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À l'écoute des lieux: Géographies de la traduction
À l'écoute des lieux: Géographies de la traduction
À l'écoute des lieux: Géographies de la traduction
Livre électronique364 pages3 heures

À l'écoute des lieux: Géographies de la traduction

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À propos de ce livre électronique

Ce livre se présente comme un guide de voyage. Chacun des dix-huit sites visités – dont le pont, le marché, le jardin, l’hôtel, la bibliothèque, le musée, la maison d’opéra, la synagogue ou le monument – raconte à sa manière comment les langues et les mémoires conversent entre elles, résonnent en échanges polyglottes dans les villes d’aujourd’hui. En parcourant ces lieux souvent situés sur des lignes de faille géographiques et historiques, on peut entendre l’écho de langues supprimées, comme le yiddish de l’Europe de l’Est, ou bannies, comme celles des Autochtones du Canada. Avec des textes à la fois savants et ludiques, l’autrice nous entraîne sur un circuit imagé qui permet au lecteur d’aborder une pléiade de thèmes actuels, de la migration à l’architecture en passant par les droits linguistiques et la traduction citoyenne.
LangueFrançais
Date de sortie17 janv. 2022
ISBN9782760645394
À l'écoute des lieux: Géographies de la traduction
Auteur

Sherry Simon

Sherry Simon est professeure au Département d’études françaises de l’Université Concordia. Elle est l’auteure notamment de Traverser Montréal. Une histoire culturelle par la traduction (2008).

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    À l'écoute des lieux - Sherry Simon

    À L’ÉCOUTE DES LIEUX

    Géographies de la traduction

    Sherry Simon

    Traduit de l’anglais (Canada) par

    Lori Saint-Martin et Paul Gagné

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: À l’écoute des lieux: géographies de la traduction / Sherry Simon.

    Autres titres: Translation sites. Français

    Noms: Simon, Sherry, 1948- auteur.

    Collections: Espace littéraire.

    Description: Mention de collection: Espace littéraire | Traduction de: Translation sites: a field guide. | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210065346 | Canadiana (livre numérique) 20210065354 | ISBN 9782760645370 | ISBN 9782760645387 (PDF) | ISBN 9782760645394 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Translanguaging—Études de cas. | RVM: Multilinguisme—Études de cas. | RVM: Sociolinguistique—Études de cas. | RVM: Traduction—Études de cas. | RVMGF: Études de cas.

    Classification: LCC P115.35.S5614 2021 | CDD 418/.02—dc23

    Dépôt légal: 4e trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Pour Eleanor, plus ultra

    L’oreille voyageuse

    Voyager, c’est être à l’écoute. Les leçons les plus étonnantes du voyage me sont venues par des sonorités inattendues, indéchiffrables. Parmi les souvenirs marquants: le moment où un garde-frontière fait irruption dans le train et parle une langue qui sonne à la fois espagnol et pas espagnol (c’est du catalan), le moment où je prends conscience d’une musique étrange dans un magasin de chaussures à Trieste (c’est du slovène et de l’italien mélangé), plus récemment des conversations entendues à Lviv dans une langue fluide et mélodieuse qui se démarque de l’ukrainien ambiant (c’est du polonais).

    Même si, en principe, je suis une voyageuse avertie, ces surprises me confrontent à mon ignorance. De simple réaction sensorielle, l’attention aux vocables étranges se transforme en posture critique. Et me lance par conséquent sur la piste d’histoires jusque-là peu ou pas connues. Strate par strate, je découvre les récits et les paroles qui font vivre un lieu.

    Je pars à la recherche du catalan dans les rues de Barcelone, je plonge dans la riche et sympathique littérature triestine, et j’apprends que la Lviv ukrainienne d’aujourd’hui cache les traces de la ville polonaise qu’elle était autrefois.

    Petit à petit, je démêle les fils de la polyphonie qui m’entoure: langues citoyennes, langues opprimées, langues mises à l’écart, langues sans papier. Les silences aussi se font audibles: langues expulsées, langues assassinées, langues de mémoire.

