Palmes dans l'azur: Roman Bossa Nova
Par Evelyne Heuffel
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À propos de ce livre électronique
Rio de Janeiro, 1967. S’y côtoient de jeunes enragés de la Nouvelle Vague. Ce cinéma aurait-il influencé les idées révolutionnaires de certains en pleine montée d’une dictature qui, insidieusement, se révélera criminelle ?
Morro Dona Marta. On laisse dépérir un nouveau-né dans la favela. Son oncle, un vaurien, hausse les épaules.
Petrópolis. Non loin de la maison où s’est, jadis, suicidé Stefan Zweig, la haute société se prélasse à la montagne, le temps d’un été. L’épouse d’un homme d’affaires de triste renommée disparaît au cours d’un violent orage. Voilà le bébé vengé...
Et des absences se prolongent...
Un récit mêlant plusieurs destinées dans une ambiance mystérieuse et cinématographique
EXTRAIT
EN CES TEMPS-LÀ – des temps troubles à vrai dire – on projetait Pierrot le Fou au cinéma Paysandú, situé dans la rua Senador Vergueiro.
Dès le début, des mitraillettes et des fusils se détachaient sur un mur blanc, nu. Détail qui a dû me marquer. Je n’ai jamais revu le film, jamais trouvé le courage de le revoir. À cause sans doute de cette phrase prononcée au volant par Belmondo, et qui m’est si souvent revenue : « C’est drôle d’être en vie avec tous ces morts qu’on voit défiler… »
Seule une scène est restée vivace, celle dans laquelle Anna Karina marchait à grandes enjambées sur le rivage. « Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire… » scandait-elle en un incessant va-et-vient, sous le regard vague de Belmondo. Un regard vague et perdu ? Un regard vague et indifférent ? Ennuyé ? Était-il assis sur les galets, le bas du pantalon retroussé, ou debout, un coude appuyé sur le capot d’une voiture ? Une décapotable ? Une grosse américaine ? Ou, plus plausible, une Peugeot 404 ? Une voiture volée en tout cas. Il penchait la tête pour allumer une cigarette qu’il gardait à la commissure des lèvres, comme sur certaines affiches de À Bout de Souffle. Anna Karina l’agaçait à force de seriner sa ritournelle.
A PROPOS DE L’AUTEUR
Née en 1947 à Bruxelles, Evelyne Heuffel est une écrivaine, traductrice et illustratrice belge. Elle découvre le Brésil à l'âge de 18 ans. En 1981, elle part pour Recife et s'établit ensuite à Rio de Janeiro. Illustratrice, traductrice et romancière, elle publie ses premiers textes dès les années 1970. Dans ses récits, elle « met en scène des personnages dans un jeu de miroirs qui brouille les genres et fait exploser les frontières textuelles conventionnelles. » (L. de Abreu) Chez Ker, elle est l'auteur de Pueblo et de Palmes dans l'azur.
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Aperçu du livre
Palmes dans l'azur - Evelyne Heuffel
Avertissement
À l’exception de la religieuse, les personnages décrits ici relèvent de la fiction. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé – ou existant – ne serait que pure coïncidence.
En revanche, événements, petits et grands, et décors sont strictement fidèles à la réalité de cet été-là, à Rio.
Il est à noter que depuis 1967, la configuration et l’infrastructure des favelas, tout comme le mode de vie de leurs habitants, ont considérablement évolué.
Quant à la ville de Petrópolis, ce qui faisait son charme a sottement été livré aux promoteurs immobiliers.
Rien n’est plus éloigné de mon dessein que de me mettre ainsi en évidence, sinon en qualité de commentateur du film qui se déroule ; le temps produit des images, je me borne à un mot d’explication, et ce n’est pas tant mon destin que je raconte que celui de toute une génération, notre génération, singulière et chargée de destinée comme peu d’autres l’ont été au cours de l’histoire.
*
Le soleil brillait vif et plein. Comme je m’en retournais, j’observai soudain mon ombre devant moi, comme j’avais vu l’ombre de l’autre guerre derrière la guerre actuelle. Elle ne m’a pas quitté à travers toutes ces années, cette ombre, elle voilait de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit ; peut-être que sa sombre silhouette apparaît dans bien des pages de ce livre. Mais toute ombre, après tout, est fille de la lumière et seul celui qui a éprouvé
la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence, a vraiment vécu.
Stefan Zweig
Premières et dernières lignes de « Le Monde d’Hier »
I
En ces temps-là – des temps troubles à vrai dire – on projetait Pierrot le Fou au cinéma Paysandú, situé dans la rua Senador Vergueiro.
