inattention et un coup de vent me prend à revers, soulève mon parapluie et l’emporte en tourbillonnant au gré de sa folie.

    Stupéfaite, je ne réagis pas immédiatement, puis priant pour qu’une branche ou un autre coup du sort ne me tombe pas sur la tête, je me dirige comme je peux vers l’entrée du parc. Alors que le vent doit facilement avoisiner les 130 km/h et semble s’épanouir à chaque seconde, je lutte, mais parviens quand même à m’accrocher à l’entrée en granit du square ; puis je bifurque légèrement sur ma gauche et longe le muret, espérant qu’il me protège du vent.

    Damnation ! Le vent se déchaîne, hurlant d’une voix stridente sa plainte à travers les arbres qui ploient de tous côtés. Des branches et des ardoises volent dans les airs, menaçant de guillotiner quiconque passerait à leur portée. Fascinée et en même temps terrorisée, je reste plantée à regarder ce spectacle apocalyptique : dix bonnes minutes ont dû s’écouler depuis que je suis sortie de la fac et un banal petit crachin se transforme en tempête du siècle. Improbable soirée ! D’abord la voiture qui a failli m’écraser et maintenant cette météo à faire peur au plus ragaillardi des pêcheurs brestois. Je m’accroupis derrière le mur de pierre en espérant qu’il me protège des projectiles et prise de panique, je sors mon portable. Je ne sais plus quoi faire… j’ai peur.

    –Sapristi ! Plus de réseau.

    Je me relève et jette un œil par-dessus le muret. Dans la rue, les portes de l’enfer se sont ouvertes : des voitures garées sur le bas-côté sont poussées les unes dans les autres, tandis que certaines se retrouvent encastrées en plein milieu de la route, des branches ayant transpercé leur pare-brise. Le bruit devient de plus en plus effroyable ; les hurlements du vent se mêlant aux crissements de tôles pliées me glacent le sang, et je cherche du regard quelqu’un susceptible de m’aider. Rien… personne dans la rue, personne aux fenêtres, comme si, inconsciente du chaos, toute vie à l’intérieur des maisons avait été mise sur pause. Cet enfer, c’est le froid, le vide, l’impression d’être seule au monde qui bouleverse, angoisse et oppresse le cœur.

    Derrière moi, un craquement assourdissant me fait sursauter ; je me retourne et vois le grand chêne du parc s’effondrer lentement, au ralenti, vers le sol… Sa chute amplifie l’écho presque cruel du vent et fige ma respiration. Frappée de stupeur, je perds la tête et me mets à fuir ; je cours, longe le muret et slalome à travers les branches ballottées par le vent. Tout à coup, un gigantesque sapin déraciné me barre la route, et ne me laisse pas d’autre choix que de bifurquer à droite et de couper à travers le parc. Mais comme poussées par un vent démoniaque, des feuilles mêlées de sable et de branchages obstruent ma vue ; alors avec mon sac tel un rempart, j’essaie vainement de me protéger. Après un rapide coup d’œil par-dessus mon épaule, je constate que je n’ai parcouru qu’une dizaine de mètres. Mon Dieu, je suis entrée dans le premier cercle de l’enfer…

    Mon instinct me souffle une direction, et je remarque qu’un énorme sapin avec de longues branches tombantes pourrait former un abri de fortune. Je m’engouffre à l’intérieur, espérant y reprendre mes esprits. Dans cette alcôve naturelle, où le vent est moins prononcé, des tessons de verre ainsi que des papiers gras jonchent le sol et témoignent du passage d’autres personnes avant moi. Sur le tronc de l’arbre, un cœur est gravé maladroitement, un C et un S sont entrelacés dans les interstices du bois se mélangeant à la sève gluante de la saignée. Piètre réconfort d’un moment volé et gravé un jour de quiétude… Même si ce refuge m’apporte un peu d’apaisement, ma poitrine est oppressée et je reste courbée, tremblante, alors que le sapin bouge et craque sous les assauts répétés du vent. Cette tanière allie étrangement la sérénité et la fureur, l’amour et ma frayeur.