    Si les Allemands parlent de Sehenswürdigkeit, un endroit digne d’être vu, et les Anglais de sightseeing (avec la belle homophonie de site et sight), on pourrait tout aussi bien parler de lieux que l’on visite pour ce qu’on y entend. Ces lieux sont souvent situés sur des lignes de faille géographique et historique. Lieux de rencontre, de conquête, de dialogues et de tensions, ils émettent des signaux sonores complexes. Des églises ou synagogues converties, marchés ou maisons d’opéra, ponts ou tours se dégagent des conversations, des échos d’existences antérieures.

    Il ne faut pas chercher plus loin pour trouver la signification du concept de «lieux de traduction» tel qu’il se déploie dans ce livre. De la ville à la campagne, des rues et édifices urbains aux monuments et champs de bataille, le lieu parle. Seulement, lorsque le lieu se trouve à la croisée des histoires, son récit aura plusieurs facettes, reflets qui brillent selon l’éclairage d’une langue ou d’une autre. Les idiomes se succédant dans le temps, le nouveau remplaçant le précédent, il se crée un lieu traduit.

    Parfois la surprise de l’écoute n’est pas un effet d’étrangeté mais tout le contraire, un sentiment inexpliqué de familiarité. C’était mon expérience face à cette variété d’allemand que l’on nomme mitteleuropéen, la langue allemande telle qu’elle a été parlée et écrite pendant des siècles sur les rives du Danube et dans les contrées de l’empire des Habsbourg, et qui a aujourd’hui presque disparu. Lors de mon court séjour dans la ville autrefois appelée Czernowitz, aujourd’hui Tchernivtsi en Ukraine, c’est cet allemand qu’il m’a été donné d’entendre, ce langage teinté de langues slaves et de yiddish.

    C’est par les livres que je suis entrée dans le pays littéraire des Habsbourg, dans les paysages de Claudio Magris, d’Italo Svevo, Stefan Zweig, Joseph Roth, pour m’y perdre à tout jamais. C’est par Paul Celan, Aharon Appelfeld, Rose Ausländer, Marianne Hirsch, que j’ai pris domicile imaginaire à Czernowitz. Mais je n’avais aucune expérience des accents et des rythmes de cette langue parlée.

    Mireille Gansel, dans La traduction comme transhumance, tente d’expliquer sa propre attirance pour cet allemand: «N’y a-t-il pas aussi des langues autres que la langue maternelle et que nous ne parlons pas, que nous ne comprenons pas, mais dont la sonorité, les accents, les intonations, nous sont soudain étrangement si familiers dès qu’on les entend?» Étranges résonances affectives, en effet, qui soulignent la nature toute subjective et imprévisible de l’écoute.

    Il y a de l’ironie dans le prétendu savoir de mon «guide de voyage». Fruit de lectures et de rencontres parfois fortuites, il se veut, en fin de compte, une invitation à tendre l’oreille. Et plus précisément à adopter la traduction comme mode d’écoute. Qu’est-ce à dire? Il s’agit de porter attention aux interactions des langues les unes avec les autres: les relations de tension ou de bienveillance, de concurrence ou de convivialité.

    Cela permet de prendre conscience non seulement de la multiplicité d’idiomes dans un endroit donné mais de la musique particulière produite par ce choc de mémoires, cet effort de réconciliation. De s’engager dans la fibre de la différence, pour mieux contrer l’indifférence.

    Que ce livre qui porte sur la traduction soit traduit en français par les deux grands traducteurs que sont Paul Gagné et Lori Saint-Martin est pour moi un immense cadeau. Nos discussions ont prolongé le plaisir de l’écriture, et montré encore une fois à quel point la traduction peut être source de révélations, petites et grandes. Nos conversations ont aussi donné une nouvelle vie à une amitié de longue date, soutenue par une passion commune pour la langue. Plaisir redoublé donc. Je les remercie vivement, ainsi que Patrick Poirier et son équipe qui ont accueilli la traduction aux PUM.

