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La CONSTRUCTION DU CONTEMPORAIN
La CONSTRUCTION DU CONTEMPORAIN
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Livre électronique657 pages9 heures

La CONSTRUCTION DU CONTEMPORAIN

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À propos de ce livre électronique

Être contemporain c’est, au premier chef, être de son temps (ou en avance sur lui) et produire une œuvre qui puisse être reçue parmi celles qui constituent le cœur vivant de la période la plus actuelle. Cet ouvrage se penche sur la question du contemporain, aussi bien du point de vue du discours critique qui le définit que des pratiques littéraires qui s’y rattachent, en prenant pour objet le discours narratif tel qu’il s’est déployé au Québec et en France depuis le tournant des années 1980.

Les auteurs rendent d’abord compte des thèmes et des mécanismes de valorisation qui marquent la critique littéraire, puis présentent des œuvres qui exemplifient certaines concrétisations esthétiques et poétiques d’un nouvel art narratif. En se situant au confluent des réflexions françaises et québécoises, ils font dialoguer ces deux corpus et tentent de répondre aux questions suivantes : la notion de contemporain désigne-t-elle un même phénomène en France et au Québec ? Recoupe-t-elle la même réalité là-bas et ici ? Ces acceptions « nationales » se contaminent-elles, s’influencent-elles ? Entre vision panoramique et attention aux particularités des œuvres, cet ouvrage soulève des points de contact et de divergence entre les deux littératures.
LangueFrançais
Date de sortie3 déc. 2020
ISBN9782760639386
La CONSTRUCTION DU CONTEMPORAIN
Auteur

Robert Dion

Robert Dion est professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM et directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Il se spécialise dans l’histoire de la critique, l’herméneutique littéraire et la théorie des genres.

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    Aperçu du livre

    La CONSTRUCTION DU CONTEMPORAIN - Robert Dion

    INTRODUCTION

    Si, à une certaine époque, Roland Barthes a pu confesser que «[t]out d’un coup il [lui était] devenu indifférent de ne pas être moderne» ([1977] 1995: 1011), on peut se demander s’il aurait pu avouer avec le même abandon qu’il ne se souciait plus guère d’être contemporain. Car c’est devenu la grande affaire de notre temps que d’«en être» – même si l’on ne se sent pas tenu de s’en revendiquer. Ne plus chercher à être moderne, c’était en effet simplement renoncer à s’inscrire dans une tradition de la rupture, dans une téléologie esthétique fondée sur la rationalité, l’innovation, l’autotélisme; c’était, en somme, adhérer à une autre idéologie de la littérature et de l’art, qu’on pourra qualifier de (néo-)classique1. Être contemporain, en revanche, ce n’est pas privilégier telle ou telle esthétique, telle ou telle théorie littéraire ou artistique, mais c’est, au premier chef et pour le moins, être de son temps (ou en avance sur lui), être pertinent, produire une œuvre qui puisse être reçue parmi l’ensemble des œuvres qui constituent le cœur vivant de l’activité culturelle de la période la plus actuelle.

    Ce n’est pas dire que le contemporain s’assimile à ce qui coexiste à un moment donné et qu’il est exempt de toute construction. La prolifération des tentatives de définition de cette notion pour le moins fuyante indiquerait plutôt le contraire. Et le titre de notre ouvrage, si ce n’est son existence même, suffit à montrer que le contemporain constitue une élaboration discursive qui demande à être examinée de près. Ce sera d’ailleurs l’un des buts de la réflexion menée dans cet ouvrage: nous entendons en effet nous pencher sur la question du contemporain aussi bien du point de vue du discours critique sur la littérature (ce que nous nommons «métadiscours») qui l’érige que du point de vue des pratiques littéraires qui s’y rattachent, en prenant pour objet privilégié le discours narratif tel qu’il s’est déployé au Québec et en France depuis le tournant des années 1980. Qu’on nous permette, pour introduire le livre qu’on va lire, de revenir ici sur chacun des éléments de cet énoncé d’intention.

    La question du contemporain

    Bien qu’il se soit imposé pour désigner les pratiques littéraires actuelles2, le terme «contemporain» ne va pas de soi ni ne reçoit de définition univoque, s’inscrivant par surcroît dans une constellation de désignations telles que «moderne», «postmoderne» et «actuel», pour les plus courantes, ou encore «hypermoderne», «surmoderne» ou «extrême contemporain», parmi les moins usitées. Les significations que lui prête la critique vont ainsi bien au delà du sens étymologique, de «ce qui est du même temps que soi». Dans le contexte de l’université – française surtout – où un interdit a longtemps pesé sur l’étude de la production du temps présent, le terme prend au surplus une valeur militante, en tout cas axiologique, à la fois comme bannière d’un corpus qu’il s’agit de valoriser contre les chantres de la décadence et comme objet d’intérêt légitime de la critique savante. Les travaux de Dominique Viart et de Bruno Blanckeman, les collectifs publiés sous la direction de Lionel Ruffel (Qu’est-ce que le contemporain? [2010]) et de René Audet (Enjeux du contemporain [2009]), le dossier «Actualités du contemporain» ([Collectif], 2000) de la revue le Genre humain, pour ne donner que ces quelques exemples, indexent pour ainsi dire, en même temps qu’ils le livrent, ce combat en faveur du contemporain.

    La lecture de l’ouvrage dirigé par Ruffel – dont on peut affirmer qu’il a fait date – permet de dresser le constat selon lequel le contemporain n’est plus désormais un déictique pur, c’est-à-dire un simple indicateur temporel, et qu’il a en quelque sorte remplacé le terme «moderne». En introduction de cet ouvrage, Ruffel note ainsi:

    Il est des notions que l’on utilise sans y prendre garde. Des notions dont on imagine qu’il n’est pas nécessaire de les penser, de les définir, de les critiquer. Des notions faibles sûrement, en tout cas de faible intensité, mais qui finissent parfois par s’imposer, doucement, à l’ombre de débats plus spectaculaires. Et puis un jour elles sont là, incontestablement présentes, curieusement incontestées, et il faut reprendre le travail. «Contemporain» est une de ces notions, un de ces impensés de la tradition esthétique que ce volume souhaite explorer (Ruffel, 2010a: 9).

