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La Dentellière des prés: Roman
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Livre électronique232 pages3 heures

La Dentellière des prés: Roman

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À propos de ce livre électronique

Quel est donc l'élément mystérieux et central qui a orienté la vie d'Armande malgré elle, celui qu'elle a enfoui un soir de mars dans la forêt ?

Quel étrange puzzle que la vie d’Armande, avec ses curieux morceaux à emboîter, pour certains facilement, pour d’autres avec grande difficulté au bas mot ! Mais jamais cette femme ne renoncera à tenter d’imbriquer chaque nouvelle pièce qui se présente. Comme si elle se devait de reconstituer ce casse-tête dans son intégralité. Pourtant, au plus profond d’elle-même, elle sait qu’il manquera toujours l’élément principal, celui qu’elle a fait disparaître un soir de mars dans la forêt.
Alors, afin d’oublier tous ses tourments, elle court les champs pour tresser avec adresse les fleurs et les herbes. Ces trésors, que seule la nature lui offre, réussiront-ils à apaiser son cœur et sa tête qu’on dit prise de folie ? Seront-ils le remède à ses maux ?
Un habile et insolite jeu d’ombres et de lumières, de douceur et de fureur, dans ce roman rempli de tendresse et d’espérance. L’amour d’Alysa Morgon pour la nature imprègne chaque page de cette histoire. Et grâce à la poésie qui se dégage de sa plume, l’auteur nous fait cadeau de ce merveilleux sentiment de connaître vraiment quelqu’un qui n’existe pourtant que dans un livre.

Grâce à la nature de la Provence, à la tendresse et à l'espérance, Armande tente de s'éloigner de ses tourments les plus sombres. Un roman psychologique et familial où l'amour de l'auteure pour la nature et la poésie envahit chaque page.

EXTRAIT

Ainsi, chaque année, Armande ramassait les pétales des fleurs d’amandier. Tantôt quelques-uns, si les boutons avaient gelé, ou bien de grosses poignées lorsque le printemps était chaud et précoce. Ensuite, elle les faisait sécher, avant que leur parfum ne monte en spirale vers le ciel rejoindre les étoiles. Elle accomplissait ces gestes en chantant à mi-voix, mais en guise de prière cette fois :

Aux marches du palais,
Y a une tant belle fille, lon la…

Et les larmes coulaient sur ses joues empourprées.

Avec son père, la vie ne changea guère, ou, plus exactement, elle devint pire. C’est-à-dire que Jacques Ballestre lui montra beaucoup moins d’intérêt que sa mère ne lui en avait témoigné. Seule Magali, tout en s’occupant de l’intendance, lui apportait sans cesse un peu d’affection et lui redonnait l’espérance. Mais on était loin de l’amour qu’Armande aurait souhaité, et que, bien entendu, elle aurait mérité. Résultat, la fillette était devenue taciturne et affichait souvent une triste figure. Toutefois, elle ne disait rien à personne de ses soucis ni de ses doutes, de ses désirs ni de ses chagrins. Seule, elle l’avait toujours été, et seule elle resterait, se disait-elle, résignée, sans voir se lever un nouveau matin.

À PROPOS DE L'AUTEUR

L’amour d’Alysa Morgon pour la nature imprègne chaque page de cette histoire. Et grâce à la poésie qui se dégage de sa plume, l’auteur nous fait cadeau de ce merveilleux sentiment de connaître vraiment quelqu’un qui n’existe pourtant que dans un livre.
Alysa Morgon est née en Provence. Elle y passe toute son enfance et sa jeunesse, entreposant méticuleusement dans sa mémoire des souvenirs qui nourriront son imagination de romancière des années plus tard. À vingt ans, elle change d’accent et s’installe dans les Hautes-Alpes, où elle réside encore aujourd’hui (Gap). Dans chacun de ses romans, les lecteurs retrouvent les couleurs, les senteurs, les coutumes et les traditions provençales, celles d’une Provence qui a malheureusement disparu aujourd’hui.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie10 mai 2019
ISBN9782848867724
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    Aperçu du livre

    La Dentellière des prés - Morgon Alysa

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    « Il est parfois bon d’avoir un grain de folie. »

    Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 17.

