La GENEALOGIE DU DERACINEMENT: Enquête sur l'habitation postcoloniale
Par Dalie Giroux
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À propos de ce livre électronique
L'autrice met au jour les forces, les valeurs et les formes de cet arrachement, en même temps qu'elle examine celles de la résistance à cette tendance, exposant ainsi les tensions du rapport à la territorialité. La méthode retenue, transdisciplinaire, réunit l'analyse du discours, l'auto-ethnographie, la documentation photographique, l'histoire des idées, la critique littéraire et l'analyse phénoménologique : une démarche inédite et fructueuse, qui débouche sur une poétique de l'espace.
Dalie Giroux
Dalie Giroux est essayiste. Elle renouvelle la tradition pamphlétaire québécoise. Elle enseigne les théories politiques et féministes à l’Université d’Ottawa. Elle a remporté de les prix Victor-Barbeau 2021, Spirale Eva Le-Grand 2020-2021. Elle a publié chez Mémoire d’encrier Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (2019), L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois (2020) et Une civilisation de feu (2023).
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La GENEALOGIE DU DERACINEMENT - Dalie Giroux
DALIE GIROUX
La généalogie du déracinement
Enquête sur l’habitation postcoloniale
Les Presses de l’Université de Montréal
Mise en pages: Yolande Martel
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Giroux, Dalie, 1974-, auteur
La généalogie du déracinement: enquête sur l’habitation postcoloniale / Dalie Giroux.
(Terrains vagues)
Comprend des références bibliographiques.
Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).
ISBN 978-2-7606-3988-1
ISBN 978-2-7606-3989-8 (PDF)
ISBN 978-2-7606-3990-4 (EPUB)
1. Habitations – Aspect social – Amérique du Nord. 2. Aménagement du territoire – Amérique du Nord. I. Titre.
GT203.G57 2018 307.3’36097 C2018-942604-7
C2018-942605-5
Dépôt légal: 1er trimestre 2019
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2019
www.pum.umontreal.ca
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Table des matières
INTRODUCTION
I. HABITER LE CAPITALISME
1. La mécanique des accumulateurs de puissance métropolitains
Cité, Empire, État
Le technocapitalisme et le monde métropolitain
La circulation
Ce qui circule: humains, choses, mots
Corporations et monades
La multiplication des espaces
2. L’être-circulé de l’espace mondialisé
La réception tactile
L’être circulé (espace perçu)
Circuler pour vivre (de l’espace perçu vers l’espace conçu)
Les accumulateurs de puissance (espace conçu)
La sublimation (de l’espace conçu vers l’espace vécu)
3. Sur la fusion de la réalité et de la fiction au XXe siècle
La transparence
Les maux de la technique moderne
La mimétique: un miroir tourné vers le langage
Koyaanisqatsi
Les jeux de miroir géométriques
Post-scriptum: Habiter le métro
4. Du repos à la vitesse zéro
Le terrestre chez Husserl
Voler à la vitesse du son
La radicalisation ontoépistémologique du vol supersonique
Se mouvoir et être mû
La primordialité du repos
La vitesse zéro
Sur notre situation
II. L’ARCHITECTURE DE LA CAPTIVITÉ
5. La phénoménologie de la prise de terre
Le monde selon Heidegger
Husserl et la Terre
La nomologique chez Schmitt
Le geste spatial
L’oubli de l’espace
Quel est le nouveau nomos de la Terre?
6. La fabrication des États-Unis d’Amérique
De la cosmologie
Dieu-Nature, Raison-Économie
Adam et César
La maison américaine
L’espace et la mort
Marquer l’intériorité sauvage
Wild Man of Oroville
Round the Corn, Sally
Nickel and Dimed
The Swan22
7. Le corps et la terre
La mémoire de Listuguj
Carcajou et la naissance de l’Amérique
L’histoire de l’Amérique du point de vue autochtone
Un corps-territoire
8. L’espace de mort et la mémoire de la liberté
«Space of Death»: la vérité narrative de l’État
Les récits de vie et de mort dans le Nouveau Monde
La Spirit Queen et Simón Bolívar
Une vie exemplaire: Tom Three Persons
Le trou (du boucher)
L’état d’État, ruine vivante
Pensée magique
Pouvoir de la parole
Procès d’écriture
Le temps magique
Mimésis
Subversion
Kitsch
Désorcellement
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
Comment habitons-nous, dans la Nord-Amérique? Quelles sont les formes, les modalités, les nécessités de notre manière collective d’être sur la Terre et d’en tirer notre subsistance? Comment lire politiquement un paysage? Les textes réunis dans cet ouvrage s’inscrivent dans l’horizon d’une enquête géophilosophique sur l’habitation postcoloniale. Il s’agit d’arriver à lire les manifestations du vécu spatial contemporain en suivant les lignes de force d’un mouvement général de déracinement. Plus encore, par une approche généalogique, il s’agit de se donner des outils, des objets, des échelles, un regard et une mémoire qui permettent de rendre visibles au sein de ce mouvement de déracinement les éléments contradictoires, les résistances, les apories – par delà le bien et le mal.
