Le MANQUE EN PARTAGE: La poésie de Michel Beaulieu et Gilbert Langevin
Par Frédéric Rondeau
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Le MANQUE EN PARTAGE - Frédéric Rondeau
Frédéric Rondeau
LE MANQUE EN PARTAGE
La poésie de Michel Beaulieu
et Gilbert Langevin
Les Presses de l’Université de Montréal
Placée sous la responsabilité du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), la collection Nouvelles études québécoises accueille des ouvrages individuels ou collectifs qui témoignent des nouvelles voies de la recherche en études québécoises, principalement dans le domaine littéraire: définition ou élection de nouveaux projets, relecture de classiques, élaboration de perspectives critiques et théoriques nouvelles, questionnement des postulats historiographiques et réaménagement des frontières disciplinaires y cohabitent librement.
Directrice:
Martine-Emmanuelle Lapointe, Université de Montréal
Secrétaire:
Hélène Hotton, Université de Montréal
Comité éditorial:
Gilles Dupuis, Université de Montréal
Daniel Laforest, Université de l’Alberta
Karim Larose, Université de Montréal
François Paré, Université de Waterloo
Nathalie Watteyne, Université de Sherbrooke
Comité scientifique:
Bernard Andrès, Université du Québec à Montréal
Patrick Coleman, University of California
Jean-Marie Klinkenberg, Université de Liège
Lucie Robert, Université du Québec à Montréal
Rainier Grutman, Université d’Ottawa
François Dumont, Université Laval
Rachel Killick, University of Leeds
Hans-Jürgen Lüsebrinck, Universität des Saarlandes (Saarbrücken)
Michel Biron, Université McGill
Mise en pages: Yolande Martel
ePub: Folio infographie
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Rondeau, Frédéric, 1979-
Le manque en partage: la poésie de Michel Beaulieu et Gilbert Langevin
(Nouvelles études québécoises)
Présenté à l’origine comme thèse (de doctorat – McGill University), 2011.
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-7606-3722-1
1. Beaulieu, Michel, 1941-1985 – Critique et interprétation. 2. Langevin, Gilbert, 1938-1995 – Critique et interprétation. I. Titre. II. Collection: Collection Nouvelles études québécoises.
PS8503.E165Z7 2016 C841’.54 C2016-942097-3
PS9503.E165Z7 2016
Dépôt légal: 4e trimestre 2016
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2016
www.pum.umontreal.ca
ISBN (papier) 978-2-7606-3722-1
ISBN (ePub) 978-2-7606-3724-5
ISBN (PDF) 978-2-7606-3723-8
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements
Liste des abréviations
Michel Beaulieu
Gilbert Langevin
Un sentiment de contemporanéité
La poésie intime du monde
Michel Beaulieu
Gilbert Langevin
Une communauté de la perte
MICHEL BEAULIEU
L’enfance de l’art
Le lyrisme, son «fluide naturel»
Un «espace par devers-lui»
Une alliance spectrale
«Entre» partage et déliaison
Géographies du poème: un voyage en Amérique
L’inclusion du narratif
La brutalité première
William Carlos Williams et l’intuition du poème
Un portrait poétique
Peinture et poésie. Représentation infidèle et influence de Paul-Vanier Beaulieu
Abstraction et révélation
Photographie et apparition du lointain
Observation microscopique et dépaysement du sujet
Le surgissement de la disparition
Le masque. Réappropriation et refuge
La persona. La scène du théâtre et la mise en scène du soi
Un amour quelconque
Politique amoureuse et dépaysement de soi
La deuxième personne du singulier
L’amour-poème
GILBERT LANGEVIN
Naître à La Doré
Le temps immémorial et le «temps des vivants»
Une généalogie de l’imaginaire
Au seuil de l’origine
La philosophie fraternaliste. Une communauté diffuse
Réquisitoire d’une singulière solidarité
Croiser le pouvoir
Vies obscures. Les déshérités du monde
Déconvenue du langage et partage de l’incomplétude
Torpeur de la fraternité, commerce de l’insécurité
Compagnons dans la poésie
La voix affranchie
La «métropole rouge» et la bohème montréalaise
Un «surplus de pauvreté». Sociopolitique de l’image
Primauté du langage et assise de l’appartenance
Saboter le poème. Les rebuts de la langue et la poétique du bazar
La voix libérée
Son art poétique
L’obscurité du présent
Portraits de Miron
Une poésie de la vie
Annexes
Annexe 1
Annexe 2
Bibliographie
À Marie-Joëlle
REMERCIEMENTS
Je souhaite exprimer ma reconnaissance à Michel Biron, Karim Larose et Marie-Joëlle Savoie pour leurs lectures approfondies, leurs commentaires pertinents et leur générosité.
