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Rosa: Roman familial
Rosa: Roman familial
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Livre électronique291 pages4 heures

Rosa: Roman familial

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À propos de ce livre électronique

Un grand roman familial où se dresse une galerie de portraits émouvants

Rosa, sur son lit d’hôpital, demande à ses petits-enfants de bien vouloir écrire l’histoire de leur vie. Cette autobiographie familiale embrassera les générations et mettra en lumière les secrets les mieux cachés.
Becca l’artiste culte et toxicomane, Isaac le religieux qui a refermé son piano, Mario l’impresario new-yorkais ou encore Lilah la benjamine insouciante, confient leur vie où se mêlent la Suisse et les États-Unis, la névrose et les outrances, la création et l’identité juive.

Une fresque qui remonte le temps et se frotte à notre histoire

EXTRAIT

Le téléphone sonne de longues minutes. Mon corps se lève, je décroche. J’entends vaguement la voix de mon père à l’autre bout du fil. Bizarrement, il parle anglais, sa langue maternelle, en lieu et place de son habituel français patiné d’expressions italiennes. Je me réveille enfin lorsqu’il me dit : Ta grand-mère a fait une attaque.

CE QU’EN PENSE LA PRESSE

- « Tout le monde a entendu parler de l’effet papillon, partie essentielle de la théorie du chaos, le dernier roman de Lolvé Tillmanns, Rosa pourrait en être une désespérante illustration : la famille de Rosa n’est pas heureuse, et c’est un euphémisme. (…) Construit avec une rare finesse, passant d’un personnage à l’autre –un peu à la manière, plus serrée, de Lawrence Durrel dans son « Quatuor d’Alexandrie », Lolvé Tillmanns distille petit à petit le poison familial. Si le ton du livre apparaît un peu trop froid, voire clinique, il soutient avec force le secret qui se raconte par petite touches. Un très grand roman de cette rentrée. » Bernadette Richard, Notre Temps – Viva la Vida

- « Roman polyphonique pour huit voix et deux narrateurs. Ambitieux et complexe. Un récit cohérent. Parfaitement maîtrisé qui plus est. Lolvé Tillmanns s’est documentée. Beaucoup. Assez pour nous entraîner d’un pas sûr dans les quartiers de New-York, dans les méandres de la culture hébraïque, jusque dans l’enfer des camps nazis. Huit récits, huit destins mêlés, huit mémoires imbriquées pour dire le poids de l’hérédité, la quête difficile de l’identité et par-dessus tout la toute-puissance des mots. » Marlène Métrailler, Radio Télévision suisse

- « Lolvé Tillmanns nous offre un bouquet de personnages déroutants, fascinants et attachants, malgré leurs outrances et leurs fêlures. Affres de la création, drogues, dépressions, amitiés trahies et suicide passent ainsi sous une plume experte qui va gratter au plus près de l'âme de ses personnages. Un grand roman familial. » Le livre sur les quais

A PROPOS DE L’AUTEUR

Lolvé Tillmanns avait frappé fort avec 33, rue des Grottes, un ouvrage où la chronique de voisinage virait sans prévenir au récit apocalyptique. Voici maintenant Rosa, une ample chronique familiale, qui remonte à la source des troubles et des identités.

Lolvé Tillmanns parle d’histoire, de dépendance, de création sans rien occulter des tourments de ses personnages. Un roman qui embrasse large, sans concession, mais sans jugement. Pas de doute, Lolvé Tillmanns est en train de bâtir un œuvre forte et originale. Et Rosa en sera une date marquante
LangueFrançais
ÉditeurCousu Mouche
Date de sortie8 déc. 2015
ISBN9782940576081
Rosa: Roman familial

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    Aperçu du livre

    Rosa - Lolvé Tillmanns

    À mes grand-mères,

    Else et Marie-Madeleine

    Le téléphone sonne de longues minutes. Mon corps se lève, je décroche. J’entends vaguement la voix de mon père à l’autre bout du fil. Bizarrement, il parle anglais, sa langue maternelle, en lieu et place de son habituel français patiné d’expressions italiennes. Je me réveille enfin lorsqu’il me dit : Ta grand-mère a fait une attaque.

