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Villes en traduction: Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal
Villes en traduction: Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal
Villes en traduction: Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal
Livre électronique396 pages5 heures

Villes en traduction: Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal

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À propos de ce livre électronique

Toutes les villes sont multilingues, mais pour certaines, les tensions linguistiques revêtent une importance particulière. Pourtant, malgré la menace constante de conflits, des villes comme Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal offrent des milieux riches d’interactions, souvent très créatifs. Dans l’espace physique comme dans la production artistique et littéraire, ces lieux sont traversés par les forces vives de la traduction. En prêtant une oreille attentive aux rencontres entre les langues dans l’espace citadin, Sherry Simon montre comment celles-ci façonnent l’imaginaire et contribuent à une citoyenneté partagée.
LangueFrançais
Date de sortie17 janv. 2014
ISBN9782760632257
Villes en traduction: Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal
Auteur

Sherry Simon

Sherry Simon est professeure au Département d’études françaises de l’Université Concordia. Elle est l’auteure notamment de Traverser Montréal. Une histoire culturelle par la traduction (2008).

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    Aperçu du livre

    Villes en traduction - Sherry Simon

    ePub : claudebergeron.com

    Sauf indication contraire, les photographies sont de l’auteure.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Simon, Sherry

    [Cities in translation. Français]

    Villes en traduction : Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal

    (Espace littéraire)

    Traduction de : Cities in translation.

    Comprend des références bibliographiques et un index.

    ISBN

    978-2-7606-3223-3

    1. Multilinguisme. 2. Traduction – Méthodologie.

    I. Titre. II. Titre : Cities in translation. Français. III. Collection : Espace littéraire.

    P115.S5514 2013   306.44’6   C2013-941418-5

    L’édition originale de cet ouvrage est parue sous le titre de Cities in Translation. Intersection of language and memory (Routledge, 2012), © Sherry Simon 2012. Tous droits réservés.

    La traduction du livre anglais a été autorisée par Routledge, membre du groupe Taylor & Francis.

    Dépôt légal : 4e trimestre 2013

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2013

    ISBN

    (papier) 978-2-7606-3223-3

    ISBN

    (pdf) 978-2-7606-3224-0

    ISBN

    (ePub) 978-2-7606-3225-7

    Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition et remercient de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). Elles reconnaissent aussi l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition du livre pour les activités de traduction.