J’adresse également mes remerciements à Daniel Beaulieu, Gaétan Dostie et Jeannine Thomas pour la confiance qu’ils m’ont témoignée en me donnant accès aux archives dont ils disposent. Les documents que j’y ai trouvés ont grandement enrichi ma réflexion.
Enfin, je tiens à remercier vivement Anthony Burnham de m’avoir permis de reproduire son œuvre en couverture.
LISTE DES ABRÉVIATIONS
Michel Beaulieu
A • Anecdotes, Montréal, Éditions du Noroît, 1977, 63 p.
CA • Pour chanter dans les chaînes, Montréal, Éditions la Québécoise, 1964, [s.p.].
CE • Le Cercle de justice, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1977, 95 p.
CH • Charmes de la fureur, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les poètes du jour», 1970, 75 p.
DES • Desseins. Poèmes, 1961-1966, Montréal, Éditions de l’Hexagone, coll. «Rétrospectives», 1980, 246 p.
FLY • Le Flying Dutchman, Montréal, Éditions Cul Q, coll. «Mium-mium», no 9, 1976, [s.p.].
FM • FM. Lettres des saisons III, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1975, [s.p.].
FU • Fuseaux, Montréal, Éditions du Noroît, coll. «Ovale», 1996, 116 p.
IND • Indicatif présent, Montréal, Éditions Estérel, 1977, 48 p.
IND2 • Indicatif présent et autres poèmes, Montréal, Éditions du Noroît, coll. «Ovale», 1993, 120 p.
KA • Kaléidoscope ou Les aléas du corps grave, Montréal, Éditions du Noroît, 1984, 149 p.
OC • L’Octobre suivi de Dérives, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1977, 78 p.
OO • Oracle des ombres, Montréal, Éditions du Noroît, 1979, [s.p.].
OP • Oratorio pour un prophète, Montréal, Éditions Estérel, 1978.
PA • Paysage précédé d’Adn, Montréal, Les Éditions du Jour, coll. «Les Poètes du Jour», 1971, 100 p.
PU • Pulsions, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1973, 58 p.
PV • P.V. Beaulieu, La Prairie, Éditions Marcel Broquet, coll. «Signatures», 1981, 106 p.
RE • La Représentation, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du jour», 1972, 198 p.
TO • Je tourne en rond mais c’est autour de toi, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du jour», 1969, 179 p.
TR • Trivialités, Montréal, Éditions du Noroît, 2001, 114 p.
VA • Variables, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. «Prix de la revue Études françaises», 1973, 110 p.
VI • Visages, Montréal, Éditions du Noroît, 1981, 134 p.
VU • Vu, Montréal, Éditions du Noroît; Pantin (France), Castor astral, 1989, 121 p.
X • X, Montréal, Chez l’Obscène Nyctalope, 1968, [s.p.].
Gilbert Langevin
AVI • L’Avion rose. Écrits de Zéro Legel, troisième série, Montréal, Éditions La Presse, 1976, 102 p.
CH1 • Chansons et poèmes, Montréal, Éditions Vert blanc rouge/Éditions Québécoises, coll. «Poésie», no 4, 1973, 78 p.
CH2 • Chansons et poèmes 2, Montréal, Éditions Vert blanc rouge/Éditions Québécoises, 1974, 76 p.
CO • Le Cercle ouvert suivi de Hors les murs, Chemin fragile et L’eau souterraine, Montréal, Éditions de l’Hexagone, coll. «Poésie», 1993, 175 p.
CONF • Confidences aux gens de l’archipel, quatrième série des écrits de Zéro Legel, Montréal, Éditions Triptyque, 1993, 85 p.