    ***

    Je sens déjà son parfum dans le couloir. Je suis la trace du Chanel N° 5 et j’entre. Elle est assise sur son grand lit blanc, les joues poudrées, les lèvres maquillées de rose, le brushing argent solidement laqué. Je tire un peu sur mon gros pull à capuche, partagée entre la fierté d’avoir la plus élégante grand-mère au monde et la honte de n’avoir rien trouvé de plus probant qu’un vieux training à me mettre sur le dos. Elle me tend la main et les larmes me montent aux yeux. Le côté gauche de son visage ne répond pas à son sourire, le rouge à lèvres file déjà sur sa bouche tombante et sa main reste inerte sur la couverture. L’illusion de normalité s’envole. Je vois les machines derrière les roses et les pivoines, les veines sous la peau trop fine. Nous sommes à l’hôpital, grand-mère est vieille, malade. Je respire mal à l’idée que cette chambre sera peut-être la dernière qu’elle marquera de son parfum.

    – Je ne suis pas encore morte, ma chérie, dit-elle avec son léger sifflement germanique.

    – Je…

    – Viens t’asseoir près de moi.

    Elle caresse ma joue de sa main valide et je ne peux retenir un gros sanglot qu’elle étouffe dans son cou.

    Je retrouve mon père à la cafétéria. Ses traits sont tirés, il joue nerveusement avec la cuillère de son ristretto. Sur mes joues, je sens sa barbe piquante du dimanche matin, vive sensation d’enfance.

    – Que disent les médecins ?

    Il me répond dans son français retrouvé.

    – Du sang s’est coincé dans son cerveau, des trucs ont été abîmés. Le côté gauche est paralysé.

    – Des trucs ?

    – Ils ne savent pas vraiment, la mémoire peut-être. Mais moi, je pense qu’elle va très bien. La première chose qu’elle a demandée en se réveillant, c’est que sa coiffeuse vienne la voir, parce qu’une femme se doit d’être toujours présentable, même lorsqu’elle est légèrement diminuée… Elle a toute sa tête ! Tutto bene, chuchote-t-il en me prenant la main.

    – Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

    – Elle va rester ici quelque temps.

    – Et après ?

    – Après, on verra.

    Je ne veux pas du vide de cet après on verra. Je change de sujet.

    – Tu as prévenu les garçons ?

    – Isaac est parti pour l’aéroport dès que la fin de son foutu shabbat l’a autorisé à répondre au téléphone. Aaron prendra un avion dès qu’il pourra se libérer de son vernissage, il devrait arriver lundi ou mardi soir.

    – Et… David ? dis-je, en baissant la voix malgré moi.

    – Je ne sais pas où est David, répond sèchement mon père.

    Grand-mère mange peu. Elle demande qu’on lui fasse la lecture, mais le livre qu’elle cherche ne fait pas partie de la quinzaine d’ouvrages déjà rangés au pied de son lit. Mon père part donc sur-le-champ en direction de la campagne genevoise. Je l’envie un peu. Je n’ai jamais été une grande lectrice, mais j’aime l’odeur poussiéreuse et capiteuse de l’immense bibliothèque de la villa. Je regarde la porte de la chambre se refermer lorsque grand-mère me dit :

    – Prends du papier Bristol et ma plume, l’infirmière les a rangés dans le tiroir de la table de chevet. Je vais te dicter une lettre.

    Je m’exécute, trop heureuse de constater que grand-mère n’a effectivement rien perdu de sa vivacité d’esprit. Je décapsule la grosse Montblanc, souvenir du grand-père que je n’ai pas connu. J’écris sous la dictée :

    Mon cher David,

    Il y a plus de vingt ans, tu m’as demandé de te raconter mon passé, ma jeunesse. Il est temps que j’accède à ta demande. Mais avant cela, je veux que toi, tu fasses quelque chose pour moi, pour ta famille.

