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Lever l'encre: Correspondances
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Livre électronique346 pages4 heures

Lever l'encre: Correspondances

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À propos de ce livre électronique

Découvrez une correspondance poignante entre deux amis d'enfance qui observent le monde !

Assignés à douce résidence, ils ont repris la plume, pour échanger quotidiennement, dans le silence d’un monde subitement éteint, leurs sentiments, leurs émotions, colorée par leur regard sur le présent dans la lumière de leurs souvenirs.
Dans cette correspondance croisée, duo sucré-salé, ils nous font voyager dans une histoire drôle, émouvante, tendre et violente.
Une lecture réjouissante entre Aix-en-Provence et Méditerranée, pleine de surprises, où la pandémie sert de prétexte à une promenade, au jour le jour, sur les chemins suivis par leur existence.

L'architecte et le psychiatre vous offrent une part de leur amitié durant ce temps de confinement...

À PROPOS DES AUTEURS

Jacques Peronne, architecte des pierres et des mots, narrateur poétique du Luberon aux îles du Levant et Jacques Roure, psychiatre, romancier et auteur de chansons se sont rencontrés à 12 ans sur les bancs du collège en 1950.
Leur amitié a traversé le siècle avec la tendresse et l’humour qui a toujours accompagné leur vagabondage.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie4 déc. 2020
ISBN9791023616613
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    Aperçu du livre

    Lever l'encre - Jacques Roure

    PREFACE.

    Et si un beau jour de mars,le mot «pandémie» n’avait pas mis un terme à notre liberté d’action pendant 55 jours, nous obligeant à rester confinés ou à ne sortir qu’avec mille précautions ? 

    Et si deux amis d’enfance que des raisons professionnelles avaient éloignés, n’avaient pas décidé, devant ces injonctions, de s’écrirequotidiennement, via leurs ordinateurs

    Et si, chemin faisant, ils ne s’étaient pas pris au jeu…

    Vous n’auriez pas entre les mains ce livre. Souvenirs d’enfance qu’ils ressuscitent l’un pour l’autre, réflexions sur la vie et la mort, questions d’actualité…  mais pas que … comme on dit aujourd’hui.

    Le mot»honnête homme» m’est venu à l’esprit, en cause leur grande culture.Ils maîtrisent l’art de la parole.Cependant leur objectif n’est pas de briller en société. Ils se rebellent contre les injustices, fustigent les gouvernants et rêvent encore d’une société plus juste, plus humaine.

    Ces deux-là s’aiment comme des frères. Frères choisis. Hasard de la vie.

    Leurs lettres baignent dans des évocations lumineuses. Souvenirs d’une enfance heureuse, remplie de farces. Omniprésence de l’émotion.

    Que dire de leur façon d’écrire ? Rien d’ennuyeux ou de linéaire. Un mot de l’un ouvre la porte à la réflexion de l’autre qui enchaîne aussitôt sur une pensée nouvelle. Comme disait le poète Térence « rien de ce qui est humain ne (leur) est étranger ».

    La vieillesse c’est avoir tous les âges, en même temps que son âge, écrit l’un d’eux. C’est pour cela qu’il ressort de cet échange de lettres une formidable force de vie.

    Fanelly Hutin (Lauréate du salon du livre de Fuveau)

    Samedi 28 mars 2020

    Mon cher Jacques,

    Comment, dans ces jours mornes qui nous éclairent, ne pas reprendre la plume, ce « scripteur » redoutable, seul capable de conserver nos souvenirs. Je m’évade, un instant, de cette pandémie accablante pour rechercher, avec toi, à la lumière de nos sensations, de nos émotions et de notre longue amitié, le chemin à emprunter.

    Un peu lassé, au quinzième jour de cet enfermement, par les sirènes de la télé et les prédictions des augures de pacotille, profitant de leur splendide ignorance, pour se parer d’un « savoir ». Alors, je brode pour ne pas laisser ma tête, encore un peu pensante, être engloutie par ce flot de nuisances. Je fonce…

    Dans la nuit des oublis se baladent les songes. Cette relative paix intérieure nous rend ignorants du reste du monde. On s’abreuve, inconscients, à la source de l’inexistence. Le temps, à l’extérieur, fait ce qu’il veut. On ne va quand même pas lui donner des ordres.

