Au DELA DU TEMPS
Par Simone Piuze
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À propos de ce livre électronique
À la croisée du roman de science-fiction, du thriller et de la saga familiale, Au-delà du temps est le premier tome d’une trilogie hantée par la vision d’un monde où la liberté est menacée et l’idée d’immortalité omniprésente.
Simone Piuze
Simone Piuze est née à Montréal en 1946. Auteure de textes pour la télévision, elle collabore, au cours de sa longue carrière, à plusieurs journaux et périodiques tant au Québec qu’en Suisse. Pour ses chroniques publiées dans La Presse, elle reçoit en 1986 le Prix Molson de journalisme en loisir. Son premier roman, Les cercles concentriques, obtient en 1977 le Prix Esso du Cercle du livre de France, tandis que La femme- homme a été finaliste au Prix du jury France-Québec en 2006. Au-delà du temps est son septième roman.
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Aperçu du livre
Au DELA DU TEMPS - Simone Piuze
DE LA MÊME AUTRICE
Les cercles concentriques, roman Pierre Tisseyre, 1977. Prix Esso du Cercle du livre de France 1977
L’empailleuse de chats, roman Belfond, France, 1978
La vie intime des Québécois, essai Éditions internationales Alain Stanké, 1978
Réussir sa jeunesse, essai Éditions internationales Alain Stanké, 1986
Les Noces de Sarah, roman L’Hexagone, 1988
La femme-homme, roman Éditions David, 2006. Finaliste au Prix France-Québec 2006
Blue Tango, roman Triptyque, 2011
La nage du papillon, roman Marcel Broquet éditeur, 2019
Pour Marcel
J’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l’un à l’autre, et plus j’y réfléchis, plus il me semble que nous qui sommes encore en vie, nous sommes aux yeux des morts des êtres irréels.
Winfried Georg Sebald
Le chaos de l’univers, ce chaos qui, parfois, prend la forme d’un ordre quelconque, précaire ou inflexible, civilisé ou pas, ce chaos qui, d’autres fois, n’est qu’immense pourrissement ou immense gestation. Et là-dedans toujours les hommes qui meurent, toujours la mort au bout. La mort est partout, mais elle n’est pas la hantise des philosophes de la Terre.
Lucien Bodard
Première partie
MONTRÉAL ET NEW YORK 1988
1 Envoûtement
En ce dimanche d’octobre, le quartier du Plateau Mont-Royal respire le calme éphémère du matin. Dans une épicerie, Magalie Umiastowski soulève un carton de lait. Son regard est attiré par un homme revêtu d’un jean et d’un t-shirt noirs contrastant avec une paire d’espadrilles rouges. La trentaine, grand, musclé, la chevelure noire bouclée, les yeux verts en amande, les pommettes saillantes, les lèvres pulpeuses, l’homme se dirige nonchalamment vers le comptoir des produits laitiers. Il n’a entrevu qu’une femme qui l’observe. Aucune emprise sur lui. Il vient à peine de se réveiller et il met toujours beaucoup de temps à revenir à la vie, c’est à reculons qu’il renoue avec les humains.
— Quelle heure est-il ?
Elle est là, tout près, et attend la réponse. Boris Maspéro ne fait que hausser les épaules, à la fois pris au dépourvu et gêné par cette façon directe de se faire adresser la parole – les femmes l’intimident et il ne sait comment entrer en relation avec elles; dans le métro, elles le regardent souvent, s’offrant à lui d’un mouvement des yeux ou des lèvres, mouvements subtils qu’il détecte facilement, mais jamais il ne répond à ces invitations, il va plutôt retrouver son burin, sa motte d’argile ou son bloc de pierre dans l’appartement qu’il partage avec Orlowski, peintre alcoolique mais plein de génie qu’il envie. Et comme Orlowski passe ses soirées dans les bars, Boris reste seul avec lui-même façonnant des corps et des têtes de femmes jusqu’aux petites heures du matin, avant de s’écrouler sur son lit pour rêver encore à une femme imaginaire qui, douce et forte, se présentera un jour sur sa route par un concours de circonstances dont il varie constamment les éléments. Il vit dans un rêve fabuleux qui guide sa main lorsqu’il taille dans la pierre ou façonne dans l’argile des formes arrondies, poitrines gorgées de lait, ventres pleins de vie, cuisses généreuses, cous longs à la Modigliani et, surtout, de beaux visages tristes comme celui qu’a eu sa mère pendant les vingt années vécues sous le joug de son mari. Boris veut panser les blessures de sa mère décédée et celles de toutes les autres femmes. Ses sculptures ne sont finalement qu’un moyen pour lui de stigmatiser le passé de sa mère, de lui dire : « Je t’aime, ô femme, je vous aime, ô femmes. ». Si Normande n’a pu devenir la complice de son mari, Boris, lui, dialogue avec chacune de ses sculptures. Un long dialogue qui lui fait du bien.
