C’était il y a près de vingt ans. Fraîchement agrégé et auteur d’un premier roman inspiré d’un personnage d’A la recherche du temps perdu, j’étais invité à une conférence sur « Proust et les philosophes » organisée par l’Ecole normale supérieure. M’appuyant crânement sur la thèse de Jean-François Revel dans son livre consacré à Marcel Proust, j’avais voulu démontrer que la relation entre l’écrivain et les philosophes relevait d’un désolant malentendu : le premier ânonnait des platitudes sur Platon, les idées et la mémoire, tandis que les seconds, de Merleau-Ponty à Deleuze, surinterprétaient grossièrement le texte pour donner à leurs théories un supplément d’âme et un semblant de chic. Revel avait bien compris qu’il fallait chercher l’intérêt de La recherche ailleurs que dans le temps perdu. C’est un roman qui se lit comme tel, pour son style, son humour, ses personnages, sa finesse psychologique.
Autant dire que les éminents spécialistes de Proust avec qui je partageais l’estrade apprécièrent très modérément que je remette en cause leur gagne-pain. Nous nous séparâmes froidement. Je n’entendis plus jamais parler de leurs conférences. Sans bien le savoir, je venais de quitter le chemin mortifère de la recherche académique pour entrer dans celui de l’expression personnelle, de la polémique, bref de la vie. Difficile de vivre une expérience plus revelienne, mêlant érudition, provocation et mise au ban.
Jean-François Revel est mort quelques semaines après cette conférence. Je l’ai donc raté, comme on rate un plat ou un article. Mais ses livres ont marqué mes vingt ans.