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L' INVENTION DE L'APPARTENANCE: La littérature québécoise en mal d'autochtonie
L' INVENTION DE L'APPARTENANCE: La littérature québécoise en mal d'autochtonie
L' INVENTION DE L'APPARTENANCE: La littérature québécoise en mal d'autochtonie
Livre électronique367 pages5 heures

L' INVENTION DE L'APPARTENANCE: La littérature québécoise en mal d'autochtonie

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À propos de ce livre électronique

Dans les situations héritées de la déterritorialisation – à l’origine de la présence française en Amérique –, comment prétendre à une certaine autochtonie ? Au-delà des frontières entre ceux qui sont établis et les populations déplacées, comment la liberté d’imaginer l’autre conduit-elle à concevoir l’appartenance en assumant l’histoire coloniale ?

Sur l’horizon continental des littératures francophones, où l’auteure situe le texte québécois, l’autochtonie est l’affaire de tous. Qu’elle soit parée des signes de l’indianité, projetée sur l’écran virtuel de l’art, partagée par plusieurs identités, dérivée d’une mémoire prénationale ou sécrétée par une résistance à des pouvoirs réducteurs, elle est le vecteur d’un idéal d’authenticité. Sa quête module les oeuvres à l’étude. Le mythe de fondation – qui confère une légitimité au discours social et politique – fait place à des fantasmes qui renou­vellent l’appartenance par des propositions originales, lui donnant un ancrage sur différents territoires symboliques.

L’approche anthropologique ici adoptée s’appuie sur une synthèse des principaux enjeux identitaires formulés par la fiction littéraire, depuis les années 1970 jusqu’au début du XXIe siècle. Le panorama des figures de l’appartenance qui en résulte offre une contribution remarquable à la réflexion actuelle sur les défis du vivre-ensemble.
LangueFrançais
Date de sortie12 nov. 2018
ISBN9782760639843
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    Aperçu du livre

    L' INVENTION DE L'APPARTENANCE - Emmanuelle Tremblay

    INTRODUCTION

    Les fantasmes de l’autochtonie

    en comparaison

    [E]n tant qu’être rêvant, il nous faut déléguer à d’autres figures symboliques puissantes un rapport à nous-mêmes qui, sinon, se refermerait sur soi en folie ou ravage. C’est la seule violence qui nous guette quand il n’y a plus d’altérité pour figurer le mystère de ce qui nous sépare de nous-mêmes.

    Anne Dufourmantelle, Intelligence du rêve

    La lecture (ou le plaisir esthétique qui l’accompagne) fait de nous tant les spectateurs que les maîtres d’œuvre d’une pensée qui prend place entre les contingences du réel et un horizon d’attente structurant notre imaginaire. Chargée d’émotions et d’images, cette pensée n’est pas sans influer sur notre façon de concevoir qui nous sommes dans notre rapport aux autres, au territoire que nous habitons de même qu’à l’héritage dont nous nous revendiquons. Aussi les mots modèlent-ils les représentations que nous pouvons nous en faire, car ils sont à la base de l’appréhension de l’identité. Leur assemblage en un récit de fiction revêt des pouvoirs qui vont bien au-delà du fantasme ludique dont celui-ci servirait l’expression, sans incidence sur nos manières de voir. Comme l’a écrit avec lucidité la poète Martine Audet: «Les mots en savent plus que nous.» (2003: 106) Tout est affaire de langage quand il s’agit de vouloir accéder au cœur de ce que nous sommes. Le mot «Québécois», par exemple, est chargé de significations qui relèvent d’un imaginaire national; il est, en soi, une fiction de l’identitaire dont on ne peut faire l’économie pour comprendre les enjeux liés au problème de l’appartenance tel qu’il se pose aujourd’hui dans un contexte mondialisé. De même, on ne peut ignorer la part de fiction qui oriente nos vies par la mise en récit de nos aspirations collectives et individuelles.