    Montréal, juin 2021

    La ruche de Babel

    Lori Saint-Martin

    Traduire un livre sur la traduction, c’est vivre un grand vertige. Surtout si la traduction, dans le livre à traduire, est inséparable – c’est le cas du bel essai de Sherry Simon – du voyage et de la démultiplication des espaces. Toute traduction, en effet, est un voyage, une navigation entre des langues et des mots. Mais plutôt qu’un simple aller-retour entre une origine et une destination, la traduction littéraire accomplit un va-et-vient sans fin. Il est vrai que la traduction, comme démarche, est plus linéaire que l’écriture: alors que peu d’œuvres en langue originale ont été rédigées dans l’ordre, de la première page à la dernière, la plupart des ouvrages sont traduits de cette manière (surtout les romans ou les essais argumentatifs; en revanche, on pourrait choisir de traduire les poèmes ou les nouvelles d’un recueil par ordre de difficulté, de préférence, de longueur…). Cela dit, traduire, c’est aussi écrire et réécrire, lire et relire, revenir sur ses pas, retoucher, arpenter plusieurs fois un même passage, ouvrir et abandonner des pistes. Le voyage de la traduction, comme celui de l’écriture, est un parcours qui revient sans cesse sur lui-même et dont le point d’aboutissement est légèrement décalé par rapport au point de départ.

    Traduire, c’est voir le texte de départ changer comme résultat de ce processus, devenir autre. En même temps que les mots de l’original restent, identiques à eux-mêmes, sur la page imprimée, définitifs désormais, ils bougent et s’agitent dans la tête et sous les doigts de la personne chargée de rendre le tremblement du sens et des émotions dans la nouvelle langue. Quand on relit un roman bien-aimé, cinq ou vingt ans après, on sait que pas un seul mot n’a changé; et pourtant, le livre est profondément différent. La traduction accomplit en accéléré cette métamorphose: notre regard change et s’approfondit au fil des jets successifs, il transforme l’original, lui imprime une forme nouvelle. Le texte traduit est et n’est pas l’original; il bouge, il respire de façon semblable et pourtant profondément autre.

    Traduire un livre sur la traduction, c’est mettre à mal l’opposition en apparence stable entre original et traduction. Translation Sites aurait beau être traduit en cent langues, il demeurerait l’original, incontestablement; et l’original détient l’autorité, il «fait foi», il inspire une foi rarement accordée à une traduction. Cela dit, le passage d’une langue à l’autre, en faisant bouger les langues présentes dans le texte original, transforme leur statut, engendre le mouvement et la réversibilité.

    Traduire vers le français un essai sur la traduction écrit en anglais, c’est, dans plusieurs cas, inverser l’original et la traduction. Ainsi, Flaubert, par exemple, cité en traduction dans Translation Sites, redevient, dans notre traduction, un original (il serait absurde de prétendre le retraduire), alors que les extraits cités en anglais suivent le cheminement inverse: d’originaux dans Translation Sites, ils deviennent des traductions dans À l’écoute des lieux. Comme sur un négatif photographique qui inverse le clair et le sombre, notre traduction – reflet par ailleurs de la situation linguistique du Québec – inverse le statut des textes anglais et français, alors qu’une traduction vers l’allemand, par exemple, ferait plutôt de Freud, Joseph Roth et Vicki Baum des originaux. Ce jeu dansant de l’altérité linguistique, présent dans tout processus de traduction, ressort ici avec une clarté particulière.

    Traduire un livre sur la traduction dont de nombreuses citations sont tirées de livres écrits en anglais, c’est également mettre en valeur le travail des collègues qui nous ont précédés. Comme d’habitude, au lieu de réaliser une traduction nouvelle des textes déjà traduits de l’anglais au français (ce serait plus facile et plus rapide, mais éthiquement douteux), Paul Gagné et moi tenons à reconnaître le travail de nos pairs. Ainsi, nous avons visionné les films dont parle Sherry Simon pour citer le doublage et multiplié les efforts pour trouver, le cas échéant, la traduction française des livres qu’elle cite en anglais langue originale (tâche exigeante et chronophage en tout temps, et surtout dans un contexte pandémique qui a vu les bibliothèques fermer leurs portes pendant des mois). Là où la traduction n’est pas attribuée, elle est de nous. Dans les autres cas, ses beautés comme ses maladresses sont dues à d’autres, toujours nommés. Ces emprunts ajoutent encore une couche au palimpseste qu’est tout livre savant, une mosaïque formée des voix de traducteurs et traductrices vers le français des très nombreux originaux anglais et autres. Lu ainsi, le livre de Sherry Simon est aussi une vitrine, un musée à ciel ouvert de la traduction, une vaste maison de la littérature dont on aurait enlevé le toit pour que toutes les pièces soient visibles à la fois.