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    IMPRIMÉ AU CANADA

    À Eleanor

    Et au petit Avi,

    déjà citoyen polyglotte de plusieurs villes

    REMERCIEMENTS

    L’énumération des villes explorées dans cet ouvrage semble tracer un itinéraire, et en effet le plaisir du voyage était indissociable de celui de l’écriture. Je tiens à remercier les amis et les collègues de «mes villes» qui m’ont accueillie et encouragée à chaque séjour. À Kolkata, j’ai bénéficié de l’appui d’Ananda Lal, de Sukanta et Supriya Chaudhuri et de Nilanjana Deb. À Barcelone, je suis redevable à Victor Obiols, Elena Villalonga, Montserrat Bacardí, Pilar Godayol, Isabel Núñez et Robert Davidson, et je veux exprimer une reconnaissance toute spéciale à Nuria d’Asprer pour l’inspiration de ses passages. À Trieste, ma gratitude s’adresse à Katia Pizzi, Elvio Guagnini, Sergia Adamo et Tatianna Rojc. À Nicosie, j’ai eu la chance de compter sur la compagnie précieuse de Stavros Karayannis et de Stephanos Stephanides. Mais même chez moi, j’ai poursuivi ces voyages : la connaissance d’une ville se nourrit d’une conversation avec les érudits qui ont enrichi son histoire et son identité et parmi ces auteurs je veux mentionner tout particulièrement Claudio Magris et John McCourt pour Trieste et Swati Chattopadhyay pour Calcutta. Des collègues m’ont offert leurs observations sur les divers chapitres. Je remercie de tout cœur Barbara Agnese, Michaela Wolf, Chandrani Chatterjee, Pilar Godayol, Reine Meylaerts et Paul St-Pierre de leurs commentaires généreux, utiles et opportuns. Un merci spécial à Matteo Colombi qui a répondu à un courriel tombant du ciel par un exposé réfléchi et bien informé. Merci à Matt Soar pour l’enseigne Simcha et à Kathy Mezei pour ses conseils. Au fil des années, j’ai accumulé des dettes envers Vanamala Viswanatha, GJV Prasad et Kamala. Je dois évoquer avec tristesse la collaboration de figures disparues, Meenakshi et Sujit Mukherjee et Barbara Godard. J’ai bénéficié de plusieurs invitations à présenter les données de cet ouvrage et j’en remercie le professeur Van Kelly de l’Université du Kansas et Reine Meylaerts qui m’a accueillie à Louvain comme titulaire de la chaire CETRA. À l’Université Concordia, j’ai pu compter sur le soutien de plusieurs collègues, et notamment de l’encouragement d’Ollivier Dyens, de Louise Dandurand et de Judith Woodsworth. J’ai eu le privilège de recevoir une bourse Killam, administrée par le Conseil des arts du Canada. Je n’aurais pas pu réaliser ce grand projet sans le temps dont j’ai disposé pour les recherches grâce à cette bourse, et je remercie les membres de la fiducie Killam pour leur soutien constant aux humanités. Les subventions reçues du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) ont été essentielles aux recherches que j’ai conduites pendant plusieurs années. Le CRSH a été source de soutien continu pour mes projets concernant la ville multilingue, et le groupe de recherche «Zones de tensions», financé par le FQRSC — Simon Harel, Catherine Leclerc, Roxanne Rimstead, Pierre Ouellet et Domenic Beneventi — formait un cercle de complicité intellectuelle stimulante. Je remercie le personnel du service des prêts interbibliothèques de l’Université Concordia qui s’est chargé de retracer des livres dans des bibliothèques un peu partout dans le monde ; j’ai pu profiter notamment de la grande collection de la Robarts Library de l’Université de Toronto. J’ai bénéficié des encouragements de Louisa Semlyen et Sophie Jacques chez Routledge, avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler au fil de la préparation de cet ouvrage, et je suis reconnaissante à mon ami Michael Cronin qui m’a accueillie dans sa nouvelle série Routledge. Pour l’édition française j’ai pu compter de nouveau sur le travail exceptionnel de Pierrot Lambert pour la traduction. Connaissant de près les exigences de ce travail, j’ai pu apprécier toute la justesse de sa plume. Je veux dire toute ma gratitude à Antoine del Busso et Nadine Tremblay des Presses de l’Université de Montréal. L’assistante de recherche Sophie Cardinal-Corriveau m’a aidée pendant les premières étapes de mes recherches et Marie Leconte telle un ange descendu du ciel est venue résoudre comme par magie toutes mes difficultés à la fin. Robbie Schwartzwald, un ami généreux, toujours prêt à m’appuyer, a été un lecteur précieux. Ma mère, comme toujours, a été une présence importante dans ma vie pendant la période de rédaction de ce livre, tout comme Noémi, Moussa, Avi et David K. Le bref séjour de Tobie à la maison a été un cadeau inespéré. Eleanor a partagé avec moi l’exploration de mes villes, suivant les pistes de recherche, portant attention à tout avec son oreille infaillible et animant notre aventure de son enthousiasme constant.

    NOTE SUR LA TERMINOLOGIE

    Les désignations toponymiques sont sources de litiges dans les villes que j’aborde ici. Quels usages fallait-il choisir ? J’ai opté généralement pour l’usage contemporain, favorisant le catalan à Barcelone et le français à Montréal — j’emploie donc le terme Eixample plutôt que Ensanche, boulevard Saint-Laurent plutôt que Saint Lawrence Boulevard. Et comme j’aborde la ville du

    XIX

    e siècle, je me suis sentie obligée d’employer la forme Calcutta plutôt que la version actuelle, Kolkata.