DE • Le Dernier Nom de la terre, Montréal, Éditions de l’Hexagone, coll. «Poésie», 1992, 87 p.
DS • La Douche ou la seringue [Les écrits de Zéro Legel, deuxième série], Montréal, Éditions du Jour, coll. «Prose du Jour», 1973, 115 p.
EF • Poèmes à l’effigie de Larouche, Larsen, Miron, Carrier, Châtillon, Caron, Marguère et moi, Montréal, Éditions Atys, 1960, [s.p.].
EZL • Les Écrits de Zéro Legel, première série, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Prose du Jour», 1972, 156 p.
FEU • Ouvrir le feu, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les poètes du Jour», 1971, 60 p.
FOU • Le Fou solidaire, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1980, 71 p.
G • Griefs, poégrammes, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1975, 69 p.
HR • Haut risque, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», no 50, 1990, 59 p.
I • Issue de secours, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1981, 76 p.
IN • Entre l’inerte et les clameurs, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», no 15, 1985, 51 p.
LEX • Comme un lexique des abîmes, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», no 19, 1986, 70 p.
MA • Les Mains libres, Montréal, Éditions Parti pris, coll. «Paroles», no 62, 1983, 86 p.
N • Novembre suivi de La vue du sang, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Poètes du Jour», 1973, 84 p.
NA • Né en avril, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», no 37, 1989, 62 p.
O • Origines. 1959-1967, Montréal, Éditions du Jour, 1971, 275 p.
OM • Un peu plus d’ombre au dos de la falaise, Montréal, Éditions Estérel, 1966, 83 p.
PL • Au Plaisir, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», no 25, 1987, 61 p.
PO • PoéVie. Poésie, chansons, prose et aphorismes, choix de textes et présentation par Normand Baillargeon, Montréal, Éditions Typo, 1997, 260 p.
SH • La Saison hantée, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», no 32, 1988, 79 p.
ST • Stress, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les poètes du Jour», 1971, 47 p.
U • Ultimacolor suivi de Espace appelle écho, Jonquière, Éditions Sagamie/Québec, 1988, 92 p.
V • Les Vulnérables, Montréal, Éditions de l’Hexagone, coll. «Poésie», 1990, 61 p. Écrit en collaboration avec Jean Hallal.
VO • La Voix que j’ai, chansons choisies, édition préparée par André Gervais, Montréal, VLB éditeur, coll. «Chansons et monologues», 1997, 273 p.
VOL • Mon refuge est un volcan, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1977, 93 p.
Un sentiment de contemporanéité
et le devenir se fractionne
multiple et dérisoire
dans la fraternité de la douleur
où l’instant s’amenuise
au plaisir absolu d’être ici
Michel Beaulieu (OO, «Vous en êtes là»)
Je pagine l’indéchiffrable
j’espère antre meilleur
à travers nos racines
je demeure
dans l’ombre et le doute
affamé de futur
Gilbert Langevin (G, 39)
Plus jeunes que les poètes de l’Hexagone comme Gaston Miron (1928), Fernand Ouellette et Roland Giguère (tous deux nés en 1929), plus âgés que les poètes associés aux avant-gardes tels que François Charron (1952) ou Roger Des Roches (1950), Gilbert Langevin et Michel Beaulieu — respectivement nés en 1938 et 1941 — s’inscrivent dans un moment transitoire, un entre-deux du mouvement des générations. Influencés par la poésie du pays, comme en témoignent leurs premiers recueils, ils emprunteront aussi aux divers courants littéraires des années 1970 — qu’il s’agisse de la nouvelle écriture ou de la contre-culture — sans toutefois se réclamer à part entière d’un groupe ou d’une esthétique. Claude Beausoleil considère par exemple que Beaulieu «appartient à cette petite catégorie de poètes qui entre les aînés de l’Hexagone et les tenants de la nouvelle écriture écrivent une œuvre poétique singulière et personnelle1». Dans le même sens, Pierre Nepveu fait remarquer que Gilbert Langevin n’a jamais fait partie d’«un groupe identifiable, il n’a jamais été un poète du pays, ni un poète de l’amour, ni […] de l’avant-garde2». Difficilement classables, Beaulieu et Langevin se sont astreints à une démarche et à une recherche poétique résolument individuelles, les rendant peu enclins à faire des concessions sur le plan esthétique. Les deux ont d’ailleurs fondé leur propre maison d’édition: Atys dans le cas de Langevin en 1958 et l’Estérel pour Beaulieu en 1965. C’est là qu’ils feront paraître leurs premiers recueils tout en rassemblant autour d’eux de jeunes écrivains n’ayant pas encore publié chez des éditeurs bien établis.
