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Histoires souveraines: Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec
Histoires souveraines: Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec
Histoires souveraines: Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec
Livre électronique438 pages6 heures

Histoires souveraines: Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec

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À propos de ce livre électronique

Dans le contexte des débats en cours sur la réconciliation et les séquelles de la colonisation, cet ouvrage met en valeur les oeuvres d’écrivains autochtones francophones à travers le portail poétique et politique de la littérature. Il rend compte de la place qu’occupent l’expérience intime et le retour du sujet sur soi dans les récits exprimant la souveraineté autochtone en examinant, notamment, l’oeuvre d’An Antane Kapesh, autrice fondatrice de la parole anticoloniale, et celles de Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Virginia Pésémapéo Bordeleau, Louis-Karl Picard-Sioui et Mélissa Mollen Dupuis.

L’étude se penche successivement sur les thèmes de l’histoire, du corps, de la parenté et de la temporalité et dévoile des trajectoires qui montrent bien que la souveraineté autochtone se raconte à partir du personnel. Ancrée dans une méthodologie qui privilégie les traditions intellectuelles, les savoirs et les contextes autochtones, elle vise à comprendre les particularités du corpus francophone et tisse des liens avec les récits et les théories autochtones de l’Île de la Tortue, dépassant ainsi les sphères linguistiques coloniales qui ont tenu ces écrits à distance pendant si longtemps.
LangueFrançais
Date de sortie2 févr. 2023
ISBN9782760646162
Histoires souveraines: Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec

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    Aperçu du livre

    Histoires souveraines - Isabella Huberman

    Isabella Huberman

    Histoires souveraines

    Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Collection «Expressions autochtones»

    La collection «Expressions autochtones» se donne pour objectif de rassembler des travaux théoriques et pratiques de langue française sur les peuples autochtones. Elle privilégie une approche interdisciplinaire des questions d’actualité, de société et de culture qui se posent au Québec et ailleurs dans le monde.

    Sous la direction de Louise Vigneault, professeure agrégée au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Histoires souveraines. Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec / Isabella Huberman.

    Nom: Huberman, Isabella, auteure.

    Description: Présenté à l’origine par l’auteure comme thèse (de doctorat–Université de Toronto), 2019, sous le titre Pratiques et poétiques des histoires personnelles dans les littératures autochtones francophones au Québec. | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20220005761 | Canadiana (livre numérique) 2022000577X | ISBN 9782760646148 | ISBN 9782760646155 (PDF) | ISBN 9782760646162 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Littérature québécoise—Auteurs autochtones—Histoire et critique. | RVM: Souveraineté dans la littérature. | RVM: Décolonisation dans la littérature.

    Classification: LCC PS8089.5.I6 H83 2022 | CDD C840.9/897—dc23

    Mise en pages: Chantal Poisson

    Dépôt légal 1er trimestre 2023

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal 2023

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC). Elles remercient également le gouvernement du Canada de son soutien financier pour ses activités de traduction dans le cadre du Programme national de traduction pour l’édition du livre.

    Note sur la langue

    J’ai tenté le plus possible de concilier la terminologie employée avec l’orthographe préconisée par les langues autochtones. Ainsi, les noms utilisés pour désigner les communautés des Premières Nations sont ceux qui sont en usage dans les langues autochtones. Il en va de même des nations. Lorsque je renvoie à la nation autochtone d’un individu, j’emploie la nomenclature ainsi que l’orthographe qu’il utilise dans ses propres écrits, au moment où je rédigeais ces lignes.

    Sauf indication contraire, les traductions des citations en langue originale anglaise sont les miennes.

    Remerciements

    Je tiens à exprimer ma reconnaissance à toutes celles et ceux qui ont contribué de près ou de loin à la création de ce livre. Tout d’abord, je suis reconnaissante pour les occasions que j’ai eues d’échanger avec Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Louis-Karl Picard-Sioui. Je les remercie pour leur générosité, leur confiance et leur humanité. Mikwetc. Tshinashkumitinau. Tiawenhk.