    Ce matin, un peu de neige a recouvert, de-ci de-là, une végétation encore ensommeillée. Drôle de météo pour un mois de mars.

    Et à la nuit succède le silence. Les routes sont désertes ; seul un vent léger agite les branches du tilleul dans le jardin. Les images des rues vides, apportées par un drone survolant la capitale, semblent s’épanouir dans ce couvre-feu imposé par l’univers. Déjà quinze jours passés dans cette inoccupation qui a vu naître la résistance.

    J’avais connu au printemps de l’année 1943, au cours d’une enfance puisant dans cet immobilisme tant de contentement pour ma paresse, des joies quelque peu déplacées. On connaissait l’ennemi. Il avait déferlé sur une grande partie de l’Europe, avait rempli les hôpitaux militaires de blessés autour desquels s’affairaient les soignants, dévoués à réparer la folie des hommes. Les morts se décomposaient à ciel ouvert, dans un champ de labours, une forêt ou un étang. On escamotait les funérailles. On n’avait pas d’images, pas d’experts pour raisonner, jour après jour, sur les probabilités incertaines de l’évolution du conflit.

    L’ennemi existait aussi dans les villes. Toute la fange des délateurs, des cupides, des éteints de l’âme, s’activait dans la souffrance humaine. On connaissait pourtant le remède. Il avait été inventé après les méandres des tranchées de 14-18. Pour ne pas recenser, une nouvelle fois, 20 millions de morts. Nous devions, sans plus attendre, traiter par la paix cette épidémie mortifère.

    Mais la guerre est la guerre. Elle s’arrête le temps de fourbir de nouvelles armes, avant de se répandre dans une traînée de poudre. On l’attend, on l’imagine, on la prévoit, on en discute. L’homme devient le prédicateur de nos misères et l’organisateur autorisé des meurtres et du chaos.

    Il n’était pas le seul en 1918, presque à la fin des hostilités, à venir compléter l’hécatombe guerrière. Il s’appelait « H1N1 », comme un agent secret dans un quelconque roman de Ian Flemming. Du Kansas, on ne l’avait pas vu venir. Il avait débarqué dans les bagages de la force expéditionnaire américaine, débarquée à Bordeaux cette année-là. Une grippe, injustement surnommée « espagnole », qui allait compléter le massacre des tranchées par 70 millions de morts supplémentaires.

    C’est quoi, cent millions de cadavres ? De la chair à virus après la chair à canon, en face de l’inutile vanité de puissants.

    Aujourd’hui, cent ans après, la nature décide de lâcher sur le monde un ennemi universel. A-t-elle trouvé une raison de déclarer sa guerre à l’humanité ? Peut-être blessée dans son amour propre par tant de dédain et d’agressions subies depuis trop d’années…

    Dans ce mois de mars 2020, on ne compte plus ses sous, l’argent est devenu dérisoire, le « Covid-19 » partage équitablement les moyens de passer le Styx, enfant des ténèbres et de la nuit. Où va-t-il s’arrêter ? On est encore ce matin confronté à notre splendide incapacité, à l’histoire qui nous consume, une fois de plus, sur le bûcher des vanités.

    J’attends la nuit pour qu’à nouveau mes songes baladent mes oublis. Pour retrouver, dans le sommeil, l’absence momentanée de mon existence. Pour imaginer que demain, nous allons devenir meilleurs.

    Je t’embrasse.

    J. R.

    Dimanche 29 mars

    Mon cher Jacques,

    Bien reçu ! Les drames succèdent aux drames ! Sommes-nous les témoins aveuglés de l’Apocalypse ? Quand je te lis, je me le demande ! Nos grands-pères en 14-18, nos pères en 39-45, notre génération des années 50-60 dans une guerre sans nom, en Algérie, des décennies de paix précaire (bien que...) et aujourd’hui, la colère de Dieu sous la forme d’un virus qui dévore les populations ! Mais que vient-il faire Dieu, dans cette histoire ! N’est-il pas mort ?