    À l’échelle de l’Amérique du Nord, les scénarios diffusés massivement par Hollywood (et désormais par Netflix) sont faits d’un assemblage de stéréotypes qui consolident les hégémonies. Comme les séries à succès, il arrive toutefois qu’ils exhibent les dessous et les travers des avatars de la domination. Le fil de l’imagination narrative qui relie ces stéréotypes peut suivre des orientations opposées: soit en renforçant les lieux d’un imaginaire des plus conservateurs; soit en tissant une trame à fonction critique, indicatrice des changements de société. De The Deer Hunter (1978) à Gran Torino (2008), 24 (2001-2014) et Homeland (2011-), en passant par Alien (1979) et E.T. (1982), la peur de l’altérité s’impose comme repoussoir au sentiment d’appartenir à un chez-soi, que celui-ci soit inquiété par l’immigration, le spectre de puissances étrangères ou par la traîtrise d’un gouvernement soumis à des intérêts extérieurs à ceux des citoyens qu’il est censé protéger. S’y révèle une force de cohésion qui façonne les mentalités autour d’un même corps d’identification. En effet, la fiction n’est pas qu’un simple amusement dépourvu du sérieux que lui opposent les discours de la science. Elle est éminemment politique et nous tient suspendus dans son filet, au-dessus d’un réel inexprimé qui réclame aussi son droit au récit.

    Le sens des mots et des images, tout en nous traversant, excède notre compréhension, car il est porteur des forces occultées de l’Histoire où le réalisateur, le romancier et le poète font brèche. Engoncés dans une grammaire sujette à la déconstruction, les mots sont aussi empreints d’un potentiel de subversion lorsqu’ils sont infléchis vers l’expression d’une expérience singulière. Comme Janus, le récit a deux têtes: d’un côté, il fortifie la mémoire de l’appartenance; d’un autre, il affranchit les consciences, marque l’avènement de la subjectivité où le sens se trouve enfin libéré par la mise en question de cette mémoire forclose. En somme, la double nature du récit repose sur une dynamique inhérente à la création qui donne une expression à l’existence des minorités, tout en débusquant le préjugé qui enserre la perception de soi dans les rets de la collectivité et déshumanise le regard porté sur la différence.

    Génératrice d’altérité, la faculté de s’imaginer autrement est le moteur de l’Histoire, car elle agit sur les récits imposés – instrumentalisés au profit des uns – pour briser le carcan du Même. Dans la distance instauratrice d’un point de vue critique sur tout récit avec lequel elle compose, la conscience imaginante s’apparente à la rêverie telle que la concevait Gaston Bachelard, ce poète de la psychologie des profondeurs qui a élu domicile dans la pensée symbolique, privilégiant la littérature comme domaine d’investigation:

    C’est seulement par le récit des autres que nous avons connu notre unité. Sur ce fil de notre histoire racontée par les autres, nous finissons, année par année, à nous ressembler. Nous amassons tous nos êtres autour de l’unité de notre nom. Mais […] il est des rêveries […] qui nous aident à descendre si profondément en nous qu’elles nous débarrassent de notre histoire. Elles nous libèrent de notre nom. (Bachelard 1999 [1960]: 84)

    En d’autres termes – plus contemporains –, la philosophe Judith Butler a fait remarquer qu’on ne peut espérer des individus qu’ils «soient à tout moment identiques à eux-mêmes» (2007 [2005]: 42). Le droit qu’ils s’arrogent d’interroger leur identité pour la recadrer, en lui attribuant d’autres significations, peut être envisagé comme une réponse à la violence que représente tout acte de nomination. Ce droit est constitutif de ce que Butler appelle «la puissance d’agir linguistique» (36), que nous pouvons tirer de «notre dépendance fondamentale à l’Autre, au langage» (16). À travers cette prise de parole contrainte par les frontières de l’identité s’exprime la voix de la différence. La puissance d’agir (se réalisant dans le récit de soi) procède ainsi d’un regard critique – et libérateur – sur les lieux communs du langage et de l’Histoire à partir desquels elle s’exerce par leur réinvestissement subjectif. Comme Butler invite à le faire, il conviendrait, pour assurer le renouvellement de l’appartenance, d’entretenir cette «patience» instauratrice du rapport à ce qui n’est pas «nous», et qui, pour cela même, s’inscrit dans une zone trouble de l’émotion privée d’objet.