    Je tiens à remercier Joëlle Papillon qui a accompagné cette réflexion depuis les tout débuts. Son appui intellectuel, sa valorisation d’une approche éthique ainsi que son sens de l’humour ont rendu ce travail possible. Je remercie sincèrement Grégoire Holtz, qui m’a enseigné la valeur d’une histoire. Je dois beaucoup à Warren Cariou pour son soutien de mon travail et pour son mentorat dans l’humilité et la gentillesse. Je suis reconnaissante à Corrie Scott, Isabelle St-Amand, Karine Bertrand et Johanne Melançon pour leur soutien au fil des années. Merci à celles et ceux dont les travaux compagnons ont permis à celui-ci de voir le jour.

    Merci à Rodney St-Éloi, de Mémoire d’encrier, de m’avoir conviée aux Nuits amérindiennes en Haïti en mai 2015. Merci à Virginia Pésémapéo Bordeleau de nous avoir invités à Rouyn-Noranda. Merci à Naomi Fontaine et Rita Mestokosho de leur accueil chaleureux sur la Côte-Nord. Merci à Louis-Karl Picard-Sioui et au comité organisateur de Kwahiatonhk! le Salon du livre des Premières Nations de créer annuellement un espace de rencontre et d’échange fructueux autour des littératures autochtones actuelles au Québec.

    Merci à Patrick Poirier et à l’équipe des Presses de l’Université de Montréal pour leur accompagnement tout au long de la transformation du manuscrit en livre.

    Je suis redevable à l’Indigenous Literary Studies Association et à ses membres, qui pratiquent la critique littéraire autochtone dans un esprit de grande générosité. C’est toujours un plaisir et un honneur de participer aux rassemblements annuels de l’ILSA. Je suis aussi redevable aux membres du groupe de recherche Decolonial Distruptions: Indigenous Literatures of Turtle Island, que j’ai eu le plaisir de codiriger entre 2016 et 2018 au Jackman Humanities Institute. Nos discussions, lectures, rencontres d’écrivains et d’écrivaines, ainsi que les événements que nous avons organisés dans la communauté autochtone à Tkaronto m’ont poussée à penser mes questions de recherche autrement. Je remercie également les étudiantes et étudiants du cours Lectures dirigées (LCO 6610) dans le programme Récits et médias autochtones, donné pendant les hivers 2021 et 2022 à l’Université de Montréal. Leur enthousiasme contagieux m’a rappelé la place importante de l’éducation et le pouvoir transformateur de la littérature.

    Je remercie mes amies écrivaines, qui ne cessent jamais de m’impressionner, pour leurs lectures et relectures à différents stades de ce projet. Élise Couture-Grondin, Natasha Hay, Isabelle Kirouac-Massicotte, Jeanne Mathieu-Lessard, Julie St-Laurent: ce livre est meilleur grâce à vous. Je remercie mes parents pour leur soutien de tous les instants. Merci à mes amies et amis pour leur appui et merci à Josh, pour son amour. Vous m’avez aidée à garder à l’esprit ce qui compte.

    Merci, enfin, aux jeunes femmes venues de tous les coins des Territoires du Nord-Ouest avec qui j’ai eu le grand honneur de travailler entre les années 2010 et 2016. Vous m’avez tant inspirée et tant appris de la valeur inestimable de la ténacité et du courage. J’espère que vous savez que vous êtes tant aimées. Finalement, à Mary Effie Snowshoe. Pour sa mémoire, son amitié, ses conseils. Ce travail est à toi. Mahsi Cho.

    Introduction

    Ça paraît peut-être pas, c’est pas le feu d’artifice comme eux autres y font quand y font quequ’chose, mais je sens qu’on grouille. C’est pour ça qu’avec le rythme, le ton, j’ai envie de vous dire la beauté de not’ race, j’ai envie de vous dire en beaux mots ben cordés tout ce qu’elle a dans le cœur de beau pis de grand…