    Vis-à-vis de la question du contemporain, remarque Ruffel, la tentation semble de l’évacuer par une tautologie telle que «le contemporain, c’est cela, cela qui passe, cela que nous vivons», ce qui revient à dire que «le contemporain n’est pas une catégorie sérieuse, du moins pour le champ épistémologique» (Ruffel, 2010a: 9-10). Mais il ajoute aussitôt:

    Pourtant c’est une non-catégorie qui se porte bien et surtout qui ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Car pour une détermination partielle, sans qualités (le contemporain ne se suffit pas à lui seul, on est contemporain de «quelque chose»), elle s’est imposée là où il est le plus difficile de s’imposer, par exemple dans le monde universitaire et académique (Ruffel, 2010a: 10).

    L’une des raisons de ce succès serait le ressentiment antimoderne apparu dans la dernière partie du XXe siècle et particulièrement après la Deuxième Guerre mondiale, qui consacrerait la faillite de la rationalité moderne (Ruffel, 2010a: 32). Ce «triomphe» du contemporain s’appuierait, selon Ruffel, sur une démocratisation du savoir au fondement d’un changement dans les modes de transmission de la culture, sur la multiplication des processus de décentrement, d’abord vers New York et l’Amérique puis vers les aires ex-coloniales, et sur l’apparition d’esthétiques contestataires ne se réclamant plus du moderne, qu’elles ressortissent à un mouvement particulier (par exemple, le boom latino-américain des années 1950-1980) ou à des phénomènes plus transversaux (la décanonisation, le postmoderne).

    On constate d’ores et déjà ici que le contemporain ne se résume pas à une conception épochale, pour parler cette fois comme Vincent Descombes, qui ferait de la période où nous vivons une sorte de Zeit­heimat commune, de «patrie temporelle»3, mais que ce contemporain embrasse beaucoup plus large, déborde vers l’esthétique sinon vers l’herméneutique, les événements historiques et littéraires ne relevant d’un même temps, d’une même période qu’en vertu d’une interprétation susceptible, par exemple, de faire tomber une circonstance ou une œuvre hors de son temps4 (Descombes, 2000: 26-27). D’où la difficulté d’établir ce qui serait «d’époque», ce qui en représenterait les caractéristiques archétypales. Comme l’écrit Descombes:

    Toutes les tentatives pour définir un archétype de notre contemporain participent de l’erreur selon laquelle il y aurait une essence historique commune à tous les acteurs présents sur la scène. L’erreur n’est pas de croire qu’il y ait bien des points communs aux acteurs historiques, elle est de croire que ces points communs pourraient composer leur modernité. Mais il y a de tout sur la scène: du traditionnel, du moderne, du très ancien, voire de l’archaïque, du très nouveau, et surtout beaucoup de mélangé. Le contemporain est plutôt une relation entre tous les ingrédients de l’actualité. Une première question à poser sur la réalité contemporaine est celle de savoir comment se font ces mélanges, et si les formes composites qu’ils produisent sont intelligibles dans le cadre des catégories intellectuelles héritées de notre tradition (Descombes, 2000: 30-31).

    Si, dans les faits tels que les décrit Descombes, le contemporain est divers, «mélangé», et que c’est même l’une de ses caractéristiques principales, il reste que, lorsque la critique universitaire s’empare de ce terme, elle ne désigne pas tout ce qui appartient à notre époque, mais bien ce qu’elle en saisit qui exprimerait au mieux les enjeux particuliers qui la déterminent. Viart, par exemple, s’attache ainsi à considérer «non le vrac des livres publiés récemment mais un ensemble d’œuvres cohérent dans ses principaux enjeux» (2013: 123); il est à la recherche d’une «inflexion esthétique» qui marquerait une rupture par rapport à la littérature qui précède et, du même coup, l’entrée dans le contemporain. Se pose, dès lors, le problème de la périodisation, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir; car si Viart reconnaît la nécessité d’une théorisation du contemporain, il se propose plutôt de le saisir, sur un mode d’abord pragmatique, par une lecture du corpus qui devrait conduire à dégager les axes majeurs qui permettent de le circonscrire et, a posteriori, de le définir.

    Si l’on demeure pour le moment sur le terrain de la conceptualisation, on retiendra la fameuse définition de Giorgio Agamben, qui consone tout à fait avec les propos de Descombes. Pour Agamben, en effet:

    Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. Cette non-coïncidence, cette dyschronie, ne signifient naturellement pas que le contemporain vit dans un autre temps, ni qu’il soit un nostalgique […]. La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme (Agamben, [2008] 2008: 9-11).

    Agamben rappelle ici le caractère de non-contemporanéité du contemporain, qui fait cohabiter des strates temporelles diverses, non pas bien empilées mais bouleversées, et situe la lucidité du créateur dans la conscience claire de cette hétérogénéité temporelle, dans sa capacité d’y puiser pour se garder relativement à l’écart de la couche de surface. Cela nous mène à considérer les liens, pour le moins ambigus, du contemporain avec le «présentisme» diagnostiqué par François Hartog (2003). L’ambiguïté se décèle notamment chez les collaborateurs au collectif dirigé par Ruffel. Martin Rueff, par exemple, affirme que «[c]ontemporain désignerait un rapport critique du présent qui vit mal ou qui ne peut plus vivre son inscription dans la continuité historique» (2010: 98); François Noudelmann, à l’opposé, note que «le contemporain est devenu un champ de bataille dans lequel il s’agit à la fois de dénoncer les dégâts du modernisme et de préserver ce qui peut encore l’être. Après le contemporain tiré du futur, voici le contemporain qui se nimbe de passé» (2010: 60). Entre rupture du fil de l’histoire et nostalgie du passé, entre présentisme et «archaïsme» (pour ainsi parler), la définition du contemporain se trouve aux prises avec des tensions, sinon des contradictions qu’il semble au total assez difficile de dénouer. Et c’est peut-être là ce qui le caractérise absolument: sa position indécise sur la ligne du temps malgré son allégeance au présent, son feuilleté de temporalités diverses étroitement reliées entre elles.