S’il est devenu courant de parler de «génération» pour désigner les poètes de l’Hexagone, on peut aussi parler de génération pour rassembler des écrivains tels que Roger Des Roches et François Charron, précédemment évoqués, ou encore Philippe Haeck (1946), Jean-Yves Collette (1946), Claude Beausoleil (1948), Yolande Villemaire (1949) et Normand de Bellefeuille (1949). La notion de génération permet de regrouper des auteurs afin de les comparer mais, très souvent, sert «à mettre en valeur les facteurs d’opposition et de rupture3». Les écrivains gravitant autour des revues La Nouvelle Barre du jour, Les Herbes rouges et Chroniques ont généralement édifié leurs différents projets sur une mise à l’écart des poètes du pays. Ce type de rapport oppositionnel est cependant rarement à l’œuvre chez Beaulieu et Langevin. Ces derniers se réfèrent à la poésie des années 1960 et s’enthousiasment pour certains courants littéraires qui émergent au tournant des années 1970. Gilbert Langevin, par exemple, devient un acteur important de la scène contre-culturelle montréalaise. Il anime en effet des soirées de poésie dans des lieux associés à ce mouvement et participe à la revue Hobo-Québec (1973-1981). De plus, son écriture remet en cause les genres traditionnels. Il suffit de penser aux quatre tomes des écrits de Zéro Legel4 où s’entremêlent fragments aphoristiques, anecdotes biographiques, prose et poésie. Langevin aura aussi démontré un grand intérêt pour les prestations poétiques et la chanson. Michel Beaulieu, quant à lui, est proche de la revue La Barre du jour dès sa fondation5 et participe au premier numéro des Herbes rouges (1968). Dans son œuvre, l’influence de la contre-culture s’observe surtout dans son récit érotique X (1968), dans l’éphémère revue Quoi (qu’il fonde en 19676) et dans son volume intitulé Le Flying Dutchman (1976), publié dans la collection «mium-mium» des Éditions Cul-Q qui se consacre essentiellement à la «poésie concrète». Il publie en outre de nombreuses chroniques dans Hobo-Québec et fera même — tout comme Langevin — la couverture d’un des numéros de la revue, apparaissant ainsi comme une figure incontournable de la contre-culture. Dans ses romans, on peut relever l’empreinte de la revue parisienne Tel Quel, dont la fascination s’exerce particulièrement dans Je tourne en rond mais c’est autour de toi (1969) et La représentation (1972). Beaulieu et Langevin n’appartiennent pas pour autant à un mouvement ou à un courant poétique. Nous pourrons constater qu’ils sont en fait constamment tiraillés entre le désir d’appartenir à une communauté et la volonté de demeurer à l’écart du groupe, de poursuivre une trajectoire individuelle, d’affirmer une irréductible singularité.