    Nous sommes nés, tous les deux, juste avant « la Dernière » dont on garde l’odeur. Je me souviens d’un dimanche après-midi où mes parents m’ont emmené au cinéma. Nous avons vu « L’Eternel retour » dont certaines séquences m’ont terrifié ! En rentrant à la maison, dans le 41, un gradé allemand était à côté de moi, se tenant au montant en inox du tramway de la rue Paradis. Peut-être rejoignait-il la villa de Saint-Giniez, antre de la Gestapo, où on torturait joyeusement ? J’ai en mémoire ses bottes lustrées et ses pantalons vert-de-gris parfaitement repassés. Il m’a caressé les cheveux. Son ticket de tram était glissé dans une chevalière.

    Le 27 mai 1944, à Lourmarin, le ciel s’est obscurci sous le tapis des forteresses volantes américaines qui allaient bombarder Marseille. Dans les villages, on ouvrait les charniers de résistants.

    Nous avons vu le jour lors de l’une des pires contaminations : le nazisme ! Ne l’appelle-t-on pas la «  Peste brune » ?

    Pour mettre un peu de couleur dans ces ténèbres, je te propose de danser ! Tu n’as pas vu « Danser sa peine », documentaire diffusé sur France 2, jeudi dernier, en seconde partie de soirée, assez tard pour être réservé aux insomniaques et aux passionnés.

    Dans cette période inédite de retranchement, faite de sérénité domestique et molle, mêlée à une sourde anxiété, le choc est électro ! Moment de grâce, petite lumière dans la noirceur sanitaire du moment où les marchands de cercueils sont en rupture de stock. Une grande surface de bricolage proposerait une bière en pvc à monter en kit baptisée coronavire. On aurait dû se méfier : corona n’est-il pas le nom d’une bière ?

    Ce film est comme une balise dans la nuit d’un lac décomposé. J’espère que tu le retrouveras en replay. Il montre Angelin Preljocaj créant une chorégraphie à la prison des Baumettes (deuxième monument célèbre à Marseille après Notre-Dame-de-la-Garde) avec cinq détenues volontaires, graciles ou enrobées, européennes ou non, jeunes ou moins jeunes. La condition était qu’elles soient « permissionnables ». Les seuls liens entre Annie, Litale, Malika, Sonia et Sylvia étaient l’inexpérience et l’espérance de s’évader de l’enfer carcéral l’espace de quelques mois, à raison de deux répétitions par semaine. Difficile de t’en parler avant que tu ne l’aies vu.

    Comme mon ami René Frégni qui dirige des ateliers d’écriture à la prison, Angelin fréquente régulièrement les Baumettes pour parler aux détenus de la danse, et danser. Il présenta au Directeur du Centre pénitenciaire le projet de monter un ballet avec des danseuses-pensionnaires, avec l’objectif de le produire à son Pavillon Noir d’Aix-en-Provence.

    Miracle de la danse. Génie du chorégraphe. Amour, humanité. Sauvetage de cinq naufragées de la vie. À la première du spectacle, délire des spectateurs. Émotion sidérée des téléspectateurs que nous étions. Courte tournée de la troupe à Montpellier. Évasion. Vacances. Retour de la joie. Tout au long des images saisies dans la salle de sports de la prison, on voit les corps des femmes s’ébrouer, sortir douloureusement de leur chrysalide, s’élever, s’épanouir.

    Douleur et ré-enchantement, résignation et renaissance. Rédemption.

    Jusqu’à l’acmé devant le public. Être gratifiée ! Espérer à nouveau ! Chasser la honte ! Montrer sa souffrance ! L’offrir en partage ! Mais aussi sa force ! Reconnaître son corps ! Se le réapproprier. S’entendre enfin avec lui.