    Virginia Pésémapéo Bordeleau, Chiâlage de métisse, 1983

    De la publication d’Eukuan nin matshi-manitu innushkueu = Je suis une maudite Sauvagesse, en 1976, à la parution du recueil de nouvelles Amun, en 2016, et au-delà, les littératures autochtones produites au Québec mettent en avant des demandes de justice, de guérison et de récupération des savoirs autochtones. Si, à l’échelle nationale, l’on prête aujourd’hui plus attention aux voix autochtones, il importe de reconnaître la contribution des écritures de langue française au corpus littéraire autochtone dans l’ensemble du pays, voire de toute l’Île de la Tortue1. Les deux langues officielles du Canada (des stigmates du colonialisme) influencent la façon dont les histoires, les idées et les récits autochtones circulent. Elles ont, en outre, créé des barrières dans la transmission et l’échange des littératures autochtones du Kebec et du Kanata2. Alors que les littératures autochtones d’expression anglaise jouissent d’une certaine visibilité dans l’Île de la Tortue depuis le début des années 1970 – une période que l’on considère généralement comme celle de la «renaissance» des arts autochtones –, les écrivains et écrivaines œuvrant en français se trouvent doublement marginalisés, leur minorisation étant à la fois d’ordre culturel et linguistique. En effet, la grande majorité des recherches en études littéraires autochtones du côté anglophone mentionnent à peine l’existence de la littérature francophone et, dans certains cas, l’ignorent complètement3. Cette omission du corpus francophone entraîne deux conséquences: d’abord, elle participe à l’effacement des histoires et des peuples autochtones de la région connue actuellement sous le nom du Québec. Ensuite, cet oubli laisse croire, dans une certaine mesure, que toutes les expériences du colonialisme au Canada sont pareilles, facilitant l’homogénéisation de celles-ci. En réalité, les voix autochtones francophones s’inscrivent dans un contexte particulier marqué par une histoire de relations raciales, par des débats sur la souveraineté et, bien évidemment, par la langue. Si l’une des visées centrales de cette étude est de montrer la spécificité du corpus francophone, une autre est d’œuvrer au décloisonnement du champ des études autochtones francophones et de celui des études autochtones anglophones et de favoriser l’intégration de la littérature autochtone du Québec dans le champ des études littéraires autochtones. Autrement dit, il est question de mettre en valeur la littérature autochtone d’expression française en montrant sa spécificité tout en établissant des liens de parenté entre les récits et les théories autochtones, de façon à dépasser les sphères linguistiques coloniales qui ont tenu ces deux corpus à distance pendant si longtemps.

    En 2003, le dramaturge wendat Yves Sioui Durand demandait: «Comment se fait-il qu’il y ait un si grand déséquilibre entre le nombre de poètes, romanciers, d’auteurs dramatiques entre les Autochtones du reste du Canada et les Autochtones du Québec?» (2003: 56). Depuis le début des années 2000, la situation de la littérature autochtone au Québec a beaucoup changé. Au cours des dernières années, on a pu constater l’épanouissement de la littérature et de la création artistique autochtones dans la province, de sorte qu’on peut parler effectivement d’un courant d’écrivains et d’écrivaines autochtones actuellement à l’œuvre. Les artistes littéraires viennent d’une variété de nations, habitent les centres urbains, les régions et les réserves, sont jeunes et d’âge mûr, et s’identifient à une pluralité de genres sexuels. Par leurs œuvres, leur militantisme, leurs interventions dans les forums publics et sur les réseaux sociaux, les voix autochtones montrent que l’expérience du colonialisme n’est pas un «triste chapitre4» de l’histoire canadienne, tel que le prétendent certains discours conciliateurs voulant oublier l’héritage du colonialisme de peuplement sur lequel reposent le Québec et le Canada. En fait, la caractéristique principale de ce mode distinct de colonialisme est peut-être la persistance: les structures, les politiques et les modalités du colonialisme de peuplement, ainsi que les expériences affectives qu’il conditionne, ne disparaissent pas, mais sont plutôt en transformation continuelle sur une longue durée5. Le colonialisme de peuplement est donc résolument contemporain et la littérature offre un portail à la fois concret et poétique pour que les voix autochtones puissent intervenir dans ce système en mutation. L’on remarque ainsi un glissement entre le littéraire et le politique au sein d’un même récit. De cette manière, comme mon titre l’annonce, les deux pendants de cette recherche sont à la fois internes et externes à l’œuvre: je me penche concurremment sur l’analyse du texte et sa composition (les poétiques) et sur le discours politique qu’il avance.