Ajoutons que les deux poètes n’interviendront jamais en polémistes dans le champ littéraire. S’ils ont bien eu quelques altercations avec la revue Stratégie, Les Herbes rouges ou avec des auteurs comme Normand de Bellefeuille, Philippe Haeck7 et François Charron8, celles-ci sont ponctuelles et ne s’inscrivent pas réellement dans une logique de rupture. Robert Melançon a lui aussi constaté cette difficulté de positionner l’œuvre de l’auteur de Kaléidoscope parmi les corpus foisonnants de cette époque: «Tout, presque tout reste à dire de la poésie de Michel Beaulieu, comme si on n’avait pas perçu ce qui la rend singulière, la confondant avec d’autres, ne sachant trop où la situer dans ce fourre-tout qu’est une génération de jeunes écrivains, quelque part entre l’Hexagone et les Herbes rouges, parmi les nouvelles écritures
des années soixante et soixante-dix9.» Un rapprochement peut sans doute être effectué avec des poètes français tels que Michel Deguy, Bernard Noël, Jacques Réda et Jacques Roubaud qui, bien qu’étant tous nés au début des années 1930, «n’appartiennent pas à une même école, ni même à un courant, [mais sont] réunis dans une tendance indéfinissable10
». Dans un article comportant une forte dimension autoréflexive, Beaulieu avance que Jacques Brault et Gilbert Langevin ne font partie d’aucun cénacle et appartiennent plutôt à une «génération transitoire11», à laquelle aucun nom n’a été assigné. Cette génération, éclipsée par celle dont elle n’est pour certains que le reflet affaibli, se définit précisément par le sentiment de ne faire partie d’aucun groupe et de ne pas être mobilisée autour d’un projet commun. Si Beaulieu fait expressément référence à la liaison, au point de rencontre dans l’extrait suivant, c’est pour souligner à quel point Langevin est enclavé entre deux cohortes et contraint à la solitude dans sa position d’intermédiaire:
Voilà pourtant une voix articulée, une véritable charnière. Son seul tort, semble-t-il, est d’écrire dans l’ombre de la grande génération de l’Hexagone dont Roland Giguère, Paul-Marie Lapointe, Gaston Miron et Fernand Ouellette sont les principaux ténors. C’est d’ailleurs le tort de toute génération qui suit immédiatement celle-ci, génération qui a le défaut d’être éparpillée, de n’avoir pas de lieu12.
Cette idée de «charnière», de transition, est bien plus fréquente chez les deux poètes que celle de rupture. En soulignant que la «voix» de Langevin est «articulée», Beaulieu insiste non seulement sur le style, sur la recherche pesée, raisonnée, cohérente de la langue, mais aussi sur le fait qu’une filiation s’établit par la pratique poétique elle-même. Beaulieu et Langevin éprouvent tous deux le sentiment poignant de «n’avoir pas de lieu», d’être destinés à demeurer dans «l’ombre de la grande génération de l’Hexagone».
La notion souple de contemporanéité — que l’historien français Raoul Girardet préférait à celle de génération — permet d’aborder conjointement l’œuvre de Beaulieu et de Langevin. Celle-ci renvoie davantage à un esprit que le concept de génération, fondé sur des déterminismes historiques et obéissant à des critères tels que l’année de naissance. Parler de la génération de l’entre-deux guerres, de la «génération lyrique13», des baby-boomers ou des soixante-huitards suppose de regrouper une série de traits définissant les individus appartenant à ces différentes périodes. Le philosophe italien Giorgio Agamben propose d’employer le terme de «contemporanéité» pour décrire une posture qui ne serait pas marquée par l’adhésion totale, inconditionnelle à son époque, mais plutôt par une «prise de distance», un certain décalage par rapport à celle-ci. Il écrit en ce sens:
la contemporanéité est […] une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle14.