    La patience est une vertu: une disposition d’esprit, traditionnellement associée au développement d’une volonté dans la résistance aux épreuves du monde auxquelles l’humanité souffrante est exposée. Dans le cadre de la philosophie de Butler, cependant, la patience est une attitude de disponibilité face à la différence qui ouvre à la tolérance; elle est au fondement d’une valorisation éthique de l’altérité. Transposé dans le domaine de la création littéraire, le raisonnement de Butler permet d’embrasser plus large. Il m’apparaît que l’exercice de la patience se révèle de façon exemplaire dans l’attention à l’autre que constitue l’acte même d’imaginer. N’est-ce pas grâce à ce dernier que le récit reflète la complexité de l’expérience humaine? Ainsi, la patience à l’œuvre dans le travail des «fabulateurs» comporte une dimension éthique que je me propose de mettre en évidence chez des auteurs qui composent tous avec un des défis fondamentaux de notre époque: celui de penser le vivre-ensemble, de manière que la différence trouve sa place dans la sphère de solidarité d’un «nous» inclusif.

    Une des ambitions de cet ouvrage est de revaloriser le potentiel de la littérature pour le développement d’une pensée critique sur le rapport de la collectivité québécoise non seulement aux représentants des Premières Nations, mais également à sa propre autochtonie, historiquement revendiquée en tant que peuple fondateur. Dans un monde où la migrance est une donnée incontournable de l’appartenance, et ce, depuis la colonisation des Amériques, l’autochtonie ne va pas de soi. Dans son sens premier, l’adjectif «autochtone» qualifie ce qui appartient à un espace natal. Une plante est dite autochtone, car elle fait corps avec le sol qui l’a vue naître. La métaphore végétale de l’enracinement renvoie à un idéal de continuité par rapport à une origine territoriale, en fonction de laquelle est d’abord définie l’appartenance, comme l’enfant garde en lui le souvenir de l’habitacle maternel. On est chez soi dans un corps hic et nunc, de même que dans une mémoire et une histoire, cette dernière constituant le territoire symbolique qu’investit le récit de la collectivité pour donner un autre type d’ancrage à l’appartenance. La prise en charge de la différence par l’imagination narrative engage toutefois un dialogue avec ce «nous» du récit de la collectivité. Entre identité de souche et hybridité identitaire, régionalisme et cosmopolitisme, référence commune (Dumont 1993) et pluralisme culturel (Bouchard 2012), il y a matière à débattre de la manière d’être chez soi au sein de cette collectivité, qu’elle soit d’origine ou d’adoption.

    Les figures de l’appartenance distinguées dans ce livre sont recréées à partir d’œuvres qui ont marqué le discours critique à des moments clefs de l’histoire littéraire québécoise et qui interrogent au plus près la signification du rapport de la subjectivité à une collectivité de référence, à son héritage: de Réjean Ducharme à Monique Proulx, en passant par Robert Lalonde, Louis Hamelin, Francine Noël, Michel Tremblay, Mona Latif-Ghattas, Anthony Phelps, Nicolas Dickner et Victor-Lévy Beaulieu. Ces figures mettent en évidence les modalités d’invention de l’appartenance communes à des écrivains dont le propos semble a priori inconciliable quant à la question identitaire. Il en est ainsi, par exemple, d’univers aussi éloignés que ceux de Victor-Lévy Beaulieu et d’Anthony Phelps. Ces deux auteurs investissent toutefois le même territoire symbolique de l’art, où la figure de l’Œuvre apparaît comme vecteur de l’appartenance dans un vécu de l’errance attribuable à des contextes antinomiques: national québécois et diasporique haïtien. Dans tous les cas, l’attention portée aux figures (ou à l’expression des fantasmes de l’autochtonie qu’elles rassemblent) met en lumière la contribution d’écrivains d’origines diverses à la construction des lieux de l’imaginaire québécois de l’appartenance. Elle permet de montrer comment ce dernier se renouvelle dans la discontinuité qui résulte de la rupture – assumée ou non – avec un territoire d’origine, une communauté ethnique ou un legs culturel.