    Fin du film. Étreintes entre le chorégraphe et les filles au seuil de la prison qu’on doit bien rejoindre. On rit, on pleure. À bientôt, la liberté !

    C’est bien l’art qui sauvera l’humanité. Si le comptable ne tue pas le danseur !

    Merci, Angelin, pour l’acte de résistance qui autorise, une fois encore, à croire en l’homme.

    Voilà, j’en ai fini pour ce soir. L’heure a changé. Stupidité. Appelle-moi quand tu auras vu le film.

    « Les songes baladent les oublis »

    Je t’embrasse

    J.P

    Lundi 30 mars

    Jacques,

    Ah ! La danse ! Je partage, bien que n’ayant pas encore vu l’émission avec Preljocaj, le bonheur d’avoir vu sortir de terre, à Aix-en-Provence, le Pavillon Noir.

    Depuis Béjart et « Messe pour un temps présent », en 1968, déjà, je n’avais plus eu de réelle passion pour la danse. Je contemple rétrospectivement, avec stupeur, l’exil à Bruxelles de cet immense chorégraphe, que la France, en temps de paix, a poussé hors des frontières, comme un émigré porteur de tous les maux. Il ne faut jamais être trop en avance, sauf pour prendre un train. Les orfèvres culturels de l’époque qui battaient le plomb, avaient laissé parler leur arrogance et leur jalousie pour ne pas le voir s’emparer de l’Opéra Garnier. Dans ces lieux, on préféra placer Roland Petit, accompagné de Zizi Jeanmaire et son « truc en plume ».

    Il n’avait rien d’un métèque, ce fils de Gaston Berger, cet éveilleur d’idées, qui exerça au Ministère de l’Éducation Nationale, jusqu’en 1960, je crois.

    En mai 1968, on se méfiait encore plus des révolutionnaires. Les décideurs rétrogrades étaient en place et cherchaient, avant tout, à ne pas s’enrhumer à l’ombre d’un séquoia.

    Angelin nous a amené sa touche personnelle dans le choix de ses danseurs. Il dirige, nous aimons cela, toute une troupe totalement étrangère aux critères habituels des écoles de danse. Seule compte l’énergie, la grâce, l’émotion d’un pas de danse.

    J’attends de voir cette expérience des Baumettes qui, tu le sais, viennent d’être démolies. Ce n’était pas la Bastille, c’était devenu un foutoir mourant où l’on avait l’audace d’enfermer encore des détenus. Bon, ils l’avaient un peu cherché. Mais quand on pense que notre pays possède encore, sous le regard critique de la coûteuse administration européenne, de tels taudis, on ne s’étonne pas aujourd’hui que nos hôpitaux aient payé, à leur tour, l’avarice de nos gouvernements successifs.

    Ce soir, dans nos tanières, on se frotte aux statistiques de la journée. On est en train de se rendre compte que, pour continuer d’exister, la réalité n’a besoin que de « héros ordinaires » : des médecins, des infirmières, des aide-soignantes, des femmes de ménage, des éboueurs, des livreurs, des cuisiniers, des facteurs… Et j’en passe.

    À quoi servent les fortunes accumulées grâce à la chiourme des galères, aux smicards des temps modernes, à l’absence d’empathie d’un monde devenu fou. Oui, car le monde est fou. Fou de pouvoir et de puissance, fou des passions les plus inutiles, fou de penser qu’en saignant l’autre, il va augmenter le nombre de ses globules rouges.

    J’avais ce soir l’esprit à la bêtise. J’ai succombé devant « Papy fait de la résistance », ce cimetière burlesque de tant de comédiens qui nous ont donné du bonheur : Jacques Villeret, Jean Yanne, Jacqueline Maillan… Ils sont en train de se distraire avec les morts d’hier et ceux de demain.

    Dieu n’existe plus pour avoir laissé un rassemblement d’évangélistes propager la maladie à la place de la bonne parole. Nous sommes des voyous et la nature est arrivée pour distribuer les punitions. Qui serons-nous quand on pourra arpenter un square, une forêt, un champ de blé sous un air devenu respirable ? J’apprends que, l’an dernier, la pollution de l’air a fait en France 48.000 morts, juste après l’alcool et le tabac. D’accord, on peut s’empêcher de picoler ou de fumer mais respirer… !

