L' ART EN PARTAGE: Autour du rapport Rioux
Par Yves Jubinville et Edith-Anne Pageot
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L' ART EN PARTAGE - Yves Jubinville
Sous la direction de Yves Jubinville et Edith-Anne Pageot
L’ART EN PARTAGE
Autour du rapport Rioux
Les Presses de l’Université de Montréal
L’ouvrage a bénéficié de la contribution financière de trois partenaires: la Faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal, le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture au Québec (CRILCQ) et la revue Globe.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: L’art en partage: autour du rapport Rioux / sous la direction d’Yves Jubinville et Edith-Anne Pageot.
Noms: Jubinville, Yves, 1964- éditeur intellectuel. | Pageot, Edith-Anne, 1964- éditeur intellectuel.
Collection: PUM.
Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20230075525 | Canadiana (livre numérique) 20230075533 | ISBN 9782760649163 | ISBN 9782760649170 (PDF) | ISBN 9782760649187 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Arts—Étude et enseignement—Québec (Province) | RVM: Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec.
Classification: LCC NX313.A3 Q8 2024 | CDD 707/.0714—dc23
Dépôt légal: 2e trimestre 2024
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2024
www.pum.umontreal.ca
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Fonds du livre du Canada, le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
L’art et l’éducation dans un monde en mutation
Yves Jubinville et Edith-Anne Pageot
Au moment où la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec, présidée par le sociologue Marcel Rioux, obtient son mandat de l’Assemblée législative, le monde de l’art québécois est déjà organisé autour d’un ensemble d’infrastructures et de ressources institutionnelles qui témoignent d’un degré relativement avancé de développement – même si le rapport déposé en 1969 avait montré de façon éloquente que l’essor de la vie artistique était à géométrie variable selon les disciplines. Dans un article de synthèse de 1992, Francine Couture et Suzanne Lemerise résumaient ainsi l’un des constats de Rioux qui situait son analyse dans le contexte de la société postindustrielle et du mouvement de démocratisation caractérisant alors les sociétés nord-américaines: «Les pratiques artistiques sont insérées dans le réseau sociétal des professions et non plus situées dans l’aire du ludique ou du superflu1.» Ainsi, les créateurs sont parties prenantes du projet de la Révolution tranquille.
L’une des originalités du rapport est de revoir, depuis ce constat, les catégories à partir desquelles les métiers artistiques peuvent être pensés à l’intérieur de la société qui se met en place. À la division classique entre arts traditionnels et arts savants, héritée de la bourgeoisie libérale et subordonnée au clivage entre culture populaire et culture d’élite, on oppose alors un système de hiérarchisation s’appuyant sur un champ de production symbolique élargi et reconfiguré incluant les médias et la production culturelle de masse. Arts de l’environnement, design, arts du son, de l’image et de l’espace (architecture, scénographie) côtoient la littérature, la peinture, la musique, le théâtre et la danse selon une dynamique qui, sans effacer les identités disciplinaires, tend à valoriser la mixité des savoir-faire et des techniques, et la circulation des œuvres et des publics dans un espace de plus en plus décloisonné.
Couture et Lemerise soulignent à juste titre l’importance de l’Exposition universelle de Montréal de 1967 dans l’élaboration de cette vision nouvelle de l’art. L’Expo cristallise, aux yeux de la jeune génération dont les membres de la commission Rioux vont se faire l’écho, l’idée d’un environnement artistique en mutation, ouvert sur le monde, auquel aspirent, à défaut de pouvoir y participer pleinement, de nombreux artistes contemporains. Un tel mouvement, facilité par le soutien étatique à la création2, explique largement l’expansion rapide du secteur des arts qui va ainsi provoquer, au terme de la décennie, un effet de débordement mettant en lumière les maillons faibles du système, dont celui de la formation artistique.