    «Dans laquelle de mes villes

    Suis-je destiné à mourir ?…

    […]

    Dans quelle langue suis-je destiné à mourir ?»

    extrait du poème «La toile»

    de Jorge Luis Borges

    AVANT-PROPOS

    À l’enseigne d’Hermès

    La «zone morte» de Nicosie est un espace de désolation couvrant quelques pâtés de maisons criblées de trous, encerclées par une clôture de barbelés rouillés. En marchant vers un des postes de contrôle de la ville, je me retrouve dans une rue qui a pour nom Hermès. Le dieu des passages, ici à Chypre, quelle ironie ! Ce dieu était vénéré pour le secours attendu de lui dans les traversées de frontières de toutes sortes. Pourtant, la rue que je parcours, ici à Nicosie, une ville connue comme «la dernière capitale divisée d’Europe», ressemble plutôt à une impasse qui, depuis une génération entière, sépare de manière étanche la ville en deux entités.

    L’histoire de cette rue ajoute à l’ironie de son nom : la rue Hermès est une création récente, construite au cours des années 1880 par les administrateurs britanniques de Chypre, sur une rivière qui jadis sillonnait la ville, mais qui était devenue polluée et nauséabonde. Artère commerciale majeure, la rue Hermès attirait les populations diversifiées de la ville. Capitale d’une île méditerranéenne soumise à une succession de dirigeants, depuis les rois de la maison de Lusignan jusqu’aux Ottomans et aux Britanniques, Nicosie a toujours été un lieu de mélanges et de superposition de cultures, dont le témoin le plus frappant est l’ancienne cathédrale gothique de Sainte-Sophie, dotée de minarets depuis 1570.

    La rue Hermès, affairée et cosmopolite, dessinée en 1974 dans un bureau de l’Organisation des Nations Unies, est devenue par la suite une ligne de démarcation politique, soit une portion de la Ligne verte séparant les parties grecque et turque de l’île de Chypre. Le lieu de rencontre est donc devenu lieu de séparation. Mais le paradoxe n’est qu’apparent. C’est précisément l’accessibilité de cette rue comme voie de passage qui en faisait une candidate toute désignée comme ligne de séparation. Ce secteur, qui n’avait jamais été associé fermement à une identité ethnique particulière, formait un territoire neutre. Par conséquent, selon la logique des rivalités politiques de l’époque, le territoire le plus convivial, le plus diversifié humainement de Chypre, deviendra une zone morte.

     

    Des minarets ont été ajoutés à la cathédrale de Sainte-Sophie, édifiée au

    XIII

    e siècle, après la chute de la ville aux mains des Ottomans en 1570. Il s’agit là d’un rare exemple d’une structure gothique convertie en une mosquée.

    Ce paradoxe, cette vision perverse, convient tout à fait à Hermès. Hermès, le suzerain mythique des carrefours, marque de sa présence physique séculaire l’importance de certains croisements de routes. «Herma» désignait la borne au carrefour des routes. Les Grecs et les Romains faisaient de ce tas de pierres une sculpture, où ils dégageaient la tête et le torse d’un dieu (Hermès habituellement, mais aussi parfois Dionysos), fixé sur un fronton fuselé. Hermès est donc à la fois le dieu de la séparation et le dieu de la connexion : il protège les frontières mais, par ses pouvoirs magiques, il assure également un passage sûr aux voyageurs. Depuis l’ouverture en 2004 de postes de contrôle qui permettent la circulation entre les zones turque et grecque de Nicosie, Hermès est en mesure d’exercer les deux volets de ses pouvoirs.

    L’emplacement et le rôle de la rue Hermès me rappellent une rue de ma propre ville, remarquable sous des rapports similaires. Le boulevard Saint-Laurent de Montréal constitue depuis des siècles à la fois la zone de contact et la ligne de partage d’un territoire urbain qui a connu sa part de tumultes politiques. Montréal est bien éloignée des anciennes routes marchandes et du passé sanglant de Chypre, mais les tensions qu’a connues la métropole québécoise dans les années 1960 et au début des années 1970 auraient bien pu donner lieu à la violence et la séparation. En me promenant sur cette version méditerranéenne d’une lointaine rue nord-américaine, Nicosie me saisit comme le désastre qui un temps a menacé Montréal. Les ruines qui composent le paysage de Nicosie témoignent de la fragilité de toutes les villes, dont la composition sociale est toujours vulnérable et éphémère.

