Andalucia. L'histoire à rebours
Par Gilles Bibeau
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À propos de ce livre électronique
Gilles Bibeau
Gilles Bibeau est anthropologue et professeur émérite à l’Université de Montréal. Il a entrepris des recherches dans plusieurs pays d’Afrique, d’Amérique latine ainsi qu’au Québec et en Inde. Il a publié quatre essais chez Mémoire d’encrier :Une histoire d'amour-haine: l'Empire britannique en Amérique du Nord (2023), Généalogie de la violence. Le terrorisme: piège pour la pensée (2015), Andalucía, l’histoire à rebours (2017) et Les Autochtones, la part effacée du Québec (2020) qui a remporté la médaille Luc Lacourcière.
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Andalucia. L'histoire à rebours - Gilles Bibeau
Gilles Bibeau
andalucía
l’histoire à rebours
MÉMOIRE D’ENCRIER
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Dépôt légal : 4e trimestre 2017
© 2017 Éditions Mémoire d’encrier inc.
Tous droits réservés
ISBN 978-2-89712-453-3 (Papier)
ISBN 978-2-89712-455-7 (PDF)
ISBN 978-2-89712-454-0 (ePub)
DP302.A47B52 2017 946.8 C2017-940643-4
Mise en page : Virginie Turcotte
Couverture : Étienne Bienvenu
Illustrations : Rachel Andraos
MÉMOIRE D’ENCRIER
1260, rue Bélanger, bur. 201, • Montréal • Québec • H2S 1H9
Tél. : 514 989 1491
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Fabrication du ePub : Stéphane Cormier
du même auteur
Généalogie de la violence. Terrorisme : piège pour la pensée, Montréal, Mémoire d’encrier, 2015.
Le Québec transgénique, Montréal, Boréal, 2004.
La Gang : une chimère à apprivoiser (avec Marc Perreault), Montréal, Boréal, 2003.
Dérives montréalaises (avec Marc Perreault), Montréal, Boréal, 1995.
Beyond textuality (avec Ellen Corin), Berlin et New York, Mouton De Gruyter, 1995.
La Santé mentale et ses visages : un Québec pluriethnique au quotidien, Montréal, Gaëtan Morin/Le comité de la santé mentale du Québec, 1992.
Anthropologies of Medicine : A Colloquium on West European and North American Perspectives (avec Beatrix Pfleiderer), Leipzig, Vieweg+Teubner Verlag, 1991.
Les Bérets blancs : essai d'interprétation d'un mouvement québécois marginal, Montréal, Parti Pris, 2008 [1976].
Comprendre pour soigner autrement : repères pour régionaliser les services de santé mentale (avec Ellen Corin et al.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1990.
À la fois d’ici et d’ailleurs : les communautés culturelles dans leurs rapports aux services sociaux et aux services de santé (avec Jean-Michel Vidal), Québec, Les Publications du Québec, 1988.
La médecine traditionnelle au Zaïre : fonctionnement et contribution potentielle aux services de santé (avec Ellen Corin et al.), Ottawa, Éditions du CRDI, 1979.
À mon ami Josemari Bordonaba,
Espagnol réticent
introduction
Mon intervention s’est traduite par une soustraction de poids; je me suis efforcé d’ôter du poids tantôt aux figures humaines, tantôt aux corps célestes, tantôt aux cités; je me suis efforcé, surtout, d’ôter du poids à la structure du récit et au langage
Italo Calvino, Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard 1989
Au fil de mes errances dans Cordoue, Séville et Grenade, j’ai souvent repensé à ces grands écrivains qui se sont laissé posséder par l’esprit d’une ville, à Walter Benjamin évoquant Paris, capitale du XIXe siècle (1939) à travers sa fascination pour les « galeries et passages », à Italo Calvino qui personnifie chacune des Villes invisibles (1972) sous la figure d’une femme aimée avec qui il entretient de mystérieux dialogues, à Lawrence Durrell explorant, dans Le Quatuor d’Alexandrie (1957-1960), les détours des liaisons amoureuses d’une élite coloniale vivant, sur fond de décor oriental, ses derniers beaux jours, et à tant d’autres romanciers dont les fictions sont restées associées à un lieu bien particulier. Comment ne pas aussi penser à Joe Christmas, ce personnage de William Faulkner pour qui toutes les rues dans lesquelles il a déambulé au cours de sa vie se prolongent, en se confondant, dans une seule et même rue qui est sans fin. Joe Christmas, l’homme blanc au sang noir dont Faulkner a fait un héros dans Lumière d’août (1932), portait dans sa chair et dans son âme les traces destructrices des impitoyables conflits raciaux qui défigurèrent, dans le contexte des plantations, toute la société du sud des États-Unis.