    Je regarde mon portable ; toujours pas de réseau. Quant à ma montre, elle s’est bloquée à 19 h 08, probablement l’heure où je sortais de la fac. Depuis combien de temps suis-je coincée dans le parc ? Comment une telle tempête a-t-elle pu prendre forme en plein cœur de Brest ? Et encore plus étrange, aucune alerte n’a été signalée…

    Alors que le vent redouble de puissance se faisant l’écho de ma terreur, je me redresse et regarde au travers des épaisses branches du sapin. Une bourrasque les repousse si violemment que je me retrouve cul par-dessus tête, éjectée contre le tronc. Le choc me coupe la respiration. Dans la violence de la collision mon sac se déverse sur le sol, et mes cours d’anatomie par la même occasion. Je reprends mes esprits et tente de les rattraper ; malheureusement, je ne suis pas assez rapide et la pochette est emportée par le vent. Tous mes cours sont dedans et sans eux, c’est l’échec assuré au prochain partiel. Sans réfléchir, je me rue hors de ma cachette et me lance dans une mêlée contre le vent, au centre du parc. Un coup de tonnerre déchire mes tympans, mon cœur bondit dans ma poitrine et mon regard est attiré vers la sortie du square : je suis tombée dans un nouveau cercle de l’enfer.

    C’est alors que, assaillie de visions dantesques, j’aperçois un diabolique entonnoir nuageux, formant un siphon tourbillonnant d’environ cinq mètres de diamètre qui rafle tout sur son passage. Il est à cent mètres de moi et j’assiste impuissante au spectacle, tandis que les voitures s’entrechoquent les unes contre les autres, attirées comme un aimant par cette puissance surnaturelle. Le tonnerre gronde, les éclairs frappent sans relâche, éclairant le noir grisâtre de la colonne tourbillonnaire. D’une luminosité iridescente, cette beauté surnaturelle et fatale attise avec ses éclats arc-en-ciel, le feu qui se réclame de Dieu…

    Ma pochette me frôle, prise entre des vents contraires provenant de l’autre bout du parc. Elle change brusquement de direction et fonce vers la sortie ; alors, ni une ni deux, je cours. Une montée d’adrénaline me fouette le sang. Je n’ai plus peur, je suis déterminée. Peut-être folle, mais déterminée ! Les violentes rafales qui s’opposent créent une attraction contraire qui permet de me mouvoir sans être soulevée ou attirée par cette terrifiante spirale. Arrivée au milieu du square, je m’accroche, désespérée, à la pierre commémorative des dix-neuf Brestois morts fusillés au Mont-Valérien. La pochette flotte entre deux rafales, puis me revient ; à portée de main, comme en suspens sur un fil entre deux eaux, je m’apprête à l’attraper, quand…

    Je trébuche. Un pied ou plutôt une jambe dépasse de l’ouverture du muret. Je me redresse péniblement et découvre, côté trottoir, adossé contre la pierre, un homme recroquevillé sur lui-même, inconscient. Ses vêtements sont abîmés et gorgés d’eau boueuse. Son jean est déchiré aux genoux et du sang coule le long du trottoir se mêlant à l’eau, aux débris de verre et de végétaux. Une pulsion viscérale me saisit telle une force incontrôlable, et il m’est alors impossible de le laisser là… seul, livré à un sort démoniaque. Je contourne le mur, résistant aux sinistres assauts du vent et mes doigts engourdis par le froid me font mal. Je réussis à prendre l’homme sous les bras et à le mettre à l’abri, côté square, tandis que les rafales se déchaînent, allant crescendo. Pas un seul instant je ne réfléchis, et je resserre ma prise en traînant la victime inconsciente sous le sapin.

    Ainsi réfugiés, je m’écroule, le blessé à mes côtés. Il semble être sans âge et je pose ma main sur son cou afin de vérifier son pouls. Son cœur bat encore mais il respire difficilement. En dévoilant le côté droit de son visage tuméfié, je remarque un filet de sang qui s’écoule le long de sa tempe et de sa bouche. Sa chute a dû être violente et il lui faudrait rapidement des soins. Hélas, le réseau est toujours hors-service. Ni une, ni deux, les nerfs à vif, je décide de l’emmener chez moi en attendant que les secours puissent arriver jusqu’ici.