    Ta mère, ma très chère Becca, pensait comme toi. Elle voulait laisser une trace aux générations suivantes. Elle a utilisé son art afin de préserver l’histoire de son père et la sienne propre. Aujourd’hui, je veux qu’à ton tour, tu te serves de ton art pour raconter notre famille ; ton grand-père Isaac senior, Becca, mais aussi ton père, tes frères et ta sœur, notre benjamine qui t’écrit mes mots. Je veux un livre, David. Avant de mourir, je veux un livre dans lequel je pourrai lire l’histoire de ma famille. Si tu le souhaites toujours, je te raconterai alors le dernier chapitre de ton ouvrage, ma propre vie.

    Ta grand-mère qui t’aime.

    P.-S. Dans le carton que Lilah t’apporte, tu trouveras les mots de nos chers disparus.

    – Relis-moi le tout, s’il te plaît, Lilah.

    Grand-mère m’écoute, puis hoche la tête, satisfaite. Elle ajoute :

    – Dans la commode de ma chambre, tu trouveras le gros carton avec de la ficelle bleue tout autour. Amène-le à David, avec la lettre.

    – Mais, grand-mère… je ne sais pas où est David, et papa non plus.

    – Il est à la clinique Belmont, chambre 247.

    ***

    Le carton trône sur le siège arrière de ma vieille Renault 5. Je n’arrive pas à sortir de la voiture, engluée sur le parking de la clinique. Je serre le volant, la peau de mes mains s’accroche au plastique imitation cuir. Les minutes s’égrènent sur l’autoradio grésillant. Une blouse blanche finit par frapper doucement contre la vitre.

    – Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, mademoiselle ?

    – Je suis désolée… Je…

    – Nous pouvons vous aider si…

    Je l’interromps, retrouvant mes esprits à l’idée d’être considérée comme une patiente.

    – Je viens voir mon frère, David. David Mancini, chambre 247.

    David est en thérapie de groupe. Je l’attends. Assise dans sa chambre neutre, j’essaie d’imaginer quels problèmes il peut bien confier aux autres malades. Les pensées s’entrechoquent, les flashs d’une longue silhouette en jean bleu électrique me reviennent, puis un gâteau, mes quatorze ans, peut-être. Je ne veux pas me souvenir de lui comme je l’ai vu l’année dernière, oscillant à la gare, sale, décharné.

    J’ai envie de fuir. Je me lève lorsqu’il entre.

    – Lilah… C’est bien toi… Je ne voulais pas croire l’infirmière. Comment vas-tu ?

    Il ressemble à l’autoportrait de maman que j’ai découpé dans un catalogue berlinois. Son visage anguleux me semble très beau, bien qu’un peu grisâtre. Il porte une chemise à manches longues, je ne peux pas observer ses bras. Je me contente de ses mains, sur lesquelles il y a des traces qui paraissent dater un peu. Il s’approche, il sent légèrement le savon de Marseille. Il est bien plus grand que dans mon souvenir. Il effleure mon poignet.

    – Lilah ?

    – Bien… Je vais bien ! Et toi ?

    – Je vais toujours bien lorsque je suis ici.

    Un silence gênant s’installe entre nous. David sourit à demi avant de reprendre la parole :

    – Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas simplement venue me voir, n’est-ce pas ?

    – J’aurais pu…

    – Non… et papa ne paie plus mes cures, comment aurais-tu su où me trouver ? Grand-mère ? Grand-mère ! Est-ce qu’elle va bien ? !

    – Elle a eu une attaque, mais elle va bien, ajouté-je précipitamment, redoutant d’assister à la désagrégation de David. L’image d’une aspirine effervescente se dissolvant dans l’eau me coupe le souffle.

    – Une attaque ? Mais… quoi ! Comment ?

    – Elle m’a demandé de te donner ça, dis-je en lui tendant brusquement la lettre.

    David tombe sur l’unique chaise de sa chambre, me fixe une minute, avant de se concentrer sur le papier Bristol. Il lève la tête et cherche du regard le carton que je pousse vers lui du bout de la chaussure.

    Il dénoue la ficelle bleue, les larmes aux yeux. Une odeur de renfermé s’échappe. Par-dessus son épaule, je découvre des dizaines de bandes magnétiques. Je n’en ai jamais vu autrement qu’en photographies, elles me semblent énormes, quasi monstrueuses. David en prend une, caresse l’étiquette jaunie par le temps.

    – C’est l’écriture de maman. Ce sont ses bandes.