    Mais Translation Sites contient également de nombreuses citations tirées d’autres langues, au premier titre l’allemand, langue d’écriture notamment de Joseph Roth, auteur emblématique pour Sherry Simon. Dans ce cas, ni l’anglais qu’elle cite ni le français que nous citons n’est l’original: à travers le filtre de la traduction vers l’anglais ou le français, Joseph Roth est chaque fois légèrement autre, autrement autre, si on veut. Comparer les traductions anglaise et française des textes rédigés dans une langue tierce, ce serait voir défiler en accéléré les tendances en matière de traduction, constater la présence de mains, de voix, de sensibilités variées. En effet, les traductions d’un même texte vers deux langues ou davantage font parfois entendre des tonalités différentes qui nous incitent à délaisser la notion d’erreur de traduction au profit d’une réflexion sur l’importance de la main traduisante et sur les moyens expressifs des langues d’arrivée: sans même remonter au mot allemand utilisé par Freud, on peut trouver le «seeker» de Strachey plus évocateur que le «chercheur» de Bissery et Laplanche, par exemple.

    Traduire un livre sur la traduction, c’est entrer dans une galerie de miroirs sans fin. C’est créer un monde à la Escher, où la montée et la descente, le ciel et l’oiseau en vol, la main qui dessine et la main dessinée se confondent. Le jeu entre le même et l’autre, le proche et le lointain qui marque toute traduction acquiert une dimension supplémentaire lorsqu’on a le plaisir peu fréquent de reprendre le texte, original et traduction, avec son autrice pour mieux le réinventer (et, avec son accord, faire un certain nombre de petits changements – les titres de quelques chapitres, par exemple – et de corrections). Dans le cas de ce livre, traduire un livre sur la traduction, c’est aussi penser une autre forme de collaboration entre autrice et co-traductrice (Paul Gagné préfère en général ne pas commenter sa pratique de la traduction). À l’essai Translation Sites, À l’écoute des lieux donne un autre tour d’écrou: en plus du texte originel de Sherry Simon, ici rendu dans nos mots français, bien sûr, il ajoute un retour de l’autrice sur sa démarche, rédigé directement en français, ainsi cette petite réflexion, inspirée par ma pratique de la traduction en général et par la traduction de son essai en particulier. Autrement dit, Sherry Simon s’exprime doublement en tant qu’autrice, dans nos mots français et dans les siens, tandis que moi, toujours en français, je fais entendre ma double voix de co-traductrice et d’essayiste. Par rapport à Translation Sites, donc, À l’écoute des lieux donne à voir d’autres jeux entre le même et l’autre, l’original et la traduction et la multiplicité des modes et des voix.

    Enfin, traduire c’est aussi faire entendre un bruissement qui serait non pas celui de la langue (Barthes), mais celui des langues en contact, le bruissement de la traduction. De là, pensant aux lieux qu’évoque Sherry Simon, à la fois réels et chargés de résonances symboliques, et notamment à la tour de Babel qui fascine les artistes depuis des siècles – le chapitre qui porte sur elle est à mon sens l’un des plus beaux de Translation Sites –, je vois apparaître dans ma tête une autre vision: la ruche de Babel. Une ruche est l’image même du mouvement, du bruissement, des idées et des langues qui essaiment. Chaque traductrice, chaque traducteur œuvre de son côté, mais j’aime imaginer l’ensemble de notre travail comme une pollinisation croisée, une effervescence, une activité dansante et heureuse. Ainsi, Translation Sites ouvre un espace de traduction et, à son image mais différemment, À l’écoute des lieux devient à son tour un lieu où résonnent en écho toutes les traductions, toutes les langues, toutes les mains sur le papier ou le clavier, le frôlement et le frottement des langues, les multiples voix bourdonnantes de l’immense et foisonnante ruche de Babel.