    D’une main hardie et courageuse, je l’empoigne sous les bras et sors de notre abri pour affronter la tornade. Redoublant d’intensité, à chaque pas, le vent menace de nous faire tomber. C’est alors que je ressens un siphon venteux nous aspirer, nous décoller un instant du sol, et j’aperçois, épouvantée, que le tourbillon a pris le chemin du parc et se dirige vers nous ; gagnée par la panique, je maintiens vigoureusement ma prise sur le torse de l’homme toujours inconscient. En une fraction de seconde, je décide de contourner le sapin, laissant la tornade derrière nous. Par un heureux hasard, une voiture qui s’est encastrée dans le muret, effondré en partie, nous permet ainsi l’accès au trottoir. Mais c’était sans compter les hurlements du vent, les craquements funestes des arbres, l’impression de fin du monde, et surtout la tornade qui prend de la vitesse. La peur au ventre, j’observe la rue balayée par le vent et les débris qu’il transporte, puis grâce à un instinct de survie salvateur, je cours en traînant à reculons l’homme tel un pantin désarticulé. Ne pas me retourner et foncer… traverser la route… le trottoir d’en face… et bientôt l’entrée de mon immeuble. Mes forces épuisées, je jette un œil en arrière.

    Diantre ! Sur ma droite, la tornade a quitté le parc et nous fonce droit dessus. Paralysée, hypnotisée, je suis du regard cette masse monstrueuse. Serait-ce le dernier cercle de l’enfer ?

    –Vite, dit d’une voix rauque l’inconnu sous mon bras.

    Courageusement, je repars ; il ne reste plus que quelques pas. Arrivés devant le seuil, le vent redouble de puissance et nous pousse vers la route. Alors de toutes mes forces, je m’élance en avant et pose mon poids doublé du sien sur la porte de l’immeuble. Elle s’ouvre et nous tombons ensemble sur le carrelage de l’entrée. Le battant de la porte se referme en claquant et fait triompher…

    Le silence.

    Genèse

    Le Seigneur modela l’homme avec de la poussière prise du sol.

    Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie,

    Et l’homme devint un être vivant.

    Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient,

    Et il y plaça l’homme qu’il avait formé.

    Genèse, 2.7 à 2.8

    Traduction œcuménique de la Bible,

    les éditions du Cerf, 2010

    À moitié assommée par ma chute, je reprends doucement mes esprits. Le calme qui règne dans l’entrée de mon immeuble tranche avec l’effroyable chaos de la rue. Il fait sombre et je distingue à peine les murs. Je me relève, couverte d’un mélange de boue, de poussière et de végétaux. Les mains poisseuses, je tâtonne à la recherche de l’interrupteur. Soudain, la lumière jaillit brutalement. Je sursaute, éblouie. Je me retourne, personne ; et l’homme est toujours évanoui sur le sol, face contre terre, baignant dans une flaque de boue et de sang. N’ayant pas le temps de réfléchir à cette énigme, je l’empoigne sous les aisselles et entreprends de monter les trois étages qui nous séparent de mon appartement. Ma force décuplée par l’adrénaline qui coule à flots dans mon organisme, je gravis courageusement les marches, une à une.

    Premier étage. En face, la porte en bois avec sa petite clochette en cuivre et son vieux tapis en forme de chat : c’est le palier de la vieille Mme Morvan. Un relent âcre de personne âgée me pique le nez, mêlé à l’odeur acide de pisse de ses greffiers. Celle-là même qui me donne envie de vomir, quand je descends le matin pour aller en cours. Je ne l’ai aperçue qu’une dizaine de fois en trois ans et toujours en coup de vent. À peine marmonne-t-elle un « bonjour » qu’elle disparaît déjà dans son appartement… Parfois, je pense qu’un jour on la retrouvera morte, seule avec sa tribu de matous.

    Le temps de cette réflexion et j’ai déjà entamé le virage à gauche afin d’atteindre le second palier. Plus que quatre marches et on est face à la porte des voisins. En ébène noire, elle est décorée avec un petit fer à cheval argenté faisant office de sonnette. Sur le côté, une plaque en cuivre porte les noms : « Oscar & Nicolas Gierswick », suivis d’un petit logo gravé dans le métal symbolisant l’infini. Oscar et Nicolas Gierswick sont des jumeaux, ils vivent et travaillent à domicile par le biais d’Internet. Dès que possible, je les fuis. Ils sont tellement curieux, que je ne peux pas faire un pas dans l’immeuble sans qu’ils sortent pour me saluer et me tenir la jambe. J’ai parfois pensé que peut-être l’un d’eux était amoureux de moi… D’ailleurs, les « concierges de service » ne sont pas sortis… Bizarre, ils doivent être absents, sinon ils seraient déjà sur le feu. En attendant, il est hors de question que je m’amuse à sonner pour savoir s’ils sont là ; je préfère me débrouiller toute seule que de les avoir sur le dos.