    – Je croyais que tout ce qui restait du travail de maman avait été donné à des musées.

    – Ce n’est pas exactement son travail, c’est plus personnel, me répond-il.

    – Plus personnel ?

    David lit à haute voix les mots griffonnés sur les enregistrements.

    – Papa-enfance, papa-guerre, Becca 1990, Becca 1992…

    Je l’interromps.

    – Je ne comprends pas…

    – Maman a enregistré grand-père, puis elle-même, racontant leur vie.

    – C’est ça les mots de nos chers disparus ?

    – On dirait, oui.

    – Et comment on fait pour tirer quelque chose de ces vieilles bandes ?

    David m’indique le carton. Je remarque une forme grise recouverte de papier bulle.

    – Qu’est-ce que c’est ?

    – Un objet du siècle passé. Le Nagra de maman, m’explique David en sortant péniblement le vieux magnétophone de son emballage.

    – On peut écouter les bandes avec ce truc ?

    J’ai déjà vu cet objet dans des catalogues ou des notices de musée concernant Rebecca Levy, mais je l’ai toujours bien plus identifié à Mickey – les deux bandes font comme des immenses oreilles à cette grosse boîte grise et métallique – qu’au travail de maman.

    – Si je parviens à me souvenir comment ça fonctionne, oui, on peut.

    – Tu l’as déjà utilisé ?

    – Non, maman ne laissait personne y toucher, mais je l’ai vue travailler avec cet engin des milliers de fois.

    – Grand-mère a laissé cette vieillerie dans sa commode pendant vingt ans ?

    – C’est une sacrée coquine, notre grand-mère… Beaucoup de gens ont cherché ce Nagra. Des collectionneurs, des musées, Aaron, même, le voulait.

    – On dirait qu’elle l’a gardé pour toi, David.

    – Cadeau empoisonné.

    – Tu ne veux pas écrire ce livre ? Tu ne crois pas que ce serait bon pour toi d’avoir un projet ?

    – Si je savais ce qui est bon pour moi… chuchote-t-il.

    – Ce n’est pas ce que je voulais dire, je…

    Il m’interrompt d’un geste rassurant de la main.

    – Je vais essayer, mais je ne suis pas sûr de pouvoir.

    – Moi, je suis sûre que tu peux, dis-je en posant ma main sur son épaule maigre.

    David se retourne et me regarde, ému.

    – Est-ce que tu m’aideras ?

    – Bien sûr. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

    – J’aimerais que tu m’achètes un petit magnétophone et beaucoup de cassettes vierges.

    – Je le ferai cet après-midi.

    – Et… j’aimerais que tu convainques Aaron, Isaac et papa de répondre aux questions que je poserai sur les cassettes.

    – Ce sera facile, toute la famille est au chevet de grand-mère.

    – Ce ne sera pas facile. Je vais poser beaucoup de questions et il me faudra des vraies réponses, sinon tout ce que je pourrai écrire n’aura aucune valeur.

    – Grand-mère m’aidera à les convaincre, ne t’inquiète pas, dis-je doucement.

    – Et j’aimerais que toi aussi, tu répondes à mes questions.

    – Tu vas écrire sur ma vie, aussi ?

    – Tu fais partie de cette famille, oui ou non ?

    – Oui, je suppose.

    Je reviens le lendemain avec des dizaines de cassettes vierges et un magnétophone qui semble ridiculement petit à côté du massif Nagra de maman. David est très agité, ses mains tremblent. J’essaie de savoir s’il a déjà écouté les bandes, mais il me parle à peine et me demande de revenir une semaine plus tard, l’après-midi. Il est toujours mieux l’après-midi, m’apprend une infirmière.

    Mais je ne le trouve pas mieux l’après-midi où il me confie le petit magnétophone. Son regard ne se fixe sur rien, il passe sans arrêt sa main dans ses cheveux, en arrache des petites poignées lorsqu’il émet quelques monosyllabes incompréhensibles. Je pleure dans ma voiture. Les émotions débordent, incontrôlables, détestables. Les démons de mon frère me dévorent. J’essuie mon visage, me remaquille tant bien que mal et je mets en route la petite machine. J’entends alors la voix chevrotante de David me demander, quel est ton tout premier souvenir ?