    À tous mes amis auteurs, avec lesquels je partage des moments si chaleureux, ainsi qu’à celles et à ceux que je ne connais pas encore, mais que je rencontrerai certainement demain.

    Simplement, parce que, tous, nous avons en commun ce petit grain de folie qui nous fait jeter des mots sur des pages comme on sème des fleurs dans la prairie ; qui nous fait rassembler des phrases pour faire des chapitres qui deviendront à leur tour des livres à cueillir…

    Avec, tressées ici pour vous comme l’herbe des prés, mes très chaleureuses et littéraires amitiés, à vous partager.

    Belles inspirations à chacune et chacun, pour faire encore rêver ceux et celles que vous aimez.

    Le jour de sa naissance, Armande ne poussa point de cri. L’accoucheuse eut beau lui taper sur les fesses, aucun son ne sortit. « Elle va s’étouffer ! » s’était inquiétée la femme. Pourtant, cela n’empêcha pas le bébé de respirer sans toutefois comprendre ce qui lui arrivait. Pendant qu’on le langeait, il finit par s’égosiller, puis s’arrêta plus vite qu’il n’avait commencé. Le père était absent, et la mère, Marie-Catherine, de son côté, pas un instant ne regarda l’enfant. Elle était épuisée, et, semblait-il, elle gardait l’esprit tourmenté. Au cours des heures qui suivirent, elle se remit un tantinet, sans s’intéresser davantage à son nouveau-né. Celui-ci, pour se faire oublier, se contentait de quelques pleurs. D’ailleurs, dans cette bastide de Grand-Terre, est-ce que quelqu’un se préoccupait vraiment de lui, hormis la gouvernante Magali ?

    Les jours passèrent entre changes et tétées, dans un triste silence et quelques vagissements discrets.

    Six mois plus tard, la gouvernante s’obstina à vouloir faire sourire la petite, sans y parvenir une seule fois. Celle-ci se contentait de la regarder avec ses grands yeux bleu marine, l’air sérieux, sans savoir ce qu’on lui demandait. « Où est-ce qu’ils sont allés chercher un bout de chou pareil ? rouspétait Magali. Elle ne sait pas rire ? À tous les coups, il n’y en avait qu’un exemplaire, et on le leur a vite empégué pour s’en débarrasser ! »

    Le jour où elle se mit à marcher, Magali l’emmena voir sa maman. Mais Armande refusa de faire quelques pas vers celle qui ne lui ouvrait même pas ses bras. Au contraire, elle se cacha dans les jupes de Magali, et elle ne voulut pas les quitter, jusqu’à ce que celle-ci la prenne par la main pour s’en aller. À ce moment-là, Marie-Catherine soupira :

    — Il ne faut pas la forcer… Il ne faut pas l’obliger à faire ce qu’elle n’a pas envie de faire, ou cela la marquera pour toute sa vie. Et je ne veux pas qu’elle souffre autant que je pâtis encore aujourd’hui…

    Néanmoins, la gouvernante songeait tout simplement que la pitchounette ne montrait point d’affection, parce qu’elle n’était pas aimée par ses parents. Et elle souffla :

    — Si c’est pas misère de voir ça, alors qu’ils ont tout pour être heureux dans cette maison !

    En effet, force était de constater que, si ni le père ni la mère ne maltraitaient leur fille, ils ne lui portaient cependant aucune attention ni une once d’amour. Ils étaient indifférents, et pas un seul jour ils ne s’inquiétaient d’elle. Souvent, Magali se demandait pourquoi ils avaient voulu un bébé si c’était pour le faire souffrir d’un tel désintéressement.

    Les années s’égrenèrent, et Armande grandissait, à l’instar de tous les enfants. Cependant, elle ne parlait pas de façon naturelle comme le ferait une gamine de cinq ans. Elle jouait aussi, mais toujours seule et sans bruit. Plus tard, à son tour, le curé s’était ému de ce caractère solitaire et fermé, ainsi que l’instituteur, qui, d’ailleurs, s’en était étonné. Car, si Armande était bien attentive au catéchisme et travaillait consciencieusement en classe, aucun des siens ne s’en souciait ni ne l’encourageait. Elle vivait donc en solitaire dans la belle demeure de Grand-Terre. Sans effort, elle se créait une vie à part, et elle ne se plaignait pas de son sort parce qu’elle s’était résignée depuis longtemps. En secret, elle pensait que telle devait être sa destinée, qu’elle l’avait peut-être méritée pour quelque chose qu’elle ignorait complètement.