    Je pense également à Montréal en rapport à un autre aspect de ma promenade. Ici, marchant du sud au nord, je passe d’une langue à une autre. Nicosie, à l’instar de Montréal, est traversée par une ligne de faille linguistique. Il faut toutefois noter une différence importante. À Montréal, les lignes de partage sont sans cesse redéfinies et deviennent de plus en plus poreuses au fil des réinterprétations des identités sociales. À Nicosie, par contre, la géographie linguistique accuse une cruelle immobilité. Une barrière solide sépare les populations turque et grecque, aussi sûrement qu’elle met à distance le somptueux marché de pierres et les caravansérails anciens du nord et les édifices de béton modernes du sud. Nicosie — comme d’autres villes affligées de frontières internes — souffre d’une évolution aberrante des formes urbaines : au lieu d’être entourée d’un mur conçu pour protéger la communauté des menaces extérieures, elle est divisée par une partition qui concrétise un antagonisme au sein même de sa communauté.

    Quel type d’échange peut bien se déployer à travers cette frontière qui restreint la mobilité des habitants ? L’histoire de Chypre décline un thème dont elle est profondément pénétrée : celui du pouvoir de la traduction. Tout juste de l’autre côté de la frontière, en territoire turc, le public peut visiter la maison de Hadjigeorgakis Kornesios, le drogman chrétien légendaire qui a représenté l’Empire ottoman à Chypre de 1779 à 1809. Une rue porte son nom. Sa maison, ou plutôt son domaine, est l’une des résidences les plus impressionnantes léguées par la période ottomane. Les traducteurs de notre époque aussi évoquent le patrimoine cypriote comme un lieu de rencontre au cœur de la Méditerranée, un lieu où le savoir a été préservé et valorisé par la traduction. Aujourd’hui, dans les centres culturels, de chaque côté de la ligne de partage, des artistes et des écrivains se rencontrent pour perpétuer la tradition de la traduction de l’île — et pour raviver la mémoire d’une culture cypriote qui a créé une langue médiane (des formes de grec et de turc typiquement cypriotes) et une identité mixte. Malgré la cloche d’isolement des pressions politiques, ces artistes et ces écrivains luttent pour maintenir des voies de transmission, pour faire revivre les textes et les souvenirs d’une époque où les langues pouvaient se déplacer librement sur l’ensemble du territoire.

    Le sort peu enviable de Nicosie.

    Traçant la frontière entre les secteurs grec et turc, la rue Hermès définit Nicosie comme un espace où la communication pourrait se déployer à nouveau. Messager, commerçant, tricheur, Hermès est également un herméneute : un interprète. Il tient un rôle spécial, celui de nous rappeler que les possibilités de compréhension et d’interprétation sont liées à la réalité culturelle des lieux. En mettant en relief l’interrelation entre langue et espace, Hermès fournit les paramètres de notre exploration. La magie du dieu espiègle définit l’intersection comme un lieu de danger, mais aussi de fertilisation, où il est possible d’imaginer de nouveaux univers d’expression.

    Dans un de ses récits, l’écrivain mexicain Juan Villoro met en scène un chauffeur de taxi de Mexico, D.F. (Distrito Federal), tout juste de retour d’un voyage à Chicago, qui tente de décrire les merveilles de cette grande métropole à un passager. Tout ce qu’il réussit à faire, c’est de «traduire» une ville dans l’autre. L’Estadio Azteca devient donc l’endroit où les Bears de Chicago jouent leurs matchs de football, le Paseo de la Reforma devient le Magnificent Mile et le parc Chapultepec n’est plus peuplé de cygnes, mais d’oies sauvages du Canada. Le Zocalo est entouré de pizzerias italiennes et l’église de Santo Domingo prend les allures d’une synagogue. «Il édifiait par ses paroles une cité fabuleuse : Chicago, D.F. (Distrito Federal) […] spectrale, une carte superposée» (Villoro, 2009).