    En somme, les figures de l’appartenance se dégagent d’un corpus qui intègre tant les œuvres inscrites par la critique dans une tradition nationale que celles issues de l’immigration. Dans tous les cas, elles présentent une solution narrative à la déterritorialisation qui détermine une quête d’autochtonie non spécifique au corpus québécois. C’est pourquoi les œuvres de ce dernier sont aussi mises en relation avec celles du Martiniquais Patrick Chamoiseau ainsi que des Acadiens Herménégilde Chiasson et Jean Babineau. La perspective comparée, qui s’ajoute à cet ouvrage, met ainsi en relief l’américanité de l’imaginaire québécois de l’appartenance, l’autochtonie apparaissant comme une quête partagée sur un axe continental. Cette approche comprend donc une composante translocale; elle vise à mettre en valeur le potentiel heuristique des figures de l’appartenance qui sont conçues comme des connecteurs entre les œuvres des minorités francophones de l’Amérique (ici restreinte à son versant est). Quoique centrée sur le contexte québécois, elle pose d’autres jalons pour une pensée relationnelle de la littérature, en s’inscrivant plus particulièrement dans le sillage des travaux de François Paré, qui ont été orientés de manière à développer une «communalité» des expériences de l’exiguïté (Paré 2001 [1992]: 212).

    La mise en relation d’œuvres produites dans des contextes minoritaires autres que celui du Québec nous informe sur les stratégies symboliques communes qui interviennent dans la formation des imaginaires de l’appartenance, lesquels se construisent sur un rapport de fragilité au territoire, à une identité et à une collectivité dont le sujet est captif de la destinée. Dans la mesure où ce sujet est déchiré entre les pôles irréconciliables d’un désir à la fois d’enracinement et d’un ailleurs qui l’affranchirait des rets de la mémoire collective, comment peut-il naître à lui-même, pris dans un tel écart? Paré a théorisé la fragilité qui découle d’une appropriation problématique de l’espace (comme de l’Histoire) dans ce contexte de double contrainte associé à une «conscience diasporale» (2003: 143), dont il sera plus explicitement question aux deuxième et quatrième chapitres. Pour rendre compte de la tension conflictuelle qui structure les contenus symboliques des littératures de l’exiguïté, le critique a investi les récits de ce qu’il appelle, métaphoriquement, la «distance habitée» où, depuis le XIXe siècle, la littérature a déployé des «fantasmes de découverte et d’appropriation», lesquels «continuent de fonder une grande part de la légitimité de toutes ces communautés diasporales qui occupent aujourd’hui l’espace de l’Amérique entière» (84). En ce qui concerne l’hypothèse générale de ce livre, il apparaîtra, au terme du parcours proposé, que les fantasmes de l’autochtonie (recouvrant ceux de la découverte et de l’appropriation) présentent des solutions narratives à cette fragilité qui sous-tend la construction de l’imaginaire de l’appartenance.