Dans l’épicerie du Plateau Mont-Royal, la jeune femme ne se laisse pas démonter par l’impassibilité de l’homme aux espadrilles rouges. Cette fois, elle demande en souriant :
— Tu sais à quelle heure démarre la marche pour la paix ?
Elle l’a tutoyé…
Boris l’observe enfin : il a devant lui une jeune femme au visage lumineux, avec des yeux d’un bleu azur d’une très grande profondeur, une longue chevelure noire qu’elle replace nerveusement, une veste de cuir, un jean blanc et des bottes de cow-boy. Il la regarde et il se sent comme happé par un tourbillon chaud qui voudrait l’arracher du sol. Ce qu’il ressent va au-delà d’une attirance sexuelle. En fait, il ne sait plus rien en cet instant terrifiant, il ne fait que supporter le poids de son propre corps, de son visage quasi immobile, alors que son cœur galope à l’épouvante. Il ne comprend pas, lui habituellement si calme.
Il baragouine :
— Je ne savais pas qu’il y avait une « marche pour la paix » aujourd’hui à Montréal.
Il reste sans bouger, sans sourire, sans battre des paupières. Cette impassibilité désarçonne Magalie qui se dirige rapidement vers la caisse en poussant son carrosse d’épicerie. Il la voit payer, soulever deux gros sacs, se mettre à marcher vers la sortie, faire un arrêt et se retourner. Plongeant son regard dans le sien, elle lui sourit.
Secoué par son sourire, Boris reprend sa promenade à travers les étalages, achetant en automate de la crème, du pain, des bananes, des pommes. Il s’approche ensuite de la caisse. C’est alors qu’elle réapparaît sans ses paquets. Il y a maintenant du feu dans ses yeux. Elle saisit La Presse à l’étalage des journaux et vient se placer derrière lui, attendant son tour pour payer. Il en a la certitude : c’est pour lui qu’elle est revenue dans l’épicerie. Il se retourne et sa bouche se tord en un timide sourire.
Ils sortent des lieux en même temps. Boris se surprend à lui adresser la parole en premier :
— Vous pourriez peut-être vérifier l’heure du départ de cette marche pour la paix dans le journal ?
— C’est vrai !
Ravie qu’il lui ait parlé, elle déplie son journal battu par le vent et, s’agenouillant, le dépose carrément sur le pavé. Elle se met à en tourner les pages. Boris s’agenouille par terre lui aussi.
— Attendez, on peut regarder dans la table des matières, ce sera plus simple.
Elle émet un petit rire et lui tend son journal. Boris se dit que cet objet devient comme une invitation à pénétrer dans sa vie. Il se dit aussi qu’il va mettre beaucoup de temps à feuilleter le journal, que les pages vont s’égarer dans le vent, que tous deux courront après en s’esclaffant, qu’elle va trébucher et qu’il l’aidera à se relever. Mais rien de cela ne se produit. Bien sagement Boris cherche plutôt dans la table des matières et trouve la rubrique Que faire aujourd’hui qu’il consulte. Rien d’écrit sur cette marche pour la paix. Il attend cependant avant de le lui dire, feignant de chercher encore. Agenouillé près d’elle, il tourne lentement les pages, sentant son regard braqué sur lui.
— Rien sur cette marche, dit-il enfin.
Il referme le journal, le lui remet. Ils se relèvent en même temps. Elle reste là à lui sourire. Elle ne parle pas, ne bouge pas. Elle semble en attente de quelque chose, fragile de partout. Envoûté, incapable de supporter plus longtemps cet état de félicité et de terreur réunies, Boris va tourner les talons, lorsque, la main tendue vers lui, elle se présente.