    Le chauffeur de taxi de Villoro semble croire que notre imagination est limitée, que nous ne sommes capables de connaître qu’une seule ville et que toutes les autres seront un simple reflet de la première. Cette idée tient peut-être toutefois de la notion d’une logique profonde liant certaines villes à certaines autres, une logique qui crée des liens non immédiatement perceptibles. De telles affinités définissent une structure, un esprit communs. Les villes qui montrent les coutures et les cicatrices de leur histoire ont une sorte d’air de famille, des endroits tels que Czernowitz, Vilnius, Istanbul ou la Nouvelle-Orléans, où les langues correspondent à des périodes historiques successives et qui souvent se chevauchent ; comme Nicosie, Beyrouth ou Mostar, où un passé marqué par une relative convivialité a été remplacé par un présent accusant des revendications et des contre-revendications politiques ; ou encore telles que Bruxelles, Barcelone, Montréal, Dakar, Trieste et Manille, où les langues continuent de se saluer et de s’affronter sur un terrain commun. À l’instar du chauffeur de taxi de Villoro, je suis peut-être prise dans un circuit de réplication — à l’affût de copies et de variantes de l’expérience urbaine si caractéristique de Montréal, ce mélange de tension et d’attirance, de nostalgie et de crainte, qui insuffle la vie le long des lignes de partage. Ce livre constitue ma propre «carte spectrale, superposée», dont Montréal forme le dessin sous-jacent et sur lequel je trace les contours de nouvelles géographies linguistiques. Comme le chauffeur de taxi, je sais que les formes ne correspondent pas tout à fait, que les traductions ne sauraient être exactes. Mais je suis en quête de cette sensibilité commune aux paysages urbains marqués par le pouvoir de la dissonance langagière.

    1

    Monter le volume de la traduction dans la ville

    «Salut au quartier de mon enfance !», lance Doris Sommer au quartier d’immigrants de Brooklyn où elle a grandi. Ce qu’elle a appris dans ce milieu lui a servi autant dans sa vie de citoyenne que dans sa carrière universitaire. Vivre entre des rues honorant la mémoire d’un Amboy hollandais et d’un Herzl sioniste lui apparaît maintenant comme un cadre idéal pour capter l’esprit d’un quartier qui a vécu un dédoublement langagier permanent. Le passage constant d’une langue à une autre soumettait les habitants à un flottement, à une indétermination des significations, qui faisait que tous étaient perdus quelque part entre les puntos suspendidos, «entre les deux points gravitationnels de la langue du pays et des langues des arrivants» (Sommer 2003, p. vii).

    Sommer est l’une des défenseures les plus convaincantes du plurilinguisme comme force positive dans la vie urbaine. Alors que les bénéfices du bilinguisme sont souvent explorés et valorisés sur le plan individuel, Sommer, dans Bilingual Aesthetics, se fait l’avocate de ses bénéfices collectifs et civiques. La friction des langues dans l’espace public produit des effets positifs : le ralentissement de la communication joue en faveur de la démocratie. Les accents, le code-switching et la traduction apportent beaucoup, en raison de leur rôle de sensibilisation aux complexités de la différence, de la manière dont ils freinent les autosuffisances des cultures «mono».