Dans cette perspective, le véritable poète ne se laisse pas aveugler pas les lueurs de son temps, mais «parvient à saisir en elles la part de l’ombre15». De façon comparable, c’est la nature volcanique, ou plutôt sismographique, de la poésie de Beaulieu et de Langevin qui frappe le lecteur, puisque tous deux se sont montrés attentifs à ce qui grondait en dessous, aux forces sourdes, refoulées par la société. Ces poètes se sont immiscés dans la «sombre intimité16» de l’homme. Dans la poétique de Beaulieu, cela se manifeste par la place accordée à la résurgence des souvenirs, des pensées inconscientes, et par l’attention soutenue portée à des événements minuscules rythmant le quotidien. La poésie séditieuse de Langevin vient quant à elle s’opposer à la parole monolithique du pouvoir et du «Westablishment17», en offrant une expression alternative, nouvelle et fraternelle. Les deux poètes ne se laissent pas éblouir «par les lumières du siècle18» et hésitent à se réclamer entièrement d’un courant littéraire: ils maintiennent une certaine distance non seulement avec l’actualité, mais aussi avec la poésie d’autrefois. Sans nécessairement valoriser le passé, ils demeurent sensibles à son influence sur le temps présent. Raôul Duguay reconnaît, par exemple, «un côté médiéval» à la poésie de Langevin et avance qu’elle emprunte à la philosophie de Duns Scot ainsi qu’à celle de Saint Augustin19. Claude Filteau relève, pour sa part, l’influence du xvie siècle dans Variables de Michel Beaulieu20, recueil exigeant et obscur selon les dires du poète, où la référence à Maurice de Scève et à la tradition lyrique lui permet de réduire l’écart entre le maniérisme moderne et celui de la Renaissance. Ce faisant, Beaulieu pose sur son époque un regard à la Janus, bénéficiant d’une vive conscience du passé pour envisager le présent. Robert Melançon écrivait, peu après la mort de ce poète, que celui-ci était «indifférent aux modes littéraires, trop cultivé, trop grand lecteur pour croire que la poésie allait cesser d’être en quelques années ce qu’elle est depuis, disons, Catulle ou Li Po pour citer de ses derniers enthousiasmes21». Il est vrai que, pour Langevin et Beaulieu, la poésie s’inscrit dans un autre temps que celui strictement délimité par la génération. Pour eux, il ne s’agit plus de s’affirmer de manière controversée ou négative par rapport à ceux qui les ont précédés, mais d’instituer un régime relationnel paradoxal où le proche est déjà lointain et où le lointain se rapproche. Le sentiment de contemporanéité qui les anime tous deux provient de la plus grande proximité qu’ils éprouvent pour des poètes appartenant à des temps anciens qu’avec ceux de leur génération. Dès lors, la communauté de ces écrivains ne repose plus tellement sur un partage de caractéristiques sociologiques ou une même manière d’envisager la littérature, mais sur un état d’esprit — celui de ne pas être de leur temps —, un sentiment diffus fondé sur des filiations et des voisinages multiples, tantôt actuels, tantôt anciens, voire anachroniques. D’ailleurs, si ces deux poètes ne présentent aucune des caractéristiques qui servent généralement à définir l’écrivain engagé — commentant les événements et la politique de l’époque à laquelle il appartient —, ils n’ont néanmoins cessé de penser le politique par le biais de la poésie.
La poésie intime du monde
Langevin et Beaulieu ont toujours été discrets au sujet des liens unissant poétique et politique. Il faut dire que ces deux poètes ont laissé peu de commentaires ou d’exégèses de leurs propres œuvres. Dans les rares textes où ils s’expriment sur cette question (le plus souvent des entretiens), leur attention est indéniablement tournée vers le politique. Selon le philosophe français Jacques Rancière, «[p]arler du politique et non de la politique, c’est indiquer qu’on parle des principes de la loi, du pouvoir et de la communauté et non de la cuisine gouvernementale. […] Le politique, lui, se donne comme objet d’instance de la vie commune22.» Michel Beaulieu a opéré cette distinction en des termes quasi identiques dans un texte paru dans la revue Hobo-Québec: «la poésie, tension et mouvement, a aussi un rôle politique à jouer. Je ne parle pas de la
politique, mais du politique. Et la poésie la plus évidemment politique
n’est pas nécessairement celle qui joue le mieux son rôle23». Dans le numéro suivant de la même revue, Langevin soutiendra une position analogue: «libérer le territoire et libérer l’habitant, ce sont deux choses. Le travail que j’ai fait depuis une quinzaine d’années a toujours porté sur […] l’individu. La politique pour moi c’est une relation entre les hommes24». La question du politique chez ces derniers a ainsi plus à voir avec les rapports de pouvoir et les conceptions de la communauté qu’avec les idéologies ou les partis. Les débats intellectuels n’ont en outre jamais été le moteur de l’écriture de Langevin et de Beaulieu. Ce dernier écrivait d’ailleurs en 1978: «Je n’appartiens à aucune école et les rapports interpersonnels me semblent aussi riches de significations que la lutte des classes25.» Par cette déclaration, le poète confirmait ce que tous ses lecteurs savaient déjà, c’est-à-dire que son œuvre, dépourvue de véritable allégeance clanique, s’intéresse davantage aux relations individuelles qu’aux grands ensembles ou aux confréries. Il ne faudrait toutefois pas négliger la charge politique de certains de ses poèmes. Si, indubitablement, la critique s’est moins penchée sur cette dimension de l’œuvre de Beaulieu (elle est plus explicite chez Langevin), celle-ci aura néanmoins occupé une part importante de toute sa poésie et non pas uniquement de ses écrits de jeunesse. Il suffit en ce sens de penser au Cercle de justice («journal du 15 novembre 197626») et au recueil inédit Je réclame un pays27.