    Chacune des figures qui condensent ces fantasmes constitue un maillon de la communalité tissée par les quelques saillies hors Québec dont mon propos s’autorise1. De façon plus large, l’adjonction de textes acadiens et martiniquais au corpus québécois fait écho à l’appel lancé par Françoise Lionnet et Shu-mei Shih (2005) pour relier de façon latérale les littératures des minorités, tout en tenant compte de leur ancrage national, par l’établissement de ce que ces deux chercheures désignent comme un «transnationalisme des cultures minoritaires» (minor transnationalism)2. L’ouverture sur d’autres voix des marges américaines ne permet toutefois pas de contempler avec une vue d’ensemble un tableau qui demeure lacunaire. Par une focalisation sur certains détails de ce tableau d’une communalité encore à venir, je souhaite seulement décaler le cadre d’interprétation de la littérature québécoise, faire résonner différemment les significations de ses œuvres. Certes, le caractère hétérogène des textes qui s’y trouvent dans une proximité nouvelle pourra déstabiliser les attentes. En fait, la comparaison des fantasmes de l’autochtonie, qui crée cette proximité, montre que les figures de l’appartenance du texte québécois ne lui sont pas exclusives. Par-delà la spécificité du travail d’écrivains aux origines diverses, elle met surtout en lumière la «puissance d’agir» de l’art narratif sur les lieux d’un imaginaire de l’appartenance réapproprié et réinventé en fonction d’un idéal d’authenticité.

    La quête d’autochtonie

    ou le pari de l’authenticité

    Dans Les sources du moi (2003 [1989]), Charles Taylor montre de façon remarquable comment les trois cadres moraux dont relève l’histoire de la philosophie occidentale ont encore des ramifications dans nos mentalités: la métaphysique, le naturalisme (sur lequel repose une conception scientiste et technicienne du monde), ainsi que «l’expressivisme romantique». Dans le sillage de ce dernier, l’art s’impose au XXe siècle comme «le médium par excellence dans lequel nous nous exprimons, donc nous définissons, et donc nous réalisons nous-mêmes» (594). Faisant appel à «nos capacités poïétiques» (257), l’imagination créatrice apparaît dès lors comme une source du moi, dans la mesure où elle contribue à «déterminer la vérité qu’elle révèle» (560). Taylor insiste sur la prise de conscience du rôle que prend l’«art épiphanique» (569) avec la modernité, car celui-ci sert non seulement l’affirmation d’une intériorité et d’une valeur d’authenticité, mais favorise aussi cette action de la pensée à laquelle nous devons les «artefacts construits dans la vie morale et mentale» (256). En d’autres termes, l’identité moderne est à considérer dans son rapport aux pouvoirs d’expression à travers lesquels elle se livre, par le dévoilement du «cadre définitionnel» (49) qui en détermine l’invention. Dans le contexte établi par Taylor, l’imaginaire de l’appartenance peut être interprété comme cet espace que l’art contribue à forger et qui donne ancrage à la conscience de soi.

    Cornelius Castoriadis s’est pour sa part intéressé au rapport entre le domaine social et l’imaginaire, qu’il définit comme une médiation entre le réel et les institutions. À la lecture de L’institution imaginaire de la société, il apparaît que l’étude de l’imaginaire, à travers les artefacts de sa production, est d’autant plus importante que celui-ci oriente la «constitution de la réalité sociale» (1975: 200). Tout en insistant sur le cadre qu’il constitue dans nos vies, Patrick Chamoiseau concevra également l’imaginaire en ce sens, car il en fait «une autorité immanente, collective-individuelle, individuelle-collective, qui conditionne l’être, détermine l’inconscient»; en effet, ajoute l’écrivain martiniquais, c’est à travers lui que «nous voyons le réel, nous le comprenons, nous en évaluons les plis et les inconnaissables pour une lecture qu’accepte son filtre» (1997: 304). Pour le romancier qui s’interroge sur les incidences de sa pratique d’écriture sur le monde réel, l’imaginaire représente un espace symbolique au sein duquel il est, de plus, en droit d’agir. Dans cette optique, les pratiques artistiques s’imposent comme des laboratoires où s’élabore la culture. Elles revêtent par conséquent un caractère instituant, car la subjectivité qui s’y affirme colore de différentes manières le filtre de l’imaginaire. Ainsi, la fonction de la littérature ne se limite pas à refléter un réel, dans un rapport de vérification que lui confère une sociologie du texte. Elle contribue plutôt à le réinventer.