    On peut postuler, à la suite de plusieurs critiques, que la transition du moderne au contemporain a passé par le relais de la postmodernité et du postmoderne. On ne reviendra pas en détail ici sur ces questions qui ont fait l’objet de vastes débats5. Il convient tout de même d’essayer de comprendre par quelles voies le moderne, qui à l’origine renvoyait à l’idée de quelque chose qui se ferait «contre le présent et le contemporain» (Ruffel, 2010a: 16), a pu ainsi céder le pas à son contraire. La démocratisation du savoir, les décentrements divers et les esthétiques contestataires, que nous évoquions ci-dessus, sont certes des phénomènes qui ont eu pour effet de sortir la culture légitime de la sphère restreinte et qui l’ont fait échapper à la logique de «quintessentialisation» portée par les représentants les plus exigeants de la pensée moderne; or ces phénomènes, qui favorisent les échanges entre haute culture et culture populaire, culture des métropoles européennes et cultures des ex-colonies, culture du présent et culture du passé, culture majoritaire et culture(s) minoritaire(s), ont été regroupés dans le monde anglo-saxon, mais aussi au Québec et dans une moindre mesure en France, sous le label de la postmodernité et, pour ce qui concerne plus strictement l’esthétique des œuvres elles-mêmes, du postmoderne. Souvent associé à l’«hétérogène»6 ou à l’«impureté»7, ce dernier terme marque un après du moderne dont il conteste l’adhésion à l’idée du progrès en art, à celle d’une «essence» du langage artistique dont il faudrait toujours s’approcher et qui indiquerait la voie la plus légitime d’une innovation résolument détachée des formes du passé par une succession de gestes de rupture. Le postmoderne – que la plupart des chercheurs s’entendent aujourd’hui pour considérer comme une notion transitoire dont la fonction historique aura été d’assurer la sortie de la modernité et l’entrée dans le contemporain – aura en fin de compte servi à rappeler que «l’invention ne coïncide pas forcément avec la négation du passé, et la production du nouveau à tout prix, sans mémoire» (Scarpetta, 1985: 361). Le terme aura en outre été mobilisé pour contester les interdits énoncés par la modernité (et formulés entre autres par Adorno, [1970] 1974), remettre en question les métarécits de légitimation (Lyotard, 1979) et promouvoir une esthétique de l’hétérogène, de l’éclectisme et de l’impur. Pour le dire dans les mots de Frances Fortier:

    Là où la modernité obéit à une stratégie de la tabula rasa et postule une téléologie dont elle serait l’achèvement, la postmodernité et ses métafictions proposent un système d’intelligibilité de l’histoire où la conscience du simulacre permet de reconnaître les processus de construction du sens qui légitiment la lecture du passé. En ce sens, la postmodernité relève d’une esthétique de la récupération et de l’intégration qui sanctionne un déplacement des valeurs de la modernité, tout entière fondée sur la légitimité de la distinction et de l’exclusion (Fortier, 1993a: 32).

    Le postmoderne aurait ainsi frayé la voie au contemporain en déconstruisant les métarécits issus de la modernité, en re-légitimant le répertoire des formes du passé, en déshiérarchisant les styles et les pratiques, en induisant un scepticisme bienvenu vis-à-vis des théories et des utopies et en dévalorisant l’idée d’originalité pour mettre de l’avant une culture palimpseste, c’est-à-dire un travail de la citation, de la parodie, du simulacre (Gontard, 2013: 78). Tout était en place, dès lors, pour une recatégorisation de la production récente au moyen d’un terme, contemporain, qui laisse une marge considérable au travail d’interprétation du chercheur, lequel, parce qu’il se penche sur un corpus non encore historicisé et par conséquent non encore saisi par le discours historiographique, a tout le loisir d’en désigner les axes majeurs à partir de sa propre saisie des enjeux du temps présent.

    Le discours critique et les pratiques narratives

    Nous ne prétendons pas, ici, proposer une définition du contemporain qui soit meilleure, ou plus juste, ou plus englobante que celles que nous venons d’évoquer rapidement. On l’a dit: nous nous intéressons plutôt, d’une part, aux discours qui construisent la littérature comme contemporaine – bref, à ce par quoi la littérature dite «contemporaine» peut exister parce que le discours critique (au sens large) contribue à l’inventer – et, d’autre part, aux œuvres produites au cours de la période contemporaine, en France et au Québec, qui exemplifient certaines mises en œuvre esthétiques et poétiques d’un nouvel art narratif. Ces deux démarches, qui sont complémentaires dans notre esprit, et qui nous amènent à prendre en considération «un contemporain de la réception tout autant que de la création» (Ruffel, 2010a: 14), sont à l’origine du plan en deux parties de notre ouvrage.

    Partant donc du présupposé que le contemporain se déploie autant dans le discours critique que dans la production littéraire, nous avons vite remarqué que l’un des terrains privilégiés où prend racine un tel déploiement est celui du narratif. Ce n’est certes pas l’unique lieu d’inscription du contemporain – et les motifs du «lyrisme», du «réel» ou encore du «sujet» auraient pu nous retenir tout autant. Si nous avons néanmoins choisi l’angle du narratif, c’est que ce dernier sollicite, plus que tout autre, nous semble-t-il, l’attention des observateurs de la scène littéraire et qu’il implique et intègre d’autres questionnements qui obsèdent notre présent, par exemple celui de la lisibilité et de la transitivité. Le narratif, précisons-le, ne s’exprime pas ici par une hégémonie du roman héritée du XIXe et du début du XXe siècle, mais par son caractère transversal au sein des diverses formes de l’écriture actuelle8, qu’il s’agisse de récits biographiques et autobiographiques, de témoignages ou de pures fictions9. Une telle prégnance du narratif s’est d’ailleurs vue largement répercutée à travers le thème du «retour au récit», habituellement conjoint aux retours au «sujet» et à l’«histoire» (Viart, 2001b); elle semble être l’un des indices majeurs d’un changement d’époque, d’un tournant qui viendrait redéfinir les enjeux de la littérature après une ère d’autoréférence et d’autotélisme.