    Enfin, hors d’haleine, j’arrive à nous hisser sur mon palier. Le temps que je prenne les clefs dans ma poche, je pose l’homme toujours inconscient sur le côté. Les doigts encore engourdis, j’ouvre la porte ; l’odeur familière des huiles essentielles donne un peu de réconfort à mes sens durement éprouvés. Je le traîne jusqu’au salon et l’installe délicatement sur le canapé. Alors, je saisis une couverture et l’emmitoufle dedans, le temps que j’aille téléphoner aux secours.

    –Zut, la ligne est coupée !

    Par la fenêtre, je constate que la tempête se calme et que la tornade a complètement disparu, laissant derrière elle un enchevêtrement de ferrailles et de végétaux qui s’amoncellent sur la route. Le parc semble avoir terriblement souffert, et au loin, j’entends la sirène des pompiers hurler : les secours arrivent. Les habitants du quartier commencent à sortir et constatent, hébétés, l’ampleur des dégâts. Malheureusement pour eux, aucune voiture n’est indemne.

    En revenant dans le salon après avoir passé des vêtements secs, je m’approche de l’inconnu et me penche sur lui afin de voir à quoi il ressemble. Il faut dire que je n’ai guère pris le temps de l’observer. Peut-être est-ce une connaissance du quartier ?

    Après avoir allumé la lampe à côté du canapé, une douce lumière rosée enveloppe la pièce d’une ambiance chaleureuse. Avec adresse, je lui soulève la tête et l’installe confortablement sur un coussin. Son pouls bat dans mes mains. Une frange de cheveux boueuse lui masque le visage et malgré la couverture polaire avec laquelle je l’ai enveloppé, il tremble. Je lui prodigue les premiers soins et je vais chercher de l’eau chaude, ma trousse de secours et des vêtements secs. Un vieux pyjama en flanelle devrait faire l’affaire… Je reviens quelques instants plus tard avec tout le matériel. Il n’a toujours pas bougé, mais le rythme de sa respiration semble s’être stabilisé. J’entreprends de nettoyer délicatement son visage, maculé de sang et de boue. Après avoir poussé la mèche sur le côté, des traits longilignes m’apparaissent. Une délicate peau dorée magnifie une petite cicatrice en forme d’ondulation sur la joue gauche, doublée d’un air enfantin faisant penser à un archange échoué sur mon pauvre petit canapé. Stupéfaite et émue, j’ai un mouvement de recul en le découvrant peu à peu. Son nez fin côtoie une bouche voluptueuse et charnue qui rehausse des yeux en amande dont la couleur reste un mystère. De longs cils bruns et épais les encadrent, et plus d’une femme se damnerait pour en avoir d’aussi beaux. Au coin de la lèvre supérieure gauche, une fine estafilade crée une coupure sensuelle, parallèle à celle de la joue. À première vue, il ne ressemble en rien aux critères de beauté locale. La boue empêche de déterminer la teinte de ses cheveux. Toutefois, dégagés vers l’arrière, cela met en valeur son haut front aristocratique, engendrant avec la petite cicatrice, un charme singulier. On dirait un ange déchu sorti de nombreuses batailles et couturé de balafres. Quoi de plus beau qu’une touche de défaut dans tant de perfection, ramenant la beauté à l’état brut, celle de l’enfant qui se transforme en un homme mi-angelot mi-guerrier ? L’inconnu se met à bouger, me ramenant à la réalité. Je me surprends à rougir. Vraiment n’importe quoi, j’ai dû prendre une branche sur la tête ! L’homme frissonne et se recroqueville sur lui-même. Au prix de beaucoup d’efforts, je lui retire ses vêtements trempés et remarque que ses blessures aux genoux et aux coudes sont superficielles. Il est couvert d’hématomes qui virent déjà au jaunâtre et à la palpation, aucun organe vital ne semble atteint. Cette mission accomplie, avec un maximum de pudeur, je le sèche énergiquement et réussis à lui passer mon vieux pyjama avec les petits chevaux… Je sais bien que ce n’est pas sexy, mais le ridicule ne tue pas et le réchauffera !

    En essuyant avec une serviette son torse, j’ai remarqué de fines cicatrices lui barrant le flanc gauche. Ces trois petites rayures diaphanes sont semblables à celles de son visage. Troublée par le magnétisme de sa peau, mon index suit délicatement ces fines et douces saignées, puis remonte la courbe de son bras. Soudain, j’aperçois des traces de piqûres dans le pli de son coude.

    –Un junkie !