— Magalie… Magalie Umiastowski.
Magalie Umiastowski, Magalie Umiastowski… Boris répète le nom dans sa tête comme pour l’y imprimer à jamais.
À son tour il lui serre la main.
— Boris Maspéro.
Elle sort rapidement un stylo de son sac et déchire un morceau du journal qu’elle lui tend.
— On pourrait échanger nos numéros de téléphone.
Boris y inscrit ses coordonnées. Elle lui arrache le stylo et le papier des mains, déchire énergiquement un autre morceau du journal et y inscrit ses propres coordonnées. Sa main tremble légèrement lorsqu’elle lui remet le papier.
— Que fais-tu, cet après-midi ?
Boris sait qu’elle quête une invitation, mais, incapable de réagir, il répond :
— Je sculpte, comme d’habitude...
— On pourrait aller ensemble à cette marche pour la paix…
Encore cette marche qu’elle remet sur le tapis, une marche qui ne l’attire pas plus que ça, mais qu’elle tend comme un appât, une marche en groupe non compromettante qui lui permettra de mieux le connaître.
Puisque ni elle ni lui ne savent à quelle heure démarre cette satanée promenade contre la guerre, pas plus qu’ils ne savent où sera le point de rencontre des maniaques du désarmement, Magalie demande à Boris de lui téléphoner dans une demi-heure. Entretemps, elle se renseignera auprès d’amis marcheurs. Il accepte.
— À tout à l’heure ! lance-t-elle dans un petit rire triste qui ressemble à des pleurs étouffés.
Il tressaille : il n’aime pas ce rire. Il est sensible au rire des gens, plus encore qu’à leur sourire, parce que le rire, a-t-il observé, est une porte ouverte sur l’intérieur de l’être : si on peut aisément maquiller le vice et le désespoir par un sourire empreint de joie et de bonté, il s’avère difficile de transformer le rire qui vient du fond de l’âme. Il est de ces rires qui donnent envie de pleurer, de ces rires qui montent à l’assaut de votre empathie et quêtent sans le vouloir votre tendresse. Le rire de Magalie entre dans cette catégorie.
Au retour de l’épicerie, Boris saute dans la grande baignoire en fonte qu’Orlowski, son colocataire, laisse toujours décorée de quelques poils. Il se lave en pensant à cette étrange femme au rire triste. Il pense aussi à ses bottes de cow-boy et à son désir de marcher pour la paix… Sa décision est prise : en ce dimanche ensoleillé d’octobre, il ne travaillera pas à immortaliser les traits de la jeune mulâtresse qui vient souvent voir Orlowski et qu’il observe à la dérobée lorsque, blottie près du peintre, elle feuillette avec lui une revue d’art ou qu’elle le regarde boire sa vodka. Non, il ne restera pas ici, il ira plutôt marcher en compagnie de cette Magalie au rire triste. Il n’est pas encore midi que, dégoulinant sous la serviette de bain, il compose son numéro de téléphone.
— Allo ! fait une voix assurée d’adolescente.
Boris se demande s’il ne s’est pas trompé de numéro : Magalie ne peut être la mère de cette jeune fille. À moins qu’il ne se soit mépris sur l’âge véritable de la femme.
— Suis-je bien chez Magalie Umiastowski ?
— Oui, monsieur. Vous désirez lui parler ? Un instant, s’il vous plaît.
Presqu’immédiatement, la voix forte au timbre chantant retentit dans son oreille :
— Nous n’irons pas à la marche pour la paix, mais aux Îles de Boucherville. Clara viendra avec nous. C’est ma fille. Il faudra te vêtir chaudement, il vente beaucoup.
Le ton est décidé et ne semble admettre aucun refus. Boris accepte l’invitation. Il se fout complètement de ces petites îles baignant dans le Saint-Laurent pollué, des îles quasi dénudées d’arbres. Mais l’idée de marcher en compagnie de cette femme venue à lui d’une manière si directe l’enchante. Enfilant son coupe-vent, il sourit d’aise.
Assis à la table de la cuisine, Orlowski termine son déjeuner. Il observe Boris en lissant les poils de sa moustache humectée de café. Puis, comme d’habitude, il se lève tranquillement, et, sa tasse de café à la main, il se dirige vers son atelier de peintre.