    Au village, certains disaient que le mauvais œil s’acharnait sur elle, et d’autres supposaient que le ciel avait dû l’oublier. Parfois, par pitié, quelques femmes suggéraient : « Il faut l’ajouter dans nos prières, afin que Dieu veille sur elle et lui donne une belle vie demain ! La sienne a si mal débuté… » Malgré tout, les prières étaient restées vaines, et, de surcroît, le cœur d’Armande se ferma davantage le jour de son dixième anniversaire, lorsque Marie-Catherine s’éteignit, pareille à une vague qui s’alanguit et se meurt sur le rivage. Tout le village marchait derrière le corbillard pour se diriger lentement vers le cimetière. C’était un jour de mai et de neige, un jour de printemps tout blanc. Un grand vent soufflait et faisait s’envoler les pétales d’argent des fleurs d’amandier. Drôle de neige en vérité, si parfumée, parce qu’engendrée par toutes les coroles accumulées dans les fossés. Armande en profita pour se baisser discrètement et en ramasser une grosse poignée qu’elle glissa dans la poche de sa veste, tout en continuant de dire ses prières comme son père le lui avait ordonné. Personne ne se rendit compte de cette fantaisie enfantine improvisée par la gamine. Tout le monde l’embrassa, tandis qu’elle n’avait pas versé une larme. Comment aurait-elle pu pleurer quelqu’un qui ne l’aimait pas, ou si peu, ou peut-être d’une étrange façon ? Voilà pourquoi les femmes se demandaient si cette petite avait bien toute sa raison… « On dirait qu’elle est ailleurs. Peut-être au ciel avec les anges ? » constataient certaines, alors que d’autres affirmaient : « Il n’y aurait rien de surprenant, étant donné que sa mère était déjà particulière… Il paraîtrait que pas une seule fois elle ne l’aurait regardée ni prise dans ses bras. Elle ne lui aurait même pas fait réciter ses prières… Tout ça n’est pas très naturel ! » Et la femme la plus vieille de trancher : « Tu veux dire qu’ils n’ont aucune excuse pour ne pas l’aimer ni la faire soigner si besoin est. » Un homme avait interrompu leur discussion avec impatience : « L’argent ne fait pas le bonheur, on le sait, surtout si la bourse est bien plus grosse que le cœur. Alors, silence ! » Mais Armande n’avait rien entendu. Et si son père avait compris quelques paroles, il n’avait point relevé, même si c’était bel et bien la vérité. Rien ne touchait Jacques Ballestre ni ne le gênait, parce que tel était son caractère obtus et déterminé.

    De retour à Grand-Terre, dès qu’elle rejoignit sa chambre, Armande ouvrit une grande feuille de papier qu’elle posa au sol. Dessus, elle versa les pétales de fleurs d’amandier. Elle les étala avec le plat de sa main, sans les froisser. Puis elle glissa le tout sous son lit pour que personne ne le voie, ne l’abîme, ni ne le fasse envoler. Durant plusieurs jours, elle laissa sécher les coroles à l’abri, et, tous les soirs, sa chambre était envahie d’un parfum de miel qui la consolait et l’aidait à trouver le sommeil. Les jours suivants, de temps à autre, elle tirait la feuille et remuait les fleurs en rêvant. Enfin, lorsqu’elle les jugea suffisamment sèches, elle les glissa délicatement dans un bocal en verre qu’elle avait demandé à la cuisinière. Elle attendait que la nuit tombe tout à fait, avant de mettre le flacon ouvert sur le rebord de sa fenêtre, ainsi qu’elle aurait pu le faire avec une bougie. Malheureusement, de bougie, la gamine n’en avait point, et elle n’avait pas osé en réclamer une. Personne n’aurait compris, et on la lui aurait refusée. Toutes les nuits, le parfum étrange montait jusqu’au ciel, telle une guirlande, et Armande souhaitait que cette pensée singulière grimpe vers les étoiles en cadeau à sa mère, certainement blottie là-haut, au paradis.