C’est à cette expansion rapide et à ses effets que va s’attaquer la Commission. Non pas en produisant un diagnostic des maux qui affligent les écoles et conservatoires de la province, mais en menant une vaste enquête sur un domaine de l’activité humaine dont on pressent qu’il va jouer une fonction cruciale dans la société de demain. Des accents utopiques, combinés à une rhétorique révolutionnaire – peu appréciée de ceux qui recevront le rapport en 19693 –, traversent la pensée de Rioux et de ses commissaires, résonnant ainsi avec l’esprit réformiste et le lyrisme qui dominent le discours public de l’époque. On ne saurait toutefois oublier que cette vision s’exprime aussi sur fond de désenchantement. Certes, le sociologue voit des potentiels encore inexploités dans la nouvelle société qui émerge. Mais encore, l’art offre plus largement l’occasion de «renouer avec une globalité perdue, consécutive à l’hégémonie de la rationalité scientifique et technologique4», ainsi qu’avec un esprit de liberté, seul capable d’instaurer de nouvelles formes de vie collectives et individuelles.
L’enfance, la jeunesse, le Québec
Ce thème est l’un des leitmotivs de la pensée de la modernité artistique au Québec. Depuis les automatistes, que la génération du baby-boom redécouvre dans les années 1960 et érige littéralement en mythe5, la création est associée à un désir d’émancipation. Le nom de Borduas vient immédiatement à l’esprit, mais la filiation se situe moins dans le Refus global de 1948 que dans les Projections libérantes du même auteur, publiées l’année suivante, au lendemain de son renvoi de l’École du meuble. Loin des outrances du manifeste qui ont valu à l’artiste sa réputation sulfureuse et lui ont provoqué des malentendus, l’on a affaire ici à un récit personnel présentant la chronologie des événements ayant précipité la chute du peintre ainsi qu’à un témoignage poignant sur une vie d’artiste construite autour et dans la relation pédagogique.
Ce texte porte par ailleurs un regard lucide sur les enjeux politiques et idéologiques de l’enseignement des arts au Québec dès les années 1920. Au cœur de la querelle entre traditionalistes et modernistes, la formation s’y révèle un véritable champ de bataille opposant des visions contrastées de la légitimité artistique. Dans le camp de Borduas, celle-ci s’incarne paradoxalement dans la figure de l’enfant créateur. Le peintre de Saint-Hilaire – mais il n’est pas le seul – voyait dans les dessins d’écoliers l’expression de la pureté du geste artistique tendant à se corrompre au fur et à mesure que l’élève acquiert la technique et intériorise les préceptes moraux gouvernant l’esthétique dominante, fondée sur l’imitation des anciens. Reconquérir l’enfance fut le mantra automatiste par excellence. On y verra le fondement de son éthos artistique; mais avec le recul, cette volonté pourrait aussi expliquer symboliquement ses échecs. Les préjugés de puérilité et d’immaturité ont en effet marqué l’opposition à l’abstraction, et sont encore d’actualité. L’enfant, comme son étymologie le suggère (infans: qui ne parle pas), se situe résolument du côté de la paratopie, de la non-reconnaissance, d’une identité située hors du champ social et de la légitimité. En dépit de sa postérité glorieuse, l’avant-garde québécoise projette dans cette image l’idée d’une indétermination et d’une instabilité qui correspondent à une phase liminaire de son évolution historique.
Quelque dix ans plus tard, dans le contexte de la Révolution tranquille, l’art et la culture participent pleinement de la nouvelle dynamique sociale, faute d’être valorisés par les élites technocratiques qui en élaborent le plan. Marcel Rioux, en dépit des critiques virulentes qu’il adresse à l’endroit de la commission Parent sur l’éducation (1961-1966), la jugeant aveugle à la cause des arts, prenait fait et cause et défendait ce changement dans son rapport mettant en scène non plus cet enfant qui joue «sans appui6», mais une jeunesse décomplexée, de plus en plus consciente d’elle-même et animée d’une vision du monde qui pénètre l’ensemble de la société. Dans un article de 1965 intitulé «Jeunesse et société contemporaine», Marcel Rioux annonçait déjà ses couleurs en érigeant la jeunesse au rang d’une classe sociale «qui, par [son] action organisée [a la capacité de changer] les structures de la société7», un rôle qui jusque-là, suivant la vision marxiste à laquelle il adhérait, était dévolu au prolétariat. Dans la société postindustrielle, la jeune génération manifeste désormais la volonté de contester les normes et les valeurs. Cette fois-ci, comme l’observait l’essayiste américain Paul Goodman8, l’esprit de rébellion ne vise pas à déloger les adultes de leur place, mais à ériger un monde qui ne leur ressemble pas9.