    Dans les mois qui suivent, je vois David tous les lundis après-midi. Il me pose des centaines de questions, me demandant de préciser telle ou telle phrase. Je ne dois jamais répondre immédiatement, je dois enregistrer mes mots, essaie d’oublier que tu me parles à moi, laisse venir les souvenirs, les émotions comme si tu réfléchissais à haute voix, pour toi-même, n’efface jamais rien, même pas les silences. Il m’agace, me dérange à fouiller de cette façon dans ma vie. Mais je me soumets, pour grand-mère. Je dois également faire l’intermédiaire entre Aaron, Isaac, papa et le magnétophone de David. Les enregistrements d’Aaron, en particulier, ne conviennent pas à David. Les appels internationaux se multiplient depuis la chambre 247 de la clinique Belmont. David me glisse des petits papiers que je lis pour Aaron qui souffle de rage de l’autre côté de l’Atlantique. Leurs conversations m’épuisent et me paraissent pratiquement codées. Je ne comprends rien, si ce n’est que David insiste toujours sur maman. Je me sens terriblement étrangère.

    Puis David sort de la clinique. Grand-mère lui loue une chambre à la campagne et il disparaît à nouveau de nos vies. Je me sens soulagée, malgré le léger sentiment de honte qui ne me quitte plus.

    Papa engage trois infirmières à domicile, puis grand-mère accepte de s’installer dans un appartement médicalisé. Elle ne se plaint pas, mais elle souffre, nous le sentons tous. Sa chère bibliothèque lui manque. Personne ne parle de vendre la villa, mais personne ne s’y installe.

    La vie reprend son cours, je rends visite à grand-mère tous les vendredis après-midi. Isaac et Aaron font le voyage une fois par mois. Ils ne viennent jamais le vendredi après-midi.

    ***

    Un an, jour pour jour, après son attaque, je reçois un paquet de ma grand-mère. Un feuillet relié s’en échappe et tombe au sol. Je le ramasse et lis le petit carton de Bristol qui l’accompagne :

    Je suis si fière de vous ! Chacun de vous a beaucoup, beaucoup donné. Ce livre est un cadeau, un cadeau inestimable pour moi, pour nous, pour vos enfants. Merci à vous d’avoir parlé, merci à David d’avoir écrit.

    Je vous souhaite une bonne lecture, mes enfants. Je vous attends le 20 juin à 15 heures, dans mon palace médicalisé, pour terminer cette histoire. Avec tout mon amour, grand-mère.

    Le Livre de Rosa

    Récit familial

    Rebecca Mancini

    David Mancini

    Préface

    J’ai retranscrit mot à mot les bandes retraçant la vie de maman. Elle les a enregistrées et montées avec une telle précision (même la ponctuation se place d’elle-même) que je crois que faire autrement aurait été la trahir.

    Pour la section consacrée à grand-père, je me suis inspiré des enregistrements non montés que maman a saisis en 1980.

    Quant à vos textes, vous connaissez mes sources, le petit magnétophone avec lequel je vous ai assaillis de questions. J’ai tout tenté pour vous être le plus fidèle possible, mais je sais bien que ma sensibilité et mes souvenirs ont pu travestir votre pensée. J’en suis profondément désolé.

    J’ai ajouté quelques notes, lorsqu’il me semblait que toute la famille ne connaissait pas une chose ou une autre. Veuillez m’excuser si j’ai mal préjugé de vos connaissances.

    Tous les enregistrements sont numérotés et conservés dans un coffre, à la banque.

    David

    Librement inspiré des enregistrements nos 19 à 32 (2012)

    Lilah Rose Mancini

    Elle se souvenait des larmes de sa grand-mère. Tout son visage tremblait, se creusant soudain de dizaines de rides. Elle ne faisait aucun bruit, mais le chagrin déformait chacun de ses traits. Lilah ne comprit pas le concept de mort – il fallut encore de nombreux mois avant qu’elle ne cesse de demander quand reviendrait maman –, mais grâce aux larmes de sa grand-mère, elle sut que plus rien ne serait comme avant. Elle resterait la benjamine, la petite fille au milieu d’une famille d’hommes, mais l’insouciance, la certitude que tout irait bien, avait disparu. Elle avait trois ans.