    Le consensus autour du retour au récit – et non d’un retour du récit, qui trahirait une perspective essentiellement nostalgique – semble ainsi organiser la perception du contemporain, à tout le moins de la production en prose, mettant en valeur certains phénomènes et en occultant peut-être d’autres, et favorisant un travail de re-théorisation du narratif qui tend à en transformer les formes d’appréhension. C’est du moins ce que plusieurs chapitres de la première partie de notre ouvrage laissent entrevoir. La narrativité retrouvée de la littérature, qui va de pair avec la réhabilitation d’une certaine transitivité sinon d’une transitivité certaine, trouve à se décliner de multiples manières, autant sous la loupe des universitaires que dans les pratiques des écrivains. Nos analyses chercheront précisément à examiner les variantes, les thématiques organisatrices, les notions ou les concepts qui donnent corps à cette pensée du narratif en régime contemporain.

    Évidemment, la mise au premier plan de la dimension narrative de la littérature se révèle déterminante pour l’élaboration d’un corpus emblématique du contemporain ainsi que du discours critique qui lui confère justification et cohérence relative. D’où l’intérêt de s’interroger sur les mécanismes de valorisation qui ont cours au sein des diverses instances institutionnelles en cernant les balises, les caractéristiques, mais aussi les apories et les points aveugles de ce discours. Il s’agira, en bref, de mettre au jour ce qui «ressasse» dans la critique (tant française que québécoise) afin d’en prendre la mesure et d’en évaluer la portée, de voir si l’on parle vraiment des mêmes choses quand on utilise les mêmes mots; mais il s’agira également de repérer ce qui «échappe» au «récit» critique du contemporain. Puis, il conviendra de se questionner sur les enjeux esthétiques et poétiques soulevés par les œuvres elles-mêmes en vue de mettre en relief les processus textuels de valorisation d’une certaine conception dite contemporaine de l’écriture, de la création, de la représentation, de la littérature, etc. En définitive, si la première partie métacritique de l’ouvrage devrait faire émerger les valorisations et les critères de valorisation que produit le discours critique et qui en retour l’édifient et le signalent comme discours10, la seconde partie, de son côté, qui porte sur un corpus de textes dont plusieurs ne sont pas systématiquement mentionnés dans les quelques panoramas de la littérature contemporaine publiés ces dernières années11, devrait nous permettre d’élaborer notre propre lecture du contemporain, lecture dont certaines particularités sont suscitées et soutenues par la dimension comparatiste de notre enquête.

    Une étude comparatiste

    Pour cette recherche, nous avons choisi de nous situer au confluent des réflexions françaises et québécoises sur le contemporain, car nous faisons le pari qu’un regard croisé est susceptible de favoriser une appréhension originale, ou inédite, de cet objet discursif. Profitant de notre position stratégique à titre de chercheurs québécois travaillant à la fois sur les corpus français et québécois12, nous pourrons ainsi envisager ce qui transite, du fait de la communauté de langue et de culture, entre les deux aires en question en ce qui a trait à la définition du contemporain et à ses «incarnations» littéraires. Une pareille attention aux échanges transatlantiques apparaît d’autant plus féconde que, depuis une vingtaine d’années, les transferts directs entre la France et le Québec se sont multipliés, à l’occasion entre autres de visites de professeurs de part et d’autre13, de colloques conjoints14, de thèses issues de co-tutelles franco-québécoises15, de stages postdoctoraux, etc. De plus, le partage de mêmes ouvrages de référence et de certaines axiologies (entre autres, l’idée de la mort des avant-gardes et de la fin, ou de la métamorphose, de la modernité) tend à rendre plus poreuses les frontières entre les deux institutions, une authentique perméabilité des discours critiques entre la France et le Québec étant désormais perceptible en vertu d’une circulation qui s’effectue dans les deux sens. Par ailleurs, un certain reflux de l’intérêt pour la dimension américaine de la littérature québécoise a peut-être aussi permis de percevoir de nouveau les parentés entre les deux littératures, et l’on a moins aujourd’hui cette impression de «découplage», sinon de décalage entre la production française et la production québécoise – tant théorique et critique que littéraire16. Ainsi, un genre comme l’autofiction, populaire au Québec et en France, ou une thématique comme celle du récit de filiation rapprochent indéniablement les deux corpus. Néanmoins, de tels rapprochements ne vont pas sans soulever d’autres questions: par exemple, envisage-t-on la même chose quand on évoque l’autofiction au Québec et en France ou lorsqu’on tente de définir ce que pourrait être, de part et d’autre, une écriture minimaliste ou une écriture de l’héritage?

    De là l’intérêt de faire dialoguer la critique et les œuvres issues de ces deux institutions sur la base des interrogations suivantes: la notion de contemporain désigne-t-elle un même phénomène en France et au Québec? Recoupe-t-elle la même réalité là-bas et ici? Ces acceptions «nationales» du contemporain se contaminent-elles, s’influencent-elles? Bien qu’elles ne fassent pas l’objet d’un chapitre spécifique, ces questions constitueront une préoccupation constante tout au long de l’ouvrage. En revanche, les développements à venir ne donneront pas lieu à une démarche strictement comparatiste, mais à un regard plus flottant qui embrasse simultanément deux littératures présentant des aspects qui sont certes similaires, mais qui tendent à se matérialiser de manière différente.

    En somme, nous parions que la démarche que nous avons adoptée fera jaillir des points de vue inusités permettant d’envisager globalement les deux corpus et d’offrir d’autres perspectives de lecture. Et, quoique l’on remarque de chaque côté une certaine homogénéité des discours critiques – sur laquelle l’on s’interrogera d’ailleurs –, l’on peut néanmoins présumer qu’il y a beaucoup à apprendre d’une appréhension conjointe de ces discours critiques, les redites de l’un ayant peut-être pour effet d’accuser les spécificités de l’autre.

    Une périodisation stratégique

    On a vu que le contemporain correspond à une sortie de la période moderne sous l’impulsion de la postmodernité et que, plus concrètement, il se signale par de nouveaux enjeux littéraires, de nouvelles inflexions esthétiques. Où donc situer la ligne de démarcation entre un avant et un après, le point de bascule qui correspondrait à des changements décisifs et signifiants? Il serait sans doute présomptueux, en ouverture d’un chantier comme le nôtre, de fixer un commencement absolu, dans la mesure où celui-ci viendrait conditionner par avance la nature même de la recherche. C’est d’abord par hypothèse que nous avons choisi de travailler avec la période charnière que représente la décennie 1980 et qui est celle que retiennent la grande majorité des universitaires français et québécois. Loin de nous l’idée d’affirmer par principe que cette périodisation, parce qu’elle fait l’objet d’un large consensus, ne ressortit qu’à un préjugé trop répandu: non, on le verra, quelque chose de notable se passe bel et bien à ce moment-là. Mais il ne faut pas exclure que d’autres repères temporels soient également envisageables: ainsi, pour notre ouvrage sur le devenir de la littérature québécoise actuelle, nous avons fixé la balise de 1990, à partir de laquelle la cartographie établie dès 1980 pour quadriller le territoire de la nouvelle littérature québécoise se révèle un peu moins fiable17.