L’article de 1965 ne mentionne pas explicitement l’activité artistique comme l’une des dispositions émancipatoires des jeunes traduisant leur désir de contestation10, mais il n’est assurément pas excessif de voir dans l’analyse de Goodman et Rioux le programme de la «communauté créative» qui anime de bout en bout la réflexion de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec. Plus que de permettre aux jeunes d’intégrer la société, la mission de l’école consiste à leur donner les moyens d’en réinventer les paramètres, d’où l’importance de l’enseignement artistique dès un très jeune âge et la nécessité d’arrimer la formation professionnelle aux réalités actuelles et futures des métiers et professions artistiques. Ce travail d’anticipation, que les commentateurs du rapport et les analystes de la pensée de Rioux vont placer sous le signe des «possibles», s’accompagne d’une interrogation sur les conditions nécessaires à l’affirmation d’un groupe social ou d’une collectivité dans l’évolution des sociétés. À la jonction des capacités de mobilisation des jeunes et de l’imagination des artistes, on comprend qu’il est ici question du Québec comme acteur historique. Un Québec qui se compare avantageusement à d’autres sociétés avancées, confrontées aux défis de la désindustrialisation et de la tertiarisation de son économie, mais qui s’engage également dans un processus complexe de reconstruction identitaire. Alors que la Révolution tranquille donne des signes d’essoufflement, Rioux et ses acolytes s’emploient à montrer qu’il y a encore beaucoup à faire et que le chantier à venir, mobilisant les fonctions créatives de la collectivité, est peut-être la plus importante de toutes les réformes ayant été entreprises jusque-là.
Le rapport Rioux: une œuvre inachevée
Les analyses, bilans et synthèses produits dans le sillage de la commission Rioux sur la situation de l’enseignement des arts au Québec ont été peu nombreux et confirment, pour l’essentiel, le jugement selon lequel l’œuvre de l’État en matière d’éducation artistique est demeurée largement inachevée. En outre, l’entreprise même de brosser un portrait global et à jour de la situation apparaît difficilement réalisable en raison des moyens et des ressources qu’elle demande. À cet égard, l’étude de Guy Bellavance et Benoît Laplante sur «L’évolution de la formation des artistes québécois au xxe siècle», sans doute la recherche la plus ambitieuse depuis 1969, reprend en grande partie les données historiques mises en exergue dans le rapport Rioux en précisant
[qu’il] n’existe pas de synthèse historique sur la formation artistique professionnelle des artistes au Québec, pas plus qu’il n’en existe sur l’enseignement des arts en général au Québec. La dernière tentative en ce sens, et la seule référence dans ce domaine, semble bien être contenue dans le rapport de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec qui date de près de trente ans11.
L’article déjà mentionné de Francine Couture et Louise Lemerise retient également l’attention. Celui-ci fait le point sur les nombreuses questions et propositions du rapport Rioux relatives aux principes ayant guidé les travaux de la Commission (notamment la démocratisation, la réforme administrative et l’émancipation) tout en donnant un aperçu de sa réception à l’époque de sa publication. Outre les nombreux échos dans les médias, les autrices notent l’impact de ce document dans le milieu artistique. Avant même l’instauration de la Commission, celui-ci faisait entendre ses préoccupations quant à la nécessité de repenser le rôle de l’art dans la société en accordant une attention particulière au public pour faire de l’expérience esthétique un espace de sociabilité renouvelé. Ces thèmes seront largement repris par les signataires du rapport Rioux. Au chapitre des pratiques pédagogiques et des structures administratives, Couture et Lemerise concèdent qu’il est plus difficile de mesurer les répercussions de ce rapport. Elles retiennent que les écoles primaires et secondaires ont été depuis l’objet de nombreuses réformes ponctuelles, mais qu’aucune directive générale issue des officines ministérielles n’a permis d’entériner le projet éducatif proposé par la commission Rioux. Le constat est le même si l’on se tourne vers les établissements de formation professionnelle dont certains responsables, déjà réticents à participer à la Commission en 1969, vont s’opposer à l’une des idées phares du rapport qui était d’intégrer la formation artistique dans le réseau d’éducation publique, invoquant des raisons d’autonomie disciplinaire et professionnelle ainsi que l’exclusivité des champs de compétences des ministères en matière d’éducation et de culture.