    Pour l’historien mexicain Edmundo O’Gorman, l’Amérique fut d’abord une «invention», c’est-à-dire l’objet d’une construction imaginaire européenne (1992 [1958]: 193). Il en est de même de l’appartenance dans le contexte des minorités culturelles de l’Amérique francophone contemporaine, dont la littérature réinvente les schèmes selon l’exigence de chaque présent. Tout en prenant appui sur le discours sociologique pour documenter les figures qui tracent la carte de l’imaginaire québécois de l’appartenance, l’essentiel de mon approche contribuera, je l’espère, à fournir des éléments d’interprétation pour relever le défi lancé par Jonathan Livernois et qui consiste à faire l’archéologie d’un patriotisme «prospectif et attentif aux autres plus qu’aux drapeaux», lequel paverait la route menant au «pays brûlé» du Québec actuel (2016: 69). Dans ce but, il me semble éclairant de se tourner vers les pouvoirs des discours et de la fiction, pour mieux y déceler ce qu’ils nous révèlent, et de diriger l’attention sur les stratégies narratives qui composent avec l’expérience de l’altérité tout en assumant le legs historique d’une appartenance en mal d’autochtonie.

    Dans le contexte des Amériques, les modalités de la construction de cette autochtonie ont été étudiées par Gérard Bouchard, comme en témoignent ses travaux sur l’élaboration des mythologies nationales continentales. Dans sa Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (2000), l’historien et sociologue s’intéresse aux stratégies d’appropriation symbolique du territoire américain qui s’effectue, dès la rupture avec l’origine européenne, au moyen des projets nationaux d’émancipation. Cette appropriation est tout particulièrement rendue possible par la création de mythes fondateurs – et intégrateurs – qui résolvent une impasse originelle, naissant «de la volonté de s’arroger des racines anciennes dans une collectivité qui, par définition, se trouve à une sorte de point zéro de la temporalité» (2000: 33-34). Ainsi, les mythes fondateurs sont constitutifs du territoire symbolique où s’affirme un héritage culturel qui tient lieu d’ancrage à l’appartenance. Autrement dit, et selon la perspective adoptée ici, ces récits des collectivités américaines peuvent être interprétés comme des constructions qui viennent pallier un manque originel d’autochtonie. En ce sens, l’appartenance apparaît comme une invention résultant d’une quête qui peut passer par l’appropriation des traits culturels des peuples indigènes, comme c’est le cas, par exemple, du mythe identitaire du métissage mexicain (Fuentes 1992) ou du courant indigéniste dans la littérature hispano-américaine, où s’impose une vision romantique de l’indianité précolombienne à travers laquelle s’exprime l’américanité du criollo, en contrepoint de la référence européenne (Rodríguez-Luis 1990). Dans un premier chapitre, ce phénomène de réappropriation sera commenté plus en détail quant à son application au cas québécois, lequel a par ailleurs donné lieu à un important discours critique qu’il s’agira d’étayer pour mieux en dégager les implications sur le plan de l’invention de l’appartenance. J’y reviendrai.

    Dans la production littéraire québécoise contemporaine, une quête d’autochtonie est également au cœur des questionnements identitaires tels qu’ils se donnent à lire. Le mythe de fondation – qui confère une légitimité au discours social et politique – y fait place à des fantasmes qui, tout en s’appuyant sur la critique des mythologies nationales, renouvellent l’appartenance par des propositions originales. Globalement, l’examen des figures de cette appartenance fera usage de la polysémie rattachée à l’autochtonie qui se révèle dans les acceptions suivantes (selon les circonstances et les assemblages multiples): la production d’un discours identitaire; l’opposition d’une résistance à des pouvoirs hégémoniques; la revendication de droits sur un territoire; l’aspiration d’un groupe minorisé à l’intégration dans la modernité; la mise en évidence du potentiel critique et rénovateur d’une tradition.