On ne découvre vraiment l’esprit d’une ville qu’à travers les fantômes qui l’habitent. Je crois bien en avoir entr’aperçus quelques-uns dans l’architecture ancienne survivant, sous divers maquillages, dans la Mezquita catholicisée de Cordoue, dans le minaret devenu clocher de la Giralda de Séville et dans les forteresses de l’Alhambra de Grenade au cœur desquelles Charles Quint fit construire un palais qu’il n’a jamais habité. Tout voyage en Al-Andalus se fait entre l’enchantement de légendes imprégnées d’un puissant romantisme oriental et la réalité d’une histoire avec dates, lieux, noms de héros et monuments qui en retiennent la mémoire. L’histoire des régions, des pays et des nations apparaît toujours sous des visages multiples qui se donnent au travers de relectures constamment retravaillées sous les contraintes tantôt de l’oubli tantôt des nécessités du présent. Elle est ainsi une construction fluide qui s’efforce de remonter, avec un succès toujours relatif, vers la mémoire la plus originelle tout en formulant des questions dictées par l’aujourd’hui de l’histoire d’un peuple. Ce faisant, l’histoire collective ne peut que continuer d’être sans jamais rien perdre de ce qu’elle fut mais sans jamais non plus reproduire le passé dans la fidélité à ce qu’il a pu être. La tradition elle-même se reconstruit en permanence dans l’empilement d’apports successifs, dans une tension vers la récupération de ce qui a été, en même temps qu’elle exprime une volonté d’avenir.
En Andalousie, j’ai souvent imaginé ce qu’ont ressenti les navigateurs, conquistadors, missionnaires et colons revenant dans leurs villages chrétiens avec des récits fantastiques, avec d’autres mots, d’autres langues et d’autres manières de vivre. Bon nombre d’entre eux étaient sans doute remplis de chagrin, conscients qu’ils étaient d’avoir détruit, pour les uns au nom de leur goût de l’or et pour d’autres au nom du Christ, les merveilles d’une autre civilisation et d’avoir anéanti des peuples. Une fois pillés les temples de Tenochtitlan, une fois brûlées des cités et une fois les richesses du Nouveau Monde acheminées vers Séville, la destruction imposée sur la lointaine terre d’Amérique devait ressembler, aux yeux des Espagnols rentrant chez eux, à la « guerre sainte » menée par les Rois Catholiques contre les musulmans et les juifs au nom de la construction d’une identité nationale hispanique organisée autour de la « pureté du sang » et de l’homogénéité catholique garantie par une puissante Inquisition qui fut le bras et l’instrument.
En optant pour une identité nationale, celle des Ibères et des Wisigoths romanisés, qu’il fallait purifier de toute contamination musulmane et judaïque, l’Espagne a raté sa chance historique de mettre en place un modèle permettant de construire une « société pluraliste ». L’idéologie des Rois Catholiques fondée sur l’homogénéité religieuse et sur la « pureté du sang » devait forcément conduire, et c’est bien ce qui est arrivé, à l’expulsion des Marranes, Morisques et autres hérétiques. La réflexion sur ce qui s’est passé en Andalousie constitue un détour métaphorique pour penser le pourquoi de la peur de l’altérité et de la différence, une peur qui hante toujours notre actualité, et pour évoquer les grands défis auxquels les sociétés font encore face aujourd’hui. Nous vivons en effet dans un monde dans lequel la figure de l’autre tend à être effacée en tant que principe de différenciation favorisant un enrichissement de la collectivité. Les idéologies sont désormais de plus en plus emmêlées dans des discours et des pratiques de rejet, voire de haine, à l’égard de l’altérité.