    C’est au début des années 2000 que la borne de 1980 s’impose vraiment à l’ensemble des critiques comme un fait indiscutable18. Pour le Québec, il appert que 1980 a peu à peu remplacé le jalon de 1960 et de la Révolution tranquille. L’historien Yvan Lamonde, co-instigateur d’un colloque sur la modernité publié en 1986 (Lamonde et Trépanier, 1986) et conférencier à un colloque sur le même sujet en 2003 (Michaud et Nardout-Lafarge, 2004), constatait ainsi, dans sa contribution la plus récente, qu’entre-temps le contemporain avait changé de contenu, puisque les deux grands événements de référence qu’étaient le Refus global et la Révolution tranquille avaient basculé dans le temps et étaient désormais traités comme des événements du passé (Lamonde, 2004). Pour leur part, Hans-Jürgen Greif et François Ouellet, s’ils situent eux aussi l’avènement de la littérature moderne au Québec en 1960, n’en remarquent pas moins un changement majeur en 1980:

    Les années 1970 consacrent de nouveaux écrivains, tandis que la fin de la décennie marque le retour du lyrisme et l’essoufflement de l’engagement politique. La défaite référendaire, mais sans doute aussi le malaise existentiel d’une société qui a évacué trop rapidement les valeurs traditionnelles, accentuent ce virage. Ils entraînent le désengagement des intellectuels et des écrivains et valident la promotion d’une écriture de l’intime et du repli sur soi, l’essor d’une écriture postmoderne (phénomène qui caractérise toute la littérature occidentale contemporaine) (Greif et Ouellet, 2004: 15).

    Greif et Ouellet identifient ici à la fois des phénomènes sociaux et des inflexions littéraires (l’écriture postmoderne et celle de l’intime, en l’occurrence). Cette double causalité, très commune, paraît à la fois rassurer les chercheurs, heureux de déceler une convergence logique entre histoire littéraire et histoire générale, et soulever une certaine méfiance. Ainsi Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe notent-elles, dans leur «Présentation» du collectif Parcours de l’essai québécois, que:

    Même si elle fait déjà partie du récit de la littérature québécoise, l’année 1980 n’échappe pas pour autant aux soupçons. N’est-ce pas, d’une part, succomber à une sorte de sociologisme réconfortant que de découper le corpus étudié en choisissant une borne temporelle ferme? Borne temporelle liée de près à l’histoire sociopolitique qui plus est… (Caumartin et Lapointe, 2004: 12).

    Si l’on peut admettre que quelque chose se termine en 1980 – l’euphorie des années 1960 et de la libération nationale, le règne de la doxa réformiste – et que quelque chose de nouveau s’amorce – une mondialisation des imaginaires, un repli sur l’intimité, le phénomène de la littérature migrante –, il est aussi possible, à l’instar de Lapointe dans son article sur la démarcation que représente 1980 pour les revues Spirale et Liberté, de voir cette année charnière comme un «trait d’union»:

    Dans la perspective d’une mise en récit de la culture québécoise, force est de constater que 1980 ne marque pas le passage à une ère nouvelle modelée par la fin des idéologies et des grands récits, mais bien le prolongement d’un rapport malaisé à l’Histoire et à la souveraineté (Lapointe, 2013: 86).

    Sans signer la fin d’une époque, l’année 1980 semble plutôt constituer un trait d’union – et encore nous ne pouvons défendre une telle lecture qu’a posteriori. Le combat féministe se concevait dans une continuité. Quant au référendum de mai 1980, comme en témoignent les dossiers sur la question référendaire parus dans les deux publications [Spirale et Liberté], il signalait non pas la fin, mais le prolongement d’une époque incertaine (Lapointe, 2013: 94).

    En France, 1980 s’impose aussi comme une balise consensuelle. C’est le moment où, selon Viart, s’est manifestée «une prise de distance envers les écritures expérimentales dominantes des deux décennies précédentes» (2001b: 319), le moment où Philippe Sollers peut lancer négligemment: «[c]’est devenu académique, l’avant-garde, vous comprenez» (1980: 21). Plus exactement, 1980 – qui est aussi, notons-le, la date où François Mitterrand annonce sa candidature à l’Élysée et entame sa marche victorieuse vers la présidence – est en France une date en quelque sorte «moyenne» entre 1975 et 1984. Car, d’après plusieurs critiques, les prodromes du contemporain se font sentir dès la publication du Roland Barthes par Roland Barthes en 1975, dont la composante autobiographique annonce certains revirements majeurs qui marqueront les années suivantes, tandis que l’année 1984 prend un caractère emblématique avec la publication en rafale des Modernes de Jean-Paul Aron, véritable charge contre les avant-gardes, du roman autobiographique de Marguerite Duras, l’Amant, du premier tome des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet, le Miroir qui revient, ainsi que du premier livre fracassant d’un inconnu, Vies minuscules de Pierre Michon. Entre ces deux dates, il y aura eu, entre autres, la dissolution de Tel Quel en 1982 et la fondation de l’Infini l’année suivante, la publication du curieux récit autobiographique de Nathalie Sarraute, Enfance (1983), et du roman à clés de Sollers, Femmes (1983), et surtout la mort de grandes figures intellectuelles associées aux décennies précédentes: Roland Barthes et Jean-Paul Sartre en 1980, Raymond Aron en 1983, Michel Foucault en 1984, etc. Au début de la décennie 1980 paraissent en outre les premiers livres de Jean Echenoz (son premier succès, Cherokee, date de 1983), de François Bon (Sortie d’usine, 1982), de Jean-Philippe Toussaint (la Salle de bain, 1985) et d’Emmanuel Carrère (l’Amie du jaguar, 1983) – tout un ensemble d’œuvres qui signalent la prise de parole d’une nouvelle génération de romanciers.