    La petite fille aimait sa maman, même si celle-ci ne lui avait témoigné dans sa vie que bien peu d’intérêt. Seule une chanson les unissait. Celle que Marie-Catherine lui chantait quelquefois en lui peignant ses longs cheveux dorés, et qui disait :

    Aux marches du palais,

    Y a une tant belle fille, lon la,

    Y a une tant belle fille…

    La femme avait une voix pure, charmante, bien posée, et la brosse courait dans la fine chevelure, au rythme des douces paroles prononcées, et qui semblaient de si bon augure. Armande ne bougeait pas d’un pouce et restait captivée, autant par la voix de sa mère que par ce refrain à la cadence balancée. Est-ce que c’était elle, la « tant belle fille » que contait la romance ? Est-ce que c’était Grand-Terre, « le palais » ? Elle ne s’en était jamais inquiétée, mais elle aimait pourtant à se l’imaginer. Le matin, sitôt levée, elle allait taper à la porte de la chambre de ses parents, une fois son père parti avec la calèche, pour demander à sa maman si elle voulait bien lui brosser de nouveau les cheveux. La plupart du temps, celle-ci refusait : « Pas tous les jours, voyons, sinon tu te lasseras, ou bien ce sera un plaisir gaspillé… Laisse-moi décider de te coiffer quand il me plaît. Pas besoin d’ajouter des heures d’amusement, ou après tu t’ennuieras. » Et, sérieuse, l’enfant se retirait sans insister, presque sur la pointe des pieds, le regard rempli de regrets.

    Ainsi, chaque année, Armande ramassait les pétales des fleurs d’amandier. Tantôt quelques-uns, si les boutons avaient gelé, ou bien de grosses poignées lorsque le printemps était chaud et précoce. Ensuite, elle les faisait sécher, avant que leur parfum ne monte en spirale vers le ciel rejoindre les étoiles. Elle accomplissait ces gestes en chantant à mi-voix, mais en guise de prière cette fois :

    Aux marches du palais,

    Y a une tant belle fille, lon la…

    Et les larmes coulaient sur ses joues empourprées.

    Avec son père, la vie ne changea guère, ou, plus exactement, elle devint pire. C’est-à-dire que Jacques Ballestre lui montra beaucoup moins d’intérêt que sa mère ne lui en avait témoigné. Seule Magali, tout en s’occupant de l’intendance, lui apportait sans cesse un peu d’affection et lui redonnait l’espérance. Mais on était loin de l’amour qu’Armande aurait souhaité, et que, bien entendu, elle aurait mérité. Résultat, la fillette était devenue taciturne et affichait souvent une triste figure. Toutefois, elle ne disait rien à personne de ses soucis ni de ses doutes, de ses désirs ni de ses chagrins. Seule, elle l’avait toujours été, et seule elle resterait, se disait-elle, résignée, sans voir se lever un nouveau matin.

    Plus tard, il n’y eut que son amie Alaïs pour lui parler, et pour la défendre des taquineries des garçons. De temps en temps, toutes les deux jouaient aux osselets dans un coin retiré, et, de cette façon, Armande découvrait alors les joies de l’enfance. Elle aimait Alaïs, parce qu’elle ne lui posait jamais de questions. Aussi, plusieurs fois, peut-être pour la remercier de sa discrétion, elle lui avait confié quelques petits secrets. Oh ! pas grand-chose en réalité, mais de quoi, cependant, attirer l’attention de son amie sur ce qu’il se passait dans la stricte propriété de Grand-Terre. Tout pareillement, Alaïs aimait Armande, parce qu’elle était très différente des autres fillettes, et que, la voyant en souffrance, elle avait envie de la protéger.