    Les arts narratifs autochtones remettent en question les mythes qui persistent dans les sociétés dominantes à travers l’Île de la Tortue. Ce faisant, les textes littéraires déploient des expressions de la souveraineté autochtone, c’est-à-dire qu’ils déstabilisent la légitimité même de l’État de la colonie de peuplement en s’attachant à des méthodes, des connaissances et des perspectives autochtones. Non seulement les œuvres illustrent des incarnations de cette souveraineté, mais encore, comme nous le verrons, elles produisent certains savoirs qui nous permettent de la concevoir autrement. Du point de vue politique, la souveraineté est la capacité d’une nation autochtone de déterminer l’organisation de son territoire, de se gouverner selon ses lois et ses coutumes, de contrôler son économie, ses ressources et sa langue, bref, de se définir elle-même. L’anthropologue mohawk Audra Simpson explique que la souveraineté autochtone correspond à l’autorité politique sur «le territoire et la vie» autochtones6. Elle la définit comme la pratique d’une nation autochtone qui existe et agit en tant que nation autre que la nation étatsunienne ou canadienne (ou québécoise) et son «refus d’arrêter d’être elle-même7». Du point de vue culturel, la souveraineté affirme la spécificité de l’expérience autochtone. Elle correspond au droit de se représenter soi-même, de mettre en récit ses histoires à partir de ses propres traditions esthétiques et poétiques. C’est un geste d’une grande importance politique, surtout dans un contexte où la représentation des peuples autochtones a été dominée, voire «possédée» – selon le chercheur creek Craig Womack (1999: 5) –, par les personnes non autochtones pendant longtemps. Dans cette veine, on remarque que les critiques littéraires sont portés à attribuer à l’auteur ou à l’autrice autochtone le rôle de porte-parole de la cause commune de la revendication et de la réaffirmation des droits autochtones dans la société contemporaine. Par exemple, Jo-Ann Episkenew (Métisse8) indique qu’un des buts de la littérature autochtone est de guérir collectivement les nations autochtones (2009: 15); Craig Womack (1999: 1) déclare avoir écrit son manifeste souverainiste Red on Red pour lancer le dialogue au sein de son peuple, les Creeks; et Jace Weaver (2001: 49) conclut qu’il est difficile de penser à une seule voix autochtone qui ne s’engage pas dans la lutte commune. En proposant que l’œuvre doive être écrite pour favoriser une guérison collective, pour profiter à une nation particulière ou, au minimum, pour constituer un acte de militantisme, ces critiques laissent entendre que la création littéraire devrait donner priorité aux intérêts du groupe au lieu de se livrer à une exploration introspective.

    Cependant, plusieurs œuvres contemporaines mettent en avant une valorisation de l’expérience personnelle en intervenant dans le récit colonial. Il m’a semblé primordial de comprendre la place ambiguë du personnel dans la littérature contemporaine autochtone, spécialement dans le contexte francophone où la critique littéraire autochtone prolifère depuis le milieu des années 2000. C’est la raison pour laquelle j’ai axé mon étude sur les diverses approches grâce auxquelles l’écriture anticoloniale d’expression française représente ce qui se déroule à petite échelle – perspective souvent minimisée au profit des grands discours collectifs. La mise en mots de la subjectivité, de l’affect et du vécu des sujets alimente une littérature d’«histoires personnelles». Par histoires personnelles, j’entends des représentations littéraires de perspectives et d’expériences intimistes, un retour du sujet sur soi dans l’élaboration de récits sur les relations et la parenté (kinship), le corps et le genre sexuel, l’érotisme et l’amour, le territoire et la temporalité. Sans pour autant nier la centralité de l’appartenance communautaire, ces récits sont reliés à des expressions de souveraineté autochtone qui passent par la représentation de l’autonomie individuelle. Je cherche à comprendre ce que ces histoires personnelles apportent à la narration et de quelle manière la spécificité de l’expérience racontée dans chacun des récits montre les formes multiples de l’autochtonie aujourd’hui. Il m’incombe alors de répondre à certaines questions saillantes: qu’est-ce que l’écriture du personnel exprime ou revendique qui ne peut pas être exprimé autrement? Comment les sensations et les sentiments qu’éprouvent les sujets se développent-ils dans la littérature contemporaine? À travers quelles figures et stratégies? Et finalement, la représentation de l’expérience personnelle serait-elle en quelque sorte imbriquée dans l’élaboration d’un discours sur la souveraineté autochtone? Ce sont là quelques-unes des questions qui forment la trame de ce livre.

    Il s’agit alors d’analyser les configurations diverses que peuvent prendre les histoires personnelles dans la littérature autochtone francophone contemporaine. Il me semble que de telles expressions littéraires, c’est-à-dire l’écriture qui rend compte de différents aspects du personnel dans les trajectoires des sujets autochtones, nous offrent de nouvelles façons de narrer et de comprendre cette expérience. Ces textes font donc émerger les formes nombreuses et variées de l’autochtonie qui existe aujourd’hui parmi les réalités de l’occupation coloniale.