    ***

    Lilah ne parvint pas à retenir sa maman dans sa mémoire d’enfant. Elle oublia complètement sa voix, son odeur, son sourire. L’absence de souvenir la blessa si profondément qu’elle occulta l’absence réelle de sa mère. La fillette s’imprégna des albums de famille jusqu’à en avoir mal aux yeux, mais les photographies ne s’animaient jamais, les parfums restaient artificiels, les sons imaginaires. Les images demeuraient à l’extérieur d’elle, elle ne se rappelait pas. Elle chercha très tôt des traces physiques, vêtements, bijoux, objets du quotidien les plus usés possible. Elle en trouva très peu. Chacun se repliait seul sur sa douleur avec son propre fétiche. Isaac ne laissa aucun livre, Aaron pilla l’atelier, David garda cachés stylos et carnets pendant que le père fit, très vite, disparaître tout le reste, ne se contentant que de ses vieux vinyles pour retenir sa jeunesse, son amour disparu. David eut pitié du dénuement de sa petite sœur et sauva un bâton de rouge à lèvres qu’il lui offrit discrètement. Elle ne s’en servit jamais, mais décapsula l’écrin doré des milliers de fois pour sentir le parfum gras, puis rance, qu’elle associa toute sa vie à la féminité la plus secrète.

    Lilah ne se contentait pas de ces maigres possessions, ce qu’elle voulait vraiment, c’était des mots. Avec son père, elle échangeait des larmes, des embrassades, mais elle n’osait jamais aller plus loin. L’immense chagrin paternel la terrorisait, collait ses petites lèvres balbutiantes. Elle se sentait plus sereine, plus libre, avec son frère aîné, Isaac. Elle ne le voyait que très rarement, mais il lui téléphonait presque toutes les semaines. Rien n’était stupide ou bizarre avec Isaac. Il réfléchissait, parfois de longues semaines, et répondait toujours, même aux questions les plus farfelues ; il expliquait patiemment, et très sérieusement, pourquoi il n’était pas possible de mettre du thé froid dans les robinets, pourquoi les chiens et les chats n’étaient pas amis, pourquoi les poils poussaient plus vite que le nez. Il n’y avait qu’un sujet ostracisé de ces improbables conversations téléphoniques : Becca. La ligne coupait systématiquement lorsque Lilah prononçait le mot maman.

    David, quant à lui, ne répondait qu’avec des poèmes que l’enfant ne pouvait lire – mais qu’elle conservait comme des reliques sacrées –, et Aaron disparut à Londres immédiatement après l’enterrement. Personne ne répondait aux questions de la cadette, personne ne l’aidait à se construire un souvenir. À l’exception de sa grand-mère, Rosa.

    La mère de la mère raconta les premiers pas, les premiers dessins, la jambe cassée, les amourettes et les tartelettes au citron que la fillette aimait tant faire pour ses parents ébahis. Rosa donna tout ce qu’elle avait de bon, de chaud. Elle offrit à Lilah chaque détail, chaque souvenir embelli de son amour pour son enfant perdu. Elle sortit toutes les photographies, toutes les peluches, tous les vêtements, tous les cahiers. Elles détaillèrent ensemble l’écriture de Becca, interprétant jusqu’à l’écœurement les petites pattes de mouche et se moquant copieusement du maître qui estimait que Rebecca n’étant pas suffisamment soigneuse, elle ne recevra pas sa plume en même temps que les autres élèves. Lilah, du haut de ses sept ans, rechercha le nom de ce monsieur dans l’annuaire et, avec l’aide de Rosa, lui envoya le catalogue d’une rétrospective d’esquisses, croquis et notes de sa mère, Early Art of Rebecca Levy. Il répondit très poliment qu’il garderait toujours dans son cœur le souvenir de cette élève si spéciale. Lilah et sa grand-mère en rirent des semaines entières.

    L’image d’un bébé sage, d’une fillette réservée, puis d’une adolescente mélancolique se fixa peu à peu dans l’esprit de Lilah, se substituant à ses propres souvenirs perdus dans la toute petite enfance.