    Vers seize ans, il y eut cette fois son ami Jean pour l’écouter avec gentillesse. Ils avaient tous les deux le même âge, et lui habitait juste à côté, à la ferme des Ginestes. Malheureusement, Jacques Ballestre n’aimait pas Jean, pour la bonne raison que son père n’était pas propriétaire des terres qu’il cultivait. À ses yeux, cela était suffisant pour interdire à sa fille une telle fréquentation. Les deux adolescents durent donc se voir en cachette. Petit à petit, habituée à cette aimable compagnie, et forte de cette inattendue complicité, Armande arrivait à converser davantage, sans se troubler. Le jeune homme, qui connaissait sa vie comme tout le village aussi, l’écoutait avec émotion, avec patience, et, le temps passant, il fut vite pris sous le charme de la jolie jeune femme, apitoyé par la vie d’abandon qu’elle avait menée jusque-là, si bien qu’il finit par en tomber follement amoureux. Alaïs disait à son amie : « Ne laisse pas passer l’amour. Ne laisse pas partir Jean et s’éloigner avec lui ton bonheur. C’est un gentil garçon, prêt à te marier. Il faut qu’il aille voir ton père sans tarder. Faut faire les choses à leur heure, ou on tend la perche au malheur. Écoute-moi ! N’attends pas ! »

    Alaïs était fine mouche, et une jeune fille avisée, qui eut tôt fait d’avoir raison dans ses prédictions. Car, vu le détachement qu’Armande avait toujours affiché à l’égard de son père, celui-ci avait fini par croire qu’elle était indifférente à tout. Selon lui, dès lors qu’elle vivait sous son toit, elle n’était là que pour obéir. Il avait ainsi arrangé son avenir sans lui dire un mot de quoi que ce soit. Ne se doutant de rien, Armande, pour sa part, était certaine que son destin la mènerait dans les bras de son cher ami Jean. Elle avait donc confiance, et était loin d’imaginer le terrible dessein que Jacques Ballestre avait formé en secret à son sujet.

    ***

    De chaque côté du vallon du Laret, de longues collines ondulaient en vagues sombres. Sur leur front, elles portaient un large galon de pierres blondes, dorées par le soleil levant. À leur pied, le val se tenait caché de tous les regards indiscrets. C’était une garrigue parfumée, plantée de thym, de chênes kermès, de pins maritimes, de chênes verts et de romarins. Le Laret était un petit ruisseau volontaire qui ne coulait pas tout le temps, seulement quand il y avait les grosses pluies d’automne ou de printemps. L’été, au moment des grandes sécheresses, l’eau disparaissait par enchantement pour aller se tapir dans le fond d’une grotte oubliée. Là, le Laret formait un lac d’argent que peu de gens connaissaient, les anciens uniquement. Quelques gouttes s’échappaient toujours de sa fine bouche entrouverte, et, plus loin, sans dire un mot, elles finissaient par former de maigres filets, de longs cheveux défaits étalés dans un dos. Leurs ricochets, tels des diamants, tintaient sur une pierre grise, presque bleutée et usée par le temps, à faire un bénitier à l’entrée d’une église. Ce concert familier des gouttes qui tombaient se mêlait à celui des cigales et des cigalons, ou aux stridulations des criquets et des grillons qui chantaient ensemble au diapason. En cette saison, les terres de Provence se ridaient, telles de vieilles pommes, ou pareilles à la peau tannée des mains des vieilles gens. Et, évidemment, le vallon ne pouvait à son tour y échapper longtemps. Néanmoins, chaque année, les champs étaient plantés d’un peu de seigle, de patates, de lentilles et de haricots. Et, au cours des mois les plus chauds, mûrissaient des pastèques ou bien des melons si sucrés que parfois leur peau se fendait. Dans ce lieu si inhospitalier, pas un village ni un hameau ne s’était installé. Personne n’y vivait, hormis Maurin Bellon, dont le gîte se tenait blotti tout au fond du vallon, au pied de sa haute falaise. Celle-ci montrait un crâne chevelu, couvert de grosses boules de genêts, et, dans cet endroit oublié et austère, ces flèches d’or si parfumées, qui tendaient leurs becs vers le ciel, apportaient la seule touche de couleur et de gaieté sur ces terres. Ce rempart de calcaire fermait un plateau étroit : « Plus long qu’un jour sans pain ! » disait-on dans ce coin, vu l’étrangeté qu’il laissait paraître par son éloignement, comme par l’âpreté qui transpirait des pores de sa glèbe, plus maigre qu’un affamé, et souvent parcheminée par la soif. D’ailleurs, peu de visiteurs s’y aventuraient, et bien des choses se racontaient sur ces lieux de malheur, autant que sur l’homme qui y vivait.

