Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire: Oralité, colonialisme, territoire
Par Dalie Giroux
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À propos de ce livre électronique
Dalie Giroux
Dalie Giroux est essayiste. Elle renouvelle la tradition pamphlétaire québécoise. Elle enseigne les théories politiques et féministes à l’Université d’Ottawa. Elle a remporté de les prix Victor-Barbeau 2021, Spirale Eva Le-Grand 2020-2021. Elle a publié chez Mémoire d’encrier Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (2019), L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois (2020) et Une civilisation de feu (2023).
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Aperçu du livre
Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire - Dalie Giroux
103.
INTRODUCTION
Je suis le dernier d’une tradition orale
et le premier de la transposition écrite¹.
Partant de la perspective du cosmopolitisme vernaculaire de Homi Bhabha, plongeant dans le marécage politique du langage populaire franco en Amérique, tout en s’ancrant à douleur dans l’espace-temps colonial du Québec, les textes réunis dans cet ouvrage sont liés par un objectif commun. Il s’agit d’inscrire – ou de réinscrire –, le français oral dans l’impetus postcolonial des langues subalternes de la Nord-Amérique.
Ces langues singulières, porteuses de paysages, troublées par l’histoire et traversées par des tensions politiques sont parlées partout dans les Amériques, et passent pourtant sous le radar : ni langues officielles ni langues de l’espace public. Ce sont les langues du pays, régionales, non écrites, hybridées, dominées, colonisées, mineures, marginales, migrantes, illettrées, enfantines, domestiques : ces manières de parler qui n’ont pas droit de cité, ces manières du quotidien, des lieux, de l’intimité avec les choses.
Ces idiomes et ces langages sont dévalués et néanmoins prolifèrent, persistent, migrent, courent au sol et ce faisant portent la mémoire du continent et les marques de l’histoire coloniale de la Nord-Amérique. Par cela, ils abritent une forme de connaissance des lieux, au pli de laquelle s’élaborent des pratiques confidentielles de la liberté et des braconnages philosophiques sur la piste desquels nous nous trouvons toujours déjà. Suivant la vision de Robert Hébert :
Commence une pédagogie américaine en philosophie, démocratique, enracinée, avec de jeunes citoyens et les matériaux frais du matin : exemples et contre-exemples, cas spécifiques et merveilleux… Pour voir comment le discours philosophique rend compte de son bassin polyglotte, pluripolitique, multiracial et ethnique, polyreligieux puisque la géographie en tant qu’écriture de l’unité terrestre humaine fait aussi l’épreuve de toute rationalité dominante².
Langue orale maganée, parlé colon, accent beauceron, saguenéen, gaspésien, bagout local, joual, chiac, cajun, louisianais, canuck, franglais, bilingue, michif, pidgin, idiosyncrasies familiales, langue de chantier, langue d’ouvrier, argot des malfaiteurs, langue de cuisine, langue du chien, récits, blagues, chansons, dires et maximes, mots des savoir-faire, langue de bois ou langue de la rue, créole haïtien, français maghrébin et africain parlés en Amérique : voilà une matière propre à la fabrication d’une plate-forme vernaculaire de « traduction de la culture » telle que l’imagine Homi Bhabha. Et comme l’écrit Félix Guattari à propos de la part d’art qui se trouve dans l’oralité, nous ne cherchons pas en faisant cela
… d’opposition manichéiste et nostalgique du passé entre bonne oralité et méchante scripturalité, mais [sommes à la] recherche des foyers énonciatifs qui instaureront de nouveaux clivages entre d’autres dedans et d’autres dehors, qui promotionneront un autre métabolisme passé-futur à partir duquel l’éternité pourra coexister avec l’instant présent³.
Tout en gardant les deux pieds solidement ancrés dans la matière foncièrement hybride de l’expression vernaculaire, continuum vivant auquel nous participons constamment et intensément sans pourtant y prêter attention, cet ouvrage invite au voyage, à l’hospitalité, à la curiosité et à une pratique de soi qui puissent initier, sans promesse de résultats, une machine intime de décolonisation – un « autre métabolisme passé-futur »…
1 Jacques Ferron, « Le mythe d’Antée », La Barre du jour 2 (4), 1967, p. 27.
2 Robert Hébert, Novation. Philosophie artisanale, Montréal, Liber, 2004, p. 138.
3 Félix Guattari, « L’oralité machinique et l’écologie du virtuel », dans Poliphonix (16), Québec, Éditions Intervention, 1992, p. 27.
JACK KEROUAC, HOMI BHABHA ET LA LITTÉRATURE EN AMÉRIQUE FRANCO
Écote, j’va t’dire – lit bien.