    Cette convergence de phénomènes contribue, au Québec comme en France, à faire de l’an 1980 un acte de naissance symbolique, une date où, bien que l’ancien se perpétue d’une manière ou d’une autre, l’on est tenté de reconnaître que quelque chose de neuf apparaît et que quelque chose de ce qui existait déjà se modifie. En France tout particulièrement, l’émergence d’une cohorte de jeunes écrivains talentueux (et doués pour le faire savoir) et les reconversions parfois spectaculaires des représentants patentés de l’avant-garde vont tôt susciter une réponse des milieux littéraires et universitaires, prêts à confirmer presque sur-le-champ le changement d’époque. Viart signale notamment deux publications de 1987 qui constituent «une véritable tentative pour penser le contemporain, et pour le faire en dehors des catégories en usage dans les décennies précédentes» (2001b: 325): le colloque organisé en 1986 à l’Université Paris-VII sur l’extrême contemporain et publié en 1987 dans la revue Po&sie (Chaillou, 1987) ainsi que le dossier de la revue l’Infini, de 1987 également, dirigé par Alain Nadaud et intitulé «Où en est la littérature?».

    Ce sont là, bien entendu, des signes des temps dont nous tiendrons compte, et pour la périodisation du contemporain et pour sa caractérisation.

    Les axes de l’ouvrage

    Les deux parties de l’ouvrage s’organisent autour de thématiques dont certaines émergent des débats en cours autour du contemporain et d’autres, de nos propres travaux et réflexions.

    À l’orée de la première partie métacritique, dans le chapitre intitulé «Dire et redire la précarité du présent», c’est l’idée même de la décadence ou de la fin de la littérature qui est envisagée à la lumière des «discours de la précarité» – précarité de l’époque, précarité de l’écriture qui en émane, précarité de l’écrivain. Ces discours de la perte, du déclin, de l’amenuisement, de la désacralisation du littéraire et de l’écrivain font ainsi l’objet d’une analyse qui cherche à voir ce qu’ils laissent affleurer des diverses conceptions et évaluations du contemporain qui les traversent. Le chapitre suivant, «la Chute des murs: la labilité des pratiques narratives contemporaines», s’attache pour sa part aux entreprises de catégorisation de la production narrative, qu’elles se réclament de l’héritage de la théorie des genres ou non, qu’elles professent le caractère inclassable de la littérature du présent ou au contraire multiplient les classes et les sous-classes. Quant au troisième chapitre, «Avec ou sans le roman: le règne du narratif et ses modulations», il explore le rapport au roman du narratif contemporain, saisissant celui-ci dans son désir ou, au contraire, dans son refus du romanesque. Le roman est-il un genre, une catégorie dépassés? Telle est la sourde inquiétude, récurrente au sein du discours critique, qui sous-tend la réflexion proposée ici. La problématique de l’ambition narrative de la littérature actuelle fait l’objet du quatrième chapitre, «Minimalisme(s) et récit en mode mineur: une lisibilité retrouvée». Le récit devrait-il prendre en écharpe le macrocosme et devenir un «concasseur de mondes» ou se pencher sur le caractère indiscernable de la vie quotidienne, sur les micro-­événements de l’intimité de chacun? Ces interrogations sont abordées ici à travers l’analyse du discours critique sur la question du minimalisme. Finalement, «Venir après: filiation et héritage», plus ciblé, est consacré à l’un des thèmes qui obsèdent le discours sur la littérature d’aujourd’hui, à savoir les filiations que s’inventent ou que subissent les écrivains et leur position d’héritiers d’une tradition trop lourde ou trop ténue, d’un legs qui les écrase ou qui se dérobe.

    La deuxième partie de l’ouvrage, qui ramène aux œuvres, s’ouvre sur le problème de l’autorité narrative. Dans le sixième chapitre ayant pour titre «Des fictions en mal d’autorité», il s’agit de voir de quelle manière la remise en question de l’autorité du narrateur, au sein des œuvres elles-mêmes, est susceptible de traduire la précarité du littéraire évoquée dans la première partie de ce livre.

    En proposant la notion de diffraction, le septième chapitre, «Ne pas raconter que pour la forme: sur la diffraction dans les fictions narratives», aborde les modes d’écriture qui marquent les manifestations actuelles de la narrativité; il s’agit ici, en les saisissant sous l’angle des tensions entre unité et éclatement, de rendre compte de la part grandissante de la production française et québécoise qui accumule les angles de saisie du monde.

    Le huitième chapitre, intitulé «Quand la quête se donne un genre: à propos d’une figure canonique du récit», se penche sur un motif cher aux sémioticiens d’avant la période qui nous occupe, en l’occurrence celui de la quête, afin d’envisager sa reprise et ses développements dans la littérature contemporaine. On aurait pu croire que cette production se signalait par son refus radical du récit téléologique fondé sur l’action; l’analyse nuance ce portrait en montrant que plusieurs fictions récupèrent de manière ostensible, presque suspecte, cette formule usée jusqu’à la corde.

    Le chapitre suivant, «Raconter par scènes: les mutations de la narrativité contemporaine», porte sur l’usage de la «scène» dans la fiction contemporaine, la considérant comme le signe d’une narrativité imprégnée plus que jamais auparavant par les médias de l’image, narrativité qui règle une circulation singulière entre le visible, le lisible et le sensible. Cette analyse est l’occasion d’envisager le positionnement de la littérature en regard des autres médias qui la redéfinissent sans cesse et qu’elle redéfinit en retour, et, par là, de la réinsérer dans le contexte de pratiques sémiotiques qui, selon plusieurs, lui auraient peu à peu damé le pion.

    Le tout dernier chapitre de l’ouvrage, enfin, qui peut être lu comme le pendant du cinquième chapitre de la première partie sur la filiation et l’héritage, s’attache pour sa part au «passé du présent», c’est-à-dire à la mise en scène littéraire de l’histoire, grande et petite, universelle et personnelle, et à ses effets sur l’écriture au présent.