En conservant le nom d’Allah, le tout-puissant, écrit au frontispice d’une cathédrale chrétienne, en maintenant des arches omeyyades dans une chapelle baroque et en installant des cloches dans les minarets d’où venait autrefois la voix du muezzin, on donne chaque fois à voir au voyageur d’aujourd’hui les traces d’un passé que le temps n’a pas complètement effacées. La pénombre des vieilles synagogues et mosquées transformées en églises m’a souvent plongé dans une sorte d’hypnose qui a sans doute contribué à donner profondeur et étendue à ma méditation sur les causes des violences entre les peuples qui ne cessent de se répéter. L’esprit voguant vers d’autres lieux et d’autres temps, ma pensée a souvent dérivé du côté de ce Proche-Orient meurtri qui subit aujourd’hui des destructions semblables à celles que l’Andalousie musulmane a connues. Au cours de mes promenades dans Cordoue, Séville et Grenade, il m’est arrivé d’imaginer le souk d’Alep en train de brûler et le minaret de la mosquée des Omeyyades s’effondrant sous les pluies de bombes. Peut-être est-ce d’ailleurs la quête même de l’Orient qui m’a conduit en Andalousie à défaut de pouvoir me rendre dans les antiques villes d’Alep, de Damas et de Bagdad.
L’effacement par le vainqueur des signes religieux du vaincu a sans cesse fait rebondir en moi la question du pourquoi du refus et du déni de l’autre, de sa différence, de son étrangeté, de son altérité. D’étonnantes associations architecturales et d’audacieux mélanges de débris spirituels transforment les traces de la violence autrefois vécue par l’Andalousie musulmane en une sorte de vitrine de ce qui se passe aujourd’hui encore un peu partout à travers le monde. Le déploiement exubérant, opulent et majestueux du mystère chrétien traduit par les architectes dans des édifices religieux de tous les styles – mudéjar, gothique, baroque, Renaissance – m’a souvent heurté, bouleversé et scandalisé, sans doute parce que je sentais combien ces temples étaient en décalage par rapport au contenu proclamé des croyances et des théologies.
une position du regard
À l’aube et au crépuscule de chaque jour, mes déambulations solitaires à travers les allées des anciennes médinas arabes et dans les ruelles des juderías – quartiers juifs – des villes andalouses m’ont rappelé qu’on ne peut transformer les ruines au milieu desquelles on chemine qu’à la condition d’avancer avec la tête dans des rêves d’histoires anciennes. La musique triste et nostalgique de la guitare entraînant la bailaora de flamenco dans d’incroyables mouvements des pieds a sans doute aussi rythmé, à mon propre insu, mes pas. Et la couleur joyeuse des azulejos – carreaux de faïence aux motifs géométriques – et des mosaïques ornant les patios des maisons andalouses a attisé mon désir de partager, pendant quelques semaines, l’histoire, la culture et la vie quotidienne d’un peuple aimé avant même de vraiment le connaître. Quant au paysage sévère de la terre andalouse qu’un soleil généreux rend rocailleuse et sèche, il a nourri ma vigilance en même temps qu’il m’aidait à poser un regard aussi proche et aussi clair que possible sur les traces du passé dissimulées dans ce qui se donne à voir aujourd’hui.
Je crois avoir ainsi pu saisir quelque chose de l’enchevêtrement des civilisations successives dont je découvrais les traces au fil de mes pérégrinations, et quelque chose aussi de ce que fut cette rencontre entre les mondes oriental, occidental et africain, une rencontre qui s’est achevée au moment où l’Espagne devenait l’épicentre sismique de l’entrée du Novus Mundus américain sur la scène du monde. Le destin aussi tragique qu’unique de l’Al-Andalus faisait constamment naître en moi des interrogations portant sur « notre monde » que j’essayais de penser à partir de ce qui s’est passé dans l’Al-Andalus. Le monde globalisé d’aujourd’hui m’apparaît en effet confronté à des défis semblables à ceux de l’Espagne musulmane d’autrefois, notamment celui de la capacité d’ouverture à l’altérité. Or, nos idéologies sont telles que les pays d’aujourd’hui n’y répondent pas beaucoup mieux que le firent les Espagnols il y a cinq cents ans. Pourquoi ne pas réfléchir sur une des rares périodes reconnues, à tort ou à raison, où a existé une certaine vie en commun pacifiée, dans la longue histoire des conflits de l’islam et de la chrétienté? Au XVIIIe siècle, sous la plume des auteurs des Lumières, l’Espagne représentait encore l’exemple funeste des désastres qu’entraînent inévitablement le mauvais gouvernement et le fanatisme religieux.