    Importée dans le domaine littéraire, la notion d’autochtonie met en question l’imaginaire québécois de l’appartenance au regard d’un contexte interculturel qui s’articule sur une dualité, c’est-à-dire sur la relation d’une majorité culturelle dite fondatrice (qui s’est constituée en tant que minorité dans l’espace canadien) avec d’autres minorités issues de l’immigration (Bouchard 2012). Voici une des questions qui se posent: par la reconnaissance de l’altérité, tout en s’exposant au décentrement qui bouleverse les repères identitaires d’un imaginaire national, sur quels territoires symboliques la littérature réinvente-t-elle l’appartenance?

    Dans les œuvres choisies pour cette étude, l’altérité renvoie tant à l’extériorité, que représente toute nouvelle réalité, qu’à l’expérience de l’étranger et d’une modernité aux différents visages. Comme l’ont montré les travaux d’Enrique Dussel (1994), le concept de modernité est indissociable de la conquête du continent américain par les Européens, car celui-ci n’a pas été découvert, mais bien «recouvert» par une vision réductrice de la différence, et ce, dans une logique d’expansion dont la modernité a été l’instrument. Dans la perspective de l’anthropologie culturelle, les pouvoirs hégémoniques de cette modernité se sont déployés, de concert avec la croissance d’un capitalisme radicalisé par le néolibéralisme, avec l’adaptation des sociétés aux modes de l’industrie (ou avec leur modernisation technicienne). Associée à la violence qui a présidé à l’acculturation des premiers peuples, la modernité constitue le legs colonial des cultures américaines qui se sont développées sur ce que Dussel appelle le «mythe sacrificiel de la modernité». Dans l’ensemble des chapitres qui suivent, il sera montré comment ce legs est pris en charge par le roman québécois, pour constituer, en réalité, l’horizon historique sur lequel se déploient les figures de l’appartenance.

    Homi Bhabha l’a bien fait valoir: le rôle de la critique ne se limite pas à diriger l’attention sur les modalités artistiques de production de la différence; elle s’intéresse en fait aux cultures de la contre-modernité qui émergent d’un nouvel ordre mondial où s’observe une résistance au mouvement intégrateur de l’histoire occidentale. Selon Bhabha, la représentation des tensions entre les traditions et les avatars de la modernité se donne à interpréter dans une perspective coloniale qui est encore effective sur l’horizon postcolonial de transformation des cultures (2007 [1994]: 37). Aussi convient-il de mettre au jour les relations néocoloniales qui s’appuient sur des pouvoirs intégrateurs autres que ceux des empires coloniaux historiques et qui, comme il apparaît dans la littérature québécoise, se manifestent par divers phénomènes: l’urbanisation; les impératifs de la raison instrumentale et d’une société technicienne sur les destinées individuelles; l’uniformisation culturelle de la globalisation.

    Pour Stuart Hall, l’horizon postcolonial se définit non seulement par l’imposition de la modernité au fil de l’Histoire, mais aussi par sa prise en charge de manière originale dans le cadre de chacune des cultures qui en ont intégré le modèle:

    c’est la reformulation rétrospective de la modernité, dans le cadre de la «mondialisation» sous toutes ses formes et moments de rupture (depuis l’entrée des Portugais dans l’océan Indien et la conquête du Nouveau Monde jusqu’à l’internationalisation des marchés financiers et des flux d’informations), qui est l’élément réellement distinctif d’une périodisation «postcoloniale» (2008 [2007]: 361).

    C’est dans cette perspective historique que seront dégagés les fantasmes de l’autochtonie que présentent les œuvres de la littérature québécoise, car ces fantasmes se sont élaborés en fonction de la modernité que véhiculent les grands récits intégrateurs et que prend en charge une écriture mobilisée par un idéal d’authenticité.