L’histoire de ce mouvement spatial de déracinement correspond globalement au processus de colonisation des Amériques et à la révolution industrielle, dont l’Amérique du Nord est en quelque sorte le résidu. D’où l’idée d’une postcolonialité du territoire, qui est à comprendre non pas comme le territoire tel que nous pourrions l’aborder et l’expérimenter après le colonialisme, mais au contraire comme un territoire constitué de toutes pièces par les forces de déterritorialisation et de reterritorialisation impériales, comme un territoire qui est le résultat d’un processus indéfini de capture et d’expropriation. Est postcolonial ce qui est, aujourd’hui, issu de ce processus et qui est actif dans la production de l’habitable.
Du point de vue de cette généalogie, le vécu spatial contemporain se définit comme le fait non pas d’une vie sur la Terre, mais plutôt comme le fait d’une vie qui s’enracine dans un ensemble de dispositifs objectifs et performatifs d’arrachement des terriens à la Terre. La structure d’habitation, qu’induit, reproduit et radicalise le double accumulateur de puissance que forment les dispositifs agencés du capital et de l’État, se déploie comme structure de déracinement habitable. Elle est constituée d’un système de plateaux d’habitation qui forment des agencements matériels et symboliques complexes, dont l’horizon est la transvaluation, le décollage et l’effort prothétique, et que nous identifions collectivement et paradoxalement comme des lieux d’attache.
Le travail de documentation, de description, d’analyse et d’interprétation de l’habitation américaine contemporaine présenté dans les pages qui suivent est le résultat d’une double enquête, dont les fils restent toujours solidaires. Il s’agit, d’une part, d’une réflexion sur les forces, les valeurs et les structures qui constituent ce mouvement explicite de déracinement. Comment se produit et se reproduit cet arrachement? Comment se manifeste-t-il dans le paysage? Quelles sont les formes de vie fabriquées dans cette mise en œuvre du déracinement habitable? D’autre part, il s’agit de rendre palpable ce qui résiste au sein de ce mouvement: où, comment, et suivant quelles lignes de tension se manifeste un désir du désir de terre? Certainement plus implicite, mineur, éthique plutôt que logique, ce désir vital constitue en quelque sorte l’insécable reste du déracinement.
Nous parlons donc dans cet ouvrage de l’habitation, c’est-à-dire non pas simplement de la relation entre les humains et leur environnement ou de l’habitat au sens strict. L’habitation fait ici référence, en un sens à la fois phénoménologique et anthropologique, à la Terre elle-même en tant qu’ensemble connectif ouvert, où le vivant, l’agencement de l’élément humain et non humain, advient en tant que puissance d’autoproduction et en tant que partie constitutive de cet ensemble. L’habitation n’est pas en ce sens un ensemble de paramètres fixes, objectivables; ce n’est pas un lieu où la vie humaine est possible, séparable de ce que nous sommes, mais bien l’extension poïétique, vécue et imaginée de ce que nous faisons et qui fait que nous vivons.
L’habitation est l’empreinte terrestre de notre imaginaire, la manière dont nous nous constituons, nous pensant, nous projetant, nous rêvant collectivement sur la Terre. Cette habitation, dans laquelle nous sommes toujours engagés, on ne peut en connaître ni le centre ni la périphérie: elle n’est pas une surface, ou un système de lieux – elle ne peut pas faire l’objet d’un plan à l’échelle ou d’une projection. Comme la conscience, l’habitation est une manière d’être pensante, elle ne peut se saisir que dans son mouvement constituant, illimité, indéfini – le penser de l’habitation se trouve toujours déjà dans le fait d’habiter. Il s’agit d’arriver à s’en saisir… au vol.