    ***

    Lilah passait beaucoup de temps chez sa grand-mère. Elle ne voyait pratiquement jamais David et ne réalisa pas que l’adolescent ne dormait qu’occasionnellement dans sa chambre. Mario évitait de se confronter à son fils lorsque Lilah était présente, et David fuyait la fillette. Elle sentait la douleur, la tension dans l’appartement familial, mais n’en comprenait pas les raisons.

    Un jour, son père l’assit sur ses genoux et lui dit que David avait eu dix-huit ans et qu’il était parti. Il ne donna pas d’explication supplémentaire, se contenta de la serrer brièvement contre lui pour libérer quelques larmes dans ses cheveux. Lilah n’osa pas lui demander si elle aussi devrait partir lorsqu’elle aurait dix-huit ans.

    Elle pensait parfois à son frère, l’imaginait en costume-cravate dans un grand bureau en train d’écrire des poèmes avec une plume en or. Il ne lui manquait pas – elle ne le connaissait pas –, mais elle aurait voulu savoir où il travaillait pour tenter de le voir à travers la fenêtre.

    Elle remarqua la tristesse accrue de son père, mais elle ne sut que faire pour l’apaiser, alors elle ne fit rien. Elle s’échappa le plus souvent possible chez sa grand-mère et son père la regarda s’en aller.

    L’année où David quitta la maison, Lilah vécut une autre séparation qui marqua sa jeune vie. Parmi ses nombreux amis, une petite fille tenait une place particulière dans son cœur. Avec Aurore, elle jouait à la poupée. Elles restaient seules, parlaient à voix basse et inventaient des contes de fées, alors qu’avec tous les autres, il y avait des cris, des ballons et des arbres à grimper. Aurore était calme et fragile. Malgré sa peau noire onyx, elle ressemblait à la Belle au bois dormant dont elle portait le joli prénom. Elle n’avait pas d’autres amis, ce que Lilah trouvait bizarre et triste, bien qu’elle en profitât. C’était bon d’être la préférée, mais encore davantage d’être l’unique d’Aurore. Tout le monde était blanc dans cette école, y compris les parents d’Aurore. Lilah la protégeait des autres gamins qui voulaient chahuter cette fillette si sage. Elle la couvait, l’aimait. Lorsque Aurore ne put plus suivre les cours, Lilah se rendit chez elle tous les mercredis. Un jour, il fallut jouer sur le lit. De semaine en semaine, la petite malade s’enfonçait toujours plus dans ses oreillers. Lilah jouait pour deux. Puis son amie disparut. Mario refusa qu’elle lui rendît visite à l’hôpital. Elle y mourut, en décembre. La maîtresse demanda à la classe de prier Jésus pour leur camarade. Lilah ne comprit pas, la prière, la mort, le sida. Aurore devint pour elle une fée, un personnage mi-réel, mi-imaginaire. Elle la convoquait à l’aide d’une baguette magique et n’habilla plus jamais une poupée sans lui demander son approbation.

    Pour ses huit ans, Lilah eut droit à une fête ridiculement grandiose. Robes de princesses, gâteaux, clowns, ainsi qu’Isaac et Aaron, investirent la grande villa de Rosa, comme si les jouets et les frères aînés pouvaient masquer l’absence de David et d’Aurore. Personne ne prononça leur nom. Les Mancini se parlèrent à peine, mais l’ombre du dernier fils assombrissait tous les visages. Le dimanche qui suivit ces pénibles célébrations, Rosa décida qu’il était plus que temps que sa petite-fille se changeât les idées ; la vieille dame sortit un carton de sa commode, dénoua la ficelle bleue qui l’entourait et étala les tout premiers dessins de Rebecca Levy sur la table en bois massif. Rire et larmes se confondirent dans le petit cœur de Lilah, y laissant le souvenir le plus marquant de son enfance. Elle se rappela de tout, le léger parfum de chocolat et de Chanel N° 5 qui planait dans la cuisine, le tablier parfaitement repassé de sa grand-mère, la pluie tiède qui battait contre les portes-fenêtres et le bruissement du papier entre

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