Les mêmes questions, fort anciennes mais néanmoins toujours d’actualité, se sont ainsi constamment imposées à mes réflexions :
— « Quelle lecture faut-il aujourd’hui proposer de ce que de nombreux historiens appellent le mythe andalou? »
— « Comment une région comme l’Andalousie a-t-elle pu fabriquer une identité qui lui soit vraiment propre à partir des fragments disparates hérités des civilisations antérieures? »
— « Les conflits opposant les civilisations les unes aux autres s’expliquent-ils par des incompatibilités entre des religions, des concurrences entre des manières de vivre ou par le choc d’idéologies politiques adverses? »
— « Est-ce l’idéal de la pureté du sang, la certitude de la vérité de la foi chrétienne, le culte de la Raison ou la quête du Pouvoir absolu qui ont fait basculer des peuples entiers dans une logique de destructivité? »
— « Pourquoi cette haine meurtrière des religions les unes à l’égard des autres, notamment – mais pas seulement – des chrétiens contre le judaïsme et l’islam? »
J’ai cherché des réponses à ces questions dans une double direction, celle de l’incontournable processus de délitement de toutes les sociétés et celle de notre impuissance psychologique à faire face à l’incertitude provoquée par la présence du différent. Mes voyages m’ont appris que toutes les sociétés empilent, les uns sur les autres, les restes matériels et idéologiques de cultures passées souvent brillantes et qu’elles accumulent, en faisant un tri mais sans jamais rien rejeter, les vieux objets que l’on remet au goût du jour, les monuments que l’on recompose et les idées que l’on ré-agence dans de nouveaux systèmes de pensée. Les liaisons avec le passé – fut-il porteur de saletés – semblent rassurer, sans doute parce qu’il a à voir, d’une façon claire, avec notre inscription dans le temps, avec les racines lointaines de notre identité et avec les ancêtres dont nous sommes les descendants. De plus, la remontée dans le temps permet à un groupe humain et aux personnes qui en sont membres de s’ancrer dans l’histoire singulière qui leur est transmise avec ses hauts et ses bas, ses victoires et ses échecs.
La litanie des dates, des lieux et des noms que l’histoire et le mythe égrènent sert à fixer les territoires de l’identité, à donner une profondeur à la culture commune et à affirmer la légitimité des droits de souveraineté d’un peuple sur le sol qu’il habite. En se ré-amarrant au temps des débuts – bien que ce temps soit souvent vécu comme allogène – et en recyclant les débris des âges antérieurs dont le poids continue à peser sur le présent, les sociétés travaillent, comme Friedrich Nietzsche l’a noté dans sa Seconde considération intempestive sur l’histoire (1988), à la manière des antiquaires collecteurs d’objets anciens auxquels ils ne savent plus donner du sens. Tout comme il est impossible d’éliminer la présence des autres dans la construction du « soi », des couches plurielles s’entrelacent toujours dans la genèse de l’identité des peuples. Des éléments extérieurs, exotiques, anciens et mêmes disparus s’immiscent en effet dans la fabrication des identités, individuelles et collectives, à travers un processus complexe impliquant enrichissement et abâtardissement, recomposition et effacement.
Par quels moyens une société peut-elle en arriver à fabriquer une identité propre, bien à soi, à partir des fragments disparates laissés par les civilisations passées? La culture originale qui s’est mise en place en Andalousie n’a pu surgir que de la combinaison des apports fournis, sur l’espace de plus de deux millénaires, par une succession de peuples, les Ibères d’abord mais aussi les Romains, les Wisigoths, les Arabes, les Berbères, les Juifs et les Gitans. À tous ces peuples, sans doute faut-il aussi ajouter les Phéniciens, les Grecs et les Carthaginois qui furent les premiers à rejoindre le littoral méditerranéen de l’Espagne et à y abandonner une partie de leur identité (Foulon et Tixier du Mesnil, 2009). Tout comme ailleurs, l’hispanité andalouse ne peut se déprendre ni de ses premières racines ni non plus des héritages légués plus tard par des peuples venus d’ailleurs et porteurs d’autres terroirs. Son architecture, sa toponymie, sa gastronomie, sa musique, ses chants et ses danses, ses croyances et ses légendes, ses arts et ses modes de vie, tout cela se doit d’être approché sur l’horizon de la longue durée. Les traces partout présentes des temps anciens me renvoyaient à l’insidieux travail de déplacements, superpositions, mutations et refoulements s’opérant, en sous-terrain, au fil des siècles.