    Aujourd’hui le ciel se dégage, l’atmosphère redevient transparente. Le « Covid-19 » a fait, en quelques semaines, ce que tous les illuminés du pays s’imaginaient faire en augmentant le prix du gazole à la pompe. Pauvres thaumaturges de foire, pauvres législateurs de cours de récréation, pauvres petits comptables qui voient dans le tri sélectif des ordures, l’alpha et l’oméga de la disparition du cloaque qu’est devenue la terre dans beaucoup trop d’endroits.

    La nature nous oblige à la regarder dans les yeux. Elle a été jusque-là trop laxiste. Elle attendait son heure. La banquise fondait, on s’en foutait. La mer de glace, on y pensait, c’était un petit peu plus près de chez nous.

    Et la chauve-souris attendait, gorgée de ces germes infectieux, que les chinois, les premiers, ont attrapé en bouffant du pangolin que le virus était venu habiter. Chez nous, on peut être végétarien, véganien, polyphage ou ascète, on s’en tient à des choses apparemment comestibles. L’asiatique bouffe de tout et crache encore plus. Il fallait que ça nous arrive de la plus grande puissance au monde. Elle n’a pas raté son coup, triomphe de la mondialisation, prêchée par les experts et les savants comme la panacée d’une marche en avant de l’humanité.

    Demain, on verra. On va continuer de se téléphoner et de s’écrire. Ton regard sensible et poétique me traduira tes sentiments. On écoutera Manu Dibango qui vient de s’envoler, on suivra attentivement l’évolution de Christophe en espérant l’entendre rechanter, au plus vite, «Les mots bleus».

    Je vais rejoindre ma petite chienne Ella, déjà endormie, pour voir, je l’espère le jour se lever.

    Je t’embrasse

    J. R.

    30 mars 2020

    Qui se lève le plus tôt, Ella ou toi ? Je parie sur la première.

    Ce matin, le soleil est voilé. Peu importe. Pas de projet de randonnées prévues, sauf dans nos imaginaires respectifs. En parlant de la force d’imaginer, cette réflexion d’un enfant à la sortie de la projection d’un film du Tintin d’Hergé :

    « Le capitaine Haddock n’a pas la même voix que dans les livres ! »

    Tu évoques Christophe. Dans la feuille de chou provençale déposée dans notre boîte aux lettres, je découvrais, ce matin, qu’il était hospitalisé pour insuffisance respiratoire. Il est un jeune de 74 ans. Je me souviens que tu le connais bien. Au-delà des Marionnettes, je suis sensible à ses textes crépusculaires chantés d’une voix au timbre d’outre-tombe. Il est venu jouer aux boules à Lourmarin. Beau visage sculpté dans le bois, expressif. Peu disert. Secret.

    Pour meubler le vide, face à la perte de repères et à la fuite des jours, on prend des rendez-vous structurants. Dîner vers 20 h, film ou émission sélectionnés à 21 h. Si on avait imaginé tant de régularité ! Hier soir, le Tigre du Bengale de Fritz Lang. 1959. Près de 3 heures. Nous ne l’avons pas vu ensemble : c’est l’année de mon départ vers un service militaire de 28 mois ! Déroutant, le film. Décors majestueux en carton pâte, Indiens grimés à l’excès et mal doublés, éléphants fardés, jungle de parc public, naïveté de l’intrigue, mais splendeur épique, charge érotique, générosité du réalisateur (combien de millions de dollars ?), mais aussi spiritualité, prégnance de la mort incarnée par un cobra dans une séquence. Magnifique bande dessinée. Rêve assuré.