    *

    Le survol des éléments qui composent notre ouvrage indique clairement l’ampleur et les limites de notre ambition. Nous espérons, en définitive, proposer une synthèse qui, en traitant à part les œuvres et le discours critique, évite de projeter trop directement l’ombre du second sur les premières et qui, tout en tenant compte des acquis de la réflexion menée au Québec et en France depuis les vingt dernières années environ, aspire à une lecture peu ou prou délivrée des obsessions qui, de part et d’autre, enferment les corpus dans des consensus de moins en moins féconds. En identifiant, en première partie, quelques automatismes de la critique, nous visons à dégager les forces qui l’organisent et à décrire la perception du contemporain qui y règne, perception dialectisée suivant deux perspectives antisymétriques: l’une négative, obsédée par la fin, le deuil, la mort, la crise, l’autre plus optimiste, soutenue par le retour enfin concrétisé du sujet, de l’histoire, du réel et du monde, de la lisibilité, etc. De sorte que, ce champ de forces ayant été cartographié, notre propre lecture parviendra peut-être, dans un second temps, à déplacer les enjeux reconduits par la critique et à reconsidérer, le cas échéant, les moments de crise comme les mouvements dynamiques de la production contemporaine.

    1. C’est l’épithète qui vaut pour Barthes et pour d’autres «défroqués» du modernisme, Stravinsky par exemple. Dans un autre contexte, «postmoderniste» pourrait également convenir.

    2. Nous laissons de côté ici la question de l’art contemporain, qui constituerait un sujet de réflexion à lui seul.

    3. Nous empruntons l’expression à W. G. Sebald (Sebald et Hage, 2003: 36), que nous traduisons.

    4. C’est ainsi qu’on pourra dire qu’une œuvre n’est pas «de son temps», qu’elle est «en avance» ou «en retard» sur lui.

    5. Pour un aperçu plus complet des travaux de notre équipe à ce sujet, voir Auger, 2016.

    6. Pour une synthèse de l’usage de ce terme au Québec, voir Dion et Mercier, 2017a.

    7. Voir Scarpetta, 1985.

    8. Sur ces questions, voir le diptyque que nous avons publié sur la narrativité contemporaine au Québec (Audet et Mercier, 2004; Hébert et Perelli-Contos, 2004).

    9. Elle marque également la poésie contemporaine, qui ne craint pas de réintégrer le récit après l’avoir longtemps banni. Nous n’abordons pas cette dimension narrative du poème; nous renvoyons aux travaux de Luc Bonenfant, qui s’est penché sur cette question en ce qui concerne autant le corpus français que le corpus québécois (voir notamment Bonenfant, 2014, et Bissonnette et Bonenfant, 2004).

    10. Car il va de soi que si l’on peut identifier quelque chose comme un discours sur le contemporain, en France et au Québec, c’est qu’un ensemble d’énoncés partage un certain nombre de valorisations communes qui les constitue en interdiscours.

    11. On songe, du côté français, à Viart et Vercier, 2005, à Blanckeman, 2008, à Havercroft, Michelucci et Riendeau, 2010 ou à Cerquiglini, 2012; du côté québécois, à Dorion, 1997, à la partie intitulée «le Décentrement de la littérature (depuis 1980)» dans Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007, ou encore au récent collectif publié par nos soins (Dion et Mercier, 2017b).

    12. La réciproque étant pratiquement exclue (c’est-à-dire des chercheurs français qui connaissent bien la littérature québécoise et qui travaillent en parallèle ou en alternance sur les deux corpus), il nous est apparu que non seulement nous étions bien placés pour amorcer l’étude comparatiste du contemporain, mais que notre ferme ancrage dans la réalité québécoise était à même de mieux nous faire lire le contexte français, ou en tout cas de nous le faire lire de manière différente, avec une distance que n’ont pas forcément nos homologues français ou exclusivement «francisants».

    13. Dominique Viart, Bruno Blanckeman, Lionel Ruffel, François Bon, etc., ont régulièrement participé à des activités de recherche organisées au Québec, et des professeurs québécois sont tout aussi régulièrement invités en France pour parler, indifféremment, de littérature française ou québécoise.

    14. À Cerisy-la-Salle, Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft ont piloté le colloque «Narrations d’un nouveau siècle: romans et récits français (2001-2010)», du 16 au 23 août 2011; le centre Figura de l’UQAM a organisé à Montréal, pour son quinzième anniversaire, un colloque intitulé «l’Imaginaire contemporain: figures, mythes et images», du 23 au 25 avril 2014; Robert Dion, Romuald Fonkoua, Andrée Mercier et Myriam Suchet ont quant à eux organisé le colloque «Que devient la littérature québécoise?», tenu à la Sorbonne du 17 au 20 juin 2015.

    15. Par exemple, Francis Langevin a déposé en 2008 une thèse intitulée «Enjeux et tensions lectorales de la narration hétérodiégétique dans le roman contemporain» (co-tutelle entre l’Université du Québec à Rimouski et l’Université Lille-3-Charles-de-Gaulle); Mahigan Lepage a soutenu en 2010 une thèse ayant pour titre «François Bon, l’invention du présent» (co-tutelle entre l’Université du Québec à Montréal et l’Université de Poitiers). Docteure de l’Université Paris-Sorbonne nouvelle avec une thèse sur Pierre Bergounioux et François Bon (2008), Mathilde Barraband a effectué deux stages postdoctoraux au Québec avant de devenir professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

    16. Nous signalons un dossier de la revue Voix et Images que notre équipe a consacré à la lecture croisée des corpus narratifs contemporains français et québécois: Dion, Robert et Andrée Mercier (dir.) (2010), «Narrations contemporaines au Québec et en France: regards croisés», Voix et Images, vol. 36, no 1 (automne).

    17. Voir Dion et Mercier, 2017a.

    18. Quoique la coupure ait commencé d’être perçue dès la fin de la décennie 1980, notamment par Pierre Nepveu ([1988] 1999).

    Première partie

    CHAPITRE 1

    Dire et redire la précarité du présent

    Dans un contexte où le passé paraît si près de l’oubli qu’il faut constamment se le remémorer et où le futur semble s’obscurcir faute de projets directeurs, les sociétés contemporaines paraissent enfermées dans un présent inquiet de sa propre capacité à s’inscrire dans l’histoire.