    Des littératures du lieu

    Étant donné la variété des genres dans lesquels les voix autochtones contemporaines s’expriment, les histoires personnelles ne sont pas racontées de la même façon. J’ai retenu pour mon étude les œuvres de cinq écrivaines et d’un écrivain en fonction de l’accent mis sur le glissement entre le personnel et le politique, et aussi en fonction de leur importance dans le milieu littéraire autochtone au Québec. Le corpus remonte à un ouvrage influent de la littérature autochtone de l’époque moderne, Eukuan nin matshi-manitu innushkueu = Je suis une maudite Sauvagesse9. Publié en 1976, cet essai de l’écrivaine et dirigeante innue An Antane Kapesh s’attaque explicitement aux politiques du système colonial. Écrit au cours d’une période de grande dépossession, son essai autobiographique est indispensable pour comprendre les discours anticoloniaux dans les textes contemporains. Les autres œuvres sont toutes contemporaines: les recueils de poésie N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures et Manifeste Assi, de l’artiste multidisciplinaire innue de Pessamit Natasha Kanapé Fontaine, sortis respectivement en 2012 et 2014; les romans Ourse bleue (2007) et L’amant du lac (2013), de l’écrivaine eeyou et métisse de l’Abititi Virginia Pésémapéo Bordeleau; le roman Kuessipan (2011) et l’essai Shuni (2019), de l’écrivaine innue de Uashat Naomi Fontaine; deux nouvelles du recueil Amun, publié en 2016 sous la direction de Michel Jean, écrivain et journaliste innu: «Memekueshu», de Melissa Mollen Dupuis, artiste innue engagée dans le milieu communautaire originaire d’Ekuanitshit, et «Hannibalo-­God-Mozilla contre le Grand Vide cosmique» de Louis-Karl Picard-Sioui, poète, écrivain et directeur de programmation culturelle wendat. Au cœur de ces textes, de façon plus prononcée dans certains, les cheminements des sujets autochtones produisent des manifestations particulières des histoires personnelles. Globalement, les textes offrent une panoplie d’incarnations distinctes de ces histoires.

    La variété des œuvres souligne la grande diversité des littératures autochtones produites au Québec afin de lutter contre l’homogénéisation de cette production. Si j’étudie un corpus étendu et que j’insiste à de nombreuses reprises sur la multiplicité de la production, c’est que la diversité et l’individualité des voix autochtones ne sont pas toujours pleinement reconnues. Les stratégies d’oppression déployées par les colons pour déshumaniser les membres des Premiers Peuples sont tenaces et imprègnent encore certains discours dominants. Une de ces stratégies d’oppression qu’a soulignée le penseur anticolonial Albert Memmi consiste à dépersonnaliser et à homogénéiser les personnes qui subissent le colonialisme en leur faisant porter «la marque du pluriel» (1972: 87). Dans ce contexte, l’intellectuelle crie-métisse Emma LaRocque postule que la littérature peut aider à «redonner la dimension personnelle à l’Indien dépersonnalisé» (2010: 164). Cela nous amène à examiner la dimension personnelle de la littérature autochtone afin de souligner la complexité des vies vécues.

    Tout en reconnaissant la variété des œuvres, il me faut souligner qu’elles ont des points communs. Elles témoignent toutes d’un travail sur la forme, sur le langage, sur la langue, notamment parce qu’elles intègrent des langues autochtones dans le texte français. Elles problématisent l’expérience personnelle et les enjeux politiques liés à cette expérience par un glissement entre le littéraire et le social dans un même discours. Notons également qu’il existe une certaine proximité entre l’identité de l’écrivain ou l’écrivaine et l’expérience des personnages principaux dans presque toutes les œuvres, ce qui, à mon sens, renforce le projet politique, parce que, manifestement, le littéraire se construit à partir du personnel. De plus, la majorité des œuvres sont le fait d’écrivaines, ce qui témoigne de la place importante que les femmes occupaient (et occupent toujours) dans le milieu littéraire au cours des années où j’entreprenais cette recherche. Dans son essai «Femmes porteuses de mots», Pésémapéo Bordeleau (2021) réfléchit aux raisons pour lesquelles les figures de proue de la littérature autochtone aujourd’hui sont majoritairement des femmes. Elle décrit les écrivaines comme «assum[ant] leur rôle de passeuses du savoir, de l’identité, de la langue» (ibid.: 12). La place que j’accorde aux textes des femmes m’a amenée à porter une attention particulière à l’intersection du genre et du colonialisme, ce qui sous-tend les analyses des œuvres. Enfin, l’inclusion de la nouvelle de Picard-Sioui n’est pas arbitraire: il est l’un des premiers écrivains du milieu francophone à m’inciter à prendre au sérieux la place du personnel grâce aux poèmes intimistes de son recueil de poésie Au pied de mon orgueil, qui parlent des «petites joies au quotidien / de grands malheurs sans lendemain / de ces choses-là» (Picard-Sioui, 2011: 71).