    Tu me parlais de Maurice Béjart à côté duquel Roland Petit est un bellâtre prétentieux. Tu sais que notre fille Manon est danseuse. Avant qu’elle ne parte en Italie animer une école de danse, elle avait tenté d’intégrer des corps de ballet dans la région. Manon a un corps parfait. Longiligne, à la découpe musculaire athlétique, de taille modeste. De vraies qualités d’expression, et une énergie sans faille. Quand elle saute, on se demande si elle retombera sur les planches ! Il lui avait été dit qu’elle était trop petite, ou trop musclée. Il est vrai qu’elle était davantage passionnée par Le Sacre du printemps que par Le lac des cygnes, et sans doute mieux dans un jean que portant tutu.

    Ah ! La Nature, que tu évoques ! Que tu invoques ! Celle à laquelle on paye un si lourd tribut à force de la maltraiter, ou pire, de l’ignorer. Celle qui faisait dire au bon La Fontaine dans sa lettre à Monsieur de Maucroix «et maintenant, il ne faut pas quitter la nature d’un pas». Tu te souviens des cours de français de du Bourguet, dit Crapaud, en classe de seconde?

    Cette nature, éminemment complexe, à la diversité inouïe, généreuse mais colérique, rancunière, et que l’enfermement nous fait retrouver (paradoxe !). Ne serait-ce que du fait que son parcours, sa consommation, nous sont interdits. Nous les prédateurs insatiables, suicidaires collectifs !

    Je n’ai plus de tondeuse. Non pas pour tondre le gazon mais pour couper les herbes folles dites mauvaises quand elles sont vraiment trop hautes. Donc, avant que le jardin ne ressemble à une brousse, car nous sommes encore civilisés, je travaille à la main. Au mieux avec une faucille, le plus souvent avec les mains seules. Trimballant un tapis de seuil sur lequel je m’agenouille pour le confort de mes genoux, je visite le jardin. Avec comme seuls témoins vivants les tourterelles, les mésanges bleues et les perruches envahissantes importées de Chine (sont-elles porteuses d’un nouveau virus, s’interrogent les paranos ?) et la petite foule des insectes, laquelle s’amenuise de jour en jour.

    Pour décrire mon exploration, il m’arrive de consulter des livres de botanique ou d’entomologie. Non par pédantisme mais pour mémoriser. J’observe le lepture porte-cœur, un petit rampant nerveux à la cuirasse orange, le cherche-midi à la robe rouge et noire aux dessins géométriques, pas plus gros que l’ongle du petit doigt, je capte les senteurs (oignons sauvages, menthe, sauge médicinale, romarin, lavande, et tant d’autres), j’entends les notes graves du gros bourdon à la pelisse sombre violacée qui butine à cœur joie.

    Et les fleurs qui m’enseignent les couleurs ! Étoiles d’or du pissenlit, perles roses de la mauve, merveille d’une inconnue : la brunelle commune, court épi rondelet de trois centimètres de haut, améthyste et bleu roi avec des bractées sombres, sur un cheveu de tige. Parmi une infinité de trésors sur lesquels on marche, à côté desquels on passe sans voir, sans sentir ni écouter. Pas le temps !

    Retour inattendu de notre situation d’assiégés : les retrouvailles. Nous avions perdu la curiosité !

    Je termine cette lettre. Pardonne le désordre. Passer de l’émerveillement à l’émotion.

    C’est l’histoire d’un couple de nonagénaires racontée et filmée par les journalistes de France Info. Henri est gravement contaminé par corona. Il est hospitalisé dans le service de réanimation de l’hôpital Bichat. À deux heures du matin, on appelle Monique. On craint le pire pour son mari. Monique est testée positive. On va venir la chercher et l’emmener à Bichat. Elle est placée... dans la chambre d’Henri ! Tous deux s’en sortiront. Ensemble !

    On les voit assis sur leur canapé, dans un appartement bien en ordre, aux meubles rustiques de brocante. Ils se tiennent par la main. Racontent leur aventure. Les yeux brillent. Parfois, les voix se brisent. Il insiste sur le dévouement extraordinaire du personnel soignant. Leur amour est vaillant. C’est très beau !

    Confinés, nous ? Une pensée pour les détenus qui partagent à deux une chambre de 9 m².