Il faut t’u te prend soin – attend ? – donne moi une
chance – tu pense j’ai pas d’art moi
français ? – eh ? – idiot – crapule – tas d marde – enfant
chiene – batards – cochons – buffon – bouche de marde,
grandguele, face laite, shienculotte, morceau d’marde, susseu,
gros fou, envi d chien en culotte, ca s’est pire – en face ! – fam
toi ! – crashe ! – varge ! – frappe ! – mange ! – foure ! – foure moi’
l’ Gabin ! – envalle Celine, mange l’e rond ton Genet, Rabelais ?
El terra essuiyer l’coup au derrière. Mais assez,
c’est pas interessant. C’est pas interessant l’maudit Français¹.
Jack Kerouac, Jean-Louis Ti-Jean Kerouac, le grand écrivain beat, l’auteur mythique de On the Road et l’incontestable icône yankee de la contreculture, a laissé quelques beaux morceaux de littérature rédigés dans la langue de sa mère, une dénommée Gabrielle-Ange Lévesque de Saint-Pacôme, PQ. Cette langue que Kerouac chante et rêve et délire et pleure plus qu’il ne l’écrit, cette langue qu’il faut bien appeler française puisqu’elle ne se comprend qu’en français, est pourtant par son rythme brûlant tout à fait singulière, et elle est, au fond, très peu « française ».
Cette langue de l’enfance est foncièrement orale, sonore et directe, elle est mâtinée d’anglais et d’expressions archaïques. Elle n’est peut-être pas française, mais elle est sans équivoque franco. Comme le dira Kerouac lui-même, cette langue, plutôt que française, est un : « canuckian child patoi probably medieval », un patois d’enfant canuck, possiblement d’origines médiévales.
Robert, t’eta tit
Mais tu waite encore plus gros
Que tu l’est deja –
C’est toute un reve qu’arretera
Avant quon l’finisse –
Quand on laisse la Divinite
le finir
Robert, Robert –
Ou est ton arbre ?
Quosse qu’on y faite avec tes
Indes especialles ?
A tu tombez dans un trou
de tristesse avec moi
Dans une nuit commune
et sale et pire que mal ?
Robert ou est ton beau
frere ? Tes tite ridresse,
laughage, rindresse, malheur’se
aise – ou est ton son ?
Ou sont les neiges ?
les etoiles eloignez ?
Les Reves² ?
Plutôt que d’y voir une « illustration du degré de décomposition qu’une langue peut atteindre lorsqu’elle est dominée »³, ne devrait-on pas tenter de voir ce que reflète dans l’histoire de l’Amérique cette forme d’expression, ce langage idiosyncrasique, et surtout, ne pourrait-on pas chercher à activer les puissances qu’elle contient ? Ne pourrait-on pas saisir l’occasion, l’évènement d’une telle forme de littérature, ses apparitions multiples, sa complexité, son caractère foncièrement hybride pour penser autrement les rapports entre langue et territoire en Amérique ?
POSTCOLONIALISME ET LITTÉRATURE
Le recours à une approche postcoloniale de la littérature me semble permettre d’élaborer cette proposition, qui est une ambition, une politique. Une telle approche permet en effet une réflexion théorique et critique sur l’art, la culture et le pouvoir à partir d’un travail d’écoute des voix dites « subalternes » – c’est-à-dire, lorsqu’elles sont regardées du point de vue de la culture dominante, de cet ensemble bigarré de voix, colonisées, migrantes, minoritaires, racisées, alternatives, expérimentales.
Plusieurs auteurs provenant de tous les fronts coloniaux ont analysé le colonialisme et la décolonisation en lien avec les formes d’expression vernaculaires et les forces singulières de résistance qu’elles contiennent, littéraires ou littérales. On peut penser à Franz Fanon qui a réfléchi aux valences culturelles de la violence à partir de la triade géocoloniale formée par la Martinique, l’Algérie et la France. On pense également à Edward Said qui a mis au jour la grammaire imaginaire du colonialisme qui se joue au miroir de l’Occident et de l’Orient. On pense à Gayatri Spivak, figure proéminente des Subaltern Studies indiennes, qui a expliqué avec brio les forces par lesquelles les gens dominés, même lorsqu’ils parlent, ne sont pas entendus. On pense à Stuart Hall, qui, entre les Antilles et la Grande-Bretagne, a montré les tensions inhérentes qui se cristallisent dans les cultures coloniales contemporaines. On pense enfin à Homi Bhabha, Indien passé par Oxford qui a contribué à cet important courant de pensée appelé postcolonialisme en proposant une grille de lecture de la littérature vernaculaire qui permet d’appréhender les formes hybrides d’écriture dans le cadre d’une histoire transformatrice des cultures coloniales.