    Montréal, juin 2021

    Introduction

    Ceci est un guide. Entre ses pages, vous trouverez notamment un hôtel à Sarajevo, un opéra à Prague, un mémorial à Lviv, un pont à Mostar, un musée à Ottawa, un jardin en Irlande, un marché à Hong Kong et une église à Tolède. Autant de lieux façonnés par des conversations entre les langues. Ici se rencontrent des mots et des histoires réunis selon divers modes de coexistence, de rivalité ou de conquête.

    L’itinéraire s’inspire de questions relatives à la langue et à la mémoire. Les lieux de traduction sont des lieux polyglottes, où se répondent en écho des récits superposés. Les parcourir, c’est faire l’expérience de versions concurrentes de l’histoire et d’arrimages dissonants entre le présent et le passé.

    Les étapes de cet itinéraire mettent en lumière l’incidence des rapports entre les langues sur la vie de tous les jours. Cette question est au cœur d’une remarquable exposition muséale tenue à Marseille en 2016. Cet événement d’envergure a été imaginé par Barbara Cassin, éminente philosophe française. Des bandes dessinées, des figurines coloniales, des manuscrits enluminés, une bouche dont les lèvres bougeaient – autant d’éléments qui incarnaient concrètement la traduction. Des cartes reproduisaient les voyages internationaux des grands classiques, des Mille et une nuits aux écrits de Karl Marx.

    Intitulée Après Babel, traduire, l’exposition portait un message sans équivoque: les traductions ont façonné l’histoire et exercent, plus que jamais, une influence sur les villes contemporaines.

    En raison même de son succès, l’exposition a attiré l’attention sur la négligence ordinaire qui touche la traduction. Autour de nous, les exemples abondent, mais, sans indices, les histoires qui concernent les langues sont invisibles. Les traductions ouvrent des voies de commerce et d’échange, favorisent la circulation des récits et rendent possible la cohabitation dans les rues. Mais pour percevoir la nature traductionnelle des objets et des lieux, on doit prêter attention aux ombres d’autres temps et d’autres langues.

    Suivant l’exemple de Cassin, je me propose, dans ce livre, de nommer et de décrire des lieux de traduction. Plutôt que des artefacts, je présente des hôtels, des marchés, des musées, des postes de contrôle et des zones frontalières. Suivre les routes que je trace, c’est visiter des jardins, des ponts et des rues où les langues créent des palimpsestes en perpétuel mouvement, où les espaces sont chargés de tensions entre l’ici et l’ailleurs. C’est fréquenter des lieux dont les significations culturelles sont définies par la circulation des langues et le choc des souvenirs.

    Comme tout guide qui se respecte, celui-ci a pour but de faire ressentir viscéralement l’esprit des lieux. Le dialogue avec la différence s’accompagne souvent d’une forte charge sensorielle. Chacune des étapes nous convie à accueillir les émotions parfois contradictoires qu’inspirent les lieux de traduction. Un jardin japonais en Irlande, un opéra allemand à Prague, le sommet d’une montagne perché entre ciel et terre – ces lieux éveillent les sens. Ils ont le pouvoir de susciter confusion et désorientation, comme dans le cas d’une synagogue ou d’une mosquée convertie. Ils peuvent aussi inspirer de forts sentiments d’abjection, comme c’est le cas des espaces en ruine de la zone morte à Chypre.

    Au cœur de chacun des lieux, on trouve une rencontre, un échange inabouti. Tout comme les textes traduits révèlent les doubles réalités dont ils sont faits, ces lieux troublants laissent voir les linéaments de la différence.

    Stimulant l’imagination, ces lieux rappellent l’habitude mentale décrite par Anne Carson après des

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