Regards critiques sur le rapport Rioux, hier et aujourd’hui
Plus de cinquante ans ont passé depuis le rapport Rioux. L’éducation artistique demeure le parent pauvre de la recherche en éducation au Québec. La nécessité d’une réflexion s’est fait sentir. Ce qui reste pour plusieurs une œuvre incomplète ressurgit à la mémoire et à la réflexion au moment où l’enseignement des arts, à tous les niveaux, est confronté à des changements sociaux, politiques, idéologiques et technologiques de l’ampleur de ceux qui nécessitaient à l’époque l’intervention de l’État. Face à de tels défis, le présent ouvrage se propose d’examiner les données sur lesquelles s’appuyaient les hypothèses de la Commission d’enquête, d’en définir les angles morts et de tenter de comprendre comment une entreprise de refondation pourrait être lancée aujourd’hui. Les chapitres sont à cet égard représentatifs de l’intérêt renouvelé, bien que jamais démenti dans les faits, pour l’innovation pédagogique dans le domaine des arts et pour des problèmes de recherche sur l’éducation artistique en général. Certaines contributions ont été d’abord présentées dans le cadre d’un événement organisé en mai 2019 pour célébrer un double anniversaire: les cinquante ans de la création de l’UQAM et les cinquante ans du rapport Rioux. D’autres ont été sollicitées auprès de chercheurs et d’artistes-pédagogues dont l’expertise permettait de mettre en lumière des modèles de formation et des pratiques de création alternatives.
Les tonalités adoptées dans les chapitres sont multiples et ajustées au point de vue de chaque auteur et autrice, dans l’optique d’une pensée nécessairement située, inspirée des théories du standpoint, critique et décentrée12. Si plusieurs textes sont argumentatifs, certains sont explicatifs tandis que d’autres font appel au récit ancré dans une parole subjective, témoignant d’une expérience vécue. Tantôt polémiques, tantôt poétiques ou analytiques, les textes réunis ici révèlent différentes manières de concevoir les mondes de l’art, la pédagogie artistique et le rôle de la création dans la société d’aujourd’hui. L’ouvrage dans son ensemble s’inscrit sous le signe de l’interdisciplinarité, de la diversité des approches et des épistémologies. Il souhaite contribuer à un dialogue fécond entre des identités, des communautés et des savoirs différents. Le Québec y occupe une place centrale parce qu’il est en bonne partie le lieu à partir duquel ces identités, communautés et savoirs s’élaborent, mais il faut le voir comme une réalité mouvante appelant, comme l’invitait jadis à le faire Marcel Rioux, à être réimaginée.
La première partie de cet ouvrage se penche sur le rapport Rioux tout en dressant des bilans partiels des transformations qu’ont subies les milieux de l’art au Québec depuis cinquante ans. Les auteurs et autrices soulignent unanimement l’actualité de la valeur transformatrice de la création et de l’imagination valorisée par les commissaires, en 1969 déjà, mais la question de fond, transversale aux trois textes qui composent cette partie, est celle du caractère prospectif du rapport Rioux, soit la capacité des institutions artistiques à se projeter dans l’avenir.