Le postcolonialisme dont il est question ici n’est pas à comprendre comme le fait de ce qui s’expérimente et s’organise après le colonialisme (ce qui impliquerait que nous estimerions être sortis du colonialisme). Au contraire, il réfère à une condition historique, celle de l’être marqué dans sa trajectoire par les forces impériales de déterritorialisation et de reterritorialisation. Dans cette perspective, les voix subalternes témoignent donc, tant par leur structure d’expression que par les formes de résistance qu’elles mettent en œuvre, d’un processus à la fois indéfini et contesté de colonisation.
Sont postcoloniaux le matériau culturel et les forces ambivalentes qui se déploient à travers l’expérience de la colonisation ; ce qui, du processus colonial et de sa contestation, au présent, continue d’agir, mute, se transforme et s’inscrit de manière paradoxale dans la culture dominante.
L’histoire des États du Nouveau monde, écrit Jean Morisset à ce propos, procède donc de la trame des tentatives d’assimilation des minorités, tentatives sans cesse réussies, sans cesse ratées, ou plutôt accomplies-avortées en même temps. Or, ce sont essentiellement ces entités marginales qui, à leur insu, contribuent à former l’armature de l’amériquanité. Ainsi est-on amené à se demander ce que pourrait bien être le caractère de ces États en dehors des minorités qui les composent et les obligent constamment à se redéfinir pour se construire une identité jamais atteinte… toujours factice… bref, dans un constant processus de making-unmaking identitaire⁴.
Dans le cadre de la société québécoise, qui s’est constituée comme toutes les sociétés coloniales à travers un processus historique de dépossession, de colonisation, d’esclavage, d’exploitation et d’immigration, le postcolonialisme nous invite à lire et interpréter l’expérience du lieu et à trouver la signification de la culture, sa dynamique singulière, dans l’expression littéraire et politique des voix qui ont été marginalisées par ce processus. Ce faisant, cela nous enjoint aussi à troubler notre idée des frontières du Québec, y compris ses frontières géopolitiques.
Ce courant, semble-t-il, peine à prendre sa place dans le monde francophone. The Location of Culture, opus magnum de Bhabha paru chez Routledge en 1994, ne sera par exemple traduit vers le français par l’écrivaine et traductrice Françoise Bouillot qu’en 2007, sous le titre Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, et c’est depuis une dizaine d’années seulement que la France découvre et traduit les auteurs de ce courant⁵.
Au Québec, la notion d’hybridité est certes depuis longtemps mobilisée par les études littéraires. Les littératures migrantes et autochtones ont aujourd’hui une place dans les corpus d’études littéraires, et des voix fortes émergent de celles-ci. Mais la dimension politique du postcolonialisme se déploie difficilement dans les sciences humaines et sociales et dans l’espace politique. Bien sûr, on constate depuis quelques années un engouement pour les questions autochtones, et il existe indéniablement aujourd’hui des tentatives sincères et nourries de créer des ponts entre les cultures au Québec. Il reste que la bonne volonté québécoise en la matière manque souvent d’un questionnement lucide sur la position (ambiguë) du Québec dans l’histoire coloniale de l’Amérique du Nord, et la tentation de parler à la place de l’autre demeure forte⁶.
Les Québécois, qui de bon droit se posent en victimes historiques du régime impérial britannique, sont prompts par ailleurs à affirmer que les Français dont ils croient hériter ont eu une attitude conciliante et amicale avec les peuples autochtones, et que le rôle du colonisateur reviendrait au seul régime anglais et à son héritage canadian. Cela laisse penser que d’une certaine manière, les réflexions et théorisations de Homi Bhabha et de sa joyeuse compagnie de penseurs postcoloniaux ne sont pas encore tout à fait à demeure dans les cercles d’idées politiques francophones en Amérique.
Ce manque de sensibilité à la question de la persistance des effets du colonialisme dans la culture contemporaine au Québec s’explique sans doute en partie par le fait qu’il existe dans le discours dominant un courant républicain très militant, proche d’une certaine pensée française. Ce courant voit une menace immédiate à « l’identité québécoise » dans le « multiculturalisme » canadien, auquel sont (à tort) associés la notion postcoloniale d’hybridité culturelle et, par extension, le projet de rejoindre, d’écouter et de faire confiance aux voix subalternes.
Mais plus fondamentalement, l’attachement viscéral à ce discours républicain et identitaire suppose un déni ambivalent entretenu quant à l’histoire coloniale du Québec et quant à la complexité de la dynamique coloniale et postcoloniale que nous pourrions appeler francophone. La conséquence de cette frilosité aux angoisses