    Mon étude porte sur des textes publiés, ce que l’on qualifie généralement de «littérature», un terme qui mérite d’être précisé. Dans le champ des études littéraires autochtones, les spécialistes ont, de façon générale, accepté l’idée que les «littératures autochtones» ne regroupaient pas uniquement ce qui est rédigé, et certains critiques mettent en garde contre l’emploi du mot. Par exemple, Keavy Martin (2012: 43) explique que les récits des Premiers Peuples «existent à l’intérieur de leur propre cadre intellectuel dont les protocoles peuvent différer grandement de ceux conférés au mot anglais [ou français] de littérature […] Le problème, donc, est que le mot littérature […] demeure un terme étranger qui peut potentiellement déformer la compréhension du sujet posé10». À cet égard, dans leur introduction au collectif Read, Listen, Tell: Indigenous Stories from Turtle Island, Sophie McCall, Deanna Reder (Crie-Métisse), David Gaertner et Gabrielle L’Hirondelle Hill (Crie-Métisse) (2017: 2) critiquent le terme parce qu’il relève de catégories eurocentriques et qu’il est trop restreint pour englober la grande variété des arts narratifs autochtones. Je choisis d’employer le terme «littérature» pour parler des textes pour plusieurs raisons. Avant tout, je l’utilise parce que, comme Daniel Heath Justice (Cherokee) (2018: 17), je crois qu’ensemble littératures autochtones sont deux mots puissants dans une relation puissante. Puisque ce livre est destiné à être lu principalement par un lectorat et des universitaires que les études littéraires intéressent, l’emploi du mot dans cet ouvrage incitera, je l’espère, à faire état de la valeur esthétique et critique des traditions autochtones qui y sont comprises. Mon usage du mot est stratégique: mon but est de contribuer à transformer la façon dont l’université perçoit la production artistique autochtone. En qualifiant de «littératures» d’autres formes de narration et d’autres processus de créations d’histoires, il devient possible d’introduire des changements méthodologiques importants à l’intérieur des disciplines universitaires. Au lieu d’inscrire les créations autochtones dans une compréhension eurocentrique de la littérature, je cherche à recadrer et à redéfinir le terme afin de décrire diverses traditions intellectuelles autochtones. En outre, j’utilise le plus souvent possible l’expression littératures autochtones au pluriel pour souligner qu’il ne s’agit pas d’une tradition littéraire unique.

    Toutes les œuvres à l’étude ont été réalisées par des auteurs et autrices autochtones francophones (ou, dans le cas de Kapesh, en dialogue avec l’espace francophone), originaires du territoire maintenant reconnu comme le Québec. En constituant un tel échantillon, je ne souhaite pas obscurcir la contribution considérable d’œuvres produites dans les différentes langues des Premières Nations, en inuktitut et aussi en anglais, ni prétendre que la production francophone est le critère déterminant pour définir la littérature autochtone au Québec11. Il m’a semblé important de retenir un corpus d’expression française (corpus qui n’est tout de même pas unilingue, puisque les langues autochtones y jouent un rôle) afin de suppléer à la lacune de la critique francophone sur ce même corpus. Cependant, les critères linguistiques et géographiques ont également été une source de conflit au cours de mes recherches. Étant donné que je tâche, tout au long de cette étude, de faire éclater les catégories établies par la colonisation – telles que les langues et les géographies coloniales –, comment pouvais-je me limiter à des restrictions issues d’une division coloniale? Ne serait-ce pas une façon d’imposer des catégories coloniales aux textes? Les frontières territoriales délimitées par les États coloniaux sont incongrues par rapport à la façon dont les peuples autochtones habitent et utilisent le territoire. Comme la politologue Dalie Giroux l’explique:

    […] l’extension de ces territoires [traditionnels] ne correspondait qu’accidentellement aux frontières et juridictions définissant la territorialité des États coloniaux contemporains: plusieurs territoires traversaient la frontière canado-américaine et les territoires traditionnels ne correspondaient à peu près jamais au tracé des réserves dans lesquelles étaient confinés les peuples autochtones contemporains, qu’ils soient soumis à des traités ou non. (2017: 76)

    Bien que les frontières coloniales conviennent mal aux territoires originels des différentes Premières Nations, les créateurs et créatrices vivent aujourd’hui dans le contexte du Québec, un milieu particulier en ce qui concerne les questions de la race, de l’autochtonie et de la langue, comme nous le verrons dans le premier chapitre. En outre, par-delà les frontières géographiques, le lieu comme tel est de la plus haute importance dans les littératures autochtones. Plusieurs spécialistes ont montré le caractère localisé des histoires, qui sont formées à partir d’une relation avec les territoires particuliers d’où elles sont issues. Glen Coulthard (Yellowknives Déné) et Leanne Betasamosake Simpson (Michi Saagiig Nishnaabeg) affirment que les récits proviennent de lieux particuliers et «sont fondamentalement façonnés par un rapport intime au lieu12» (Coulthard et Simpson, 2016: 254). La littérature est donc une pratique située dans le lieu et celui-ci produit un cadre de référence grâce auquel on peut comprendre le récit. À cet égard, pour décrire le lien entre l’art de raconter et le territoire, Mark Rifkin (2017: 205) explique que les histoires «atterrissent» sur le territoire (il utilise le terme «landed storying»). Il souligne que les histoires «donnent une signification à l’occupation actuelle et ancienne de lieux particuliers alors qu’elles évoquent les spécificités de ces lieux, produisant des types d’expériences et des formes de relations qui traversent des gouffres temporels apparents13» (Rifkin, 2017: 45). On peut alors comprendre le lieu comme un élément structurant du récit.

    Ces propos nous incitent à concevoir les frontières territoriales autrement. Analyser les littératures autochtones du Québec, c’est donc apprécier la façon dont la littérature demeure ancrée dans un espace géographique précis. Les littératures autochtones ne peuvent pas être «déspatialisées», au sens où l’entend François Paré. Telle l’homogénéisation, la déspatialisation est une stratégie coloniale qui assimile les différences, efface les savoirs et rend abstraite l’expérience. Les écrivains et écrivaines appartenant aux «petites» littératures, ou littératures dites mineures, «croient au pays, y soumettent toute leur expérience de la littérature», écrit Paré dans Les littératures de l’exiguïté (1992: 70). La déspatialisation est le «privilège» accordé à une littérature dominante qui se veut «issue de partout et de nulle part»; par exemple, d’après Paré, «toute l’institution culturelle européenne a conçu sa grandeur comme une déréalisation de son espace spécifique» (1992: 70-71). Les œuvres autochtones s’enracinent dans les histoires des lieux particuliers, affirmant leurs différences et leurs spécificités culturelles en tant que stratégie souverainiste.

    Relations et responsabilités: une note sur la positionnalité

    Dans sa conférence donnée aux Massey Lectures en 2003, l’écrivain cherokee Thomas King raconte une histoire de création des cosmologies anishinaabeg et haudenosaunee, soit celle de la femme tombée du ciel. Il termine son récit avec une exhortation: «Ne dites pas dans les années qui suivent que vous auriez vécu votre vie différemment si seulement vous aviez entendu cette histoire. Vous l’avez entendue maintenant14» (King, 2003: 29). Le conseil de King interpelle directement son auditoire. Dans le cadre des conférences Massey, un événement littéraire qui se tient à l’Université de Toronto, créé en l’honneur d’un ancien gouverneur général du Canada, cet auditoire était vraisemblablement majoritairement non autochtone. En s’adressant ainsi aux membres de l’assistance, King leur rappelle que la lecture ou l’interprétation d’un récit autochtone peut instruire, voire responsabiliser. Une fois qu’ils ont «entendu une histoire», les destinataires portent la responsabilité de réfléchir, de s’engager, d’apprendre, bref, la responsabilité d’entrer en relation avec le texte.