L’évocation d’un tel objet (vivant, à la fois matériel et symbolique, polymorphe) exige la mise en œuvre d’une méthode qui allie la géographie et la sémiologie, la phénoménologie et la littérature. Elle exige une présence concrète à la spatialité: d’abord par la radicalisation de la conscience de l’espace qui produit le concept qu’est la phénoménologie, mais aussi par les différentes pratiques descriptives et immersives qui favorisent l’établissement de rapports théoriques à des lieux concrets: pensée située, réception tactile, voyage, exercices d’immobilité, préférences, radicalisation, multiplication des images – elle exige de tramer une poétique de l’espace. Dans la quête d’une saisie par l’intérieur du phénomène, c’est l’esprit d’expérimentation qui domine.
Par la force des choses, une telle exploration de l’habitation contemporaine joue d’un regard politique assumé. Cela, parce que la forme et la substance de notre habitation, son énergie et son horizon, sont le fait de rapports de pouvoir. Ils sont l’effet d’entreprises croisées de ruptures autoritaires et de valorisations intensives, et se reproduisent sous le mode de l’appropriation perpétuelle de l’espace et de l’incarcération conséquente de ses temporalités. Nous ne vivons pas de la Terre ou sur la Terre à notre guise: dans l’accès à celle-ci, notre subsistance et sa substance sont non seulement médiatisées (elles le sont toujours), mais aussi capturées, appropriées, et raréfiées. Une architecture économique et politique à la fois fermée (striée) et dynamique (ouverte) agit indifféremment pour tous comme «sol originaire» de l’existence.
L’habitat qui est le nôtre est alors objectif: ses effets sont prévisibles, mais l’objectivation elle-même est un processus historique par lequel des puissances exercent des préférences contingentes au nom d’un sujet collectif qui est déjà un effet de l’application autoritaire de ces préférences sur l’ensemble des êtres – ainsi de la forme État exportée sous le mode colonial et de la forme valeur matérialisée par la Révolution industrielle. Le mouvement de déracinement général qui qualifie l’habitation contemporaine, s’il est naturalisant, n’est en somme pas un phénomène naturel, et il n’est pas non plus inéluctable. D’où l’intérêt d’en faire une généalogie. Le déracinement est une politique, peut-être une préférence, mais pas un destin. Aussi inscrivons-nous cette enquête sur l’habitation sous l’égide de la question nietzschéenne qui demande non pas «pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?», mais plutôt «pourquoi y a-t-il ceci plutôt que cela?». Ni nature ni culture, donc – simplement, un ensemble déterminé ou indéterminé de rapports vivants dont il s’agit de dégager le lieu d’oscillation, là où pourrait se manifester une sagesse, quelle qu’elle soit.
La disposition éthique sous-jacente à ce propos, et qui en oriente l’interrogation politique, est portée par la résolution de rester au plus près de l’idée d’une habitation terrestre intime, de la volonté de faire monde sur Terre, de se lier aux puissances telluriques, et de rester attaché à l’idée de l’habitation comme ensemble d’usages matériels et symboliques communs et in-appropriables, d’occasions contingentes de connexions terrestres libres. Selon l’idée du paysage comme lieu vivant, nous nous plaçons sous le principe qui veut que «tout corps qui se déplace dans l’espace a droit à son utilité», ainsi que l’énonce un des constructeurs de goélettes rencontrés par Pierre Perrault dans les années 1960. Si cela est vrai, il faut dès lors réapprendre à se mêler de tout, faire comme si toutes les échelles d’appréhension de l’espace étaient accessibles à la singularité, n’importe où, n’importe quand, pour n’importe qui. Le savoir de la Terre, le rapport à la Terre, le sens de la Terre, tout cela est à remettre en jeu, à (dés)œuvrer et à (dés)approprier. Pour ce faire, il faut commencer par se donner un récit de la constitution historique et géographique du champ de forces nous habitons.