    Hamel et Harvey, 2009: 12-13

    Entre le déclin proclamé par la critique et la résistance plus ou moins désabusée des écrivains, la littérature au présent semble ne pouvoir perdurer que sur un mode désenchanté. La prégnance du discours de la perte interdit, on pourrait le croire, toute appréciation enthousiaste de la vitalité du littéraire, et plus particulièrement du roman, comme si, par l’effet pervers d’un chiasme inabouti, on avait préféré décréter la précarité de la littérature lors même qu’elle s’échine à témoigner de la précarité du présent. À cette précarité qui est ressentie sur les plans individuel et collectif – déliaisons identitaires, déperdition du sens, marginalisations de tous ordres – et dont parle précisément le roman d’aujourd’hui, un large pan du discours critique, pourtant censé en reconnaître les enjeux, oppose plutôt une lamentation sur la crise d’une littérature qui serait irrémédiablement minée par la pauvreté de la langue ou dévoyée par le tapage médiatique. Sur son versant le plus acharné, ce discours déplore la désacralisation actuelle de la parole littéraire en se réclamant d’une grandeur perdue; une variante moins mélancolique interprète ce déficit d’autorité comme un décentrement salutaire. Ce «présent inquiet» suscite donc, on le verra, des constats amers, tant au Québec qu’en France, constats néanmoins tempérés par les échappées qu’on semble pouvoir y déceler. De fait, selon qu’il s’intéresse à la stature de l’écrivain, à la fin de la littérature, à la perte de son statut national ou à son déclin comme formation discursive, ce discours critique laisse affleurer les logiques spécifiques qui le sous-tendent. En distinguant des lieux de convergence et de dispersion susceptibles de rendre compte des disparités institutionnelles et nationales, il s’agira ici de prendre la mesure des diverses conceptions et évaluations du contemporain qui traversent ce discours.

    Le «grantécrivain» et l’autodidacte:

    deux figures emblématiques disparues

    À première vue, ces deux figures semblent radicalement opposées, l’autodidacte et son rapport non normé à la culture et au savoir incarnant l’exact envers du grand écrivain, dépositaire d’une tradition et maître de ses engagements. Alors que le premier se tient à la marge de l’institution, en proie à un sentiment d’imposture, le second occupe volontiers le devant de la scène et se croit investi d’une mission salvatrice. Pourtant, au delà de la caricature, ces figures, en tant que modélisation d’une posture d’écrivain dans une culture donnée, partagent bien des traits, que ce soit sur le mode du désir ou sur celui de l’héritage: croyance en une institution forte, adhésion aux formes traditionnelles de transmission du savoir, fascination à l’endroit d’une littérature canonique, reconnaissance du pouvoir de la parole. Leur disparition simultanée, au tournant des années 1980, accuse la perte de repères symboliques stables et structurants. 

    Le «Portrait de l’écrivain en autodidacte» de Michel Biron (2007) montre la prégnance de cette représentation de l’écrivain dans la culture québécoise et en esquisse l’évolution. À la différence du personnage de l’Autodidacte sartrien de la Nausée et autres Bouvard et Pécuchet acculés à l’impasse parce qu’ils ne peuvent «espérer transformer [leur] déficit culturel en réel avantage» (2007: 73), les figures répertoriées par Biron apparaissent nimbées du prestige de l’authenticité et de la ferveur créatrice. Des «deux formes d’appropriation de la culture, l’une scolaire et conventionnelle, l’autre personnelle et vivante» (2007: 75), mises en scène dans le roman québécois, la seconde est toujours préférée: du Jules Lebœuf de Gérard Bessette au François Galarneau de Jacques Godbout, en passant par Mille Milles et Chateaugué de Réjean Ducharme, les exclus portent toujours les valeurs de l’inventivité et de la spontanéité, en regard de la sclérose de l’enseignement traditionnel. Liés à la modernité naissante, ces personnages romanesques incarnent l’écrivain québécois réel:

    Paradoxalement, plus le Québec se scolarise – rappelons que l’instruction obligatoire date de 1943 –, plus la figure de l’autodidacte s’impose comme modèle. L’autodidacte correspond alors à une sorte d’idéal de l’écrivain d’ici. C’est un rescapé d’un monde ancien, mais dégagé des schémas idéologiques et littéraires transmis par les collèges classiques et projeté dans un monde où le désir de culture est plus fort que jamais. L’autodidacte est celui qui entre au royaume des lettres paré d’une virginité intellectuelle, dans un état de disponibilité totale. En cela, il représente bien l’écrivain de l’avenir, celui qui incarne, mieux que l’écrivain de métier, les valeurs de la littérature moderne au Québec (Biron, 2007: 77).

    La Révolution tranquille a vu se multiplier ces écrivains qui donnent d’eux-mêmes l’image d’un autodidacte. Gilles Hénault, Roland Giguère, Gaston Miron, Fernand Ouellette, dans la foulée de prédécesseurs célèbres tels Olivar Asselin, Arthur Buies, Hector de Saint-Denys Garneau, deviennent ainsi les héros d’une modernité assoiffée de savoir. Toutefois, entre ces générations et la suivante, celle qui émerge dans les années 1970, montre Biron, «la rupture est saisissante» (2007: 82). Les écrivains d’aujourd’hui, formés à l’université, ne sentent plus le déficit culturel; seuls perdurent, dans le roman contemporain, chez Louis Hamelin, Gaétan Soucy et Robert Lalonde, des personnages d’autodidactes, d’enfants sauvages ou de marginaux fascinés par la nature et les savoirs primitifs. Même si l’autodidacte québécois n’existe plus que sur ce mode fantasmé, la faveur dont il jouit toujours dans l’imaginaire littéraire témoigne, selon Biron, du «rapport fragile qu’il entretient avec le passé, avec la tradition, avec l’héritage classique [et qui] ressemble à celui qui prévaut à l’échelle de la littérature québécoise» (2007: 84). Tel est le paradoxe en contexte québécois contemporain: l’absence d’héritage revendiqué, la légèreté du poids du passé littéraire auréolent le statut d’écrivain d’un halo de liberté et d’authenticité, sans lui accorder pour autant de rôle notable dans la cité intellectuelle ou civile.

    Rien de tel du côté du «grantécrivain», alors que la fortune de ce syntagme de Dominique Noguez

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