    Notre exploration s’amorce par l’adoption enthousiaste de la prémisse de Sommer : les citoyens — et les villes — bénéficient du frottement entre les langues et les mémoires culturelles qu’elles véhiculent. À l’instar de Sommer, j’affirme que pour comprendre une ville, il faut l’écouter. Une bonne partie des écrits des dernières décennies a mis en relief les aspects visuels de la vie urbaine. Pourtant, la surface audible des langues, la signature des dialectes et des accents propres à chaque ville, forme un élément tout aussi essentiel de la réalité urbaine. De même que voir les immeubles et les rues d’un agrégat urbain est essentiel à la compréhension de son histoire, de son organisation en quartiers, de son système de circulation, entendre les conversations permet au témoin attentif de pénétrer dans les couches de la complexité sociale, économique et culturelle. Les vagues sonores qui se rencontrent mutuellement offrent à l’auditeur une riche surface sensible. Elles s’entremêlent avec une intensité particulière dans des zones de contact, telles que le quartier d’immigrants de Sommer. Ce sont là des zones frontalières, parfois des lieux publics, tels que les rues bruyantes des quartiers polyglottes, et parfois des poches de dialogue plus cachées, comme les maisons d’édition, les théâtres, les agences de traduction ou les entreprises de recherche informatique. Pour Sommer, ces zones sont précieuses en tant que lieux d’échanges entre les gens et les idées. Le quartier de son enfance, avec ses insécurités linguistiques et son esthétique bilingue, devient un modèle pour une nouvelle conception de la citoyenneté, une citoyenneté qui refuse l’assimilation à une norme de communication facile. La dualité linguistique en zone urbaine est une source de promesses, et non un inconvénient, dit Sommer.

    Mais si j’épouse l’argumentation de Sommer, mon propos est quelque peu différent. Pour comprendre la conversation entre les langues, je me penche justement sur les puntos suspendidos, les espaces de négociation, où la traduction crée des liens. La façon dont les individus jonglent avec de multiples codes et identités polyglottes m’importe moins que les traducteurs qui assurent le transfert et la circulation des idées. Les préoccupations sont semblables, mais les voies d’exploration sont différentes. Parler de la ville multilingue, c’est évoquer une image de conversations simultanées, parallèles, déployées sur l’ensemble de la zone urbaine. Invoquer la ville traductionnelle, c’est faire appel à des secteurs d’incorporation et de convergence, où les flots linguistiques parallèles s’unissent en une discussion généralisée. Les traducteurs sont les agents de ce processus, eux qui transportent les idées à travers l’espace urbain vers une seule arène publique et créent de nouvelles formes de dialogue.

    Mes traducteurs sont des citoyens de villes aux histoires singulières. Leurs activités sont rendues possibles par les dispositions linguistiques de ces lieux particuliers. Le fait que les expériences de Sommer se concentrent à New York alimente son argumentation de manière importante. New York déploie un multilinguisme exubérant, mais l’anglais y demeure sans conteste la langue dominante, la passerelle unique vers la promotion sociale. L’esthétique bilingue — telle qu’elle est définie par Sommer — s’oppose à cette dominance de l’anglais et attire l’attention sur les groupes de langues minoritaires dans leur lutte quotidienne contre le poids de la majorité. L’incidence de sa campagne ne serait pas la même à des endroits comme Montréal, Bruxelles, Barcelone ou Dakar, par exemple, où il y a plus d’une langue publique forte et où la ligne de partage entre langue publique et langue du foyer, entre natifs et étrangers est moins facile à tracer. Les puntos suspendidos de Sommer ne se trouveraient pas aux mêmes endroits, n’exprimeraient pas les mêmes tensions que les points de suspension ou les ellipses qui ponctuent ailleurs l’histoire des conversations.

    Il n’y a pas de ville monolingue : toute ville est un lieu de rencontre, de rassemblement, et les langues font partie de cet ensemble. Mais, au cœur de mon propos, il y a l’idée que chaque ville impose ses propres configurations d’interaction. Ces configurations sont le produit de l’histoire et de l’espace urbains. La démographie, les dispositifs institutionnels, les traditions esthétiques, les récits de la vie urbaine — ces éléments influencent la nature de la circulation interlinguale et en définissent la signification culturelle. Aux yeux de l’architecte barcelonais Manuel de Solà-Morales, la caractéristique la plus singulière du paysage urbain est l’intersection. À l’encontre de l’image de la réalité urbaine comme flux incessant, Solà-Morales met en relief plutôt «la différence et la friction, l’accord forcé ou fortuit, la tension permanente et le conflit» qui naissent des processus d’interaction et d’échange. Les coins de rue de la ville sont aussi les jonctions où se rencontrent les langues (Solà-Morales 2004, p. 133).