Dans une perspective tactile et économique, la première partie de l’ouvrage, intitulée «Habiter le capitalisme», présente les éléments d’une réflexion axée sur la transformation industrielle de l’habitat humain à partir du XIXe siècle. Il s’agit d’initier une saisie phénoménologique de l’espace vécu contemporain, saisie à la fois objective et engagée qui forme la base nécessaire, contemporaine, d’un savoir libre de la Terre. Les premiers textes, «La mécanique des accumulateurs de puissance métropolitains» et «L’être-circulé de l’espace mondialisé», fournissent une interprétation du paysage industriel contemporain à partir du point de vue du corps mobilisé et du déplacement productif dans l’espace. Il s’agit d’expliquer la logique énergétique et économique qui fait de l’humain contemporain un être en perpétuel déplacement, en perpétuel déracinement pour sa survie, et de susciter une sensibilité à cette condition, où le mouvement est un motif central de la production de valeur économique. Dans les textes suivants, «La fusion de la réalité et de la fiction au XXe siècle» et «Du repos à la vitesse zéro», nous nous penchons sur les fondements philosophiques de cette mobilisation, de cette mise en mouvement du corps dans l’espace, à la fois en tant que transformation de notre concept commun de spatialité (qui évolue avec la transformation incrémentale de notre environnement technique), et en tant que révolution des kinesthèses qui forment l’habitude spatiale ordinaire des corps: être déplacé plutôt que se déplacer, conduire plutôt que marcher, circuler plutôt que s’ancrer.
Dans une perspective cette fois juridique et politique, la deuxième partie, intitulée «L’architecture de la captivité», propose une réflexion sur le rôle structurant de l’État dans la spatialité contemporaine, sa nomotique, en prenant de front son élément de capture. Il s’agit de comprendre les dispositifs politiques par lesquels l’espace et le vivant sont séparés et mobilisés dans la modernité, et le rôle joué par les monopoles de violence dans ce processus de concentration des populations au sein de véhicules de déterritorialisation. Nous nous intéresserons, dans «La phénoménologie de la prise de terre», aux fondements conceptuels du tournant spatial dans la pensée européenne qui a donné lieu, à partir de la consolidation de la colonisation européenne, à la légitimation de la prise de terre comme fondement de l’ordre mondialisé. Dans les textes qui suivent, nous proposons quelques illustrations de cette guerre de la spatialité qui se joue dans la déterritorialisation étatique moderne. Dans «La fabrication des États-Unis d’Amérique», nous nous penchons sur le cas de la fondation de ce pays, archétype de la forme moderne de la spatialité comme forme morale de capture et d’expropriation. Dans «Le corps et la terre» et «L’espace de mort et la mémoire de la liberté» qui ferment l’ouvrage, il s’agit d’explorer, de manière ouverte, l’envers de la prise de terre coloniale dans la texture du discours subalterne, de la prose colonisée et du témoignage vernaculaire du déracinement.
La théorie politique de l’habitation qui se dessine dans cet ensemble permet en dernière analyse de contribuer à la saisie des axes performatifs du déracinement contemporain, en rendant visibles les dispositifs d’objectivation autoritaire de l’espace-terre que sont la création de valeur par la mobilisation (capital) et la capture et l’expropriation des peuples (État). Ce faisant, cette théorie cherche avant tout à libérer une certaine pensée de l’espace.
Elle invite à la création d’un savoir de la Terre, d’une géographie rebelle, qui puisse activer tous les usages dans toutes leurs extensions, contre toute possibilité de créer de la valeur.
*
Les textes qui constituent cet ouvrage sont le résultat de plusieurs années de recherche, jalonnées par un séminaire offert à l’École des Hautes études en sciences sociales à Paris en 2010 à l’invitation d’Augustin Berque, un séjour documentaire dans la ville de New York à l’automne 2009, et plusieurs voyages de recherche dans les territoires indigènes et postindustriels de l’est de la Nord-Amérique entre 2011 et 2017. Pour la réalisation de cet ouvrage, je suis très redevable à Amélie-Anne Mailhot, tant pour sa compagnie intellectuelle que pour cette curiosité du territoire que nous partageons, et qui nous a menées de Hull jusqu’à Schefferville, de Lévis jusqu’à Wells, de Saint-Michel-de-Bellechasse jusqu’à Gaspé, de Saint-Omer à Listiguj, de Maniwaki à Wikwemikong, et en bien d’autres endroits insoupçonnés.
I. HABITER
LE CAPITALISME
1. La mécanique des accumulateurs
de puissance métropolitains
La brève histoire des formes et des fonctions de l’espace politique occidental et de leurs transformations met en scène des figures typiques d’organisation. Par une série d’images découpées et superposées de manière chronologique, et sur un mode affabulatoire, elle nous mène de la cité antique à la métropole technocapitaliste, en passant par l’Empire universel et l’État moderne. Pour chaque forme géopolitique concrète existe une imago, qui serait comme son empreinte mentale, et son idéal-type.
La dramatisation de cette histoire de l’espace politique nous propose tour