    L’évocation de la relation dans et par la lecture a des implications particulières en contexte colonial. Justement, Keavy Martin entend la colonisation comme «le processus prolongé de refus des relations15» (2016b: 447). Elle affirme que:

    [Le processus colonial est] caractérisé par, et en dépend peut-être, une série de refus: le refus continu de reconnaître les relations et le refus des responsabilités découlant de ces relations. Ces dénis peuvent intervenir à de nombreux niveaux différents, mais emboîtés, créant un aveuglement par rapport aux relations entre les personnes («les affaires autochtones n’ont rien à voir avec moi»), aux liens entre le passé et le présent («passer à autre chose» ou «ce n’est pas moi qui les ai placés dans les pensionnats»), et surtout aux relations avec le territoire («l’industrie des sables bitumineux nous donne nos emplois et nos revenus»). Ces refus permettent sans doute à l’État colonialiste et capitaliste de fonctionner, en s’imaginant libre de la responsabilité envers les personnes autochtones, envers le territoire et même envers les générations futures16. (Martin, 2016b: 447-448)

    Si le fonctionnement du colonialisme de peuplement se perpétue en partie à cause du refus de liens et de relations, le domaine des études littéraires peut jouer un rôle important. Cela se fait en entrant en relation avec les philosophes autochtones par le truchement de leur travail critique et créatif, ainsi qu’en adoptant des méthodologies autochtones. Selon le chercheur cri Shawn Wilson, les méthodologies autochtones – qu’il distingue de la simple recherche en milieu autochtone –nécessitent de faire preuve de certaines responsabilités envers les relations de recherche. D’après Wilson, nous devons dépasser l’adoption de «perspectives autochtones» pour mettre la recherche en marche comme une pratique de «responsabilité relationnelle» (relational accountability) (2001: 177). Cela signifie, pour moi, de pratiquer délibérément la positionnalité en interrogeant ma place dans le réseau de relations de la recherche éthique. La positionnalité englobe non seulement le lieu d’où l’on parle (notre position), mais aussi les postures théoriques et politiques dont on se réclame. Elle nous place en relation, comme on l’explique dans Read, Listen, Tell: «La notion de positionnalité implique la reconnaissance du fait que nous sommes interconnectés avec celles et ceux qui nous entourent17» (McCall, Reder, Gaertner et Hill, 2017: 4). En tant que lectrice et analyste des textes, je reconnais que je lis à partir d’une situation précise qui influence ma perspective. J’affirme ma positionnalité afin d’expliquer où je me situe par rapport à l’héritage du colonialisme, mais aussi pour préciser mes choix théoriques et politiques et la façon dont cette étude s’inscrit dans mon histoire personnelle.

    Je m’identifie comme chercheuse colonisatrice, une formule qui désigne activement ma relation au colonialisme de peuplement18. J’emploierai également le terme «allochtone» dans cet ouvrage pour désigner les personnes non autochtones, mais se dire «colonisatrice» ou «colonisateur» est une reconnaissance politisée. C’est une reconnaissance de la logique qui fait des personnes colonisatrices les premières bénéficiaires du système colonial. Reconnaître la logique coloniale souvent rendue invisible constitue un premier pas dans le travail de déconstruction de cette même logique; l’engagement est le second. Je me place dans une position où mon but est d’entrer en relation, d’adopter la responsabilité relationnelle, en m’engageant. En pratiquant la recherche à partir de la position de chercheuse colonisatrice, je suis animée par le désir de mieux cerner les formes que prend le colonialisme à notre époque et de remettre en question la légitimité des modes de compréhension coloniaux en ce qui a trait aux questions autochtones. J’écris au «je» tout au long de ce livre non pas pour me placer au centre de l’étude, mais plutôt pour rester transparente et autoréflexive par rapport à ma position en tant que non-Autochtone qui parle des littératures autochtones. Je ne prétends pas écrire au nom des personnes autochtones; j’écris de ma position de femme québécoise anglophone, issue d’une famille d’émigrés juifs arrivés à Montréal durant la première moitié du xxe siècle et de colons écossais travaillant dans la traite des fourrures au xixe siècle. Si j’évoque mes origines, c’est parce que j’ai mené cette étude en tant que chercheuse universitaire et

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