Bien qu’ayant été un militant plus actif que Beaulieu28, Langevin jugeait tout de même — d’une façon semblable à Hubert Aquin qui se méfiait de la profession d’écrivain et de la récupération politique de l’artiste en général — que la littérature devait rester aux aguets de ce qui pouvait l’instrumentaliser: «Les artistes ou travailleurs culturels sont de plus en plus engagés, pour ne pas dire enragés. Dans une société aussi permissive que la nôtre, ils risquent cependant de n’être qu’une soupape de défoulement parmi tant d’autres et cela avec la bénédiction des gouvernements eux-mêmes29.» Beaulieu critiquera à son tour le désir de certains écrivains — parmi lesquels se démarquait selon lui Louis Caron — d’une littérature «proprement québécoise», mais dont les écrits relevaient souvent, en définitive, d’un «régionalisme plat». Pour le poète, le modèle à suivre de ce point de vue se trouve plutôt du côté de Réjean Ducharme qui est parvenu à écrire «un livre profondément québécois — nul non-québécois n’aurait pu le faire — tout en inventant, tout en se prolongeant à l’extérieur du pays30». Dans cet extrait, Beaulieu déplace la question de l’appartenance hors des frontières nationales. Sans récuser la légitimité d’un engagement par la littérature, le poète ne se fera jamais porte-parole. En effet, le politique s’inscrit chez lui dans un rapport plus intime au monde, se révélant dans la particularité, la personnalité de la voix. Pierre Nepveu observait déjà cela pour des poètes comme Paul-Marie Lapointe, Gaston Miron et Fernand Ouellette31, mais l’échec s’exprime avec davantage de désespoir chez Beaulieu et Langevin. Comme l’écrit ce dernier:
il a crié réveil
pour la révolte utile
d’un peuple enfant
l’espoir bridé
que lui reste-t-il maintenant
vie taverneuse
et terne temps (N, 10)
Dans la foulée des transformations politiques, sociales et culturelles qui s’opèrent au Québec, aux États-Unis et en France autour de 1968 (Mai 1968, contestation de la guerre du Viêt Nam, contre-culture), la poésie québécoise s’éloigne de la «poétique du pays». Une multitude d’appels à la «révolution» sont alors lancés par des écrivains, que ce soit la «révolution permanente» de Michèle Lalonde, la «révolution démocratique» de Gérald Godin, la «révolution intérieure» de Raôul Duguay ou la «révolution globale32» de Nicole Brossard. Deux mouvements littéraires incarneront cet esprit de renouveau au Québec: la nouvelle écriture et la contre-culture qui veulent rompre avec la génération précédente tout en empruntant aux cultures française et américaine. Plutôt qu’un cahier de revendications révolutionnaires, ce qui unit ces deux courants est un même rejet de la tradition littéraire. Il faut alors s’éloigner des formes convenues, mais aussi, plus généralement, de toute la culture officielle, établie. L’époque est en effet à la méfiance envers la bourgeoisie et les conventions. Écrire, plus que jamais, équivaut à proscrire la littérature «déjà en place, nationale, rationnelle, [la] poésie lyrique, [le] roman réaliste33». Contestant l’autorité des écrivains plus âgés, les tenants de la nouvelle écriture et de la contre-culture s’attaquent aussi à l’institution littéraire (son enseignement, ses critiques). Cherchant de nouvelles figures à qui s’identifier, les écrivains associés à des revues telles que La Nouvelle Barre du jour et les Herbes rouges s’intéresseront entre autres aux textes d’auteurs français comme Roland Barthes, Hélène Cixous, Julia Kristeva et Philippe Sollers. Une suspicion face à l’écrit se généralise, manifestée par le rejet des genres établis ainsi que par la recherche d’un «art mixte» (convocation de médiums artistiques issus des arts dits mineurs comme la chanson, la bande dessinée, etc.). Certains écrivains éviteront d’utiliser le terme «littérature» pour le remplacer par «écriture» ou «pratique textuelle». Les romanciers, quant à eux, critiqueront la tradition romanesque en empruntant à l’épopée, à la poésie et à la composition cinématographique. Finalement, le soupçon littéraire s’étendra au livre lui-même. Les poètes intégreront alors des coupures de journaux, des photographies et s’orienteront vers la poésie visuelle et le poème-affiche. Si Gilbert Langevin fait aussi preuve de scepticisme envers l’institution littéraire, sa révolte demeurera toujours circonspecte à ce sujet, modérée: il ne renoncera jamais au texte imprimé, par exemple. On retrouve néanmoins une forme de décentrement de la littérature dans son parcours, comme en témoignent les nombreux récitals de poésie qu’il a animés au Perchoir d’Haïti et au Bar des arts — deux lieux de rencontre importants pour les écrivains et les artistes dans les années 1970 —, mais surtout les chansons qu’il a écrites. Visant certes, comme les auteurs de la contre-culture et de la nouvelle écriture, une forme d’«expression totale» (EZL, 15), Langevin se distinguera toutefois de ces mouvements. Il cherchera davantage à rapprocher la poésie de la vie — à mener une «poévie34» selon un néologisme de son invention — en intégrant un contenu biographique à son art et en vouant son existence à l’écriture («Ô VIE poème des poèmes / fontaine de la parole humaine» [DE, 67]). Une telle idée paraît totalement dépassée pour de nombreux auteurs de l’époque honnissant l’expression personnelle qu’ils considèrent comme narcissique et individualiste. Michel Beaulieu refuse quant à lui de rompre avec la tradition lyrique et rapproche l’écriture de l’existence au risque de passer pour rétrograde. Cette distance revendiquée par rapport aux avant-gardes s’appuie explicitement sur l’exemple de Langevin, dont il admire l’écriture profondément humaine: «J’aurai sans doute toute la revue Stratégie, les Herbes rouges peut-être même sur le dos en utilisant de tels termes, mais je crois à l’homme qui a des tripes en plus du cerveau, du sang dans les veines au lieu du plomb, et dont les poignets peuvent à l’occasion éclater. La grandeur de Langevin, c’est sans doute simplement d’être un homme, avec ses contradictions et ses grands relents de tendresse35.» En introduction aux poèmes de son ami, l’éditeur Paul Bélanger écrit:
Michel m’aura appris que la quête la plus exigeante du poète est celle de la liberté et de la connaissance de soi: le poète est son seul maître, il ne dispose que de sa voix seule pour se risquer dans l’univers poétique; chez lui «vie et poésie» se confondent, parce qu’écrire de la poésie est une manière d’être en même temps qu’une projection de la vie dans une forme, bien davantage qu’une carrière36.
L’une des caractéristiques les plus déterminantes de la poésie de Beaulieu et de Langevin est qu’elle ne présente aucune hésitation entre l’action militante et la littérature, l’existence et l’art, contrairement aux déchirements d’un poète comme Gaston Miron. «Vivre et écrire, quel hiatus!37» s’exclamait aussi le poète Jacques Brault. L’éloignement entre ces deux verbes n’est plus aussi marqué chez les auteurs étudiés qui verront plutôt entre eux une continuité. Tous deux puiseront ainsi au matériau de l’expérience personnelle afin de composer des œuvres très différentes par la forme et les thèmes, mais qui expriment un même sentiment d’isolement. En effet, leurs écrits témoignent davantage de la dispersion que de l’attroupement et leurs vers sonnent le glas du rassemblement. Pour ces poètes, la véritable filiation ne s’établit pas depuis ce que les hommes partagent mais bien par ce qui leur manque. Ainsi, l’appartenance qu’ils mettent en œuvre s’articule à l’événement intime (un souvenir, une rencontre, un moment fugace de solidarité, etc.) et se définit par l’acquiescement à une «condition» plutôt qu’à un rapport de