    Effectivement, Maurin Bellon avait une mauvaise réputation, que ce soit au village de Montfavour ou au hameau de La Grange. Partout, on prétendait qu’il était sournois, violent, prêt à chercher noise tout le temps, pour rien et pour n’importe quoi. Depuis cinq ans, il était veuf. Personne ne savait vraiment de quoi sa femme avait bien pu soudain mourir. Plusieurs suggéraient qu’elle avait été empoisonnée, d’autres qu’elle avait succombé à de fortes fièvres, mais la plupart penchaient surtout pour un mauvais coup donné sans raison, soupçonnant Maurin d’avoir eu la main lourde un soir de boisson. Les gendarmes avaient dû se déplacer jusqu’à la maison, mais n’avaient rien trouvé de suspect. Quant à Bellon, le chagrin qu’il avait montré leur avait semblé sincère et avait fini par rassurer la maréchaussée, comme une partie de la population. Malgré tout, un doute persistait, et, chaque fois qu’était évoqué le domaine de La Manon, les fronts des gars se plissaient et les femmes aussitôt se signaient.

    Le temps avait passé, et voici que, l’été dernier, Maurin avait épousé la jolie Armande, coquette à souhait, instruite, jeune et charmante, tout ce qu’il espérait. À l’inverse, cela n’avait point fait sourire la jeune fille à peine âgée de dix-huit ans, qui, elle, ne songeait qu’à Jean. Un pauvre Jean impatient, qui n’attendait qu’une chose : lui prêter serment. Mais Jacques Ballestre avait vu les choses différemment et avait refusé le garçon aussi bien que tous les autres jeunes gens de la région. Il avait son projet pour Armande, et, le jour où il lui en avait fait part, celle-ci l’avait supplié : « Père, ne m’obligez pas à me marier à cet homme, ou j’en mourrai ! Il est âgé, il est méchant, j’ai entendu tout ce qu’on disait à son sujet… » Toutefois, le père avait tranché : « On ne meurt pas de se marier. Qu’est-ce que tu racontes ! Quant aux bruits, laisse-les courir, ce ne sont que des histoires de jalousie. Obéis, et sois rassurée, je ne te demande pas de l’aimer. L’épouser sera suffisant. » Il était évident qu’il y avait une bonne raison à cette subite décision, à ce marchandage entre deux hommes de peu de discernement. En effet, en échange de cette union, Maurin Bellon donnait à Jacques Ballestre une terre de belle forme et de bon rendement, que tout le monde appelait le champ du Malur. Rien qu’à prononcer ce mot, on comprenait tout de suite la raison pour laquelle le vieux Maurin avait envie de s’en débarrasser. Le champ du malheur ! Mais le père de la mariée, lui, se moquait bien du nom que la terre portait. Il effectuait là une très belle affaire, voilà ce qui comptait. Elle lui permettrait, d’une part, d’agrandir son domaine – au nom prédestiné de Grand-Terre – et, d’autre part, de récupérer un bien d’exception.

    Il s’agissait là d’un drôle de mariage, que tout Montfavour avait commenté. Beaucoup avaient montré du doigt celui qui avait fermé les yeux sur ce marché et qui vendait sa fille de la même manière qu’on vendrait un cheval ou un mulet. Tous avaient critiqué Maurin, parce qu’il épousait une jeunette, alors qu’il avait l’âge d’être son père, et qu’en plus, étant donné son caractère, il ferait passer à la pauvrette un vrai carcan. Le vieil oncle Balthazar – prévenu, semble-t-il, par le hasard ou par quelques bonnes âmes du village – s’était déplacé d’Aix-en-Provence pour dissuader son frère de vendre Armande à ce vieux fou, sans y parvenir cependant. « Plus testard qu’un âne, mon pauvre frère ! Et l’autre est prêt à ruer plus fort qu’un mulet dont le sang se met à bouillir, tandis qu’à son âge il

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