Ce qui fait une culture, un peuple ou une région – comme l’est l’Andalousie – est toujours le résultat de multiples frottements, à la fois destructeurs et constructeurs, au contact d’altérités nombreuses auxquelles des formes, des représentations et des images ont été empruntées pour être recyclées dans la longue durée de l’histoire. Partout les signes intangibles du passage des civilisations sollicitent la mémoire et invitent à se souvenir sans qu’il soit pour autant nécessaire de consulter des livres d’archéologie ou d’histoire. N’est-ce pas en effet à travers l’imagination que le voyageur invente le mieux le monde des hommes et des femmes qui vécurent, il y a mille ou deux mille ans, dans ces lieux où seuls quelques indices subsistent pour dire ce qu’ils ont été? N’est-ce pas le rêve qui nous fait le mieux imaginer la ville d’autrefois telle qu’elle a pu être quand l’électricité n’existait pas? À la manière de l’historien, on reconstruit ce qui a existé hier en le réinventant et comme le romancier, on bâtit une fiction en imaginant des fragments de vie passée. Ce que nous appelons le passé n’est jamais qu’un grand théâtre d’ombres qui surgit à partir de quelques restes dont le sens n’est pas toujours clair. Plus encore peut-être, le passé nous est révélé, je crois, à partir de notre désir de savoir ce dont on ne peut pas se souvenir. Ce n’est pas là, en vérité, une affaire de mensonge : nous ne pouvons pas faire autrement que de réinventer ce qui a été.
ce qui fait trace dans le voyageur
Les « Carnets de voyage » ont été, comme l’a écrit avec justesse Alban Bensa (2006), les premiers récits ethnographiques, et ce, aussi loin que ceux de Marco Polo en Occident et probablement aussi loin dans d’autres civilisations – on peut penser ici au globetrotter que fut Ibn Battûta chez les Arabes, à Zhang Qian chez les Chinois et à tant d’autres voyageurs et pèlerins. Les auteurs des « journaux de voyage », comme on les appelait à l’époque, réintroduisaient à travers « le retour au réel » – observations faites, situations vécues – l’impact du travail du temps sur la fabrication de la société rencontrée. Qu’il s’agisse de la plaza de San Francisco de Séville sur laquelle les autodafés ordonnés par l’Inquisition eurent lieu au XVIe siècle ou de la cathédrale chrétienne plantée en plein cœur de l’antique mosquée de Cordoue, ce lieu et cet édifice – il en est bien d’autres encore – ne prennent vraiment sens aux yeux du touriste, du voyageur et surtout de l’historien que s’ils sont replacés dans des cadres culturels spécifiques et dans des moments singuliers de l’histoire. Ces traces laissées dans l’espace par des phénomènes survenus dans le passé ne commencent en effet à vraiment parler qu’à partir du moment où elles sont réinsérées dans la suite des évènements qui les enserrent.
Le « Journal de voyage », un genre aujourd’hui suranné, est renoncement, dépouillement et ascèse, surtout lorsque nos pas recroisent ceux des pèlerins en des lieux chargés de spiritualité. Je confesse qu’il m’arrive rarement, que je sois devant le retable baroque de la cathédrale de Séville, dans l’impressionnant temple d’Amon à Louxor, dans un ashram au bord du Gange à Bénarès ou devant le Mur des Lamentations à Jérusalem, de tomber en pâmoison face aux ivresses mystiques des croyants ou quand des touristes disent se sentir submergés par « le sentiment océanique ». Il est vrai que la question de l’expérience spirituelle – le sentiment d’unité avec « plus grand que soi » – telle qu’évoquée par Romain Rolland (1967) m’interpelle mais certainement pas à travers le sensationnalisme auquel il donne parfois lieu. S’il est une disposition qui m’habite au long de mes voyages – disposition qui se perd, me semble-t-il, de nos jours –, c’est une