    Double sens

    Aucune ville n’illustre mieux ces tensions, ne manifeste mieux ses intersections, que les villes ici qualifiées de «villes doubles». Le caractère spécial de ces villes tient à la présence de deux communautés linguistiques enracinées historiquement, qui revendiquent un droit sur le même territoire. Chaque communauté linguistique est soutenue par des institutions exerçant une autorité similaire — universités, associations d’auteurs, maisons d’édition, reconnaissance gouvernementale. Les deux communautés sont des présences de longue durée. Comment désigner ces villes ? «Bilingues» ? Le terme est trompeur à plusieurs égards. Les langues qui occupent le même terrain participent rarement à une conversation paisible et égalitaire : leurs institutions distinctes se méfient l’une de l’autre, assurant leur autoprotection de manière agressive, cherchant constamment à contrôler les secteurs de la culture qu’elles estiment vulnérables. Souvent, le bilinguisme officiel donne l’apparence artificielle de l’égalité linguistique, qui masque une réalité plus conflictuelle, faite de compétition et de rapports hiérarchiques entre les langues. Et les langues qui s’ajoutent au paysage jouent souvent un rôle d’intermédiaire important à côté des deux langues principales. Ces villes-là ne sont pas bilingues : elles sont traductionnelles. Ce terme exprime plus adéquatement la gamme des relations qui nourrissent l’imagination urbaine — des relations d’indifférence et de négation autant que d’engagement et d’interférence créative. Le mouvement d’une langue à l’autre est marqué par une intensité spéciale qui tient à une histoire commune, à un territoire commun et à la situation des droits parallèles. Une négociation heureuse à travers ces éléments communs et ces différences devient la condition même de la coexistence civile. Mais, du coup, les traductions sont rarement des événements neutres sur un terrain de rencontre placide. Elles nourrissent ou transforment des interrelations sociales et littéraires.

    Les villes doubles, divisées linguistiquement, tiennent leurs origines d’une conquête, ou d’une occupation — le groupe envahi en ayant peut-être délogé un autre à son tour dans le passé. Les empires sont des créateurs efficaces de villes doubles : la colonisation impose une langue impériale qui véhicule ses valeurs de puissance et de prestige culturel. Des tensions peuvent couver pendant des siècles, pour se manifester sous l’influence d’une nouvelle dynamique politique où la mémoire culturelle de la langue est réactivée. Ces espaces divisés attirent l’attention le plus souvent lorsque des heurts éclatent entre des idéologies opposées ou, plus dramatiquement, lorsque, comme à Nicosie, Jérusalem, Sarajevo ou Beyrouth, ils sont ensanglantés par des guerres civiles ou endeuillés par des partitions. Mais on a porté moins attention à la dualité des villes qui ne sont pas en état de crise. Quelles leçons ces villes peuvent-elles offrir aux moments où se maintient un équilibre précaire entre les communautés linguistiques ? Les interactions culturelles peuvent bien ne pas cadrer avec les rivalités politiques. Comme le rappelle Richard Sennett, ce n’est pas la différence en soi qui pose problème ; de fait, la civilité naît d’une reconnaissance de la différence, et la promesse de la vie urbaine tient à la diversité comme source de «force mutuelle plutôt que d’éloignement et d’amertume civique» (Sennett 2005, p. 1).

    L’exemple de la Prague de Kafka est tout indiqué ici. Lorsque j’ai lu Prague Territories de Scott Spector, un portrait littéraire de la ville de Kafka, j’ai été saisie par les images fortes de division spatiale et linguistique. À la fin du

    XIX

    e siècle, Prague, jadis germanophone, devenait une ville tchèque, et sa population germanophone traversait une crise d’autoperception en voyant son territoire culturel rétrécir. Les Allemands de Prague, qui s’étaient jadis considérés comme membres de l’élite culturelle et administrative, au centre du monde culturel germanique, découvraient soudain qu’ils étaient isolés sur une île entourée de tchécophones. Les écrivains du cercle

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