Dès le début, des mitraillettes et des fusils se détachaient sur un mur blanc, nu. Détail qui a dû me marquer. Je n’ai jamais revu le film, jamais trouvé le courage de le revoir. À cause sans doute de cette phrase prononcée au volant par Belmondo, et qui m’est si souvent revenue : « C’est drôle d’être en vie avec tous ces morts qu’on voit défiler… »
Seule une scène est restée vivace, celle dans laquelle Anna Karina marchait à grandes enjambées sur le rivage. « Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire… » scandait-elle en un incessant va-et-vient, sous le regard vague de Belmondo. Un regard vague et perdu ? Un regard vague et indifférent ? Ennuyé ? Était-il assis sur les galets, le bas du pantalon retroussé, ou debout, un coude appuyé sur le capot d’une voiture ? Une décapotable ? Une grosse américaine ? Ou, plus plausible, une Peugeot 404 ? Une voiture volée en tout cas. Il penchait la tête pour allumer une cigarette qu’il gardait à la commissure des lèvres, comme sur certaines affiches de À Bout de Souffle. Anna Karina l’agaçait à force de seriner sa ritournelle.
Les sièges de la salle – bondée d’étudiants et d’amoureux – étaient durs et leurs dossiers, arrondis : difficile d’y poser la nuque et de s’y allonger. Et la complainte d’Anna Karina me trotte encore en tête, toujours accompagnée de cette sensation de muscles raidis par l’inconfort. Cette scène, l’actrice me l’avait usurpée, me semblait-il. Je passais alors, moi aussi, des journées à arpenter des plages, celles de Rio, en mourant d’ennui tandis qu’Otávio avait bien d’autres soucis. Des engagements dont je ne pouvais imaginer les conséquences.
Anna Karina, de guerre lasse, avait fini par s’arrêter. Elle avait crié à travers toute la salle : « Je m’en fiche, tout ce que je veux, moi, c’est vivre ! » Et nous avions tous frémi.
Elle avait cherché sur les traits de Belmondo une réponse, un signe d’assentiment peut-être, ou celui d’une décision enfin prise. Son sort pouvait en dépendre. Du coin de l’œil, j’avais épié les mêmes signes sur le profil d’Otávio, assis à mes côtés, tendu, captivé lui aussi par le jeu des acteurs. Je n’y avais rien lu. Pour la première fois, je me disais ce dont j’allais vite acquérir la certitude : comme Pierrot le Fou, Otávio avait d’étranges activités.
Dans ma mémoire, petite caisse noire, salle obscure désertée au fil du temps, imprégnée d’odeurs de moisi, je n’ai conservé de ce séjour à Rio, de cet été 1967, que des plans flous, des flashs trop brefs.
Les jours pluvieux, ces jours où il n’y a rien à faire que regarder changer la lumière, il m’arrive d’actionner un vieux projecteur intérieur, ancien modèle, à manivelle, rouillé et grinçant. Je l’actionne à la vitesse voulue, marche avant, marche arrière. Sur une pellicule effritée, ne sont nets que les effets de la dégradation. Des visages se superposent, ou s’entrecroisent. Fuient. Me fuient. Fondus enchaînés, mouvements confus. Comme si, à l’époque, j’avais tout enregistré, caméra au poing, en amateur. Et que le négatif endommagé ne me restituait plus fidèlement les images, d’ailleurs surexposées, brouillées, desservies par un réglage laissant toujours à désirer. Car rien depuis n’a été mis au point, tout s’est réduit à des réminiscences.
Un souvenir se soulève tout à coup, un soupçon, puis s’étale, et meurt, comme le léger ressac de la mer sur la plage de Copacabana presque déserte dans le petit matin. J’évite une vague, la suivante m’atteint les mollets de plein fouet. Ces embruns, je les sens encore à fleur de peau. J’ai un maillot en tissu-éponge, désagréable à porter, alourdi par l’eau, par le sel, long à sécher. Je ne sais pas quoi faire, moi non plus, de mes journées.
Je rôde dans Rio, déboussolée. Où porter mes pas par cette chaleur ? À la recherche d’ombre et de fraîcheur, je m’égare dans les allées du Jardin Botanique, assaillies par la végétation. Je vogue dans une sorte de vide et je suffoque, broyée par de longs silences. Le silence des palmes suspendues, immobiles dans l’air trop lourd ? Les silences d’Otávio ? Je me sens lésée. Je m’en veux de m’être montrée si ingénue. Si jeune, somme toute.