— C’est une belle journée pour aller dehors, dit-il lentement, de sa voix rauque aux accents slaves. Oui, très belle journée… Mais je n’irai pas, moi. Pourquoi faut-il toujours aller dehors quand il fait beau ? En Russie, j’avais l’habitude de sortir quand il faisait mauvais : je ne rencontrais personne et il me semblait que Moscou m’appartenait… Non, Moscou ne m’a jamais appartenu, cette ville appartenait aux fonctionnaires de la police et au K.G.B.
Boris ne commente pas. Cela ne servirait à rien. Avant de sortir, il passe par l’atelier, comme il le fait chaque fois qu’il quitte la maison. Effleurant de sa main noueuse la sculpture représentant la tête de la jeune mulâtresse au sourire mélancolique, il se dit qu’il sculptera plutôt en pensée celle de Magalie. Il se dit aussi qu’il ira chez elle à vélo et non en métro, afin de garder la joie qui l’inonde depuis son retour de l’épicerie. Le métro le rend cafardeux et il s’y engouffre toujours avec l’impression qu’il pénètre dans une prison située sous terre, alors que le vélo lui donne des ailes.
Rue Des Érables, Magalie Umiastowski habite un modeste logis situé au troisième étage d’un immeuble délabré du Plateau Mont-Royal. Son vélo à bras-le-corps, Boris gravit lentement les marches de l’escalier en fer forgé, puis il verrouille sa vieille Peugeot à même le balcon du troisième étage. Il sonne. Remettant un pan de son t-shirt dans son jean, il ravale sa salive. La porte s’ouvre. Une jeune Eurasienne au sourire éclatant vient lui ouvrir. Elle lui tend la main.
— Tu es Boris... Moi, c’est Clara. Clara Feng.
Tiens, tiens, mère et fille n’ont pas le même nom… Il serre la main délicate dans la sienne. Magalie apparaît à son tour. Elle affiche un visage souriant qui contraste avec le rire triste qu’elle émet ensuite.
— Je te présente Clara, quinze ans, bientôt seize.
La jeune fille redresse fièrement la tête et regarde Boris. Puis, comme si elle le connaissait depuis longtemps, elle s’approche de lui, se penche et vient toucher à l’une de ses espadrilles rouges, ornée d’un petit pied noir dessiné sur une rondelle blanche.
— C’est joli, mon amie Catherine en a des pareilles ! Tu vois, maman, c’est ce genre d’espadrilles que je voudrais !
Magalie jette un regard aux chaussures de Boris et laisse tomber, comme pour elle-même :
— Moi aussi, je vais porter mes espadrilles. Ça ira mieux pour marcher. Au diable, la beauté !
— Tu appelles « beauté » tes vieilles bottes de cow-boy, maman ?
Rejetant sa tête en arrière, Magalie se dirige vers sa chambre. Boris est resté sur le pas de la porte d’entrée. « Mais entre ! » crie Magalie de la chambre où elle enlève ses bottes. Boris referme la porte et fait quelques pas, gêné. L’appartement est petit, bourré de tableaux, de plantes et de livres. Une machine à coudre trône non loin du frigo. Sur la table de la cuisine se trouvent, pêle-mêle, ciseaux, tissus de velours, rouleaux de fil, aiguilles. Clara, qui suit Boris comme son ombre, a vu le regard qu’il a posé sur la table et s’empresse d’expliquer :
— Maman est couturière. Mais cette robe de velours est pour moi. (Elle soulève un morceau de velours et l’approche de son corps très mince, aux seins qui pointent déjà.) Comment trouves-tu la couleur ?
— Magnifique. Ce bleu poudre se marie bien avec la couleur de ta peau.
— N’est-ce pas ! ajoute Magalie de la chambre. C’est pour son anniversaire demain, elle sera belle comme un ange !
Clara sourit, replace sur la table le tissu de velours.
— Est-ce qu’elle sera prête pour demain, maman ?
Magalie s’approche et touche du doigt le nez de sa fille.
— Je fais tout à la dernière minute, et mes clients sont très satisfaits, tu le sais ! (Elle se dirige déjà vers la porte.) On y va ?
Boris et Clara la suivent. Magalie dégringole l’escalier et marche vers sa voiture garée en face de l’immeuble, une vieille Chrysler rouge vin à la carrosserie rouillée. Elle tend les clés à Boris.