    Comme il sera illustré au cinquième chapitre, la notion d’authenticité n’est en aucun cas synonyme de pureté ou de fidélité à une appartenance collective. Elle n’entre pas dans un rapport antagonique avec les produits du mélange, issus du monde colonial. La théorie postcoloniale a d’ailleurs amplement théorisé l’échange, l’entre-deux des langues et les cultures hybrides qui ont résulté de cette donne historique, et elle a contribué à les valoriser. Comme je l’entends, l’idéal d’authenticité est un instrument d’affirmation d’une expérience du monde propre que des logiques externes tendent à oblitérer. En d’autres termes, Édouard Glissant (1997 [1981]) parle du droit à l’opacité dont se réclame toute écriture porteuse de cette part d’intraduisible de la diversité culturelle qui aspire à la reconnaissance. C’est ainsi que l’authenticité s’alimente de l’altérité tout en répondant à l’intime et profonde exigence de réaffirmer une appartenance à un espace originel. Selon Charles Taylor (2003 [1989]), elle relève d’une éthique, la découverte de soi ne pouvant être pensée à l’extérieur de tout dialogisme.

    Comme le philosophe s’en explique dans Le malaise de la modernité, «il est clair qu’une rhétorique de la différence, de la diversité […] est essentielle à la culture de l’authenticité» (1992 [1991]: 27), au risque de détourner cette dernière au profit des mouvements ultranationalistes qui promeuvent l’intolérance. Toujours selon Taylor, la culture de l’authenticité s’est imposée à notre époque moderne depuis la fin du XVIIIe siècle comme une forme de l’Individualisme qui, sur le plan de la représentation, a délaissé un idéal de l’imitation, pour celui, moral, de la pleine réalisation dans l’expression d’une authenticité (37). À cet égard, l’imagination narrative revêt un rôle fondamental quant à la découverte de soi qui s’y effectue non seulement par l’expression d’une exigence de liberté, mais également, et comme j’en pose l’hypothèse, par celle d’un espace originel fantasmé. C’est dans cette perspective que s’élaborent les fantasmes de l’autochtonie dont il sera ici question.

    Dans l’ensemble, ceux-ci seront envisagés en fonction du cadre moral que permet de poser l’idéal d’authenticité et que sous-tendent les conditions suivantes, comme les résume Taylor: «une création et une construction aussi bien qu’une découverte»; «la définition de soi dans le dialogue»; une «opposition aux règles sociales et même, éventuellement, à ce que nous reconnaissons comme la morale» (74-75). Plus spécifiquement, l’idéal d’authenticité implique une «ouverture à des horizons de significations» (74) qui, pourrait-on ajouter, motivent une quête d’autochtonie par laquelle l’imagination narrative réinvente l’appartenance sur le plan de l’imaginaire. Comme le mythe, les fantasmes de l’autochtonie sont fondateurs de cet imaginaire. Les figures qui y sont rattachées se déploient principalement sur les cinq territoires symboliques qui seront distingués dans les chapitres leur correspondant et que je présenterai dans cette introduction, après une brève mise en contexte du problème de l’autochtonie tel que celui-ci est posé dans le cadre néonational québécois de la seconde moitié du XXe siècle.

    Les territoires symboliques de l’autochtonie:

    de l’indianité à la résistance

    Au gré des déplacements géographiques, temporels et livresques, l’imaginaire de l’appartenance est sujet à mouvance. C’est la leçon bien connue de Jack Waterman dans Volkswagen blues (1989 [1984]), ce grand classique de la littérature québécoise, où le héros de Jacques Poulin parcourt l’Amérique du Nord, de Gaspé à la Californie, ainsi que de livres en livres. Pendant sa traversée du continent, il découvre qu’il suffit d’un changement de point de vue pour ébranler les repères de l’appartenance et se trouver en déficit d’ancrage. Le périple spatial est de plus doublé d’un voyage

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