Étaient-ce bien là mes sentiments ? Ou le temps écoulé jette-t-il sur eux un nouvel éclairage ? Des clairs-obscurs à l’effet magique vacillent, s’éteignent. Peut-être, au fond, étais-je heureuse à barboter dans les vagues, à flâner entre les palmiers royaux en attendant le retour d’Otávio à l’appartement, le retour de Jean, et l’heure de nos balades nocturnes le long de la lagune. Bras dessus, bras dessous, nous prenions le frais jusque tard dans la nuit. Nous humions cette brise venant de l’océan, eux avec l’avidité de leurs vingt ans, moi, qui ne les avais même pas, avec étourdissement. Souvent, nous allions nous attabler dans un botequim devant un plat de petits poissons frits que nous arrosions de pinga.
Il est arrivé, au début surtout, que des amis d’Otávio viennent nous y rejoindre. Un barbu hirsute et un long maigre à lunettes, de ces lunettes rectangulaires à épaisse monture noire et aux verres un rien teintés. Ils chuchotaient des noms : celui de Leonel Brizola – un travailliste en exil forcé, inconnu pour moi –, des mots : Reformas de base, des sigles : AP, UNE, PTB ou même PC do B dont la signification m’importait peu. Ils évoquaient des mouvements d’éducation de base, d’alphabétisation d’adultes, à voix basse, comme on complote.
Le ridicule des mesures économiques annoncées récemment était souligné par des journaux pamphlétaires qu’à quatre, tout en grignotant, ils se mettaient à éplucher avec des airs catastrophés.
Le barbu me draguait ouvertement. Il avait essayé de m’expliquer que le nouveau gouvernement militaire installé à Brasília s’était autoproclamé « gouvernement de la Révolution », ce qui consistait à ouvrir le pays à l’impérialisme nord-américain et constituait, dans les faits, un coup d’État. Avec virulence, il s’en était pris à un maréchal placé au pouvoir et à sa clique, dont les agissements visaient à asseoir les bases d’une dictature. Ses avances comme ses discours me laissaient de glace.
Une de ses réflexions pourtant m’avait frappée :
— Dans la mesure où il est impensable de tomber plus bas, il faudra bien que la situation s’améliore…
— C’est un raisonnement qui se tiendrait partout ailleurs dans le monde, mais ici, c’est l’Amérique latine ! avait rétorqué Otávio.
En concluait-il que le pire était à venir ?
Mentalement, Jean prenait bonne note, je le savais. Puis, déjà debout, avant de se séparer, ils se mettaient tous à parler de spectacles, de bossa-nova, du dernier 33 tours d’Edu Lôbo ou de celui, si cafardeux, de Nara Leão.
J’avais la tête ailleurs. Rio, pour moi, c’était d’abord Otávio. Et Jean. Leur détermination à « agir » semblait mouvoir leurs existences. Ils me paraissent aujourd’hui n’avoir été qu’un prétexte, le préambule d’un scénario avorté, non retenu. Quelque chose qui aurait débuté comme Jules et Jim, dans l’enthousiasme, mais pour mal finir, aboutir à un navet. Quand Otávio m’entourait l’épaule, Jean me prenait par la taille. Pour rire, Otávio glissait sous l’aiguille de son pick-up une rengaine de Roberto Carlos, le succès du moment : Comigo aconteceu gostar da namorada de um amigo meu… Il m’est arrivé de tomber amoureux de la petite fiancée d’un ami… Et c’eût été bien ainsi si je n’avais ressenti leur complicité comme une conspiration. Pourtant, jamais je ne les ai surpris à murmurer dans mon dos. Cette impression ne me venait-elle pas plutôt de la lourde atmosphère politique qui embrumait le pays ? Et Otávio, imperceptiblement, allait s’éloigner. C’est de cet éloignement que j’ai gardé un pincement au cœur. À peine un pincement au cœur.
Ils avaient fait connaissance en France, lors d’un stage international de journalisme, quelques mois plus tôt. Jean me chaperonnait. Otávio m’aimait. Du moins en avais-je eu l’illusion tant qu’il démontrait encore une belle insouciance. Du moins le pensais-je en arrivant à Rio. Et je le pense, oui. Finalement… quelle importance ?
Et pourquoi être passée à Rio précisément cette année-là, en cette saison-là ? En fait, c’était de lui, Otávio, que tout était parti. À l’écouter parler du Brésil comme il en avait parlé devant nous à Paris, dès le premier mot, on se détachait de soi-même, de toute entrave, on s’imprégnait d’images, de couleurs. On rêvait de franchir le miroir d’un pays des merveilles. Avec Otávio, on était ailleurs. On envisageait l’avenir avec légèreté.
On ne refuse pas une telle invitation, et les quelques notes de la samba-chanson du film Un homme et une femme – dont les rengaines faisaient fureur – nous