    Avec ta guitare, tu nous chanteras «les mots bleus» de ton ami Christophe.

    Je t’embrasse,

    J. P.

    30 mars

    Ami des bêtes,

    Détrompe-toi. Ella, ma petite chienne teckel, se fait tirer l’oreille pour mettre une patte sur le parquet. Elle partage avec moi, la paresse ordinaire que je cultive depuis toujours. Je contemple l’agitation du monde avec appréhension. Ce mouvement incessant de molécules provoque, à force d’entrechoquements des désastres.

    Ce matin, dans le silence prolongé de la nuit, j’écoute pousser l’herbe, et les arbres murmurer. Même l’eau du robinet de la cuisine me parait arriver directement d’une source.

    En parlant d’Hergé, tu me donnes envie de relire tous les «Tintin». Cet homme talentueux et inoffensif, soupçonné, après la Libération, d’avoir été fasciste, raciste et collabo. Bon, Tintin au Congo donnait une image bienveillante des colonisateurs. Maintenant, une kyrielle de repentis, émanant des instances dirigeantes, semble caresser dans le sens du poil une humanité qui se fout pas mal de tout ce qui n’est pas présent dans son champ de vision. Chez nous «Y a Bon Banania» est quand même demeurée jusqu’en 1970; une publicité raciste qui n’a pas vu son créateur étouffé sous les poussières de cacao.

    Je pense, je ne sais pas pourquoi, à l’imagination visionnaire d’Hergé dans «On a marché sur la lune» qui nous a permis de brièvement coloniser cet astre et ramener de la poussière et quelques cailloux, dont l’importance, encore aujourd’hui, reste à démontrer. Et là, on entre en relation avec la connerie humaine, capable de prouesses techniques pour conquérir l’espace intersidéral et incapable d’assurer ne serait-ce qu’un peu de sérénité dans notre espace vital. On a déjà pourri la Terre et l’on voudrait aller chercher ailleurs un lieu pour y organiser notre foutoir.

    Je crois me souvenir que nous avions d’autres rêves. Avant, ce n’était pas mieux, peut-être, mais c’était différent.

    J’avais un vélomoteur que je pilotais, sans casque, pour prendre la route du Seuil, à l’ombre de deux bois de chênes pour traverser Rognes, saluer en passant le petit tambour d’Arcole à Cadenet et descendre vers Lourmarin.

    J’adorais ce petit chemin traversant la campagne, me conduisant vers cette belle ferme fortifiée, La Taurine, ta maison de campagne. Tu lui avais sculpté son blason dans de la pierre de Rognes : un taureau placide et débonnaire.

    On était là, hors du temps, déroulant nos humeurs au gré des saisons. Tantôt dans l’indolence colorée traversant l’or d’un champ de blé, laissant éclater comme des tâches d’incandescence, le rouge des coquelicots, tantôt sillonné par le soc des charrues, crevant la terre de lignes parallèles qui allaient se perdre dans les haies de cistes et d’arbousiers. La nature abritait dans son ventre les semences d’automne et servait le repas aux pies et aux corneilles. Vêtues de leur robe de deuil, elles arpentaient les labours avec l’œil aiguisé des chercheurs de trésor. On laissait la journée s’épanouir tranquille, dans le langage feutré de nos confidences.

    C’était aussi le temps de nos amours débutantes où les passions à l’abri de notre décence, pouvaient choisir les mots porteurs de nos désirs. Je revois ton père et ta mère, détendus sur le banc de pierre en bordure de l’aire de galets, près des larges murs soutenant cette forteresse. On avait besoin de rien, seulement d’être ensemble, échangeant des projets pour un avenir qui était simplement demain.

    Et dans les jours frileux, la grande cheminée du salon, avec sa table de ferme patinée par les mains d’un siècle oublié où nous partagions un peu de bonheur.

    Ce soir, en écoutant les informations, je n’étais pas surpris d’apprendre que la Chine nous avait caché pas mal d’informations. L’épidémie aurait commencé en septembre, vite étouffée pour ne pas

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