Edith-Anne Pageot met en lumière les paradoxes mais aussi l’héritage des prémisses du rapport Rioux. Exposant dans un premier temps les aveuglements de Marcel Rioux envers l’hégémonie épistémologique des écoles d’art et des établissements d’enseignement – alors qu’il se proclamait contre l’impérialisme culturel et pour la démocratie culturelle, et ce, dès ses études de maîtrise –, le chapitre situe le rapport dans le contexte colonial qui prévaut à la fin des années 1960. L’analyse montre que la logique assimilatrice homogénéisant la diversité culturelle, que ne dément paradoxalement pas Marcel Rioux, explique en partie de telles contradictions. Cinquante ans plus tard, l’autrice en appelle au décentrement et au dialogue épistémologiques. Pour ce faire, elle souligne les potentialités de la notion de pédagogie ouverte à laquelle renvoie le rapport et le plaidoyer des commissaires pour l’interdisciplinarité, des idées centrales dans leur approche. Mobilisant les études récentes au sujet des effets positifs de l’engagement artistique sur le développement cognitif, la sociabilité et l’empathie, l’autrice plaide pour la valorisation d’une approche sensible, relationnelle et interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, de la production des savoirs, contrepoids à la logique conquérante, assimilatrice et concurrentielle.
À la lumière d’une analyse de quatre documents officiels et de ses travaux antérieurs sur l’histoire du théâtre contemporain au Québec, Yves Jubinville montre que cette histoire est indissociable de celles des établissements d’enseignement. Depuis le rapport intérimaire de 1966 de la commission Rioux visant à répondre à la situation de crise vécue dans les écoles jusqu’au Rapport du comité Formation professionnelle en théâtre, déposé par le Conseil québécois du théâtre en 2014, le milieu a vécu une expansion extraordinaire qui s’est traduite par une multiplication de l’offre de formation. Mal planifié, concentré dans la région métropolitaine, ce développement aura soulevé, comme en témoigne cet article, des questions récurrentes qui, à ce jour, ne semblent pas vouloir disparaître. La mission et la fonction des écoles de théâtre et de la pédagogie qu’on y enseigne deviennent des enjeux de première importance qui appellent des solutions capables de répondre notamment au problème persistant de la précarité des artistes ainsi qu’à une demande sociale de plus en plus pressante pour une plus grande diversité à l’échelle du recrutement des candidates et candidats et du personnel enseignant.
Olivier Lemieux et Denis Simard jettent un regard critique sur la tradition pédagogique humaniste au Québec en mesurant l’impact qu’ont eu les réformes scolaires sur son héritage. Revisitant le rapport Rioux, les auteurs distinguent la posture des commissaires d’un humanisme classique valorisé par les Jésuites, héritier de la paideia grecque et de l’humanitas romain, mais aussi du «nouvel humanisme» préconisé par le rapport Parent, lequel se voulait plus utilitariste et mieux adapté aux réalités de la société moderne. Corroborant la lecture qu’en avaient faite Francine Couture et Suzanne Lemerise, les auteurs insistent sur la valeur émancipatrice que le rapport Rioux accorde à l’imagination. Inspirés du marxisme, les commissaires de ce rapport remettent en cause la société de consommation, postindustrielle, technicienne et bureaucratique, et voient la créativité comme garante du progrès social. C’est sur cette vision que repose l’idée d’un «troisième humanisme». À partir de ce bilan, Lemieux et Simard constatent une contradiction évidente entre la reconnaissance des arts comme «l’un des domaines fondamentaux de l’éducation» au Québec et la place accessoire qu’on leur accorde dans les écoles.
Les commissaires du rapport Rioux nourrissaient une vision de l’art, de l’imagination et de son rôle dans la société pouvant échapper aux dispositifs totalisants d’une idéologie néolibérale capable de récupérer les initiatives les plus subversives. Témoignant de la même attitude de résistance à la tendance globalisante du capitalisme, la deuxième partie de l’ouvrage explore les effets de l’idéologie managériale et entrepreneuriale prégnante dans les organismes culturels et l’enseignement des arts.