    Ma voix résonne dans le salon se mêlant aux sirènes des secours. L’odeur métallisée du sang, associée aux vapeurs d’eau tiède, me donne la nausée. Tout chez lui respire la souffrance et me fait prendre conscience de la fragilité de son corps.

    –J’aurais dû me douter que je ramasserais un SDF !

    Mais, tout en réunissant ses affaires dans un sac, je vois les étiquettes de ses vêtements : Dolce & Gabbana, Kenzo… Sûrement pas les vêtements d’un pauvre ! Dehors, les sirènes hurlent de plus belle, tel un régiment de coyotes enragés. Comme un automate, je m’approche de la fenêtre. À travers le rideau, je distingue dans la nuit une multitude de petites fourmis qui s’affairent et tentent de remettre de l’ordre dans ce chaos. Enfin, je vais pouvoir prévenir quelqu’un ! Sortant de ma rêverie, je m’approche de l’inconnu au visage d’ange pour prendre son pouls. Au moment où ma main touche la sienne, il l’attrape fermement et marmonne :

    –Ne prévenez personne, aidez-moi. 

    Puis, il retombe dans une semi-inconscience, les paupières agitées de cauchemars. L’éventualité d’une hémorragie interne me traverse l’esprit. Je me lève précipitamment afin d’appeler les secours. À peine suis-je debout que ses doigts se referment sur les miens. Il ouvre les yeux. Je ne sais si c’est le contact de sa peau, ou l’insolite violence de la couleur de ses yeux mais je me retrouve virtuellement électrocutée.

    Jamais je n’aurais pensé qu’un tel coloris puisse exister sur terre : un regard d’un violet lumineux rehaussé d’éclats dorés. Je suis sous le choc. Son visage forme un écrin velouté accueillant l’une des plus belles œuvres que Dieu ou Dame Nature ait créée : deux iris améthyste, piquetés de paillettes d’or et encadrés par une bordure de cils mordorés d’une extrême délicatesse. Je crois que ce moment ressemble à ceux qui se gravent à vie dans votre mémoire. Suprême instant de béatitude. Il me semble que ses flamboyantes prunelles pourraient même briller dans le noir… Seuls ses cernes et la fine couche de sueur perlant sur son front laissent entrevoir une fièvre latente. Il me fixe intensément.

    –Non… ils vont savoir où je suis. Aidez-moi !

    Sa main toujours au contact de la mienne, ses yeux rivés sur moi, il essaie de scanner ce que je ressens, cherchant une réponse à sa requête. Et mince, me voilà dans de beaux draps ! Non, je ne peux pas le garder ici ! Les risques médicaux sont trop importants et d’un point de vue déontologique, je n’en ai pas le droit. L’intensité de son regard, ses doigts sur ma peau, tout me semble irréel. Le temps s’arrête un instant…

    Bip… Bip…

    Mon interphone sonne. Je sors de ma torpeur et sous le regard suppliant de l’inconnu, je pars décrocher.

    –Bonjour. Pompiers de Brest. Suite à la tornade, on passe dans le quartier pour voir si tout va bien, dit-il d’un ton bienveillant.

    Après deux secondes d’hésitation, je me surprends à répondre :

    –Tout va bien, merci. 

    –Surtout, n’hésitez-pas à nous appeler ; étant donné la violence des intempéries, les autorités ont mis en place une cellule psychologique.

    À ce moment précis, alors que je déteste mentir, je n’ai qu’une envie : qu’on me fiche la paix !

    –Ok, merci et bon courage, rétorqué-je.

    Sur ce, je lui raccroche au nez sans autre préambule. En me retournant, je surprends l’inconnu qui me fixe toujours. Un petit sourire se dessine sur ses lèvres, puis il sombre dans le sommeil.

    Près de la baie vitrée du salon, appuyée contre le divan, je savoure un thé chaud. Sur mon peignoir de soie bleue, un dragon brodé de rouge et de jaune flirte autour de mes jambes et vient reposer sur ma gorge blanche. Mes longs cheveux humides rafraîchissent mon dos de leurs gouttelettes, telles des perles d’argent qui reflètent le scintillement de la pleine lune.

    Naviguant dans le brouillard, mon esprit cherche une explication rationnelle à cette soirée. Le calme est revenu dans le quartier, les sirènes se sont tues. Les gens ont refermé leur porte. Les dépanneuses sont reparties, leurs plateaux chargés de tôles froissées. Avec l’étrange impression d’un mauvais rêve qui se dissipe, les lumières se sont éteintes et le rideau s’est baissé sur cette soirée. Je me tourne et contemple l’individu qui dort sur mon canapé. Son souffle est régulier et ses mains frémissent, prises de petits tremblements.