—Tu veux conduire ? Je déteste être au volant.
Un coup de vent lui tire la chevelure en arrière et dégage son visage, dévoilant une longue cicatrice qui ricoche sur sa joue droite tout près de l’oreille. D’un geste rapide, elle ramène ses cheveux en avant.
Un frisson parcourt le corps de Boris. Il a peur tout à coup, une peur irraisonnée qui lui fait ravaler sa salive. Il met la clé dans le contact.
Assise à l’arrière de la voiture, Clara demande :
— Qu’est-ce que tu fais comme métier ?
— Je suis sculpteur.
— Moi, je veux être chirurgienne… J’aimerais travailler avec Médecins sans frontières.
— Chez les plus démunis…
— Nous formons un beau trio, ajoute Magalie, trois métiers où les mains sont le principal instrument de travail.
Elle rit un peu, de ce même rire triste qui a fait frissonner Boris tout à l’heure. Un rire qui rend cette femme encore plus touchante, se dit-il.
Les Îles de Boucherville les accueillent. Boris sent que désormais il ne pourra plus regarder la nature de la même façon. Il a souvent lu que la passion fait tout renaître autour de soi. Il en a la preuve aujourd’hui : ces îles plates où souffle un vent furieux balayant de sa hargne les feuilles jaunes accrochées aux arbres lui paraissent soudain enchanteresses, et les quelques oiseaux qui viennent voler les derniers petits fruits rouges réchappés miraculeusement de la morsure du vent l’émeuvent profondément.
— Quand j’étais petit, nous avions plein de cabanes d’oiseaux à la maison, murmure-t-il.
Il se tait.
— Parle-moi de toi, Boris…
— Un jour, je devais avoir sept ans, j’ai voulu attraper un oiseau…
— Et puis ?
— Je l’ai fait mourir en l’enfermant dans une bouteille. Ça m’a fait beaucoup de peine.
Clara marche derrière le couple, prêtant l’oreille aux paroles de Boris. Car Magalie parle peu, elle se contente d’éclater souvent de rire pour ponctuer les propos de Boris et l’inviter à continuer à se livrer. Parfois elle lui touche le bras pour mieux faire sentir son intérêt. Boris parle du microscope qui lui faisait découvrir dans le ravissement les corps des très petits insectes qu’il attrapait, l’été, autour du chalet, il raconte aussi sa vie de sculpteur inconnu, plongeant dans son adolescence, disant tout de cette époque alors qu’il passait ses soirées à lire, dévorant ce que la bibliothèque de l’école avait à lui offrir. Il dit, la gorge nouée, la douleur qu’il a eue, à dix-huit ans, de perdre sa mère, il parle de la peau cireuse et froide, de l’impassibilité de son père debout aux pieds de la dépouille, de la pelletée de terre jetée en tremblant sur le cercueil. Magalie écoute et arrête parfois son pas. Les mots semblent la rejoindre. C’est la première fois qu’une femme écoute Boris avec autant d’attention et d’empathie : sa vue se brouille et cette première marche aux côtés de Magalie est le point de départ de la transformation qui s’opère déjà en lui. Il le sait, il ne sera plus jamais le même. À cause de cette femme étrange.
Il sort nerveusement une cigarette de sa poche. Clara s’exclame :
— Tu fumes !
— Une ou deux cigarettes par jour.
— C’est impossible !
— Je vous le jure : ça fait dix ans que ça dure !
— Menteur !
— Je te crois, moi, rétorque Magalie. Qu’est-ce que tu disais déjà ?
— J’ai assez parlé. À toi maintenant…
— J’ai froid. On retourne à la maison ?
Clara rappelle à sa mère qu’il reste encore deux îles à parcourir, puis elle se met à courir devant eux comme pour les empêcher de partir.
— Je dois terminer ta robe, Clara !
Ignorant ce que sa mère vient de dire, elle crie à Boris :
— Tu aimes monter aux arbres ?
— Oui, je suis assez agile…
Clara s’esclaffe. Elle désigne un chêne imposant.
— Celui-ci ?...
— Ouais !
— On revient tout de suite, maman !
Clara et Boris courent vers l’arbre qui tend orgueilleusement ses bras vers le ciel et se mettent à l’escalader