Empruntant la notion «d’artrepreneur» à Jen Harvie, le texte de Mélanie Binette s’intéresse aux effets qu’a eus sur les artistes le recul des subventions publiques en arts depuis les années 1990, parallèle à la montée en puissance d’une logique entrepreneuriale propre à l’économie néolibérale: le philanthro-capitalisme, un modèle de financement des arts qui encourage les partenariats public et privé. Son analyse comparative des contextes québécois et anglais montre la tendance actuelle des sociétés occidentales à s’approprier des modèles de financement des arts encourageant les artistes à adhérer aux valeurs marchandes, faisant perdurer le culte de la compétitivité, de la rentabilité et de l’individualisme. Afin de contrer les effets délétères de ce modèle, l’autrice en appelle à la création de formations en gestion destinées aux artistes, fondées sur «une collectivité de savoir-faire, une communauté de réciprocité».
Pablo Rodriguez ajoute sa voix aux auteurs et autrices de cet ouvrage qui exposent les pressions qu’exerce le système actuel de subventions sur les artistes plus que jamais contraints de faire la preuve de compétences en gestion. Témoignant de son expérience à titre de coordonnateur et responsable du programme de mentorat, appelé Alliance, de l’organisme MAI (Montréal, arts interculturels) voué au développement et à la diffusion des arts interculturels contemporains, il s’interroge plus spécifiquement sur la précarité dans laquelle se retrouvent les artistes autochtones, racialisés et récemment immigrés, les artistes sourds et les artistes handicapés, ainsi que les membres de la communauté LGBTQ+.. S’inscrivant dans la lignée des études décoloniales, Pablo Rodriguez soulève la question criante de la colonialité du savoir, c’est-à-dire les biais colonialistes, racistes et sexistes qui guident les catégories artistiques et les critères d’admissibilité aux subventions publiques. Il rappelle que les définitions structurantes que les organismes subventionnaires donnent à la notion de professionnalisme en art, à la figure de l’artiste et à l’art lui-même ne sont pas universelles. La souplesse, l’écoute, la réciprocité et la capacité d’adaptation du programme Alliance, qui recueille et met à profit les suggestions et les expériences des artistes, constituent un cas d’exception et font du MAI un modèle à imiter.
Après un préambule sur le concept d’imagination mis en avant par le rapport Rioux, dont elle rapproche la force critique et transformatrice de la notion d’utopie, Lucie Villeneuve analyse les retombées des recommandations des commissaires sur la mise en place des programmes d’art dramatique. Elle montre que les programmes établis dans les années 1980 s’inscrivent dans la foulée des recommandations du rapport. En revanche, les récents programmes éducatifs se situent, selon l’autrice, aux antipodes de «l’utopie» qui le caractérise. L’approche par (acquisition de) compétences calque les fondements utilitaristes du monde du travail dans une économie capitaliste aujourd’hui mondialisée.
Plusieurs auteurs et autrices de cet ouvrage s’intéressent également aux aspects somatiques et relationnels de l’éducation artistique, une dimension au cœur de la posture anthropologique défendue par le rapport Rioux. Ouvrant la troisième et dernière partie, Eddy Firmin pose la question du lieu d’énonciation de l’enseignant au sein d’une structure éducative où les savoirs sont eurocentrés, où les dispositifs servant à les légitimer gomment et disqualifient les épistémologies des peuples colonisés et des personnes racialisées, invisibilisent leurs manières de voir, de sentir, d’entendre, de toucher, d’apprendre et de connaître. Artiste et théoricien d’origine guadeloupéenne et martiniquaise, Firmin interroge son propre agir face aux violences épistémiques et à l’«extractivisme esthétique» et ses dispositifs (appropriation culturelle, exotisation, orientalisation, spoliation des objets d’art). Confronté à cette «machine à subalterniser», il préconise une «décoloniation de l’imaginaire» reposant sur une prise de conscience des «chocs des épistémès» à l’intérieur de soi et plaide pour un rapport incarné à l’enseignement. Faisant de son propre corps un outil méthodologique, l’artiste relate son expérience d’enseignement à l’Université Laval. Son texte reprend implicitement, en l’actualisant et en la situant dans sa propre expérience, la question que posait, il y a un peu plus de trente ans maintenant, Gayatri Chakravorty Spivak: «Les subalternes peuvent-elles parler?» Contrairement à elle,