    –Demain sera un autre jour, j’aurai les idées plus claires.

    Soulevée de terre, un tourbillon blanc m’emporte au loin telle une plume. De là, je vois le square ; je vois ces arbres endimanchés des feuilles de l’automne ; je vois les petits immeubles formant un arc de cercle ; je vois le sol se rapprocher, le vent me ballottant comme une vulgaire feuille. Une main, un corps, un visage… il faut que je l’attrape. Je ne peux pas laisser cette tornade mettre un terme à sa vie. Je me débats. Je lutte. Mes efforts me rapprochent du corps de l’homme inanimé. Je dois le sauver ! Mais les tourbillons se font plus puissants et telle une poigne de fer, ils me saisissent, me tirent en l’arrière ; le square s’éloigne. Je tombe… tombe vite, plus haut, aspirée. Je tourne, j’ai mal au cœur, je vais mourir… Noooooooon !

    –NON ! 

    Un cri retentit dans la nuit, et je me réveille en sursaut ; grâce à Dieu, tout cela n’était qu’un cauchemar !

    –NON ! 

    Un nouveau cri éclate, et la voix semble venir du salon. Puis, tout me revient en mémoire : la tempête, la tornade semblant nous poursuivre, cet homme accidenté et moi. Mon esprit embrouillé se souvient. De son visage d’adonis couturé et de ses yeux… ses iris, d’un violet éclatant, somptueusement énigmatiques qui me bouleversent. Perdue dans un tourbillon de pensées, un nouveau hurlement me ramène à la réalité ; je bondis hors du lit : il est 6 h.

    Sur le sofa, il est secoué de soubresauts. Je tente de le canaliser, mais sa force est puissante et je me retrouve éjectée à terre.

    –Non ! Je ne peux faire cela. Laissez-moi tranquille. Non !

    Sa voix résonne dans la pièce et pour le rassurer, je pose délicatement ma paume sur son front ; son corps se fige soudainement. Je m’écarte, mais réveillé d’entre ses cauchemars, sa main attrape violemment mon bras, ses yeux améthyste fixés sur moi. Terrifiée, je tente de reculer. Le temps s’arrête un instant, mon corps tendu vers l’arrière.

    –Lâchez-moi. 

    –Restez. 

    Je reprends ma respiration. Ses doigts crispés sur mon bras prennent une couleur blanchâtre.

    –Vous me faites mal.

    –Restez. 

    J’ai peur, ses yeux me tétanisent.

    –Qui êtes-vous ? murmuré-je.

    Son corps s’agite de nouveau et des spasmes le secouent. Il est brûlant et de la sueur perle sur son front.

    Un tourbillon de questions me harcèle : qui est cet homme ? D’où proviennent ses cicatrices ? Et ses traces de piqûres aux bras ? Est-ce un junkie ? Par qui et pourquoi est-il harcelé ? Je suis folle, j’aurais dû le confier aux pompiers quand j’en ai eu l’occasion ! Que vais-je faire maintenant ? Je pourrais téléphoner aux secours et dire que je viens de le trouver agonisant dehors. Impossible… ils viennent de ratisser le quartier. Et s’il mourait chez moi ?

    BOOM !

    Je sursaute. Le bruit vient de ma chambre. Deviendrais-je parano ? Enfer et damnation, cette nuit tourne au calvaire ! Sur le pas de la porte, je scrute la pièce, mais rien n’a bougé. Maintenant, je me mets à entendre des voix ! C’est décidé, je téléphone aux secours. Je trouverai bien quelque chose pour leur expliquer sa présence. Je m’apprête à sortir lorsque mon regard croise mon livre à croquis. Il est par terre. Sa couverture en cuir fauve est ouverte, le clapet aimanté reposant sur une page.

    Ah, je ne suis pas folle ! J’ai juste les nerfs à vif…

    Je le ramasse et remarque une phrase écrite en haut de la page :

    « Iléana, protège-toi. Cet homme est dangereux. »

    Le temps que mon cerveau intègre cette phrase, mon regard se perd dans le vague. Je regarde de nouveau la page : le papier parcheminé est vide de toute écriture.

    Terrorisée, je lâche le livre qui retombe bruyamment sur le sol. Je suis folle… je deviens cinglée ! Non, j’ai juste besoin d’un peu de repos et tout ira mieux. Je feuillette rapidement mon carnet

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